Traduction libre
Session 1 de la série en ligne « Retrouver le sacré », 5 novembre 2022
Première publication dans Pari Perspectives à l’adresse https://paricenter.com
Qu’est-ce que le « sacré » ?
Selon Lao-tseu :
Celui qui sait ne parle pas ; Celui qui parle ne sait pas.
Le pouvoir de l’inconnaissance et du non faire est célébré dans la philosophie chinoise. Il en va de même dans la tradition occidentale. Par exemple, Maître Eckhart, dans l’un de ses sermons, parle de l’atteinte par l’âme de l’obscurité et de l’inconnaissance et imagine un spectateur qui lui demande :
Mais qu’est-ce que cette obscurité et cette inconnaissance et quel est son nom ? Il répond : « Je ne peux que l’appeler une réceptivité aimante et ouverte qui ne manque cependant pas d’être. C’est un potentiel réceptif grâce auquel tout s’accomplit ».
Cela suggère la fertilité de l’union entre un principe créatif et un espace réceptif, semblable à une matrice, dans lequel quelque chose doit croître : un processus. C’est de cette rencontre, de ce processus, que je souhaite parler aujourd’hui.
« Un espace réceptif, semblable à une matrice ». Voici l’arrivée de la fiancée, Nikolaos Gyzis, 1899.
Quel que soit le sacré, il ne peut, pas plus que Dieu, être pris dans les filets du langage. Il faut en faire l’expérience pour le comprendre. Il n’est pas irrationnel, pas plus que la musique ne l’est. Il échappe à la rationalisation et est donc supra-rationnel ; il ne peut être vu ou mesuré et donc validé par l’expérience. Mais cela n’implique pas plus qu’il est irréel que la nature invisible et incommensurable de l’amour.
L’aveugle guidant l’aveugle, PieterBreugel l’Ancien, 1568, représente la parabole biblique tirée de l’Évangile de Matthieu 15:14.
Niels Bohr a dit que le fait que les traditions spirituelles à travers les âges aient parlé en images, en paraboles et en paradoxes signifie simplement qu’il n’y a pas d’autres moyens de saisir la réalité à laquelle elles se réfèrent ; mais cela ne veut pas dire qu’il ne s’agit pas d’une réalité authentique. Comme la beauté, la bonté et la vérité et, semble-t-il, comme les atomes et leurs champs quantiques, elle échappe à la précision. Et pourtant, nous savons parfaitement quand nous le rencontrons, si nous ne sommes pas incapables de le sentir.
Qu’implique le sens du sacré ? Il exige d’être ouvert à quelque chose d’autre, quelque chose qui n’est pas déjà familier, qui ne fait pas partie du système cohérent dans lequel nous opérons. Nous ne devons pas ignorer, ou simplement ne pas voir, ce qui ne correspond pas au paradigme dominant. Le sacré repose sur l’expression indirecte et métaphorique, la métaphore signifiant littéralement quelque chose qui vous transporte à travers — et non l’expression directe et littérale ; et sur les rituels, qui sont des métaphores incarnées. Des deux voies anciennes vers la vérité, nous avons besoin ici de mythos, et non de logos. Il faut accepter l’ambiguïté, car les deux aspects qui semblent contradictoires à première vue peuvent former un dipôle et être tous deux vrais.
En d’autres termes, il faut s’ouvrir à ce que nous appelons le paradoxe. L’un de ces dipôles est que l’esprit et le corps ne sont pas opposés, mais des aspects discernablement différents du même être. Nous devons entrer dans une relation Je-Tu — et pas seulement Je-Cela — avec ce qui est. Le sacré exige une profondeur émotionnelle soutenue, mais pas un simple abandon à l’émotion : une profondeur disciplinée. En termes épistémologiques, il exige de savoir, au sens de kennen plus que wissen, au sens de connaître plus que savoir. Pour cela, nous devons valoriser ce que j’appelle la « réceptivité active » ainsi que le fait de non faire, de ne pas parler et de ne pas savoir. Il implique de soutenir l’attention et de faire taire la voix intérieure, comme dans la prière et la méditation. Sur le plan éthique, il valorise l’empathie, la vulnérabilité et le moi consensuel plutôt qu’individualiste.
Tout cela implique, comme vous le savez certainement, la nécessité d’une compréhension de l’hémisphère droit. Dans The Matter with Things, je soutiens que ce que nous appelons « choses » sont des expériences, des processus qui se déroulent entre nous-mêmes et cette chose autre que nous-mêmes que nous finissons par appeler « chose ». En d’autres termes, une nouvelle réalité intégrée découle de notre rencontre, une réalité dans laquelle les deux parties à cette rencontre sont désormais incluses. Ceci est important pour notre considération du sacré. Le sacré ne réside pas dans une chose seule, ou en nous seuls, mais dans une rencontre qui unit ce que nous considérons comme l’objet sacré et notre transformation par cet objet. Dans une telle relation, les deux parties, ou toutes les parties sont changées.
C’est le point de vue de Goethe. Selon lui, nous développons littéralement des facultés en réponse à ce que nous vivons ; chaque nouvel objet, bien contemplé et bien vu, ouvre un nouvel organe en nous. Et dans le cas du sacré, cet organe est ce que nous appelons traditionnellement l’âme. Je suggérerais donc que le sacré n’existe pas simplement dans telle ou telle chose — un lieu, un objet, un acte — mais dans la relation entre ce qui est au-delà de nous-mêmes et que nous reconnaissons comme sacré et cette partie de notre être que l’on appelle traditionnellement l’âme.
« Soutenir l’attention et calmer la voix intérieure ». Le chant de Los, William Blake, 1795, dans lequel Blake fait l’inventaire du déclin de la moralité en Europe, qu’il impute à la fois à la traite des esclaves africains et aux philosophes des Lumières.
Je pense en effet que la possibilité d’établir cette relation est l’une des raisons pour lesquelles des êtres évolués tels que nous sont apparus. Je me dis souvent qu’il n’est pas évident de comprendre pourquoi l’évolution aurait dû se poursuivre à partir d’organismes très simples tels que certaines actinobactéries qui vivent dans les profondeurs des océans et qui ont survécu pendant plus d’un million d’années. Comme l’a souligné Whitehead, si l’évolution consiste à persister dans l’être, le meilleur moyen d’y parvenir est de ne pas du tout être vivant. Mais il me semble que le but de ce processus dans le cosmos vivant — le cosmos conscient —, quel qu’il soit, est d’améliorer la relation, la réverbération. La naissance de quelque chose et ce qui en découle sont réciproques, interreliés et s’amènent mutuellement à leur accomplissement.
Ce que je crois discerner alors, c’est que l’âme, comme tout organisme, est un processus. L’âme est en contact avec le principe créateur du cosmos, qui fait partie de ce que nous entendons par le divin, et ce principe divin est lui aussi un processus. Pourquoi est-ce que je dis cela ? J’ai déjà mentionné quelques raisons, mais permettez-moi de poursuivre. Selon Lao-tseu, le Tao est présent dans le monde comme une rivière qui se jette dans la mer. Wordsworth l’a également vu lorsqu’il a parlé du divin dans la nature comme de quelque chose qui roule à travers toutes les choses comme, dans une merveilleuse expression, « quelque chose qui est sur le point d’être ». Dans Tintern Abbey, il écrit :
Une présence qui m’a surpris avec la joie
De hautes pensées ; la conscience inouïe
De quelque chose mêlé au plus profond de mon être,
Qui habite la lumière des soleils couchants,
La rondeur de l’océan, l’air plein de vie,
Et le ciel bleu ; qui dans l’esprit humain
Est cet élan, ce démon qui fait s’animer
Les choses pensantes, les sujets de chaque pensée,
Et roule à travers toute chose.
« Rencontre réciproque ».
Bien sûr, Wordsworth n’était pas vraiment un philosophe, mais plutôt un poète, mais il me semble que cela n’est pas très éloigné des perceptions fondamentales d’un certain nombre de religions, en particulier du bouddhisme. Et ce n’est pas seulement chez Wordsworth que l’on observe ce phénomène. Chez le philosophe et mystique Jakob Boehme, par exemple, on trouve l’expression d’un désir constant et de son accomplissement dans quelque chose qui est toujours en train de naître.
Tant Maître Eckhart que Mechthild de Magdebourg parlent de Dieu comme d’un flux. Mechthild parlait du « feu de l’amour de Dieu qui ne s’arrête jamais et qui s’écoule toujours sans effort et sans cesse en un flot si doux ». Pour Maître Eckhart, l’être, qui émane du Dieu d’amour, doit couler, car, comme l’amour, il constitue un mouvement continu vers l’autre. Selon Eckhart, Dieu, dans sa forme incarnée en tant que Christ, jaillit sans cesse du cœur du Père dans l’âme aimante de Dieu ; « il renaît sans cesse et cette même naissance aujourd’hui dans l’âme aimante de Dieu réjouit Dieu plus que sa création du ciel et de la terre ».
Abbaye de Tintern, William Havell, 1804
Eckhart aurait dit que nous sommes tous destinés à être des mères de Dieu, car Dieu a toujours besoin de naître : Dieu dépend aussi de nous pour son devenir. En effet, ailleurs, Eckhart, qui aimait bien nous faire sortir de notre complaisance, s’exprimait ainsi :
Dieu aime l’âme si profondément que si quelqu’un lui enlevait l’amour divin de l’âme, il tuerait Dieu.
Au siècle dernier, Whitehead écrit que le monde et Dieu se donnent mutuellement existence et que, par conséquent, nous jouons un rôle dans tout ce qui est. Mais il y a, à mon avis, des indications même dans les textes fondamentaux du judaïsme et du christianisme — l’Ancien et le Nouveau Testament. Par exemple, au moment important où Dieu apparaît à Moïse dans le buisson ardent, on dit généralement, dans la traduction, qu’il prononce « Je suis ce que je suis » : Mais en fait, la traduction la plus naturelle de l’hébreu ehye ‘aser ‘ehye est « Je serais ce que je serai ». En d’autres termes, cela n’est peut-être même pas connu de Dieu. La raison pour laquelle je dis « peut-être pas connu » se trouve dans l’histoire de la création dans la Genèse où, après chaque jour de la création, Dieu a vu que c’était bon. En d’autres termes, il ne savait pas déjà que c’était bon. Il s’agissait de la naissance de quelque chose de fondamentalement nouveau. Certains d’entre vous savent peut-être qu’en fait, le deuxième jour, il ne dit pas qu’il a vu que c’était bon. Le deuxième jour est le seul jour où il n’a pas créé : il a séparé le ciel de la terre, la mer de la terre ferme, etc.
Dans le Nouveau Testament, la célèbre phrase traduite par « le verbe s’est fait chair » est tirée de la vulgate latine verbum caro factum est. Comme l’a fait remarquer le philosophe John Lucas, c’est un accident de la grammaire latine que cette phrase semble être un acte accompli. Dans l’original grec, il s’agit de . En d’autres termes, le mot s’est fait chair : il ne s’est pas fait chair en un seul fiat. Et bien sûr, cela est repris dans l’expression « engendré, non pas créé ».
Moïse devant le buisson ardent, Manuscrit Walters, 1507
Si j’ai insisté sur la nature processuelle du divin, du sacré et de l’âme, c’est parce qu’elle place immédiatement notre capacité de réaction à la nature sacrée de ce que nous voyons — la croissance de notre âme — au centre de l’histoire de notre vie : Keats a dit de ce monde qu’il était « une vallée où l’on fabrique l’âme ».
L’âme est une faculté, comme l’intelligence ou la vue, mais bien plus que l’une ou l’autre et plus importante que l’une ou l’autre. Et notre sens du sacré est à la fois motivé par l’attention active et réceptive de l’âme, et à son tour motivé par cette attention. L’âme est capable de se nourrir et de s’enrichir, ou de s’étioler et de se dessécher.
Je suggère donc que nous devons d’abord nous occuper de nos âmes si nous voulons retrouver le sacré. Qu’est-ce donc que l’âme ? Dans une culture dominée par l’hémisphère gauche, l’âme n’a tout simplement plus de sens. Un journaliste a osé demander au philosophe Dan Dennett : « Avons-nous une âme ? » Il a répondu : « Oui, nous en avons une. Elle est faite d’une multitude de petits robots ». Tel est le produit du savoir de ce grand homme. Ne nous laissons donc pas abattre par notre inconnaissance. Je parie beaucoup sur notre inconnaissance plutôt que sur les certitudes de Dennett.
Selon le philosophe Daniel Dennett, l’âme est constituée d’un grand nombre de petits robots.
Que dire alors de l’âme ? Prenons garde à l’avertissement de l’éternel sage Héraclite :
Vous ne découvrirez pas les limites de l’âme, quel que soit le chemin que vous emprunterez, tant son logos est profond.
À ce stade de l’histoire de la langue grecque, le logos ne signifiait pas simplement un mot ou une raison. Cela signifiait quelque chose de beaucoup, beaucoup plus grand ; c’était en quelque sorte le principe ontologique fondateur, le principe créateur de toute chose, comparable à li en chinois ou à rta en sanskrit. Il s’agit d’une sorte d’être fondateur à propos duquel il est presque impossible de dire quoi que ce soit, comme le suggère Héraclite. Cependant, la métaphore est un moyen de traiter ce qui refuse d’être révélé dans le langage courant.
Quelles métaphores pourraient nous aider à franchir l’abîme de notre inconnaissance ?
Nous avons déjà entendu parler du tao comme d’un fleuve qui coule vers la mer. Mais nous pouvons aller plus loin. Selon le grand philologue du XIXe siècle, Max Müller, l’âme est le saivala gothique, qui est clairement lié à un autre mot gothique, saivs, qui signifie la mer. Selon Müller, les nations teutoniques l’ont conçue à l’origine comme une mer intérieure, se soulevant et s’abaissant à chaque respiration et reflétant le ciel et la terre sur le miroir des profondeurs. Cela me rappelle la grande intuition de Rabindranath Tagore selon laquelle il existe deux types de compréhension : « La petite sagesse », disait-il, « est comme l’eau dans un verre : claire, transparente, pure. La grande sagesse est comme l’eau dans la mer : sombre, mystérieuse, impénétrable ».
« … la mer intérieure, se soulevant et s’abaissant à chaque respiration ». Vagues de l’océan, Katsushika Hokusai, 1833.
Qu’en est-il de l’air ? Dans toutes les cultures, l’âme a été assimilée au souffle, au mouvement du souffle qui est un processus : l’âme comme souffle, comme dans les mots grecs pneuma et psyché et en hébreu ruach et nephesh. En latin, elle est devenue anima : le souffle qui habite la poitrine.
Et qu’en est-il du feu ? Eckhart a parlé du fünklein : la scintilla animae, l’étincelle de l’âme. Celle-ci provient du divin, lui correspond et l’atteint. Cette étincelle a donc une origine divine et renvoie et rejoint, en nous, le divin. C’est une potentialité, une fonction latente, qui a besoin d’être nourrie pour grandir, s’étendre et s’enflammer.
Le poète métaphysicien du XVIIe siècle Henry Vaughan appelait ses poèmes Silex Scintillans, littéralement « le silex étincelant » : l’étincelle qui jaillit du silex — quelle que soit la dureté du cœur — sous les coups de la vie, suggérant qu’elle implique la souffrance et qu’elle s’en nourrit même. À cet égard, je voudrais vous rappeler les mots de Wordsworth dans son poème « Peele Castle », qu’il a écrit à la mort de son frère John, noyé dans le HMS Abergavenny en 1805, je crois : « une profonde détresse a humanisé mon âme ».
Le poète métaphysique du XVIIe siècle Henry Vaughan appelait ses poèmes Silex Scintillans, littéralement « le silex étincelant ».
Et puis, il y a Platon qui écrit dans la lettre 7 :
Il n’existe et il n’y aura certainement jamais aucun ouvrage sur pareils sujets. Il n’y a pas moyen, en effet, de les mettre en formules, comme on fait pour les autres sciences, mais c’est quand on a longtemps fréquenté ces problèmes, quand on a vécu avec eux que la vérité jaillit soudain dans l’âme, comme la lumière jaillit de l’étincelle, et ensuite croit d’elle-même.
Dans l’Antiquité, les yeux étaient considérés comme les fenêtres de l’âme. En effet, nous les considérons encore aujourd’hui comme des fenêtres de l’âme et de nombreux concepts de la poésie du XVIIe siècle jouent sur cette idée des yeux en tant que fenêtres de l’âme. Dans l’Antiquité et à la Renaissance, on avait l’impression que quelque chose sortait de l’œil, et pas seulement qu’il y entrait. En d’autres termes, il s’agit d’une réverbération, d’une rencontre au sens propre du terme : une rencontre réciproque. Homère décrit les rayons, aussi pénétrants que le soleil, qui sortent de l’œil de l’aigle. Empédocle écrit à propos de l’œil humain qu’à sa création, le feu primitif s’est caché dans la pupille ronde, protégée par de délicates membranes des eaux qui coulaient autour d’elle. Et Platon, dans le Timée, semble presque anticiper les phénoménologues lorsqu’il écrit qu’un courant calme et dense de lumière douce provenant du feu le plus pur en nous fusionne avec la lumière de ce qu’il voit, de sorte qu’« un seul corps » se forme entre nous et l’objet de notre vision, transmettant les « mouvements » de ce qui est vu dans chaque partie de notre propre corps et de notre propre âme.
Sainte-Lucie, Francesco del Cossa, vers 1473. Sainte-Lucie est porteuse de lumière dans les ténèbres de l’hiver, sa fête est le 13 décembre. La sainte tient ses yeux dans sa main et la palme du martyre, deux bourgeons émergeant d’une tige. Elle est la patronne des aveugles.
Mais la complexité de presque tous les philosophes est telle que l’on peut trouver chez Descartes les expressions les plus émouvantes du fait que l’âme et le corps ne font qu’un tout en étant entièrement distincts. Et bien sûr, c’est de Platon que vient le divorce entre l’âme et le corps, qui a été repris par le christianisme et qui a continué à faire son œuvre regrettable pendant deux mille ans.
Je suggère que le problème de l’âme et du corps réside dans la commutation stérile entre les deux parties d’une fausse dichotomie. Je me réfère à un concept que j’appelle la semi-transparence. Ainsi, nous voyons l’infini, non pas en nous détournant du fini, mais en le regardant plus profondément ; un « regard » dans lequel le fini n’est pas seulement un moyen de parvenir aux fins de l’infini. C’est pourquoi je parle de semi-transparence, car le fini est précieux en soi et mérite que l’œil s’y attarde en le traversant. Nous voyons le général non pas en nous détournant du particulier, mais en le regardant attentivement pour voir en lui, ce qui fait que la valeur du particulier n’est nullement niée, mais reprise — aufgehoben, comme aurait dit Hegel — dans quelque chose de plus grand au-delà. De même, nous suggérons de trouver l’âme non pas en nous détournant du corps, mais en l’embrassant d’une manière qui le spiritualise, et nous trouvons le sacré non pas en nous détournant du monde, mais en l’embrassant d’une manière qui sanctifie la matière. L’âme est à la fois dans le corps et le transcende, comme un poème est dans le langage et le transcende, une mélodie dans le son et le transcende, une peinture dans le mur et le transcende.
« … nous trouvons le sacré non pas en nous détournant du monde, mais en l’embrassant ». Portrait d’un couple Isaac et Rebecca, connu sous le nom de La Fiancée juive, Rembrandt, 1665-69
Ce sont des idées qui auraient été très proches du cœur de Goethe. Il les a souvent exprimées et je pense ici aux merveilleuses paroles de Goethe :
Natur hat weder Kern
Noch schale,
Alles is sie mit einemmale.
(La nature n’a ni noyau ni coquille : elle est tout à la fois)
[extrait de « Allerdings : dem Physiker »]
Apparemment, Wittgenstein a été tellement séduit par cette expression de la transcendance du dualisme qu’il a envisagé de l’utiliser comme épigraphe de ses Investigations philosophiques.
Et c’est Wittgenstein qui a dit que le corps humain est la meilleure image de l’âme humaine.
Othello et sa femme endormie, Christian Köhler, 1859
Nous pourrions comprendre ce que nous entendons par « âme » si nous voyions ce qu’elle n’est pas. Hypothétiquement, peut-on le remplacer par un autre mot : par exemple « esprit » ou « cœur », ou « sentiments » ou « conscience » ? Ou même « imagination » ? La première chose à dire est que, contrairement à tous ces mots, elle place la personne dans le contexte le plus large possible, un contexte qui dépasse les limites du temps et de l’espace immédiats. Elle évoque une gravité qu’aucune des autres n’évoque et elle implique le destin. À ces trois égards, je pense qu’elle dépasse toutes les alternatives auxquelles je peux penser. Pour rendre cela un peu plus concret : dans l’un des moments les plus étonnants et les plus dramatiques de toute la tragédie élisabéthaine et donc l’un des moments les plus étonnants de toute la littérature, lorsque Othello a été amené à croire que Desdémona lui a été infidèle et qu’il envisage de l’étouffer jusqu’à la mort, il commence à dire : « Je ne sais pas ce qui se passe :
C’est la cause, c’est la cause, ô mon âme !
ne permettez pas que je la dise devant vous, chastes étoiles !
C’est la cause. (Acte V, Sc ii)
Je vous suggère maintenant qu’il n’aurait pas pu dire : « C’est la cause, c’est la cause, mon esprit, mon cœur, ma conscience, mon imagination, mes “nombreux petits robots“ ». L’« âme » fait quelque chose d’autre ici.
Et de nouveau chez Wordsworth, toujours à partir de Tintern Abbey :
Jusqu’à ce que le souffle dans notre écrin de chair,
Que même le battement du sang humain
Soient presque suspendus, que nous gisions,
Le corps endormi, devenus âme vive ;
Un « cœur » vivant, une « conscience » vivante ? Rien de tout cela. Une « âme » vivante est la seule chose qui convienne ici. Et puis il y a les mots provocateurs de William Henley, chers à Nelson Mandela, dans son poème Invictus :
Je suis maître de mon destin,
Je suis le capitaine de mon âme.
Dennett est le capitaine de ses petits robots, mais je préfère la vision de Nelson Mandela.
Nelson Mandela (1918-2013) était un militant anti-apartheid et un homme politique sud-africain qui a été le premier président de l’Afrique du Sud de 1994 à 1999. Il a été arrêté et emprisonné en 1962 et condamné à la prison à vie pour avoir conspiré en vue de renverser l’État. Mandela a été libéré après avoir purgé 27 ans de prison, sous la pression croissante de la population et de la communauté internationale.
Elle peut également impliquer des sentiments et des émotions, mais va clairement au-delà. C’est le cas, par exemple, dans les Psaumes :
Pourquoi t’abats-tu, mon âme, et gémis-tu au dedans de moi ?
(Psaume 43:5)
Bien sûr, l’âme ne peut pas non plus être réduite à quelque chose ; plus encore, elle ne peut pas être réduite à quelque chose d’intellectuel ou de cognitif. Ainsi, Evangelos Christou, élève de Wittgenstein et mort à l’âge de 34 ans, dans un livre qu’il a écrit, intitulé The Logos of the Soul (Le Logos de l’âme), qui a été retrouvé et imprimé après sa mort, écrit :
Une personne qui a passé sa vie dans une cellule peut avoir enrichi et approfondi son âme, ce qui ne signifie pas pour autant qu’elle a passé son temps à accumuler des fantasmes ou à rédiger des traités savants.
Le philosophe C. S. Peirce, dans un recueil délicieusement intitulé Detached Ideas on Vitally Important Topics (Idées détachées sur des sujets d’importance vitale), publié en 1898, dit ceci :
Ce sont les instincts, les sentiments qui font la substance de l’âme ; la cognition n’est que sa surface, son lieu de contact avec ce qui lui est essentiel.
« Ce sont les instincts, les sentiments qui font la substance de l’âme ». C.S. Peirce.
Le jardin des délices terrestres, Hieronymus Bosch, 1490-1510
L’âme ne peut pas non plus être assimilée à notre seul sens moral. Il y a un très bon passage dans une pièce d’Iris Murdoch intitulée Above the Gods, dans lequel l’un de ses personnages dit :
D’une certaine manière, la bonté et la vérité semblent sortir des profondeurs de l’âme et lorsque nous connaissons vraiment quelque chose, nous avons l’impression de l’avoir toujours connu. Mais c’est aussi terriblement lointain, plus loin que n’importe quelle étoile. Nous sommes en quelque sorte étendus, comme au-delà du monde, pas dans les nuages ou au ciel, mais une lumière qui montre ce monde tel qu’il est vraiment.
L’autre chose qui peut le faire, bien sûr, c’est l’imagination ; et en effet, l’âme peut impliquer, et elle implique presque inévitablement, l’imagination, mais encore une fois, je pense qu’elle signifie quelque chose qui va au-delà. Je pense ici à Andrei Tarkovsky, qui a écrit, dans un ouvrage intitulé Sculpting in Time :
Le but de l’art est de préparer une personne à la mort, de labourer et de herser son âme pour la rendre capable de se tourner vers le bien.
Si l’un d’entre vous a vu le film Andrei Rublev, il comprendra immédiatement de quoi il s’agit ; et si vous n’avez pas vu le film Andrei Rublev, ne manquez pas de le voir demain.
Ensuite, le deuxième meilleur film de tous les temps, son Solaris (1972), donne à mon sens la meilleure image, dans son déroulement dramatique, de quelque chose qui se développe par résonance, grâce à une disposition à la fois extatique et réfléchie, qui rend possible un processus vivant et ouvre un espace pour que quelque chose qui n’a au départ qu’une existence virtuelle en vienne réellement à avoir un corps et à vivre. C’est un autre film absolument bouleversant et étonnant.
En haut : Andrei Rublev, 1966. L’épopée dramatique du cinéaste soviétique Andreï Tarkovski retrace la vie du célèbre peintre d’icônes religieuses du XVe siècle, Andreï Roublev, et ses efforts pour concilier sa foi spirituelle et sa pratique artistique face au dogme religieux et à la répression. Ci-dessus : Solaris, 1972. L’intrigue d’Andreï Tarkovski est centrée sur une station spatiale en orbite autour de la planète fictive Solaris, où une mission scientifique s’est enlisée parce que l’équipage squelettique de trois scientifiques a sombré dans des crises émotionnelles. Un psychologue se rend sur place pour évaluer la situation, mais il est confronté aux mêmes phénomènes mystérieux que les autres.
Nous avons donc parlé de ce que l’âme n’est pas. Plus positivement, que pouvons-nous en dire ? Je me risquerai à dire quelques mots. Je pense que l’âme est ce qui, en nous, répond à l’Autre inconnu par l’amour et la gratitude. Je pense que c’est ce qui, en nous, est ému par la nature et qui fait l’expérience de l’admiration et de l’émerveillement ; ce qui fait naître une relation avec l’Autre sacré, une autreté qui est à la fois transcendante et immanente. Pour reprendre les mots d’Iris Murdoch, nous sommes en quelque sorte tendus entre l’ici et l’ailleurs.
Et pourtant, bien que l’autre divin soit indéfinissable, insaisissable et, par définition, quelque chose d’« au-delà », il n’est pas éloigné. Nous sommes imprégnés d’âme, comme aurait pu le dire Teilhard de Chardin. Et je le cite :
Par toutes les créatures, sans exception, le divin nous assaille, nous pénètre, nous modèle. Nous le croyions distant et inaccessible, et voilà qu’au contraire nous vivons plongés dans ses couches brûlantes.
Peut-on réintégrer l’âme dans une nouvelle cosmologie ? Je le crois et je pense que c’est essentiel pour tout ce qui nous tient à cœur, jusqu’à notre survie en tant qu’espèce. Mais alors, comment ?
Au début de la troisième partie de The Matter with Things, je fais référence à la légende onondaga d’un dieu créateur dont la tâche était, pour le bien de l’univers tout entier, de donner naissance à la Terre et à toutes ses créatures. Son nom en langue onondaga signifie « il saisit le ciel à deux mains » et, dans la légende, il représente le pouvoir de représenter, le pouvoir de se souvenir de son identité supérieure au milieu de l’action dans le monde. Il a cependant un frère jumeau appelé Flint, qui déclare :
Je ne pense pas à l’endroit d’où je viens. Il suffit que mon esprit soit satisfait d’être arrivé à cet endroit. Ce lieu deviendra extrêmement exquis et amusant pour l’esprit. Je me fie à ce que mon Père m’a donné, une flèche de silex par laquelle j’ai la parole. Je m’en servirai peut-être pour me défendre afin de ne pas penser à cet autre endroit.
Même si nous étions autrefois comme le frère attentif de cette histoire, je pense que nous sommes devenus de plus en plus comme celui qui est dépourvu d’esprit, et selon la légende, c’est une calamité. En raison de sa longueur, je ne peux malheureusement pas raconter ici toute l’histoire, que je décris comme l’une des intuitions les plus remarquables de la structure de l’esprit et de son influence sur la destinée humaine jamais sortie de l’imagination humaine. Elle est à bien des égards parallèle à l’histoire de la rivalité entre les deux hémisphères.
Une partie de l’histoire est cependant que le frère le plus stupide peut être racheté en étant placé sous la tutelle du frère le plus sage. Ce que nous devons faire, c’est commencer à renforcer le mode de compréhension, la sagesse de l’hémisphère droit dans tous les domaines où il est actuellement menacé par une culture hypnotisée par l’hémisphère gauche avide de pouvoir : Flint et sa flèche. Nous devons commencer à regarder plus largement, plus profondément, à prendre notre destin en main, à devenir les capitaines de nos propres âmes.
« Le frère idiot peut être racheté en étant pris sous la tutelle du frère plus sage ». Le retour du fils prodigue, Pompeo Batoni, 1773
Lorsque les choses manquent de profondeur, nous disons qu’elles manquent d’âme. Tout ce qui est profond et large — et d’ailleurs l’hémisphère droit voit la largeur et la profondeur là où l’hémisphère gauche ne les voit pas — tout ce qui est profond et large, l’océan et les montagnes, par exemple, est sublime ; et le sublime me semble parler non seulement du cœur ou de l’esprit, mais aussi de l’âme. Regarder en profondeur, avoir une vue d’ensemble, tout cela contribue à nourrir l’âme ; et oui, la méditation, la prière, les rituels religieux, tout cela contribue à nous reconnecter avec ce que j’appellerais l’âme ; et j’espère vous avoir persuadés que nous ne pouvons pas nous passer de ce terme.
Nous pouvons aussi la trouver dans l’expérience de l’amour, y compris l’amour érotique, qui, pour beaucoup, est peut-être aujourd’hui le moyen le plus rapide de prendre conscience qu’ils ont une âme. Nous pouvons nous tromper sur la nature de ce que nous cherchons. Le spirituel se trouve souvent là où nous ne le cherchons pas. Et, pour compliquer les choses, il ne sera pas au centre de notre attention puisqu’il est lui-même le terrain du type d’attention qui le révèle. En cela, il est un peu comme l’œil qui fonde notre vue, mais qui est lui-même invisible. Nous devons donc cultiver l’ouverture à tout ce qui est.
Ci-dessous : « Le spirituel se trouve souvent là où on ne le cherche pas » Déjeuner du canotier, Pierre Auguste Renoir, 1881.
Dietrich Bonhoeffer, dans l’une de ses lettres et documents de prison, écrit alors qu’il était interné par les nazis avant d’être affamé, torturé, dépouillé et pendu, a écrit :
Dieu requiert que nous l’aimions éternellement de tout notre cœur, sans toutefois compromettre ou diminuer notre affection terrestre, mais plutôt comme une sorte de cantus firmus auquel les autres mélodies de la vie fournissent le contrepoint ; là où la basse continue est ferme et claire, rien ne peut empêcher le contrepoint de se développer au maximum de ses limites. Seule une polyphonie de cette sorte peut donner à la vie une intégralité et une assurance telles que rien ne puisse mal tourner, tant que le cantus firmus est maintenu : placez votre foi dans le cantus firmus.
Ce qu’il affirmait, c’est qu’il n’y a rien dans l’âme qui exige que nous nous aliénions du monde, que nous lui tournions le dos, bien au contraire. Sa métaphore musicale du cantus firmus en tant que ligne mélodique unique autour de laquelle toutes les autres lignes de la polyphonie se déplacent — l’enrichissant plutôt que la diminuant — est pour moi une expression très puissante de la raison pour laquelle l’âme n’est pas l’ennemie du corps, mais son sang vital même, si l’on peut s’exprimer ainsi.
Enfin, que pouvons-nous dire de l’âme et de la mort corporelle ? Comme je l’ai soutenu, l’âme est à la fois dans le corps et le transcende, comme un poème est à la fois dans le langage et le transcende, une mélodie dans le son et le transcende, une peinture dans le mur et le transcende. Je crois que c’est le rôle de l’univers de favoriser cette héritabilité à travers une individuation de plus en plus marquée, afin de précipiter sa singularité hors de la totalité, sans en aucun cas compromettre, mais plutôt enrichir, l’intégrité, la complexité et la beauté de cette totalité.
Si tel est le cas, notre déploiement, notre explicitation momentanée de l’implicite, avant qu’il ne soit réincorporé, comme le croyait David Bohm, dans le grand tout, est le but de notre être, ou de notre devenir, tout court.
Curieusement, ce modèle a été exactement préfiguré par une figure à laquelle Bohm n’a, à ma connaissance, jamais fait référence : le polymathe, théologien, scientifique, mathématicien et cardinal du 15e siècle, Nicolas de Cusa ; qui a tenté d’expliquer sa compréhension de la relation entre Dieu et sa création par une métaphore consistant à déplier ce qui était « plié dans », ou implicite, de l’intérieur vers l’extérieur — explication qu’il appelait — ex, du latin « dehors » et plicari « plier » — puis à plier de l’extérieur vers l’intérieur — troisième étape, qu’il appelait complicatio, du latin com, « avec » — afin d’étreindre.
Selon cette formulation, si toutes les choses — les êtres — sont un déploiement de Dieu dans le temps et l’espace, elles sont en même temps enveloppées dans l’unité indifférenciée de Dieu, leur source divine. Je crois que cela, comme le compte rendu plus célèbre de Bohm de la physique, est en accord avec le progrès de droite-à-gauche-à-droite de notre monde phénoménologique, qui naît à travers le cerveau bipartite. C’est ce que j’ai trouvé en parcourant The Matter with Things : la rencontre, tout à fait indépendamment, comme il semblerait, d’idées issues de la physique, de la philosophie et de la neurologie.
En conclusion, le philosophe américain Eugene Gendlin a écrit quelque part :
Nous pensons plus que nous ne pouvons dire, nous ressentons plus que nous ne pouvons penser, nous vivons plus que nous ne pouvons ressentir, et bien d’autres choses encore.
L’âme est peut-être ce que nous voulons dire lorsque nous réfléchissons à ce « bien d’autres choses ».
DR IAIN MCGILCHRIST est Quondam Fellow du All Souls College, Oxford, Associate Fellow du Green Templeton College, Oxford, Fellow du Royal College of Psychiatrists, Fellow de la Royal Society of Arts, et ancien psychiatre consultant et directeur clinique à l’hôpital Bethlem Royal & Maudsley, Londres. Il a été chercheur en neuro-imagerie à l’hôpital Johns Hopkins de Baltimore et membre de l’Institute of Advanced Studies de Stellenbosch. Il a publié des articles originaux et des documents de recherche dans un large éventail de publications sur des sujets liés à la littérature, à la philosophie, à la médecine et à la psychiatrie. Il est l’auteur d’un certain nombre de livres, dont le plus connu est The Master and his Emissary: The Divided Brain and the Making of the Western World (Yale 2009). Un livre sur les neurosciences, l’épistémologie et l’ontologie intitulé The Matter with Things: Our Brains, Our Delusions and the Unmaking of the World, a été publié en novembre 2021.