(Revue Question De. No 21. Novembre-Décembre 1977)
René Daumal est exemplaire parce qu’il a su s’effacer en tant que poète, philosophe et penseur pour laisser la place à l’interrogateur et finalement à la question elle-même. Mort en 1944, René Daumal a laissé des œuvres, « Mémorables », « la Guerre sainte », « le Mont Analogue », dans lesquelles résonnent une voix, un appel singulièrement pressants et significatifs pour nous aujourd’hui. Daumal nous invite à une conversion. L’homme sans connaissance est incomplet et endormi, replié à la périphérie de lui-même, ignorant de ses dimensions intérieures. Le besoin de connaissance — qui a poussé Daumal à des expériences extrêmes — est déjà un éveil. C’est cette volonté de connaissance qui est le trait dominant de son œuvre, trait que l’auteur de cet article, Jean Néaumet, souligne ici, résumant la thèse qu’il a de son doctorat.
Celui qui sait qu’il est dans la nuit a déjà ouvert les yeux ; voyant, il est vu et la lumière le cherche ; il s’éveille dans son sommeil. Il peut partir alors, s’il se souvient, en quête de son visage.
René Daumal est un de ces voyageurs. Poète d’abord fasciné par l’absence qui habite la nuit peuplée d’ombres, habile à en décrire tous les prestiges, à en saisir les fantasmes mouvants, fasciné, au travers de la nuit, par la Mort captivante, « la Néante », poète noir, il s’est finalement arraché à la fascination vampirisante pour se tourner résolument vers l’action, la plus urgente des actions : le travail sur soi.
Les jeux de la nuit : pour s’éveiller, il fait le mort
« Le poète blanc cherche à comprendre sa nature de poète, à s’en libérer et à la faire servir. Le poète noir s’en sert et s’y asservit […]. La poésie noire est féconde en prestiges comme le rêve et comme l’opium. Le poète noir goûte tous les plaisirs, se pare de tous les ornements, exerce tous les pouvoirs — en imagination. Le poète blanc préfère aux riches mensonges le réel, même pauvre [1]… »
« La vraie vie est absente », avait crié Rimbaud. Mais comment appeler à soi la Présence et recouvrer du même coup le sens de l’unique destin, la trame signifiante d’une existence éparpillée ? Le prix est inchangé depuis les origines : il faut d’abord mourir à soi, mourir aux « riches mensonges » pour, dénué et libéré de l’inutile, renaître au réel. « Mourez avant de mourir », dit un hadith célèbre. C’est cette mort d’avant la mort qui ouvre les chemins de la deuxième naissance.
Les drogues, le rêve délibérément exploré, les épanchements poétiques expressionnistes ont satisfait un temps son besoin d’« autre chose ». Pour Daumal adolescent, le jour du monde n’est que nuit de l’esprit, prison d’oubli — faux-jour. Il va refuser ce monde, son ordre réglé sur le temps extérieur pour explorer « l’autre nuit », celle où Nerval s’est perdu, en quête d’un jour d’au-delà le jour, qui éclaire l’âme, celui-là. Conscient d’être déplacé dans notre monde, il va s’éloigner encore plus, creuser la distance jusqu’à l’ultime tension.
Ainsi, dans Nerval le Nyctalope, l’Expérience fondamentale, se révèle à nous l’explorateur des confins. Il cite, en exergue, ce verset de la Gîta : « Ce qui est nuit pour tous les êtres est un jour où veille l’homme qui s’est dompté ; et ce qui est veille pour eux n’est que nuit pour le clairvoyant solitaire. »
Daumal a conscience d’une distance entre lui-même tel qu’il s’éprouve, tel que l’existence banale l’a contraint à se manifester, et un moi encore inaccessible qui serait libre et connaissant. Il veut sortir de lui pour atteindre cet autre et combler cette distance par une fuite en avant qui l’amène aux portes de la nuit, aux portes de la mort. Il pratique la dérive contrôlée. Il « fait l’endormi ». Il « fait le mort ». Il veut dormir pour s’éveiller, mourir pour connaître,
Daumal le Nyctalope : il voyage hors de son corps
Daumal, habité par le pressentiment des univers « autres », veut y pénétrer délibérément, par tous les moyens. Il ne s’agit pas d’aller « de l’autre côté du miroir ». Nous y sommes déjà, côté envers. Du côté tain, du côté temps.
Il nous décrit avec précision le procédé qu’il a mis au point pour accéder consciemment à cet univers : « Il y a quelques années, je donnais des rendez-vous nocturnes à un ami, Robert Meyrat. Nous n’avions pas besoin d’escalader la grille de la maison familiale pour nous échapper par les rues désertes d’une ville de province, et nous donner à des nuits entières de merveilleuses aventures. Voici le procédé que j’avais trouvé pour sortir de mon corps (j’ai appris depuis que la science occulte le connaît de toute antiquité) : je me couchais le soir comme tout le monde, et, détendant tous mes muscles avec soin, vérifiant que chacun était bien complètement abandonné à lui-même, je respirais longuement et profondément, sur un rythme régulier, jusqu’à ce que mon corps ne fût plus qu’une masse paralysée étrangère à moi-même. J’imaginais alors que je me levais et m’habillais, mais — et c’est pour ce point essentiel que je réclame de ceux qui veulent m’imiter un courage et une puissance d’attention peu ordinaires — j’imaginais chaque geste dans ses moindres détails et avec une telle exactitude que je devais me représenter l’action de chausser une espadrille dans le même temps précisément que j’aurais employé à la chausser dans la vie corporelle. J’avoue d’ailleurs qu’il me fallait parfois passer une semaine de vains efforts chaque soir avant de réussir seulement à m’asseoir sur le bord de mon lit, et que la fatigue provoquée par de tels exercices m’a souvent obligé à les interrompre pour de longues périodes. Si j’avais la force de persévérer, un moment venait, plus ou moins vite, où j’étais lancé. Vu de l’extérieur, je m’endormais. En fait, j’errais sans efforts […]. Je marchais, et immobile je me voyais en même temps marcher, dans des quartiers tout à fait inconnus de la ville, et Meyrat marchait près de moi. Le lendemain, en plein jour, nous retrouvions Gilbert Lecomte et Vailland, et leur racontions notre promenade… ».
Trois ans après ces expériences, René Daumal lit Aurélia pour la première fois. La concordance le bouleverse : « …Jamais aucun livre de ma main n’aura aussi exactement la couleur de mon sang, jamais aucun livre ne sera aussi sincèrement le mien qu’Aurélia. »
Ainsi Daumal, appelé par l’« ailleurs », tente-t-il de s’éveiller dans le sommeil, de quitter son corps et de se projeter dans le monde des rêves, considéré par lui comme un univers objectif, puisque aussi bien il y découvre exactement ce que Nerval rapporte avoir vu clans cet autre « journal de voyage » qu’est Aurélia.
Non content de traverser notre monde pour se hâter vers les frontières, il traverse son propre corps, sa propre enveloppe dans une volonté éperdue de connaître ce qui se tient au-delà des apparences.
RENE DAUMAL : L’EXIGENCE DE L’AUTHENTICITERené Daumal est né le 16 mars 1908 dans les Ardennes. C’est au lycée de Reims qu’il rencontre ses futurs inséparables compagnons : Roger-Gilbert Lecomte, Robert Meyrat et Roger Vailland. En classe de philosophie, à dix-sept ans, il se livre à des expériences « pour voir » (alcool, drogue, noctambulisme, asphyxie), pour étudier comment disparaît la conscience. En 1928, avec ses compagnons, il fonde la revue le Grand Jeu qui sortira trois numéros. Il l’abandonnera quand il commencera, à la suite de sa rencontre avec Alexandre de Salzmann, à fréquenter les groupes Gurdjieff. Cette rencontre décisive réorientera toutes ses recherches spirituelles, toute sa quête intérieure exprimée dans la Guerre sainte. De son vivant, il publiera la Grande beuverie et Contre-ciel, recueil de poésie. Trois de ses ouvrages les plus connus sont posthumes : Poésie noire, poésie blanche ; le Mont Analogue ; Chaque fois que l’aube paraît. Il meurt en 1944.
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Une aventure mystique expérimentale
Cet appel de l’invisible est d’ordre mystique. La recherche où Daumal s’engage présuppose l’existence d’un ou d’autres mondes correspondant aux pouvoirs cachés de l’homme. Elle nécessite une ascèse. Mais cette aventure mystique se déroule en dehors de tout contexte dogmatique a priori, de tout cadre de référence religieux. Un trait essentiel de son « mysticisme » est son caractère expérimental. Nous ne sommes pas en présence d’un poète du rêve mais d’un expérimentateur, d’un chercheur.
C’est là qu’il se distingue d’emblée des surréalistes plus soucieux d’expression que d’expérience. Son mysticisme, s’il ne relève pas de la catégorie dévotionnelle, en ce qu’il est dénué de toute croyance a priori, ne se réduit pas pour autant, comme il s’en défend lui-même, à de « belles rêveries ». Daumal ne peut se satisfaire d’évoquer « poétiquement » d’autres modes d’existence. L’emploi insistant de termes tels que « recette », « vérification expérimentale », etc., autant que la description minutieuse que nous fait Daumal de ses tentatives, nous obligent à considérer ce texte comme un véritable document technique. Daumal, à sa manière, est un technicien.
Qu’il s’agisse des « expériences » ou du langage et de son maniement, il insiste et il insistera toujours plus sur le savoir-faire correspondant à un savoir-être. Poète aspirant à la science, à la science de l’homme total, il réajustera sa démarche à plusieurs reprises, avec une rare rigueur. Il remettra à leur juste place tous les systèmes réducteurs, marxisme, freudisme, surréalisme, qui entretiennent l’image d’un homme partiel, qu’il soit « pansu, torsu ou tétard [2] ».
Homme « marxiste », fondu dans le groupe, réduit à son travail social, pour qui la conscience de classe efface la conscience de l’unique destin et pour qui l’esprit se réduit à l’intellect ; homme « surréaliste », ramenant la pensée supérieure à « l’automatisme psychique pur », happé par les signes irreliés, fasciné et drogué par l’image et d’autant plus incapable de percevoir les vraies concordances ; homme « freudien » dont l’inconscient devient, comme le souligne Raymond Abellio [3], « le lieu d’accueil de la vérité inconnue de l’homme […], affirmation exorbitante » ; l’homme qui nous est présenté à chaque fois comme modèle, c’est finalement toujours un homme destitué des pouvoirs de sa conscience, réduit à la part fonctionnelle de lui-même — quel que soit l’ensemble des mécanismes auxquels chacun de ses systèmes donne la prééminence. Un homme sans essence et dont les possibilités de croissance intérieure, de transformation essentielle, ne sont même pas envisagées. Un existant coupé de ses origines et de sa destination.
Daumal écrivait ceci en 1940. Ces idées fondamentales de la pensée traditionnelle, auxquelles il donne entière adhésion et qui pouvaient paraître alors à contre-courant, ont fait depuis leur chemin. On peut voir de nos jours la recherche avancée en physique, en psychologie et en parapsychologie aller à la rencontre de la pensée traditionnelle. Les travaux du Pr Charles Tart [4], ceux de Robert Ornstein [5] vont dans ce sens.
LA CONNAISSANCE SELON BENE DAUMAL Dans un texte fondamental* pour qui veut comprendre sa pensée, René Daumal écrivait : « Le Moderne se croit adulte, parachevé, n’ayant plus jusqu’à sa mort qu’à gagner et dépenser alternativement des matières (argent, forces vitales, savoir) sans que ces échanges affectent la chose qui se dénomme « je ». L’Hindou** se regarde comme une chose à parfaire, une fausse vision à redresser, un composé de substances à transformer, une multitude à unifier. Chez nous, on appelle connaissance l’activité spécifique de l’intellect. Pour l’Hindou, toutes les fonctions de l’homme sont tenues de participer à la connaissance. Nous appelons progrès de la connaissance l’acquisition, par nos appareils perceptifs et logiques actuels, de nouveaux renseignements sur les choses que nous pouvons percevoir ou dont nous pouvons entendre parler. Dans la pensée hindoue, le progrès de la connaissance, c’est le perfectionnement de ces appareils et l’acquisition organique de nouvelles facultés de connaître. Nous disons que connaître, c’est pouvoir et c’est prévoir. Pour l’Hindou, c’est devenir et c’est transformer. Notre méthode expérimentale a l’ambition de s’appliquer à tous les objets — sauf au « soi », qui est rejeté dans les domaines de la spéculation philosophique ou de la foi religieuse. Pour l’Hindou, le « soi » est l’objet premier, dernier et fondamental de la connaissance ; connaissance non seulement expérimentale mais transformatrice. Chez nous, l’on tient les hommes pour égaux en être, et ne différant que par l’avoir : qualités innées et savoir acquis. L’Hindou reconnaît une hiérarchie dans l’être des hommes ; le maître n’est pas seulement plus savant ou plus habile que l’élève, il est, substantiellement, plus que lui. Et c’est ce qui rend possible la transmission ininterrompue de la vérité. Pour le Moderne, enfin, la connaissance est une activité séparée, indépendante (ou désirée indépendante) des autres. Pour l’Hindou, l’acquisition de la Connaissance, étant changement de l’homme même, entraîne et suppose le changement de toutes ses manifestations, de toute sa manière de vivre. »
*Les Pouvoirs de la parole, « Pour approcher l’art poétique hindou », p. 83 (Paris, Gallimard, 1972). ** « Hindou, note Daumal, signifie ici : quelqu’un qui reconnaît l’autorité de la tradition védique. Mais les attitudes mentales ici décrites seraient aussi celles de quiconque reconnaît l’autorité de tout autre aspect de la tradition universelle. »
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Daumal : un précurseur des techniques modernes d’élargissement de la conscience
Etonnante assurance de Daumal dans le choix des techniques : décontraction circulaire ; respiration profonde et rythmée ; visualisation consciente — exercices que l’on retrouve dans les psychologies traditionnelles, « expérimentales et transformatrices », et qu’étudient maintenant des chercheurs appartenant à différentes disciplines : recherches sur le biofeedback, les fonctions différentes et complémentaires des deux hémisphères cérébraux et les techniques de méditation en général [6].
Quand Daumal découvrira après coup la concordance de ses expériences et de ses procédés avec les données pratiques d’une tradition immémoriale, il ne s’en étonnera pas outre mesure : ne se sait-il pas prédestiné à découvrir ce qui est caché, et condamné, comme l’aiguille aimantée vers le nord, à toujours se réorienter vers l’ailleurs ?
L’expérience fondamentale : celle de la mort
C’est en 1943, un an avant sa mort, que Daumal rédige le texte de l’Expérience fondamentale où il relate son intrusion dans l’autre monde :
« Je voulais plus, je voulais une certitude. » Cette volonté de connaître à tout prix, réaffirmée avec force, amène Daumal, au terme de la fascination, à la phase ultime de ce qui constitue sa démarche initiale : mourir pour connaître.
Fasciné par la Nuit, fasciné par la Mort, il ne cherche plus à échapper à la logique de la fuite en avant dans l’espoir, le seul espoir qui lui reste pour l’heure, d’accéder, au-delà de la Nuit et de la Mort, au-delà de toutes les hypnoses, à la Connaissance libératrice. Il nous a communiqué le secret retrouvé : pour s’éveiller, il faut dormir, faire semblant de dormir, tromper les hommes ; il faut se faire un corps de plomb, un corps lointain, étranger, pour libérer l’autre corps, le frêle esquif, léger, lumineux, vagabond, le « double » clairvoyant capable de toutes les mouvances dans le monde parallèle. L’interruption de ses expériences nocturnes l’a brutalement renvoyé au jour, ce jour qu’il ne peut supporter encore, et qu’il perçoit comme une absence « revêtue d’une peau de lumière ». La connaissance seule peut délivrer le nyctalope. Pour s’éveiller, il faut dormir. Pour connaître, naître à la vérité, il faut mourir — faire semblant de mourir, tromper les dieux.
Daumal est entré éveillé dans le sommeil. Il veut maintenant entrer vivant dans la mort. En même temps qu’elle constitue l’exorcisme définitif, l’« expérience fondamentale » est une véritable simulation, une répétition décisive de sa propre mort. Hanté par le visage de la « Néante », compagne de son enfance désertée, René Daumal décide d’affronter l’obsession, d’en avoir une fois pour toutes le cœur net, et, pressentant que le visage immobile n’est qu’un masque, d’arracher le masque.
Le tampon imbibé de tétrachlorure de carbone est le dérisoire moyen d’accès qui lui permet, en provoquant une mort approximative, d’entrer par effraction dans un « autre monde », ou plutôt de s’y trouver brutalement jeté.
La révélation qui l’éblouit, le submerge, est tout entière contenue dans cette affirmation : « Et ce monde (le monde ordinaire) apparaissait ainsi dans son irréalité parce que j’étais entré dans un autre monde intensément plus réel, un monde instantané, éternel, un brasier ardent de réalité et d’évidence dans lequel j’étais jeté tourbillonnant comme un papillon dans la flamme. » C’est le souvenir de cette certitude qui l’orientera dès lors vers « la recherche des moyens de la retrouver durablement ».
Les voies de l’éveil et la rencontre avec les groupes Gurdjieff
Les « expériences » avaient convaincu Daumal qu’il existe d’autres modalités de la conscience, d’autres dimensions dont notre peau et le beau jeu des apparences nous tiennent séparés. Mais il sut voir à temps, en quoi aussi son attitude est exemplaire pour nous aujourd’hui, qu’on n’y pénètre pas par effraction sans risquer la désagrégation du moi.
Le coup d’arrêt allait lui venir d’Alexandre de Salzmann (peintre et décorateur de théâtre et disciple de Georges Gurdjieff) qu’il rencontre en 1930. Daumal a vingt-deux ans.
« N’étant pas devenu fou tout de suite définitivement, je me mis peu à peu à philosopher sur le souvenir de cette expérience (l’expérience fondamentale). Et j’aurais sombré dans ma propre philosophie si, au bon moment, quelqu’un ne s’était trouvé sur ma route pour me dire : « Voici, il y a une porte ouverte, étroite et d’accès dur, mais une porte, et c’est la seule pour toi. » »
Il ne s’agit plus pour Daumal désormais de mourir pour connaître, comme au temps des « expériences », mais d’apprendre à se connaître pour mourir à soi-même, dès ici-bas ; et renaître au Réel, permettre que se développe en soi ce germe de Réalité essentielle, enfoui dans la nuit intérieure, qui est le connaissant. Daumal, chez Gurdjieff, va travailler sur lui, apprendre à se connaître dans la totalité de ce qui le compose. Lui qui cherchait à sortir de lui, à « s’envoler » pour explorer la nuit, il apprendra à entrer dans la nuit de son corps, à faire silence. Tant que je m’active dans le monde, tel un de ces « bougeotteurs » décrits dans la Grande Beuverie, « qui arrivent à être partout sauf dans leur peau », je suis victime de l’illusion d’être éveillé — illusion renforcée par l’évidence de mon activité physique, émotionnelle ou mentale. L’acte de présence à soi est retrait : je retire mon attention de la vie fonctionnelle où elle s’engloutissait et je me retrouve, je m’éprouve sans connaissance. Je suis sommeil. Je suis question. Le chemin de l’éveil passe par la prise de conscience d’être en sommeil. L’être dort. L’être profond dort profondément.
Le Travail a pour fin d’aller réveiller l’essence dormante. Ses signaux lui sont adressés, ses impacts destinés. Il se propose aussi de lui donner un corps, un corps dont les organes existent en nous à l’état latent et qu’il s’agit d’activer. Un corps qui comprend et dépasse à la fois le corps de chair, qui en est la fructification et l’achèvement.
Toute connaissance commence avec la connaissance de soi
Avant de rencontrer « l’enseignement », Daumal avait déjà cherché seul, sans la direction d’un maître, à se donner les moyens d’aller au fond, et au-delà des apparences. Il avait déjà compris que l’œil, qui peut voir, n’est pas suffisant pour connaître (le voyant prématuré n’est qu’un voyeur de l’au-delà) — il y faut un corps. Le corps autre, léger et lumineux, qui naît de l’épaisseur même des ténèbres intérieures, comme le diamant du charbon. Heureux celui qui se sait dans la nuit car, pour lui, l’aube peut luire. Mais apprenez d’abord à connaître votre nuit, à éprouver votre opacité, à peser votre poids. Heureux les lourds, les pesants, les massifs car ils portent au plus profond l’enfant de l’aube.
Salzmann puis Gurdjieff apprendront à Daumal que toute connaissance commence avec la connaissance de soi. Celui qui ne se connaît pas — et donc ne se transforme pas en se connaissant — ne peut rien connaître. Seul l’être formé et transformé peut être connaissant.
Daumal écrit à Jean Paulhan : « J’ai dû abandonner de bien commodes désespoirs ; c’est l’espérance qui est lourde à porter. »
L’existence est déroulement, qu’on peut décomposer artificiellement en événements particuliers. Le poème-méditation est recueillement, retour sur soi, composition et recomposition de soi. Il est contact avec la saveur où se conjoignent en chacun l’unique et l’universel, gustation et transmission de cette saveur. Il est aussi dévoilement dans la mesure où il révèle le langage des choses, des êtres, des événements, où il leur donne la parole. Or, « cette Saveur est l’essence, le « Soi » du poème. De même que chez l’homme, dans le poème, l’âtman se manifeste par certaines « vertus » (guna), qu’on appelle aussi fonctions, activités spécifiques (dharma) de la Saveur [7] ».
Le poème qui véhicule cette saveur devient, comme le voulait Daumal, utile et nécessaire.
« La nécessité du poème sera prouvée si le critique reconnaît la pensée du poète comme en soi identique à la sienne propre et à la pensée universelle parlant par un organe particulier [8]. » Le poète devient apprenti. Il s’initie à un savoir-être qui est coïncidence avec l’instant. Cette coïncidence rend la parole à l’être intérieur pour qui le temps, désormais, est l’espace de sa liberté recouvrée — respiration. Cette réabsorption du temps, cette repossession de soi marquent le passage de la poésie noire à la poésie blanche. La poésie noire, en ses mouvants prestiges, n’est que l’ombre des états multiples, fluctuants, contradictoires, eux-mêmes ombres mouvantes de l’être, nuit où son aube se fait attendre. Ombre de l’ombre, la poésie noire n’exprime jamais que le désordre et la distance entre l’être et l’exister.
Chez l’homme ordinaire, apprenait Daumal, c’est la personnalité qui est active, plus ou moins éveillée, l’essence passive, arrêtée le plus souvent à un stade infantile de développement. Le travail de connaissance et de transformation est séparation d’abord : séparation du réel et de l’artificiel, du subtil et de l’épais — purification ; union ensuite, union de l’essence activée, développée, initiatrice et de la personnalité pacifiée, et subordonnée à l’essence.
Ce renversement de signes constitue, à proprement parler, une mort (« Mourez avant de mourir »). Quand Daumal comprend cela, il échappe définitivement à la fascination de l’ombre. Il se guérit de la mort par la mort. Plus de recours possible, désormais, du côté de la nuit, aucun alibi de recherche à présenter à la recherche. Les drogues, la poésie noire, l’idolâtrie de l’inconscient ou de l’intellect, l’activisme sous toutes ses formes, au même titre que les croyances religieuses ou philosophiques conditionnées, réductrices, ne représentent qu’autant de formes dégradées, régressives ou inversées de la quête.
Il est urgent de retrouver le langage de l’être
Quand Daumal a vu que les moyens n’étaient pas accordés au but : connaître, il a réorienté sa démarche, brutalement, sans tergiverser. Et sa voix porte toujours : il est urgent de cesser de se complaire dans les jeux de la nuit, urgent de retrouver L’usage de la parole qui est de dire, de laisser dire l’être vrai en nous. Urgent d’échapper à la fascination de la Néante, la dévorante Kali moderne, parée de tous les prestiges de l’anormalité, destructrice, mensongère et vaniteuse. Urgent de retrouver le langage de l’être. Urgent de se remettre à l’endroit, après une longue nuit d’absence, planté dans l’instant, là où la présence appelle la Présence et répond à son appel, où l’attention rencontre Son attention. Urgent de développer nos pouvoirs et de recouvrer l’esprit.
Cependant, dès avant la « rencontre » et à la différence de beaucoup qui se satisfont aujourd’hui des ersatz de la spiritualité, Daumal, dans sa quête de l’absolu, n’a jamais cherché à se perdre, à s’oublier, à se fondre dans l’indistinct, mais bien plutôt a-t-il toujours voulu comprendre.
Déjà en lui le gnostique l’emportait sur le mystique, le poète blanc sur le poète noir. L’auteur du Mont Analogue ne pouvait se satisfaire des états. Il voulait plus. Il voulait la connaissance, la coïncidence :
« L’homme peut ainsi, pas à pas, arriver à peser ce qu’il vaut, ce qu’il peut ; à commander avec une juste économie, pour le meilleur rendement possible, aux ressources, réserves, transformations et utilisations de son énergie — sous tous les aspects où elle se manifeste ; à se mouvoir, corps, sentiment, pensée en équilibre mutuel, vers son but ; à savoir ce qu’il veut faire, et à le faire, à l’aimer faire, à vouloir ce qu’il fait [9]. »
La connaissance est au-delà des états extatiques
On parle parfois de voie sèche et de voie humide et on a pu dire, à ce propos, que Daumal avait choisi la voie sèche. Encore qu’une certaine sécheresse, qui était celle de « l’enseignement » dans sa formulation et ses méthodes, ait pu constituer un correctif nécessaire après des siècles d’« humidité » chrétienne, peut-on dire que Daumal ait choisi entre une voie et une autre ? En fait, il n’y a pas deux voies dont l’une serait humide et l’autre sèche, mais une voie marquée de bien des jalons dont les débordements « humides » des mystiques chrétiens ne constituent peut-être, après tout, que les balbutiements, traduits dans la symbolique et la terminologie religieuses du moment. Souvent ces mystiques ont pris les états « extatiques » et l’excès de sur-émotivité qui les accompagne pour l’étape finale de la croissance intérieure. Au-delà des « états », il y a la connaissance. Celui qui a la connaissance peut avoir tous les états qu’il désire ou aucun.
« Les hommes de connaissance sont à sept cents degrés au dessus des hommes de simple foi », disait déjà El-Ghazali. On a sanctifié l’état mystique alors qu’il n’est peut-être que le bouillonnement somme toute relativement superficiel de l’opération intérieure.
La rencontre d’une humanité supérieure et invisible
Daumal cherchait la connaissance. Il avait choisi de connaître. C’est-à-dire que la Connaissance l’avait trouvé et choisi. La connaissance seule donne à l’homme son visage qui est aussi son nom — celui sous lequel il peut être connu et appelé. La connaissance appelle sans cesse à elle de nouveaux esprits qui puissent lui donner corps, le corps, les corps dont elle a besoin pour agir dans le monde. Le Mont Analogue transcrit, dans le langage analogique de la découverte d’une île cachée, ignorée de l’humanité ordinaire, et de l’ascension de la Montagne, les premières étapes de l’approche de la connaissance. Cette île et cette montagne sont en l’homme son humanité intérieure, cachée. Elles sont en même temps la Terre primordiale, la Terre sainte [10] à laquelle se réfèrent toutes les traditions. Ce n’est pas ici le lieu de poser la question naïve : cette terre existe-t-elle et où ? Elle est l’endroit dont notre terre est l’envers. Le plus qu’on en puisse dire sans rêver inutilement est qu’elle est constituée de tous les hommes éveillés et accomplis, accordés au plan divin et œuvrant à sa réalisation, conforme sans doute aux cycles historiques et aux rythmes cosmiques. Daumal était certain de l’existence de cette humanité supérieure.
« Cette idée d’une humanité invisible, intérieure à l’humanité visible, je ne pouvais me résigner à la regarder comme une simple allégorie. Il était prouvé par l’expérience qu’un homme ne peut pas atteindre directement et de lui-même la vérité ; il fallait qu’un intermédiaire existât — encore humain par certains côtés, et dépassant l’humanité par d’autres côtés. Il fallait que, quelque part sur notre terre, vécût cette humanité supérieure, et qu’elle ne fût pas absolument inaccessible [11]. » Cette idée d’une humanité intérieure à l’humanité visible, œuvrant dans le secret, n’apparaissant que rarement au grand jour en tant que telle, a été reprise, édulcorée, vulgarisée en de nauséabondes versions. Cela n’implique pas que l’idée soit à rejeter avec la parodie, ce qui constituerait à son tour une parodie de pensée.
L’enseignement inconnu dispensé par Gurdjieff
Daumal n’aurait pas adhéré à l’enseignement de Gurdjieff de toute sa foi, de toutes ses énergies, comme il le fit, s’il n’avait été convaincu que cet enseignement émanait de tels hommes, dont Gurdjieff pouvait être, à sa manière, l’émissaire ou l’« éclaireur », chargé de préparer le terrain pour une opération ultérieure. Gurdjieff ne parlait pas de son enseignement. Il se présentait comme le transmetteur qualifié d’un « enseignement inconnu » qu’il appelait le Travail [12].
Daumal sut faire la discrimination nécessaire, évaluer la différence de nature qui distingue les mouvements mystiques divers qui foisonnent dans le monde et le Travail, le Grand Œuvre. Ces mouvements, ces sectes fournissent à leurs adeptes une « compensation à un sentiment d’impuissance et au désarroi intérieur [13] ». Elles leur procurent souvent un mieux-être physique et psychologique ; elles sont sécurisantes en ce qu’elles donnent à bon compte la sensation « d’avoir trouvé », de posséder la Vérité. (Mais personne sur terre ne possède la Vérité. La Vérité possède certains d’entre les hommes.) Elles arrêtent en fait la « recherche » à un stade infantile et anesthésient le besoin de connaissance.
Daumal vit dans l’enseignement inconnu une projection de l’enseignement primordial, un avant-poste du Grand Œuvre de connaissance. Mais le Mont Analogue — qui désigne le centre suprême de la tradition primordiale, dont toutes les autres sont dérivées [14] — prouve assez que Daumal, au-delà de la projection de cette tradition centrale, à travers Gurdjieff sut n’oublier jamais, au contraire de bien des disciples fascinés par la personne du maître, que ce qui fondait son enseignement était justement le contact qu’avait Gurdjieff avec la source et la tradition qui y trouve son origine. Le maître peut mourir, et donc la forme qu’il a donnée à la transmission (liée à sa personne, et aux besoins du temps et des gens impliqués) devenir sans fonction, mais la source n’est pas tarie pour autant.
Il est urgent de se mettre au travail, nous dit Daumal. Se mettre à l’œuvre, mais pas n’importe comment, avec n’importe qui, dans l’illusion que n’importe quoi est forcément mieux que rien. Il est intéressant de noter que Daumal, féru d’hindouisme, ne s’est pas tourné vers les swamis, les gurus et les ashrams, mais qu’il a donné toute sa confiance à l’enseignement inconnu dont il s’était convaincu que Gurdjieff était un transmetteur. Cet « enseignement inconnu » est l’Ancienne Religion dont parlent les soufis, la Doctrine secrète, préservée et transmise depuis les origines, le Travail. Les gourous correspondent souvent à l’image qu’on se fait du maître. Leurs dons, leurs vertus, leurs pouvoirs même n’en font pas pour autant des détenteurs de connaissance. Celui qui a la connaissance, ou plutôt qui est cette connaissance, qui l’incarne jusqu’à un certain point, n’a pas besoin de ressembler à l’image que l’on se fait de l’homme connaissant. Il s’emploiera au contraire à détruire toutes les images. Il ne cherchera pas à plaire, à séduire, mais le plus souvent agira de façon à éloigner ceux qui ne peuvent mettre en question leur capacité à évaluer l’authenticité d’un maître ou d’un enseignement, parce qu’ils ont décidé à l’avance de ce à quoi doit ressembler un maître ou un enseignement « authentiques ». Ainsi les maîtres du zen, les soufis et, parmi eux, tout spécialement les Malamau font tout pour décourager le candidat naïf, immature, en jouant un rôle, en se conduisant de façon à chercher l’opprobre plutôt que l’approbation.
Gurdjieff ne rassurait pas, ne confortait pas. En ressemblant délibérément au dernier homme auquel le candidat aurait associé l’idée de connaissance supérieure, il décourageait de l’approcher ceux qui espéraient trouver auprès de lui compensation ou tranquillisation. Il ne cherchait pas à capturer les proies faciles ; il cherchait — désespérément — ceux qui par leur aptitude à vivre le processus de transformation seraient à leur tour capables de participer au Grand Œuvre, d’aider au Travail. Il cherchait les serviteurs futurs du « Bien qui viendra ». Non pas des « disciples » mais des ouvriers. Il ne faisait en cela qu’obéir aux impératifs et aux exigences du savoir qu’il détenait en communion avec ceux qui l’avaient instruit [15]. Gurdjieff n’était peut-être pas un « maître ». Il fut en tout cas un serviteur — ce qui n’est déjà pas mal. Un serviteur du Travail et de la nécessité à laquelle il répond.
L’auteur du Mont Analogue sut flairer le parfum de la connaissance à travers l’enseignement de Gurdjieff et reconnaître, au-delà des apparences inconfortables, l’homme qui était sur le chemin, qui pouvait donc l’aider à faire ses premiers pas sur la voie, l’aider à éveiller en lui l’humanité intérieure qui est le bien secret de tout homme.
J. Néaumet
[1] Chaque fois que l’aube parait, p. 227.
[2] Pouvoirs de la parole, « La vie des Basiles », p. 33 (Paris, Gallimard, 1972),
[3] Ma deuxième mémoire, tome II p. 217 (Paris, Gallimard, 1976).
[4] Pr C.T. Tart . Altered States of consciousness (John Wiley, 1969).
[5] Robert Ornstein On the Experience of Time, 1969; On the Psychology of Meditation 1971, The Psychology of Consciousness, Francisco, W. H. Freeman, 1972.
[6] La technologie dont nous disposons permet de constater les effets physiologiques et psychologiques de l’application des techniques traditionnelles de « méditation ». Ce n’est pas pour dire, bien entendu, que l’expérience intérieure vécue par le méditant, la transformation qui peut s’opérer en lui et dont il n’est d’ailleurs pas forcément conscient au début, est réductible à ces « effets ». A chaque niveau de conscience correspond un mode d’être du « soi » et d’être-dans-le-monde et d’être-en-contact avec « autre chose » — On pourrait dire dans le langage « religieux » un autre homme, une nouvelle terre, un autre ciel. Il y a répercussion de ce nouveau mode sur l’homme extérieur, visible, mesurable. Ce sont ces répercussions, ces effets secondaires, qui peuvent être constatés et analysés.
[7] Les Pouvoirs de la parole, « Pour approcher l’art poétique hindou », p.93
[8] « La Poésie et la Critique », p. 39.
[9] « Le mouvement dans l’éducation intégrale de l’homme », article publié dans la revue Régénération, du peintre Gleizes, et repris dans le numéro spécial d’Hermès consacré à Daumal, p. 55.
[10] Voir René Guénon : le Roi du monde (Gallimard).
[11] Le Mont Analogue, p. 61.
[12] Sur les sources de l’enseignement de Gurdjieff, voir : Rafaël Lefort : The Teachers of Gurdjieff (Londres, V. Gollancz Ltd, 1968) ; Michaël Burke : Among the Dervishes (Londres, The Octagon Press Ltd, 1973) ; Peter King : Afghanistan, Cockpit in high Asia (Londres, G. Bles, 1966).
[13] Alain de Benoist : « Les sectes : Pourquoi ? Comment ? », Question de no 12, P. 9.
[14] Voir dans le Mont Analogue les références au Roi du monde de René Guénon. Le livre de Guénon étudie le symbolisme de la Montagne dans toutes les traditions et éclaire les notions de Tradition primordiale, de Terre sainte, de géographie sacrée. Il marque nettement distinction entre les parodies, les traditions orthodoxes (les grandes religions), et la Tradition primordiale, polaire, dont ces dernières sont toutes dérivées.
[15] Voir à ce prpos Rafaël Lefort : Teachers of Gurdjieff (Londres Gollancz Ltd. 1968), et Michaël Burke : Among the dervishes (Londres, Octagon Press Ltd. 1973).