Aimé Michel
Raymond Ruyer: restons sceptiques!

Les antiparadoxes les plus féconds encadrent notre avenir d’espèces. Ils fondent la seule eschatologie possible, qui est scientifique, car Ruyer récuse toutes les ratiocinations idéologiques : il n’accepte que les vérités modestes et limitées de la science. Exemple d’antiparadoxe eschatologique : qui ne se reproduit pas disparaît de l’avenir. Evidemment ! Eh oui, évidemment, mais qu’en pensent les déviants de toutes sortes ? Les prédicants du célibat, du couple stérile ou homosexuel, de l’enfant unique, de la dissolution familiale ? Plus ils ont raison et plus ils seront prompts à disparaître puisqu’ils s’effacent eux-mêmes de ce monde avec un entrain fanatique

(Question De. No 31. Juillet-Août 1979)

Face à l’esbroufe, à l’intimidation et au terrorisme intellectuels

L’article qu’on va lire ci-dessous est composé de plusieurs parties. D’abord une analyse par Aimé Michel du dernier livre de Raymond Ruyer (sorti chez Robert Laffont) : « Un sceptique résolu… devant les discours intimidants ». Puis la reproduction de « Hymne à Zeus » qui termine l’ouvrage de Ruyer et qui peut être considéré comme un morceau d’anthologie : toute la prière des gnostiques » contemporains est là exprimée. Enfin, écrite par Aimé Michel qui a voulu s’amuser un peu, une « prière de Jonas dans sa baleine », apocryphe et hérétique (!) mais qui, comme celle de Ruyer, révèle la pensée contemporaine mieux que les théologiens, les exégètes ou les philosophes de tous bords ne sauraient le faire.

Raymond Ruyer est un cas. Comme les grands dissidents russes (comparaison qui peut-être lui paraîtra singulière), il est, en ce siècle qui se croit paranoïaque et schizophrène, le vivant témoignage de l’increvable nature humaine.

En effet, à l’âge où d’autres posent leur plume, Ruyer connu jusque-là comme notre plus profond philosophe des sciences [1], soudain explose à la façon d’une supernova lassée de s’ennuyer sur la séquence principale, et se met à lancer année après année, et parfois deux fois l’an, des livres qui sont autant de brûlots. Des brûlots dis-je, car voilà que ce jusque-là sage universitaire découvre à partir de la Gnose de Princeton (Fayard, 1974) le cœur et l’esprit du grand public et lui assène en langage clair une série de livres qui court-circuitent le ghetto de la philosophie professionnelle et, même, entreprennent leur joyeuse démolition.

Rappelons les grandes étapes.

D’abord la fameuse Gnose de Princeton, où la science est montrée pour ce qu’elle est dans l’esprit des savants, le contraire de ce qu’en disent philosophes et professeurs : non la description impersonnelle du monde extérieur, effacé par la physique quantique, pas davantage le fameux « édifice » auquel chacun, le jour de sa notice nécrologique, est félicité d’avoir « apporté sa pierre », délire ridiculisé par les incohérences internes de la recherche en marche ; moins encore cette « idéologie comme les autres » des marxistes flasques façon Marcuse et des « écologistes » misérabilistes façon Ivan Illich, mais l’envers d’un signifiant se révélant sous la main du chercheur comme sous celle du tisserand la face cachée du tapis. En fait comme l’envers de l’infinie pensée. Dans ce livre magistral, Ruyer prenait prétexte de la gnose scientifique américaine, si multiforme, pour exposer sa propre version, plus philosophique et moins religieuse, de la nouvelle interprétation spiritualiste de la science.

Puis vinrent les Nourritures psychiques (Calmann-Lévy, 1975), que l’on peut lire avec L’art d’être toujours content (Fayard, 1978), paru trois ans plus tard, où Ruyer montre que le bonheur existe et qu’il est disponible à tout homme venant en ce monde s’il se reconnaît pour ce qu’il est : une âme vivante soumise à des lois d’hygiène et de diététique. Ces deux livres ont de quoi surprendre. On y découvre en effet que les Grecs n’avaient pas pensé à tout, que l’on peut être un sage sans adhérer ni au stoïcisme (froid), ni à l’épicurisme (borné), ni au scepticisme (frustrant). L’âme a ses nourritures propres et même ses gourmandises, dont avec humour L’art d’être toujours content donne mainte recette. Pour reprendre une trouvaille fameuse de Bergier, Ruyer préconise la narapoïa. Les paranoïaques croient qu’on leur veut du mal et que tout le monde est méchant : « Je suis donc narapoïaque, disait Bergier, puisque je constate que tout le monde est gentil et me veut du bien. » Ruyer montre que ceux qui veulent dépouiller l’âme de son besoin de rêve ne font que raconter leur propre rêve, car la réalité aveugle à laquelle ils se réfèrent n’existe pas. Ils l’ont rêvée. Ils entretiennent une billevesée bien plus éloignée de la réalité pensante que le rêve, car elle est mauvaise, elle empoisonne cette réalité et la tue comme une vérole.

Dans Les Cent Prochains Siècles (Fayard, 1977), Ruyer pousse plus loin en montrant jusqu’où peut aller la méthode des « anti-paradoxes ». L’antiparadoxe est une vérité de La Palisse, mais trop évidente pour retenir l’attention et génératrice d’une longue suite d’idées neuves.

Exemple : « Je ne suis jamais mort ». Evidemment jamais. Mais tout de même, pas une seule fois depuis les milliards d’années que le monde existe, voilà qui glorifie cet événement inévitable et proche, ma mort. Et du même coup ma vie unique.

Les antiparadoxes les plus féconds encadrent notre avenir d’espèces. Ils fondent la seule eschatologie possible, qui est scientifique, car Ruyer récuse toutes les ratiocinations idéologiques : il n’accepte que les vérités modestes et limitées de la science. Exemple d’antiparadoxe eschatologique : qui ne se reproduit pas disparaît de l’avenir. Evidemment ! Eh oui, évidemment, mais qu’en pensent les déviants de toutes sortes ? Les prédicants du célibat, du couple stérile ou homosexuel, de l’enfant unique, de la dissolution familiale ? Plus ils ont raison et plus ils seront prompts à disparaître puisqu’ils s’effacent eux-mêmes de ce monde avec un entrain fanatique. Laissons-les faire eux-mêmes le ménage de l’Histoire. Les cent prochains siècles appartiennent aux autres, qui investissent dans le temps et rempliront un futur évacué par leurs contempteurs.

L’universelle contestation n’est qu’une précaution de l’évolution biologique. Elle est la mécanique qui balaie devant le progrès et remplit les fameuses poubelles de l’Histoire. Notamment en y empilant les prophètes de malheur tout étonnés de réaliser à titre posthume leurs propres prophéties.

Les diverses formes de l’intimidation intellectuelle

Venons-en au Sceptique résolu (R. Ruyer : le Sceptique résolu, Robert Laffont, 1979). Sceptique à quoi ? L’auteur le précise dès le sous-titre : aux discours intimidants. Ces discours sont intimidants parce que tenus par des « clercs », dépositaires traditionnels de l’intelligence qui a toujours raison, et parce qu’ils se réclament verbalement soit de la science, soit de postulats idéologiques « sacrés ». Leurs armes sont, dit-il, toujours les mêmes : l’esbroufe, l’intimidation, et même, le terrorisme.

Ruyer distingue d’abord l’esbroufe simple, consistant à mêler l’esthétique ou le politique et la science. Exemple hilarant pêché dans la presse « critique » : « Nous sommes dans le temps poétique de Michaux et de Robbe-Grillet. Les logiques polyvalentes, la théorie des ensembles et celle de l’information sont contraignantes (note : elles sont contraignantes, et si donc Robbe-Grillet vous court sur le haricot, silence !). Nous sommes environnés de réacteurs et de musique concrète (note : merci pour Pierre Schaeffer, qui n’aime pas les réacteurs)… la peinture acclame l’indétermination des structures ouvertes. » L’auteur de ces lignes renouvelées de l’Escholier Limousin (sauf que Rabelais nous amuse) a-t-il quelque idée de cette « indétermination » ? Il serait bien embarrassé d’en dire plus. Mais, ah, souffrez que pour l’amour de l’indétermination et des structures ouvertes on vous embrasse. Et surtout ne manquez pas d’acheter mes livres, de dire partout du bien de moi.

Il y a ensuite l’esbroufe par déplacement d’étiquette. Ce que j’ai vu de mieux dans le genre et que je me permets de signaler à Ruyer, est la trouvaille d’une nana de mes amies, pas très bonne danseuse, franchement nulle même, bien incapable de danser un mauvais Massenet, et qui ne savait ni ne sait toujours pas un traître mot de grec. Vous ne voyez pas le rapport avec le grec ? Moi non plus, mais enfin elle dansa, voilà quelques années plusieurs dialogues de Platon. Il me semble même qu’elle dansa les Pensées de Pascal. Ayant dansé tout cela, il ne faudrait pas, maintenant, s’aviser d’élever la voix devant elle sur Pascal et Platon. Mais on a le droit de l’écouter : n’est-elle pas une spécialiste ?

Ruyer cite quelques autres plaisants exemples. De la biographie d’un peintre : « Année 1931 : séjour de X… dans la région du lac de Constance ; Anderson découvre l’électron positif. » Voilà X consacré par l’électron positif. Pour d’autres exemples, voir presse et télévision, écouter France-Culture.

Passons, dit Ruyer qui s’amuse à parodier le pédantisme de ses têtes de Turcs, à l’esbroufe de troisième type : l’esbroufe d’ordre composé. Elle vise à culpabiliser d’avance, donc à rendre muet, le critique de toute œuvre d’art réfugiée derrière le politique. Qui oserait douter devant tel chef-d’œuvre dont le thème est un lieu commun sacré de la classe détentrice des « medias » (en France et dans quelques autres pays), éditions dans le vent, critique, etc. Qui osera si elle est mauvaise, siffler une pièce solidement appuyée sur les malheurs du Chili, la mort de Guevara ou (dans l’exemple cité par Ruyer) l’ignominie de Marie-Antoinette et de son affreux conjoint ? « Tu siffles, fasciste ! » Le « fasciste » rentre sous terre, se rappelant souvent avec perplexité les années de guerre où lui-même combattait le « fascisme », autrement que whisky en main. Bergier, rescapé de Buchenwald, se fit ainsi plusieurs fois traiter de nazi, non sans délectation, car la bêtise en ses sommets rejoignait selon lui les autres grandes performances de l’esprit. Il affirmait que l’Histoire, en les oubliant traitait injustement les chefs-d’œuvre de la bêtise. Il soutenait que l’on devait non pas subventionner la bêtise, car, soulignait-il, c’est déjà ce que l’on fait, mais lui élever un musée, et en voyant grand, car il y a tant à faire.

Vient ensuite énumère Ruyer, l’intimidation proprement dite, en vertu de laquelle tout est permis quand c’est au nom de la bonne idéologie. Là encore, je me permets de proposer quelques perles de ma récolte personnelle puisqu’hélas le musée de Bergier n’existe pas et que seule sera donc sauvée la récolte de Ruyer. Quand Soljenitsyne fut expulsé d’U.R.S.S., un professeur d’une université de Paris écrivit sur-le-champ dans le journal que le monde nous envie un article dont l’articulation se développait comme suit :

1) ils ont osé cet acte abominable, honte à eux !

2) pourquoi l’ont-ils expulsé ces affreux ? Parce que Soljenitsyne est le symbole héroïque de l’opposition au pouvoir ;

3) prenons donc exemple sur ce héros, approfondissons et élargissons la lutte contre le Pouvoir.

(Le Pouvoir, est-il besoin de le préciser, des pays où rêvent de se réfugier tous les Soljenitsyne illustres ou obscurs encore embarbelés.) Je ne me rappelle pas ce qu’enseignait cet excellent professeur. Il me plairait que ce fût la logique. Qui osera le contredire ? Oserez-vous insulter Soljenitsyne ? Il est vrai que maintenant la même logique permet de ne s’en point priver. Que ne permet-elle pas cette logique intimidante !

Enfin, dit Ruyer, il y a le terrorisme. Personne n’est ouvertement pour le terrorisme, mais il se récupère lui-même avec une dignité qui cloue le bec. Au lendemain du massacre collectif de Guyana, rappelle Ruyer, une « dame libre penseuse » prêcha publiquement l’intervention du bras séculier, en France, pour mettre rudement le holà au recrutement des prêtres par les évêques. « Elle réclamait des persécutions religieuses au nom de l’antifanatisme. »

La gnose de Raymond Ruyer

Conclusion de Ruyer (qui est le thème de son livre) : « Il faut garder son sang-froid et ne pas prendre soi-même de grands airs. Contentons-nous d’être des dégonfleurs d’esbroufe. Ne soyons résolus que dans le scepticisme. »

Ce scepticisme du sage de Nancy n’est pas celui de la vieille école grecque, qui ne croyait effectivement à rien. Sextus Empiricus, qui rédigea vers le IIIe siècle de notre ère leur magistral catéchisme, démolit successivement les dogmatiques, mais aussi les mathématiciens, les physiciens, les logiciens, et pour finir, dans ses Hypotyposes, tous ceux que ses livres précédents auraient oubliés, et même ceux auxquels d’autres pourraient ultérieurement penser. Sextus est le triomphant Attila de l’intellect. L’herbe après lui cesse de pousser, mais c’est la fin de la première civilisation universelle. De la première, ou plutôt de la seule, puisque la nôtre n’est que la résurrection de la première, littéralement sa Renaissance. Il est élégant de dire maintenant [2] que toutes les civilisations sont équivalentes et que l’on en compte historiquement quarante et une ou soixante-trois. Mais enfin si l’Occident s’effondre, ce qui reste à prouver, c’est sous l’effet de son triomphe général, de son adoption universelle, les autres civilisations sortant de leur néant à mesure qu’elles se mettent à son école et que l’écolier rattrape son maître et éventuellement le dépasse. Dans le peloton de tête de l’Occident, il y a désormais le Japon.

Aussi bien Ruyer le sceptique est-il un anti-Sextus. Non seulement il croit à la science, à la technologie, au progrès, mais c’est sur leurs certitudes et leurs réussites seules qu’il asseoit sa philosophie. Il ne saurait exister un ruyerisme, si ce n’est comme méthode puisque son scepticisme se borne à réclamer la vérification : c’est le scepticisme du physicien, du biologiste, du savant en général, qui n’accepte de prendre une nouveauté en considération qu’après le succès de la troisième expérience contradictoire — règle empirique des laboratoires. Et règle destructrice des discours d’intimidation.

Seulement, remarque-t-il, la somme des connaissances acquises introduit à une gnose, car d’elles-mêmes elles s’ordonnent. Contrairement à ce que croit Sartre (penseur anachronique s’il en est, lui qui méprise et ignore la science), elles s’ordonnent et révèlent un sens. Un univers où la pensée découvre un ordre ne saurait être absurde. L’homme est peut-être né d’une infinité de hasards, mais il se trouve que le hasard a des lois, et même les plus sûres qui soient, celles du nombre, de l’arithmétique. Un désordre dont l’inventaire révèle des lois s’identifie par-là même à une pensée. Le dévoilement de cette pensée est donc bien une gnose.

Gnose en grec signifie connaissance. Mais gnose de quoi ? Et s’agissant d’une pensée, pensée de qui ? Tout au long de son œuvre, Ruyer évite le mot Dieu, ou ne l’emploie que par litote. Dieu est un mot ancien, si ancien que les textes les plus anciens de l’humanité le nomment déjà comme allant de soi : Dieu est le nom d’un concept que déjà l’on agitait dans les cavernes. C’est donc un mot usé, obscurci par d’infinies métamorphoses spirituelles dont chacune a laissé sa trace. Est-il vraisemblable que la gnose née de la science se réfère à cet antique concept ? Que Néandertal, en ensevelissant, comme on le découvre, ses morts, fût allé tout droit à l’Innommé postulé par l’astrophysique, par la paléontologie, par l’incompréhensible chaos primordial des quanta que les Anglo-Saxons nomment avec plus d’éloquence bruit essentiel (Essence Noise) ?

A la fin de son livre, Ruyer feint d’avoir retrouvé une version modernisée du fameux Hymne à Zeus de Cléanthe, le stoïcien d’Assos en Troade. Je crois que dans cet hymne, non moins grandiose que son modèle, il réserve une part de sa pensée. Je crois qu’il l’a construit pour être compris du savant de cette fin de siècle, éclairant la science de sa froide lumière comme le Parthénon la cité de la déesse aux yeux verts. Mais lors de certaines fêtes nocturnes, les flambeaux des processions embrasaient la colline sacrée d’un surcroît de lumière. Il me semble que Ruyer se ménage le temps d’allumer les derniers flambeaux quand il achèvera son œuvre. Ecoutons son hymne aux échos vastes et mesurés, pure expression de la sagesse moderne, qui existe, noble comme l’ordre dorique, à peine voilée, pour qui sait voir, derrière la nuée des éloquences péremptoires.

Aimé Michel

Hymne à Zeus par Raymond Ruyer

« Qui que tu sois, quoi que tu sois, Zeus, Dieu, je te loue d’être impitoyable, de ne faire grâce à personne, de ne faire exception pour personne, de ne te préoccuper spécialement du salut de personne, de n’envoyer de sauveur à personne.

» Tu n’es pas bon. Tu es encore moins miséricordieux. Mais tu donnes à tous les êtres selon ce qu’ils peuvent prendre. Tu n’es pas juste à la manière humaine, faisant la même part pour chacun. Tu es juste comme une balance, où compte le moindre poids. Avançant le long du chemin de ta Loi, mince comme un fil de funambule, tout être essaie de se tenir en équilibre, ou de ne perdre l’équilibre qu’un court instant, dans un mouvement qui permet de le rattraper. Si le funambule a présumé de ses forces, et s’il tombe, tu ne fais aucun miracle pour le sauver et tu le laisses s’écraser sans remède.

» Tu es inégalitaire. Mais beaucoup moins qu’il ne parait, car tu donnes des compensations invisibles. Tu fais aimer leurs chaînes aux esclaves, leurs infirmités aux infirmes, leurs larmes aux affligés, leur humilité aux humbles. Tu effaces dans l’égalité de la mort les échecs et les fautes, parce que tu effaces aussi les triomphes et les vertus. Tu effaces les chagrins et les deuils, parce que tu effaces autant les joies et les extases. Tu renvoies au néant les bourreaux et les victimes, les puissants et les faibles. Ceux qui meurent avant l’âge perdent moins qu’il ne paraît, car tu allonges le temps de l’enfance, qui paraît presqu’une éternité, et tu abrèges le temps de la vieillesse, qui passe comme une ombre.

» Tu n’es pas la Raison. Tu n’es pas le Logos. Parce que tu es ce qui fonde la raison et le raisonnement. Tu n’es pas un mathématicien, un géomètre, mais tu donnes aux mathématiciens, aux amateurs de sciences et de jeux, le champ même où ils peuvent s’amuser.

» Tu n’es pas Parole, ni même Langage, ou Signification, car tu es au-delà, non seulement des mots, mais des sens. Tu t’exprimes dans tes créatures, mais ta création ne signifie rien, pas même ta gloire. Tu n’es pas intelligible, et tu ne sembles pas apprécier l’intelligence pure. Mais tu donnes à comprendre selon les besoins de chaque être. Tu te montres en toute clarté à ceux qui ont des yeux pour voir, car tu es un dieu inintelligible, mais non un dieu caché.

» Tu n’es pas Amour, mais tu es moins encore Haine. Tu rends la haine pénible à ceux qui l’éprouvent et l’amour délicieux à ceux qui peuvent garder un îlot de sécurité et d’intimité. Tu obliges chacun à se défendre, à tuer pour vivre, à avoir des crocs et des griffes, à se cramponner à son domaine. Mais tu ne favorises pas plus la violence que la faiblesse, et tu fais périr les violents aussi bien que ceux qui se laissent violenter. Tu favorises seulement l’ardeur à vivre, à maintenir, à réparer, à continuer, à résister.

» Tu permets le mensonge quand il est une arme pour survivre. Tu permets le camouflage, le mimétisme du prédateur et de la proie, la publicité pour attirer ou pour effrayer, ou pour faire confondre. Tu permets les beaux décors destinés à éblouir. Mais tu n’admets pas la moindre tricherie dans les constructions et tu ne sauves pas ceux qui font naufrage dans un bateau de carton, ou ceux qui sont écrasés par des constructions mal équilibrées.

» Je te loue d’être indifférent à mes louanges, comme tu le serais à mes imprécations.

» Je te loue de m’avoir fait vivre et de me laisser vivre encore un moment avant de me laisser mourir — sans jugement dernier, sans rétribution ni punition — comme tu laisseras mourir toute l’espèce humaine, et tous les vivants. Du moins sur cette terre qui n’est pas promise à une vie éternelle, mais qui aura été une fenêtre sur l’éternité. »

Raymond Ruyer

Note d’Aimé Michel :

J’aimerais faire de cet hymne une édition annotée, explicitant chaque mot en bas de page comme tant d’hellénistes ont fait à Cléanthe. Car chaque mot est allusion aux connaissances de notre temps, à ses ignorances, à ses interrogations. J’y soulignerais surtout la part réservée de l’espérance, qui pousse la science mais que la science tait, n’ayant d’objet que ce qui est, non ce qui sera. Le vrai prophète se garde de prophétiser : il ne laisse qu’entendre la promesse cachée. Le présent, dit Nietzsche, est lourd de l’avenir.

Prière de Jonas dans la baleine par Aimé Michel

Les spécialistes ont montré que cette prière est apocryphe, quoiqu’elle exprime objectivement l’aliénation d’une classe sociale de philosophes et de pécheurs pauvres, opprimée par de riches armateurs. Plusieurs discordances, attestant diverses traditions, indiquent qu’elle n’a pu être composée qu’à une époque tardive, très postérieure à Jonas qui n’a jamais existé, et qui n’a pu l’écrire dans la baleine faute d’éclairage. Croire le contraire est irrationnel !

» Qui que tu sois, ô Innommé, je Te loue en premier lieu de m’avoir donné la vie, à moi plutôt qu’à tant d’autres plus dignes qui ne furent et ne seront jamais.

» Sois aussi remercié d’être, car si Tu n’étais pas, où en serions-nous ?

» Et les théologiens, où en seraient-ils ?

» Je me voulais homme, et j’en suis un.

» Je me voulais sur cette terre, et j’y suis.

» Je m’y voulais mortel car quel ennui quand rien n’arrive, et me voilà vieillissant.

» Je m’y voulais angoissé, car quel bonheur sans angoisse ? et me voilà dans la Baleine. De tout cela, béni sois-tu.

» En premier lieu aussi, je te rends grâce de m’avoir épargné la vision de l’Ultime Vérité, mais non son pressentiment. Car il n’est pas d’amour sans désir, et mon désir est infini.

» De ce désir sans borne, je Te bénis surtout parce que tu m’as fait libre et myope, avide de choisir et de décider, mais ne voyant ni trop loin ni trop clair. Ainsi puis-je collaborer à Ta création en vagabondant après mes chimères.

» Car c’est ainsi qu’avance Ton énorme machine : en poursuivant des chimères.

» L’amibe rêve d’être deux amibes. Le lapin, deux lapins. L’anguille rêve du torrent quand elle est aux Sargasses et des Sargasses quand elle est au torrent. Le papillon rêve de pondre un œuf et la chenille de devenir papillon pour pondre d’autres œufs. J’admire ô Innommé, l’insondable facétie de ce tohu-bohu qui ne monte vers Toi qu’en jalonnant sa course d’ossements pétrifiés.

» Il n’y avait que Toi, ô Innommé, pour inventer chose pareille et quand je pense que tu m’as donné d’y mettre mon grain de sel avant de déposer, le temps venu, mes propres ossements parmi la blanche traînée, je n’en reviens pas de Ton amour pour moi, et même je m’impatiente de ce voile derrière lequel je Te devine.

» Ta profusion m’écrase. Que d’étoiles ! que de sauterelles ! que de baleines ! Quoique le système d’éclairage laisse à désirer ! Sois béni d’avoir choisi le hasard pour réaliser l’indicible : c’est là que je reconnais ton humour, que je ne saurais nommer autrement. Quand, en effet, je regarde jouer deux chevreaux, deux enfants, je sais que tu aimes le rire car tous les êtres en leur jeunesse rayonnent ta gloire. Ce n’est que plus tard qu’ils se bornent à n’être que ce qu’ils sont.

» Or, d’où les as-tu tirés, sinon de ta douleur ?

» C’est en se coupant par le milieu que l’amibe éternellement accomplit son rêve, et qu’éternellement tu enfantes dans la douleur. C’est pourquoi mon amour est infini, quoique faible et oublieux.

» J’adore donc, ô Innommé, ta constance à façonner le Non-Etre jusqu’au premier éclat de rire du premier enfant. Les dinosaures ne riaient guère mais il fallait qu’ils fussent pour que je sois.

» Parfois, en pensant à ton infini labeur, je  me demande si tu n’as pas voulu devenir l’un des tiens pour partager un temps leur faiblesse frivole et sujette aux songes, te reposant un temps de ta sagesse, non de ton agonie. Je T’adore donc d’avoir partagé ma détresse finale entre deux voleurs m’enseignant que même cette mort vaut d’être vécue.

» Vers quels destins me portes-tu, ô Innommé, dans les flancs de Ta Baleine ? Toi seul le sais, qui la conduis dans les tempêtes. Béni sois-Tu de m’en cacher le terme s’il existe.

» Béni sois-Tu de me cacher les mystères du temps.

» Béni sois-Tu de m’avoir pris en marche dans ce coin du chaos où quatre-vingt-dix-huit pour cent d’hydrogène me montrent que tout ne fait que commencer et où mon imagination se lasse plus tôt de concevoir que la Tienne de fournir.

» Béni sois-Tu enfin de ne m’avoir donné pour guide que l’amour de ce qui est, qui fait ce qui sera.

» Dans cet amour obstiné qui est plus moi que moi-même, je reconnais Ton propre rêve, que Toi seul connais. Et encore, est-ce le cas ? »

Aimé Michel

Note : On sait que Jacob s’est battu toute une nuit contre Dieu, apparemment sans autre résultat que de s’être luxé la hanche. On ignore les dégâts du côté divin. Jonas est le seul personnage sacré qui, envoyé en mission à Babylone, ait aussitôt pris un billet de première classe pour Tharsis, qui est à l’opposé de Babylone. Ces épisodes montrent peut-être que la théologie est une science moins simple qu’il n’y paraît à la lecture de certains ouvrages récents.


[1] La Cybernétique et l’Origine de l’information (Paris, Flammarion, 1954) ; Paradoxes de la conscience et limites de l’automatisme (Paris, Albin Michel, 1960) ; L’Animal, l’Homme et la Fonction symbolique (Paris, Gallimard, 1964).

[2] Comme le font des hommes aussi différents que Toynbee Sartre ou Foucault, l’actuel fashionable.