Alan Watts
Réalité de la réincarnation

Janvier 1972 Pour autant qu’il m’en souvienne, j’ai toujours été fasciné par l’idée de la mort. Je crois que la plupart des enfants le sont. « Si je pouvais mourir dans mon sommeil… » La perspective d’aller se coucher et de ne jamais se relever est impensable, mais terriblement fascinante. Nous devons donc conclure avec […]

Janvier 1972

Pour autant qu’il m’en souvienne, j’ai toujours été fasciné par l’idée de la mort. Je crois que la plupart des enfants le sont. « Si je pouvais mourir dans mon sommeil… » La perspective d’aller se coucher et de ne jamais se relever est impensable, mais terriblement fascinante. Nous devons donc conclure avec Albert Camus que la seule question philosophique sérieuse est : faut-il, oui ou non, se suicider ? Il ne s’agit pas de partir pour toujours dans un état d’obscurité — l’état d’un enterré vivant ou d’un aveugle —, mais dans un état sans avenir, un état de néant total, où tout se passe comme si nous n’avions jamais été, comme si nous n’avions jamais eu ni présent ni passé. Comme si l’univers tout entier et moi-même n’avions jamais existé. Personne ne nous manquerait, et il n’y aurait pas un seul être à regretter ou à pleurer. Pas de problèmes en l’occurrence. Du moins, tel serait le sens com­mun du problème, abandonnant toute idée de survie personnelle, sans base ni preuve évidente. Les gens les plus intelligents et les plus sceptiques pensent que tel est l’ordre des choses ; ils comprennent que le néant est inconcevable, haussent les épaules et n’y pensent plus. Mais en rester là ne m’a jamais satisfait. Je continue, pris sous le charme, à contempler, à essayer d’imaginer l’état (est-ce le non-état ?) du néant.

Quand je me pose cette question, dépourvue de sens, semble-t-il : « À quoi n’être rien et n’avoir jamais été peut-il ressembler ? », je pense d’abord à ce à quoi ressemble ma propre tête, à mes yeux. Car si l’on se règle sur le seul sens de la vue, il n’existe pas, juste derrière mes yeux, d’endroit obscur ou de place brumeuse. Il y a une sensation positive de néant, différente du fait de dire qu’il n’y a rien, car, après tout, je vois à partir de ce néant.

La deuxième idée qui me vient à l’esprit est que, lorsque je serai mort, je serai (ou « il » sera) juste comme j’étais avant d’être né. Dans les deux cas, avant la naissance et après la mort, c’est comme si je — et tout le reste — n’avais jamais existé. La plupart des gens haussent encore une fois les épaules et disent : « Nous venons de rien et nous retournerons à rien — un point c’est tout. » Mais j’élève une objection, car ce que je trouve d’éton­nant, c’est que je sois sorti de ce rien. Si j’en suis sorti une fois, pourquoi n’en ressortirais-je pas une seconde fois ? Car si, et tel est le cas, j’en suis sorti une fois, ce néant est, pour le moins, inexplicable­ment capricieux.

Laissez-moi à présent assembler les deux notions qui expliquent à quoi ressemble le néant. J’essaie de me souvenir de la façon dont je suis né, mais je ne trouve que le néant, le vide. J’essaie de me tourner et de voir ce qui se trouve directement derrière mes yeux, et je découvre également le vide. Dans les deux cas, je possède un autre moyen pour savoir qu’il y a là quelque chose. Avant ma naissance, il y avait mon père et ma mère, la Terre, le Soleil, la Lune, les étoiles, la galaxie et toute l’énergie de l’univers — et puis l’espace, un autre vide semble-t-il. Tout cela est vide parce que je n’ai aucun souvenir, aucune sensation de ce que c’était avant ma naissance.

De la même façon, je sais que derrière mes yeux se trouve mon cerveau invisible. Je ne le comprends pas ou je ne me souviens pas de la façon dont je l’ai formé, de la façon dont mon père et ma mère l’ont formé, et je n’ai de lui aucune sensation directe. C’est donc un vide. Mais ma vue me vient de lui, de la même façon que ma vie me vient de mon père et de ma mère, de tout l’univers derrière eux et de l’espace « entre ». Tout comme mon cerveau invisi­ble voit avec mes yeux, mon passé oublié (qui est ce monde qui continue de vivre) sent avec mon corps.

Ainsi, si je retourne au « néant » d’avant ma naissance et dont je suis sorti, je découvre cet univers actif et tout à fait réel. J’ai toutes les raisons de croire que ce même univers sera aussi réel et aussi actif une fois que je serai mort, car j’en ai vu d’autres mourir et naître, et le processus se pour­suit.

Où vais-je donc localiser mon ego, dans tout ça ? La plupart d’entre nous seraient d’accord, sans discussion, pour dire que le cerveau invisible est plus essentiellement moi que mes yeux, puisqu’un aveugle sent toujours qu’il existe. Mais où vais-je localiser mon ego, quand je m’aperçois que — tout comme mon cerveau voit avec mes yeux — l’univers sent avec mon corps ? En d’autres termes, mon corps et tous les corps sortent de ce tourbillon d’énergie comme les feuilles sortent des arbres et le poisson de l’océan, et, tout à fait remarquablement, les étoiles de l’espace.

Si j’identifie ensuite mon ego à mon corps, exclusivement, je le sépare du tourbillon d’énergie qui m’« a fait » et qui me fait encore par sa lumière, sa chaleur, son air et son eau. Cependant, si j’identifiais mon ego à tout le tourbillon (ce qui serait parfaitement raisonnable), les gens diraient : « Pour qui vous prenez-vous ? Vous ne dirigez pas cet univers. » Ce à quoi je leur répondrais : « Pour qui vous prenez-vous ? Vous ne savez même pas comment fonctionne votre cerveau. Vous n’avez pas la moindre idée de la façon dont vous avez fait votre squelette. » Il est donc tout aussi raisonnables de dire que mon ego est ce tourbillon tout entier que de dire qu’il n’est que ce corps particulier, car je ne dirige pas consciemment, je ne réchauffe pas la galaxie, je ne construis pas mon système nerveux. Il survient et je surviens. Mon ego ne se dirige pas comme s’il était extérieur à lui-même, comme une automobile ou une machine à écrire. Si je ne dirige donc pas mon ego — seulement défini par ce corps —, il n’y a aucune raison pour que je ne le définisse pas comme l’univers tout entier. En considérant le tout, la dernière définition donnée me paraît, de loin, la plus raisonnable.

Il semble, de surcroît, évident que l’univers soit un système qui, par le biais de corps vivants, prenne conscience de lui-même — jusqu’à un point. Comme il y a un vide derrière les yeux, comme vous ne pouvez pas embrasser vos propres lèvres, l’univers ne peut se connaître totalement. S’il le pouvait, il n’y aurait pas de surprise, et cela gâcherait le plaisir. L’existence serait comme faire l’amour à une poupée gonflable.

Avec tout cela en tête, nous pouvons adopter une approche raisonnable du problème de la mort. Je veux dire par là que nous pouvons clarifier les problèmes sans avoir recours au charlatanisme — aux révélations divines, aux prétendues expériences psychiques des autres, aux professeurs spirituels à l’autorité douteuse, ou à toutes sortes de ragots non vérifiables. Sans avoir recours à quoi que ce soit en dehors de ce que nous savons tous, sans imaginer l’existence d’une âme immortelle, nous pouvons, par exemple, montrer que l’ancienne idée populaire de la réincarnation est tout à fait rationnelle. Je n’irai pas jusqu’à dire que je peux la démontrer, mais je peux m’en approcher et en donner des preuves bien plus satisfaisantes.

Pour m’expliquer, je vais devoir inventer le verbe « moi-r ». L’univers « moi-t » de la même façon qu’un pommier « pomme » et que l’espace « étoile ». (Vous pouvez toujours faire un verbe d’un nom, parce que toute chose est également un événement, une action. Les maisons « maisonnent ».)

Mon corps, votre corps, tout le monde est l’univers qui « moi-t ». Pour dépasser la partialité et le préjugé, il « moi-t » des myriades de corps différents et ne cesse de les transformer. La variété est le piment de la vie. Parce que chaque corps est l’univers qui « moi-t », tout le monde sent qu’il (ou elle) est « moi » ou « je ». Évidemment, après la mort d’un corps, d’autres corps naissent et, dans chaque cas, connaissent cette même expérience : sortir de rien, comme vous et moi lorsque nous sommes nés. Donc, quand l’univers cesse de « moi-r » avec mon corps, ce corps, il continue de le faire avec d’autres, et tous ces autres se sentent tout autant « moi-même » que je me sens en ce moment.

Je sais donc qu’après ma mort d’autres corps, d’autres « moi-s » naîtront. Mais c’est la même chose que de dire : après ma mort, je renaîtrai sous la forme d’un enfant — comme je l’ai déjà fait une fois, mais sans me souvenir du voyage précédent. Car tous ceux qui disent que c’est le néant éternel après la mort disent donc que l’univers cesse d’exister. Et nous savons qu’il continue et que, parce qu’il « moi-t », c’est beaucoup plus mon moi qui est concerné que ce corps particulier. Si n’im­porte quelle pomme pouvait en prendre conscience, elle dirait : « Je suis ce que fait l’arbre. » Ainsi, si l’univers m’a « moi-yé » une fois, il peut le faire une seconde fois.

Pour croire en la réincarnation, nous devons montrer qu’il existe une relation particulière entre deux « moi-yages » différents qui ne se recouvrent pas dans le temps, comme le font le père et le fils. Si je parle de l’univers « me moi-yant » à nouveau, j’imagine qu’il produira un autre corps, une autre vie, si proche de la mienne par le style et la personnalité qu’elle pourra être reconnue comme un retour d’Alan Watts. « Piètre consolation, pour­rez-vous m’objecter, car ce sera encore quelqu’un d’autre, même si c’est vraiment votre double. » Néanmoins je peux montrer qu’il existe autant de relation entre cet Alan Watts et moi-même qu’il en existe entre moi-même aujourd’hui et moi-même demain.

Tout dépend de ce que nous entendons par relation. Observez n’importe quelle photographie de magazine à la loupe. Les lignes fermes et continues se dissoudront alors en une série de points, sans relation entre eux. Ou prenez le problème dans l’autre sens. De près, notre galaxie semble n’être qu’un ensemble dispersé d’étoiles sans relation entre elles, mais de loin nous perce­vons la forme d’une nébuleuse en spirale. Il n’y a pas de « liens » entre ces étoiles. Ce qui les relie, c’est le dessin qu’elles forment, comme ces points, sur cette photo de magazine. Les dessins sont non seulement des configurations dans l’espace, mais aussi des rythmes dans le temps, et ils sont, en tant que tels, des choses, des formes et des événements tout aussi solides et réels que tout ce que nous pouvons expérimenter d’autre. L’acier est une rota­tion pulsative d’électrons et de positrons séparés par des espaces relativement colossaux, et les physiciens n’arrivent pas très bien à savoir si ce sont des particules ou des ondes.

Les dessins de temps continu sont également révélés par les images projetées en débit accéléré et qui montrent la croissance des plantes, ou par une accélération telle du projecteur, dans un planéta­rium, que les planètes semblent tracer des lignes continues sur tout le dôme. Dans le film animé, la plante fait un mouvement défini et formel — comme une main qui s’ouvre — qui n’est pas ordinairement perçu. Au planétarium, la course ou l’orbite des planètes devient visible. Ce que nous expérimentons et découvrons comme existant ou continu dans le temps n’est pas, bien sûr, un élément aussi persistant qu’un rythme répétitif ou une vibration.

Bien qu’il soit techniquement impossible de pro­jeter un film rapide montrant la course de myriades de vies humaines entre, disons 10000 av. J.-C. et maintenant, il serait raisonnable de penser que, si ce film pouvait être projeté, nous reconnaîtrions des similitudes de dessin entre des cours séparés. Nous pourrions voir une série de vies allant de 10000 à 9930, de 8500 à 8430 et de 8300 à 8240, dans lesquelles trois individus différents traceraient un dessin de comportement cohérent. À cette vitesse-là, ils apparaîtraient certainement comme trois apparences d’un seul et même individu, comme quelqu’un que vous auriez rencontré plu­sieurs fois, mais à sept ans d’intervalle. Car la continuité cohérente de n’importe quel individu est tout à fait semblable au tourbillon d’une rivière : il est « là » jour après jour, bien que l’eau elle-même n’ait jamais cessé de couler. Vous pourriez même dire qu’il n’existe pas de tourbillon, mais que la rivière tourbillonne de la même façon que l’univers « moi-t » et que la plante fleurit.

Vous pourriez dire qu’il n’existe pas de telles relations, de telles continuités sans quelqu’un ou quelque chose, tel qu’un observateur ou une caméra, pour les enregistrer. Mais, pour être logique, vous devriez dire que le dessin en spirale d’une galaxie n’existe pas vraiment tant qu’il n’a pas été observé. Ce serait également dire qu’il ne peut exister de véritable continuité entre une vie et une autre tant qu’elle n’a pas été « photographiée » par la mémoire. Mais cela vous entraînerait à dire qu’un arbre dans une vallée isolée n’y existe pas tant que quelqu’un ne l’a pas observé. Et si vous insistez sur ce genre de raisonnement, vous serez forcé de dire à la fin que vous êtes Dieu imaginant l’univers. Ce pourrait être vrai, mais ce n’est pas le genre de position que les scientifiques et les sceptiques veulent adopter.

Vous pourriez dire aussi que, selon tel ou tel observateur, ces relations pourraient ne pas être vues. C’est tout à fait improbable, car, même parmi ces choses distribuées au hasard comme les corps célestes, nous voyons des galaxies, des constella­tions et le système solaire ; nous trouvons une certaine beauté dans les nuages et l’embrun, de la musique dans le bruit de l’eau. Cette façon de réagir est due à la structure de nos sens et de nos nerfs, mais ils font, à leur tour, partie du système. Cela va de soi dans l’acte de « moi-r », de sentir.

Si vous m’avez suivi jusque-là, vous aurez cessé de vous inquiéter de la mort. Vous aurez compris qu’être ou ne pas être n’est pas la question, car vous êtes un acte répétitif de « moi-yage » sur la partie d’un système, d’un univers qui a parfaitement su prendre soin d’elle pendant 10000 millions d’années au moins. Et, en considérant qu’elle se procure elle-même, grâce à la mort, un oubli périodique comme une nouvelle mémoire, qu’elle se contemple sous des formes improbables telles que girafes ou tou­cans, vous pouvez être certain du fait qu’elle (c’est-à-dire vous) ne s’ennuiera jamais.

J’ai essayé de montrer la possibilité, la vraisem­blance du processus de réincarnation sans avoir recours aux preuves données par la parapsychologie et la recherche psychique, domaines dans lesquels des chercheurs aussi sérieux que Ian Stevenson ont interrogé un grand nombre de personnes affirmant avoir des souvenirs précis de leurs vies antérieures. (Le Dr Stevenson est détenteur de la chaire de neurologie et de psychiatrie à l’école de médecine de l’université de Virginie et l’auteur de Vingt cas évoquant la réincarnation, publié en 1966 par la Société américaine de recherche psychique.) Pour la plupart des hommes de science, cette preuve est encore sujette à caution parce que l’esprit humain est, d’une part, un champ fertile en hallucinations, et qu’il n’y a jamais eu, d’autre part, de théorie respectable ou scientifiquement acceptable pour étayer de tels témoignages. Mais si le Dr Stevenson peut établir, pour un seul cas, qu’une personne se remémore les détails d’une vie antérieure qu’elle ne peut avoir découvert par des moyens ordinaires (et je crois qu’il l’a établi dans plus d’un cas), nous n’avons alors plus besoin que d’une théorie intellec­tuellement acceptable pour le prouver.

Mais il faut noter, comme un à-côté amusant, que ce qui est intellectuellement respectable est souvent sujet de mode académique. Quand le grand ento­mologiste autrichien von Fritsch démontra que les abeilles utilisaient un langage, un entomologiste de l’université de Californie exprima ses « doutes violents » devant une telle affirmation. Pourquoi cette réaction émotionnelle ? Parce qu’on se fait un point d’honneur, dans bien des cercles scientifiques et académiques — rituel et nécessités de l’intellec­tualisme — de s’abstenir de dire quoi que ce soit qui pourrait rappeler à ses collègues la religion, le mysticisme, la magie ou le surnaturel — quoi que ce soit qui puisse suggérer que des formes de vie, autres qu’humaines, puissent véritablement être dotées d’intelligence. C’est, jusqu’à un certain point, une attitude saine dont je ne discute pas, excepté pour rappeler à ces académiciens les inves­tissements hautement émotionnels qu’une telle atti­tude requiert pour être maintenue. Entre-temps je préfère jouer le jeu selon leurs règles.

J’ai expliqué une théorie de relation entre corps ou formes séparés dans l’espace, tels qu’électrons, positrons, étoiles, ou distincts dans le temps, tels que pulsations individuelles d’une note musicale ou de rayons cosmiques. J’ai également suggéré que des événements encore plus séparés tels que vies individuelles ou apparition et disparition de systè­mes stellaires peuvent être également considérés comme des pulsations à rythme continu. Cela est proche de la proposition du biophysicien britanni­que Launcelot L. Whyte : le principe unitaire de tous les systèmes est considéré selon leurs formes (ou dessins). Cette idée simple et élégante est extrêmement difficile à expliquer à des gens à qui l’on a enfoncé dans le crâne que le monde ressemblait à une partie de billard — au cours de laquelle des boules solides se poussaient les unes les autres et virevoltaient sur le tapis — et devait donc s’expliquer sur la base du « Qui a poussé qui ? ». Il n’y a rien de profane (de non scientifique) dans l’idée de Whyte parce que les formes peuvent être mesurées, dénombrées et décrites, tandis qu’une substance pure et non différenciée reste tout à fait inconcevable.

Là est la raison principale de l’impossibilité à prouver « scientifiquement » tout souvenir d’une vie antérieure. Car les hommes de science et même quelques physiciens ont encore en tête (nombreux sont ceux qui en savent plus) cette idée que tous les processus physiques doivent être inscrits et transmis sur une matière de base. Il semble donc que pour expliquer les souvenirs de nos vies antérieures, il faudrait qu’il existe une substance ou une matière impérissable pour véhiculer les souvenirs, comme une pellicule. Mais c’est ce que disait exactement le gros bon sens de l’esprit fruste et démodé, et que ni moi ni la communauté scientifique ne voulons faire intervenir.

Si, cependant, nous ne nous permettons pas de le faire intervenir pour expliquer les souvenirs de vies antérieures, nous ne pouvons pas l’utiliser pour expliquer nos souvenirs du mardi précédent. Il ne semble pas y avoir de difficulté à se souvenir du mardi précédent, parce que nous supposons tous tacitement que ces événements se sont imprimés sur la matière de nos cerveaux ou de nos corps. Il n’existe cependant pas une telle matière, tout comme il n’existe pas de liens reliant les étoiles de la galaxie ou les électrons de l’atome. Tout comme les physiciens n’ont jamais été capables de détecter une matière spirituelle, ils n’ont jamais réussi à décou­vrir de substance matérielle. Ils ont trouvé des formes, des structures, des pulsations, des dessins mesurables — tous séparés par d’immenses espaces —, mais aucune substance visqueuse, non différen­ciée, dont seraient faites ces formes, comme les cruches sont faites d’argile. Si vous trouviez jamais pareille substance fondamentale, comment en parleriez-vous ? Elle éluderait complètement toute description formelle et structurelle. Avec la notion d’élément matériel a régné cette superstition aussi énorme que celle des loups-garous et des croque­mitaines. Ce que nous expérimentons vraiment comme étant la matière n’est rien de plus qu’une forme perçue dans un halo brumeux, car nous ne pouvons pas voir les structures détaillées du kapok ou de l’argile tant que nous ne les avons pas observées au microscope. Ce n’est plus alors une matière gazeuse ou visqueuse ; c’est clair comme de l’eau de roche.

Ainsi donc, quand un homme de science comme Ian Stevenson rencontre quelqu’un qui se souvient d’une vie antérieure, que peut-il faire d’autre hor­mis vérifier l’histoire de la même façon qu’il vérifie­rait le témoignage d’un individu racontant ce qui lui est arrivé le mardi précédent ? Un petit garçon, en Thaïlande ou au Japon, nous a emmenés dans un village où il n’était jamais allé. Il nous en a fait faire le tour et nous a présenté à tous ses anciens amis. Ainsi donc, il se souvenait. Nous n’aimons pas devoir admettre cela (nous le disons parce que nous ne pouvons pas l’expliquer), mais la vérité veut qu’il existe certaines preuves en faveur de la réincarna­tion, et que nous disposions d’une théorie contraire. Nous ne décrétons pas que les étoiles sont des hallucinations, selon la théorie voulant que la lumière ne puisse pas pulser à travers des espaces vides dépourvus d’éther, sans la présence d’une matière pour véhiculer ses ondes. Nous ne suppo­sons pas initialement que toutes les histoires sont des mensonges ou des fantasmes jusqu’à ce qu’on nous prouve le contraire, ou jusqu’à ce que nous en sachions plus sur le système nerveux ou sur la relation de l’esprit au cerveau. Mais dans une situation culturelle où la réincarnation a été une hérésie sur les plans théologique et scientifique, nous ne sommes pas prêts à encourager ou à écouter les petits enfants quand ils en parlent.

En résumé, j’ai essayé de montrer, sans avoir recours aux preuves paranormales et sans être capable d’expliquer la transmission des souvenirs, que la réincarnation avait une probabilité théorique très forte. J’ai soigneusement évité d’exposer les jugements moraux ou de valeur, car ils n’ont que peu de force, et je n’ai pas trouvé que les bonheurs ou les malheurs d’un être humain puissent être expliqués par une vie antérieure. Je trouve seulement que l’explication est retardée, comme dans toute tentative d’explication du présent par le passé. Mais c’est fondamentalement un obstacle intellectuel que de trouver incroyable d’avoir plus d’une vie. Il est tout aussi incroyable d’avoir celle-là. Il est encore plus incroyable de penser que ce qui s’est produit une fois ne puisse pas se reproduire.