Mai 1971
Qu’est-il arrivé aux hippies ? À la fin des années 60, on avait le sentiment que l’habituelle tristesse de la vie américaine allait se métamorphoser et se parer d’une exubérance colorée et facile. Les hommes semblaient assez sûrs de leur masculinité pour abandonner leurs comportements machistes et leurs vêtements serrés, pour laisser pousser leurs cheveux, pour chanter, porter des bijoux et pour s’habiller avec recherche et imagination. Il semblait qu’un mode de vie positif était offert — comme un choix moins déraisonnable et moins onéreux — à la consommation méfiante des banlieues vouées à l’uniformité, à la quincaillerie et aux éléments en plastique. Les différentes formes de musique rock montraient les possibilités d’un développement légitime de la tradition western qui s’était tue avec John Cage et les ululements électroniques de la musique concrète [1]. Une gloire distincte semblait revenir au country-western par le biais des peintres psychédéliques. On avait même la perspective d’une véritable religion dansante accompagnée de méditations, de chants et de joyeux rituels, une religion inorganisée et libérée de tous les sentiments de culpabilité stérile et des inhibitions de la conscience judéo-chrétienne.
Mais si je juge de Sausalito, Californie, l’une des plaques tournantes du mouvement, les hippies et les enfants-fleurs en sont arrivés à quelque chose de plus négligé encore que les beatniks. Les cheveux longs sont embrouillés et mal entretenus, les jeans sont rapiécés et effilochés. Les perles et les bijoux ont été déposés au mont-de piété et le kapok s’en va des matelas. Le comportement est silencieux — même maussade — et l’on n’a fait qu’augmenter le volume de la musique. Presque personne ne danse au Fillmore ; tout le monde reste assis. La verve du San Francisco Oracle a disparu de la presse underground, plus paranoïaque et plus violente que jamais. L’« amour » est devenu la « baise »… Mais qui en a besoin quand le style est à la laideur et que les filles s’arrangent pour ressembler aux paysannes des régions les plus pauvres de l’Union soviétique ?
Ce relâchement des esprits peut ne refléter qu’une simple dépression due à cette guerre écœurante qui n’en finit pas, à la soudaine prise de conscience d’une impossibilité à endiguer la catastrophe écologique, et à la difficulté de trouver un emploi, même dans le secteur stérile de la bureaucratie ou des grandes sociétés. L’institution de la libre entreprise dans le domaine de la drogue est une tentation irrésistible, mais il peut y avoir trop d’herbe, comme trop d’alcool ou trop de religion. Le résultat n’est pas une contemplation profondément mystique, mais une léthargie des plus banales. (Si le gouvernement veut garder le contrôle de la population et éviter la violence dans la rue, il devrait noter que le calme découle de la légalisation de l’herbe.)
Le style « psychédélique » exubérant est devenu commercial et a envahi l’establishment, mais ce succès a été en quelque sorte pris pour un échec. On se demande donc si le Mouvement, les membres de Conscience III, veulent faire la cour aux réactionnaires ou être leur image inversée, en faisant simplement le contraire.
N’est-il pas clair que l’originalité et la spontanéité ne peuvent se réduire au seul anticonformisme ?
De plus en plus, la philosophie professée est à base écologique, et une migration appréciable de hippies s’est assurément faite des rues vers les campagnes, pour tenter d’aimer et de cultiver la terre. Cependant, « charité bien ordonnée commence par soi-même », en aimant son propre organisme psychophysique (distinct de l’ego conceptuel) et les choses physiques ordinaires. Si la terre est l’extension du corps humain, si elle doit être aimée et respectée comme notre propre corps, ceux qui ne s’occupent pas de leur « verdoiement » auront beaucoup de mal à faire verdir l’Amérique.
Cette idée de « verdoiement » implique la couleur, les fleurs, la fraîcheur du printemps et — par-dessus tout — le respect de ce qui est organique, végétal, distinct du métallique et du mécanique. Or, au point où en sont les choses, il existe une réelle possibilité de voir l’intelligence survivre sur cette planète sous forme de mécanismes électroniques autoproducteurs, assurant eux-mêmes leur entretien, n’ayant aucun besoin d’atmosphère, ne ressentant aucune émotion pour faire obstacle à leur efficacité sans pitié. Sous de telles formes, la pensée abstraite, la logique, les mathématiques et la physique pourraient continuer de s’épanouir sur la planète, et certains y verraient le triomphe des principes purement spirituels sur les entraves de la chair. Ce serait une évolution harmonieuse pour une espèce qui mélange le monde tel qu’il est décrit en termes de symboles numériques et syntaxiques, linéairement arrangés — avec le monde lui-même. Cela pousse à donner plus de valeur au symbolique qu’au réel (c’est-à-dire à l’argent plus qu’à la vraie richesse, et aux nations plus qu’aux personnes), et tend à imposer aux formes sinueuses et changeantes de la nature un aspect droit, prémédité et carré.
Je pourrais insister — et en faire état comme d’une conclusion — sur l’idée que les plantes sont plus intelligentes que les hommes, plus belles, plus pacifiques et plus ingénieuses dans leur façon de se reproduire, plus à l’aise dans leur environnement et plus sensibles. Il est vrai que nous utilisons même des fleurs en tant que symboles du divin quand la représentation humaine nous rappelle trop nous-mêmes — le mandala hindo-bouddhiste, le lotus d’or ou la rose mystique dans la vision que Dante a du paradis. Rien d’autre ne nous rappelle davantage une étoile au cœur vivant.
J’espère donc que les hippies voudront bien regarder les lys des champs à nouveau — pour la simple raison qu’ils sont frêles et frivoles, doux et inconséquents, et possèdent donc ces qualités mêmes de sagesse végétative si méprisées de ceux qui ont une volonté de fer et des nerfs d’acier pour livrer le juste combat et courir la ligne droite. Comme Lao-tseu l’a dit il y a deux mille ans :
À sa naissance, l’homme est doux et faible,
Mais à sa mort, il est dur et rigide.
Les plantes jeunes sont tendres et vulnérables,
Mais vieilles, elles sont sèches et recroquevillées.
Tendresse et faiblesse sont donc les signes de la vie.
Rigidité et dureté, les signes de la mort.
Car j’ai le sentiment que nous serions mieux à même de vivre avec ce monde changeant si nous pensions en termes de racines, de branches, de plantes grimpantes et de pampres, de frondaisons et de fibres, et non en termes de coins anguleux et stériles de métal et de quartz dans lesquels le génie de la vie ne s’est pas encore levé, où l’énergie peut sourdre et bourdonner, mais n’a pas encore appris à sentir.
Laissez-moi du moins espérer, chers enfants, que vos ongles en deuil renferment des graines et que vous nous reviendrez bientôt avec des fleurs.
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1 En français dans le texte.