Robert Powell
La venue du troisième millénaire - Un examen critique de la notion de temps

Traduction libre Pour l’auteur, la signification de l’avènement imminent du troisième millénaire réside dans l’occasion qu’il offre de réfléchir sur l’insignifiance totale de l’avènement du troisième millénaire et l’extrême superficialité dans laquelle nous fonctionnons. Nos vies sont totalement encombrées d’insignifiants, tant nous avons perdu l’art de vivre dans l’essentiel. Quoi de plus insignifiant pour notre […]

Traduction libre

Pour l’auteur, la signification de l’avènement imminent du troisième millénaire réside dans l’occasion qu’il offre de réfléchir sur l’insignifiance totale de l’avènement du troisième millénaire et l’extrême superficialité dans laquelle nous fonctionnons. Nos vies sont totalement encombrées d’insignifiants, tant nous avons perdu l’art de vivre dans l’essentiel. Quoi de plus insignifiant pour notre bien-être que la position du calendrier ? Et quel calendrier choisirons-nous ? Qu’en est-il du calendrier chinois, musulman et juif ? Suis-je censé croire en la numérologie ? Et s’il y a quelque chose d’important dans le troisième millénaire, quel changement fondamental devrait alors se produire à la fin de 1999, à l’entrée du prochain millénaire ? Ou mes chiffres sont-ils tous faux et aurais-je dû choisir les années 2000 et 2001 pour définir la transition du deuxième au troisième millénaire ?

Cette attitude s’apparente à la « pensée par décennies » de plus en plus populaire, à la manière dont nous attribuons une puissance magique à des périodes de dix ans, comme si les décennies elles-mêmes pouvaient exercer un certain contrôle sur les affaires de l’homme. Les années cinquante, soixante, soixante-dix, etc. sont censées avoir apporté avec elles un certain climat de changement social, une vision différente de la vie. Si l’on reproche à la décennie actuelle d’être insatisfaisante, il ne reste plus qu’à attendre la suivante. Et si l’on entreprend une décennie, comme on vient juste de le faire, c’est dommage ; alors on n’a pas de chance et il faut être patient pour que la décennie change. Ainsi, l’homme en l’absence d’une réelle compréhension de lui-même reste empêtrée dans toutes sortes de jeux de chiffres, qui ne sont rien de plus que de la pure superstition.

Qu’entendons-nous par « changement » ? Pour moi, tout changement est un délire. Seules les choses irréelles changent. Le réel est ce qui ne change jamais et qui, seul, peut donc être considéré comme ayant une identité. Nous pensons en termes de changement, parce que notre pensée est imprégnée de la notion de temps. C’est pourquoi même la pensée la plus profonde est fondamentalement superficielle, car elle est basée sur la notion d’une progression. Mais cette progression n’est que conceptuelle, elle n’est pas réelle. Les Français disent : « Plus ça change, plus c’est la même chose », mais même ce dicton est basé sur une notion temporelle. Je fais allusion à quelque chose de beaucoup plus fondamental, qui devrait être exploré en profondeur car cette notion même détient une clé puissante pour la découverte de soi. Et s’il existe un chemin direct vers la réalisation de soi, c’est peut-être la compréhension de cette question.

Nous parlons du passé et de l’avenir, mais où sont-ils ? Que sont-ils ? Quelqu’un peut-il produire un échantillon du passé ou de l’avenir ? Quelqu’un a-t-il déjà été capable de faire quelque chose au passé, de « défaire » le passé ? Si l’on pense ainsi, on le fait dans le présent et au présent. Quelqu’un a-t-il déjà été capable de manipuler l’avenir ? Si c’est ce que l’on pense, alors il faut y réfléchir à deux fois, car c’est ce que l’on fait dans le présent. Nous ne pouvons jamais échapper au moment présent ; c’est tout ce qui est. Le passé n’est qu’un type d’image, un souvenir, et l’avenir est un autre type d’« imagerie » ou d’imagination, tous deux produits par la pensée. Le moment présent est tout ce qui existe, et il est intemporel et sans limite. En quoi consiste ce moment intemporel ? Rien d’autre que la Conscience ; pas la conscience de quelque chose mais la pure Conscience, ce qu’on réfère aussi comme l’état de « Je Suis ». C’est le seul état que l’on peut à juste titre revendiquer comme étant le sien. Tout autre état – je suis « ceci » ou « cela » – introduit un concept, une pensée, et est donc discutable. Toute autre chose que l’on « possède » est basée sur cette qualité de Conscience, car sans elle, il ne peut y avoir aucune connaissance de la propriété ou de quoi que ce soit.

J. Krishnamurti a déclaré qu’il existe un temps chronologique et un temps psychologique et que pour lui seul le premier existe. Ma position est plus extrême ; c’est que même le temps chronologique n’existe pas – une vérité qui a été tenue par tous les maîtres de l’advaita. Il n’y a rien d’autre que le moment présent, et ce n’est pas simplement que l’homme est toujours dans le présent, il est vraiment le moment présent ; il est pure Présence ou Conscience et tout ce qui a jamais existé. C’est pourquoi Sri Nisargadattta Maharaj a pu déclarer : « Personne n’existait avant moi. » (dans « L’Ultime Guérison »).

C’est ce clivage de l’indivisible qui s’est avéré si désastreux, car il conduit à la naissance d’une entité imaginaire, le « moi », qui déclenche le souci permanent de son bien-être avec la fuite d’énergie qui l’accompagne. Tout ceci est le jeu de Maya. En réalité, il n’y a ni naissance ni mort ; il n’y a que la Conscience. Ni le corps ni l’esprit n’existent réellement, si ce n’est qu’en tant que composites d’impressions sensorielles – superpositions sur cette Conscience. Tout comme un film est projeté comme un jeu de lumière et d’ombre sur un écran vierge, ainsi toute la réalité manifestée vient sur la Conscience en tant que pure apparence pendant les états de réveil et de rêve. Dans l’état de sommeil profond, Maya est tenue en suspens : le projecteur est éteint.

L’affirmation que le temps n’existe pas vraiment signifie-t-elle que je devrais jeter ma montre et mon calendrier ? Bien sûr que non, à moins que je ne décide de renoncer. Je ne pourrais plus fonctionner dans une société qui vit selon ces critères. Mais cela ne signifie pas nécessairement que ces dernières sont réelles et pas seulement empiriques. En ce qui concerne le mental, le temps est réel, mais, dans ce domaine, le mental n’est pas l’arbitre final. Au contraire, puisque l’esprit lui-même est de la nature du temps conceptuel – il est né de l’identification de la conscience avec un corps et un nom particuliers – tout ce qu’il perçoit est entaché de ces limitations.

C’est là que se trouve à la fois un indice du malheur de l’homme et de sa libération possible. En vivant dans une dimension temporelle irréelle, à chaque instant de son existence, il y a alors une certaine attente par rapport à l’instant suivant : cela provoque une diminution de notre attention au moment présent puisque la pensée espère que l’instant suivant sera meilleur ou craint qu’il soit pire. Ou si nous nous ennuyons, nous attendons le moment suivant pour que quelque chose « se produise » et soulage notre ennui. Toujours tourné vers l’« avenir », l’homme a beaucoup de mal à vivre dans la plénitude de ce qui est ; ainsi, une qualité particulière est apportée dans la conscience, qui est vécue comme le « flux du temps » et à un niveau plus profond, comme l’énergie du « devenir », qui est la graine de toute misère (samsara). Nous sommes constamment sous l’emprise du désir – un désir de changement de notre condition – et nous ne sommes donc jamais libres. Ce n’est que dans de rares moments, dans l’intervalle entre (la satisfaction de) désirs consécutifs et dans l’état de sommeil profond, quand il y a l’Être pur ou la Présence sans aucune activité mentale, que nous avons un avant-goût de l’état de félicité qui est notre vraie nature. Il n’y a aucune notion de changement et l’esprit est totalement immobile : rien n’existe dans ce silence, si ce n’est l’état de pure conscience avec sa béatitude inhérente (ananda).

Peut-être pourrions-nous voir maintenant pourquoi les pratiques spirituelles qui comprennent un effort conscient pour se débarrasser du samsara, sont contre-productives car elles empêchent l’esprit d’être immobile et demandent plus de temps ? Paradoxalement, on peut donc affirmer que la pratique la plus difficile est de s’abstenir de toute pratique ! L’idée même que nous sommes en état de servitude produit immédiatement l’impulsion à s’en libérer, mais ce mouvement même vers la liberté projetée est la servitude, parce que c’est encore une fuite du Présent qui fait encore partie de notre « devenir » habituel. Ce qu’il faut donc, c’est la perception qu’il n’y a pas d’esclavage, que nous sommes libres ici et maintenant. Ainsi, la voie directe est de persuader l’esprit qu’il peut se détendre totalement, ce qui n’est qu’une autre façon d’affirmer la nécessité de son abandon total. Cela conduit à un état qui combine les meilleures caractéristiques du sommeil et de l’état de veille ; Ramana Maharshi l’a appelé jagrat-sushupti ou sommeil éveillé. On peut aussi l’appeler l’éveil sans sommeil, l’aboutissement d’une conscience parfaite et d’une immobilité parfaite.