Éric Marié
Savoir et connaissance

(Revue Le chant de la licorne. No 20. 1987) Au-delà du savoir, la quête de la Connaissance constitue une voie dont les différentes étapes rendent possible l’apprentissage de la Sagesse. Cette évolution peut être facilitée par une démarche stratégique juste. Cet article est la retranscription d’un enseignement oral donné par Éric Marié. *** Quelles sont […]

(Revue Le chant de la licorne. No 20. 1987)

Au-delà du savoir, la quête de la Connaissance constitue une voie dont les différentes étapes rendent possible l’apprentissage de la Sagesse. Cette évolution peut être facilitée par une démarche stratégique juste. Cet article est la retranscription d’un enseignement oral donné par Éric Marié.

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Quelles sont les conditions nécessaires pour que se déroule d’une manière correcte l’accession à une connaissance profonde ?

A partir du moment où on parle de transmission traditionnelle, des conditions préalables devront être réunies. Elles concernent avant tout l’être humain qui désire accéder à un certain type de connaissance.

La première condition est une conscience de la nature de l’Esprit, de nos fonctionnements intérieurs et des moteurs de notre existence. C’est sur ce point de départ que l’on observe le plus d’ambiguïtés, d’illusions, largement entretenues dans la vie moderne et quotidienne. Ainsi, la personne qui s’engage ou qui est appelée, par une certaine faim de l’âme, sur une voie spirituelle ne connaît pas toujours, d’une manière consciente, les fonctionnements internes qui ont organisé son existence jusqu’alors et qui continueront, dans une grande proportion, à l’animer.

En effet, qu’il en soit conscient ou qu’il se le cache, l’être humain recherche désespérément deux choses essentielles à son équilibre, le plaisir et la perfection.

La recherche du plaisir

Tout être humain a un certain besoin de joie, de plaisir, de jouissance. Ce terme n’est pas péjoratif ; il peut s’agir de jouissance alimentaire, sociale, psychologique ou sexuelle, mais également spirituelle. La psychanalyse a beaucoup tenu compte de la jouissance, même si elle en a surtout retenu les aspects les plus concrets. La jouissance peut être intellectuelle, ludique et même mystique.

Nier ce phénomène débouche sur un fonctionnement artificiel, basé sur différents systèmes de mortification ou d’éloignement de sa véritable nature. On créera alors une fausse image de soi-même, plaquée pour essayer d’estomper ce fonctionnement de base.

Mais comment concilier ce besoin de plaisir avec une démarche spirituelle ?

Ce qui distingue la personne qui s’engage sur une voie spirituelle et celle qui reste dans un positionnement plus matérialiste est que cette jouissance ne s’applique pas aux mêmes objets. Celle qui a un fonctionnement matérialiste accepte de limiter sa jouissance, dans le temps et dans l’intensité. Elle n’a pas les moyens de la faire perdurer. Assez rapidement, tout être humain réalise que le plaisir auquel il accède, après bien des efforts et quels que soient les moyens qu’il se donne, ne peut pas durer. C’est une des causes principales du malaise et de la souffrance. De plus, il est nécessaire de renouveler régulièrement l’expérience de la joie et de la jouissance, sans quoi elles disparaissent.

Prenons un exemple : Une personne est gourmande et voit une pâtisserie, ou du chocolat. Il s’installe en elle un désir qui provoque l’impulsion naturelle, quasi animale, tendant à le satisfaire. Elle prend un carré de chocolat… Le plaisir se diffuse. Une certaine jouissance s’installe. Mais le morceau de chocolat est impermanent. Il faut finir par le croquer, le faire fondre, l’avaler. Au bout de quelques temps, la sensation de plaisir s’atténue. Mais pourquoi cela ne dure-t-il pas ? Cette personne veut un plaisir permanent. Or, l’expérience lui a montré d’où provenait ce plaisir. Elle reprend donc un deuxième morceau de chocolat. C’est bon… mais un peu moins bon que le premier. Elle avale, et à nouveau, le plaisir s’estompe, aussi facilement que pour le premier morceau. Elle prend alors un troisième morceau de chocolat, et elle se rend compte, désespérée, que la jouissance est encore moins intense. En continuant ainsi jusqu’à la fin de la plaque, le dernier morceau sera épouvantable, parce qu’il sera le dernier, parce que la personne se sentira souvent coupable de s’être laissée aller à sa gourmandise et, parfois, parce qu’elle souffrira d’indigestion.

Ce fonctionnement est quotidien et entretenu par la vie actuelle, la société de consommation, la publicité… Il faut renouveler les plaisirs, et faute de pouvoir jouir en permanence, on saute d’une source de jouissance à une autre. L’être humain fonctionne continuellement dans ce système. Constamment alternent la recherche de jouissance, une satisfaction très éphémère et désespoir, dépression. Ceci est encore accentué lors de la rechercher de paradis artificiels, à travers la drogue, à travers des systèmes où la jouissance est maximale, où on pourrait parler d’« orgasme psychique ». Mais on retombe plus bas encore. Et il faut toujours un peu plus pour arriver à un plaisir identique, qui dure de moins en moins longtemps et qui ensuite, progressivement, se transforme en souffrance.

Le premier point, la première qualité préalable pour une personne initiable est de comprendre quelle est la racine du principe de la jouissance.

Quelles sont les difficultés pour cela ?

Le premier écueil est de vouloir éviter ce fonctionnement, la mortification qui fait qu’à un moment donné, beaucoup d’individus vont céder et fonctionneront alors avec le même principe qu’une personne alternativement anorexique et boulimique. Anorexie et boulimie sont fréquemment associées. On peut tout à fait transposer cela sur le plan spirituel. Lorsqu’on étudie la vie des grands êtres, du Bouddha par exemple, on se rend compte qu’à un moment donné de leur vie, ils sont passés par cette phase de mortification, avant de se rendre compte que la voie qui mène à la clarté de l’esprit n’a pas sa racine dans le seul fait de vouloir briser artificiellement cette tendance jouissive.

Le deuxième écueil, le plus fréquent dans notre société, est de se contenter d’une jouissance incomplète. Le fait que beaucoup de personnes n’aient pas accès à une certaine forme de spiritualité est dû à ce qu’elles se résignent à une jouissance minime, éphémère. Elles ne sont pas assez exigeantes sur le caractère permanent, sur la pérennité de leur plaisir. Elles sont inconsciemment persuadées que le plaisir est éphémère et multiplient les plaisirs comme on fait défiler rapidement des images sur un écran, ce qui masque le vide qui les sépare.

Une démarche spirituelle est aussi, pour certaines personnes, liée au refus d’une jouissance impermanente, à la volonté d’un plaisir permanent. Cela n’est pas anormal, ni péjoratif. Rechercher un bonheur permanent est un fonctionnement physiologique pour l’être humain. Poussant cela à l’extrême, il rencontrera forcément une voie spirituelle, car ce n’est que par la maîtrise des différents paramètres de l’esprit que l’on peut arriver à une jouissance qui ne cesse pas.

La recherche de la perfection

La deuxième faim de l’esprit est la recherche de la perfection. L’esprit de tout être humain a une permanente soif de perfection, Bien que cela puisse être caché, étouffé, cette soif est permanente. Cela peut d’ailleurs s’appliquer à la joie (jouissance), qui doit être parfaite.

Cela est aussi à l’origine de beaucoup de souffrances. Nos complexes, frustrations, colères, nos haines, nos conflits sont basés en grande partie sur le fait que nous avons un désir très intense de perfection et que nous sommes confrontés au fait de n’avoir pas encore été capables de la réaliser.

Si on observe le fonctionnement des êtres que l’on a tendance à considérer comme les plus pervers, les plus bas, on se rend compte qu’à la base de ces comportements réside très souvent une insatisfaction et la frustration d’une perfection intérieure à laquelle ils n’ont pu accéder.

A travers un enseignement, il est nécessaire de donner le moyen d’accéder à une certaine forme de jouissance intérieure, de donner une stratégie qui permette de rendre cette joie plus durable, et en même temps de dédramatiser cette recherche de perfection qui se solde par un grand nombre d’échecs. La compréhension de cela est indispensable pour toute personne qui s’engage sur une voie initiatique. Lorsqu’on se base uniquement sur la recherche de jouissance, on devient futile. Lorsqu’on recherche uniquement la perfection sans avoir compris ces principes, on devient facilement névrosé.

La motivation

Ces deux conditions réunies, qu’est ce qui peut pousser un « profane » à s’engager sur une voix initiatique ?

Lorsque quelqu’un s’engage sur une voie spirituelle apparaît la notion importante d’une motivation consciente, puissante et entretenue.

Consciente parce que l’appel intérieur, bien que nécessaire, n’est pas suffisant. Il faut un positionnement de la conscience. Pour réaliser de grandes choses, il faut un moteur. On peut marcher sur 200 m pour aller chercher du pain pour son petit déjeuner. Mais si on devait parcourir 300 km, la plupart des gens préférerait se passer de petit déjeuner. Il existe donc une relation entre ce qu’on espère tirer d’un effort et l’énergie qu’on y investit.

Or, il est clair que suivre une voie initiatique demande un effort important et prolongé. Si la motivation n’est pas suffisamment puissante, très rapidement, l’effort s’épuise.

Quand une personne débute, sa motivation ne peut être parfaite puisqu’elle est elle même dans une situation d’imperfection et de recherche. Le rôle de l’enseignant consistera donc aussi à fournir à la personne une motivation qui soit à son niveau. On trouve dans le Bouddhisme une anecdote qui illustre cela ; la voici, telle que la raconte Tarthang Tulkou, dans « l’esprit caché de la liberté » :

Une légende raconte que Bouddha dit un jour à son cousin qu’il devait étudier et pratiquer le Dharma plus souvent, mais son cousin refusa et répondit : « Je n’ai pas le temps. Je suis amoureux d’une belle femme et je ne peux pas la quitter. Et, qui plus est, je ne trouve aucun plaisir aux études ».

Bouddha demanda alors : « Aimerais-tu m’accompagner dans un autre pays ? » Son cousin dit oui, et, s’accrochant à sa toge, il fut immédiatement transporté dans un royaume divin. Juste après leur arrivée, Bouddha dit qu’il souhaitait méditer et s’éloigna, laissant son cousin seul. Le jeune homme ébahi regarda autour de lui et ne vit que splendeur et beauté. Des hommes et des femmes écoutaient les enseignements, marchaient dans les jardins, dansaient. Des êtres angéliques volaient joyeusement dans les airs.

Cependant, le cousin de Bouddha nota bien vite que, tandis que chacun profitait de la compagnie des uns et des autres, il était seul. Il aurait souhaité, lui aussi, participer aux activités en commun. Il arriva aux portes d’un magnifique palais et entra, espérant y trouver quelqu’un à qui parler. A l’intérieur, se trouvaient quatre femmes incomparablement belles, avec qui il amorça une conversation. « Qui vit dans ce palais ? » demanda-t-il.

« Oh ! nous sommes les seules occupantes pour le moment, répondirent-elles. Mais il y a un homme qui commence à s’intéresser au Dharma et qui va finir pas renaître ici, parce qu’il crée du karma positif. Nous l’attendons ».

« Qui est cet homme qui a tellement de chance ? » demanda-t-il. Les femmes répondirent que c’était le cousin de Bouddha. Ravi de leur réponse, le jeune homme retourna immédiatement auprès de Bouddha et lui demanda la permission de devenir étudiant. Bouddha accepta et le ramena dans le domaine terrestre pour étudier le Dharma.

Le cousin de Bouddha s’appelait Nanda, qui fut un de ses disciples les plus fidèles. Au début, Nanda était attiré par le Dharma parce qu’il voulait vivre avec les femmes qu’il avait rencontrées dans les cieux. Le Dharma et ses différentes pratiques ne semblaient pas importants ; son unique idée était d’obtenir encore plus de plaisir et de bonheur. Cependant, Nanda persévéra dans ses études et devint plus tard un Arhat, renonçant à tout. Puis, quand on l’interrogea au sujet du royaume divin, il répondit : « oublié ». Ayant compris la vérité du Dharma, il remarqua qu’il n’avait besoin de rien d’autre.

Ainsi donc, le Bouddha avait su lui donner une motivation correspondant à son niveau spirituel. Ensuite, il ne fut plus nécessaire d’entretenir cette motivation qui fut remplacée par d’autres, plus subtiles.

Celui qui chemine sur une voie initiatique a un fonctionnement analogue. Au départ, il peut être attiré par le pouvoir ou le désir de briller en société et progressivement, cette motivation se transforme. L’enseignant a un rôle important pour dégager l’élève d’une motivation et lui en donner une autre à chaque étape. Les enseignements diffèrent selon chaque niveau atteint, ainsi que l’exprime Saint-Paul quand il conseille de « donner le lait aux enfants et la chair aux adultes ».

Quelles sont les autres qualités qu’il est nécessaire d’acquérir pour pouvoir s’engager dans une démarche initiatique ?

La recherche permanente de la vérité

On recherche le plus souvent des vérités qui nous sont accessibles, agréables à un certain moment, compte tenu de notre éducation, de nos dogmes, de nos opinions… Cette recherche permanente de la vérité fait que l’être humain doit être capable, comme disait Gandhi, de retenir ce qui est intéressant, et sans aucune réserve, dans n’importe quel système philosophique ou religieux, quel qu’il soit, aussi opposé qu’il puisse être, de sa propre religion et d’être également capable d’être strict et vigilant par rapport à tout ce qu’il trouve déficient dans son propre système. Ceci ne peut se faire que par une grande tolérance, par une mise à égalité des différentes pensées et religions. On entend trop souvent certains tenants de l’œcuménisme déclarer qu’ils reconnaissent l’intérêt relatif des autres systèmes religieux, tout en considérant que le leur reste tout de même supérieur. Cette forme de tolérance est purement extérieure, trop imprégnée de l’inertie doctrinale pour permettre une ouverture de cœur.

L’intrépidité

C’est la capacité à pouvoir rester fidèle à ses idées, à son fonctionnement quels que soient les risques qu’ils peuvent nous faire courir. Gandhi, qui a également attaché tant d’importance au principe de la non-violence et à la notion de paix, écrit :

« Nul ne peut être qualifié de vertueux qui n’est pas intrépide pour former aussi bien que pour exprimer ses opinions, et qui n’exécute pas immédiatement les ordres de sa conscience. La force d’un être humain réside dans l’absence de crainte, et non dans la quantité de chair et de muscles que nous pouvons avoir dans notre corps…

Je suis un homme de paix. Je crois en la paix. Mais je ne veux pas la paix à tout prix. Je ne veux pas le genre de paix que l’on trouve dans une pierre. Je ne veux pas le genre de paix que l’on a dans la tombe. Je veux la paix que recèle la poitrine de l’homme qui s’expose aux flèches du monde entier, mais que protège de tout mal le pouvoir du Tout-puissant ».

Cette notion d’intrépidité est donc également fondamentale dans la recherche de la Connaissance. C’est la capacité à former des idées, mais aussi à les remettre en question. Il faut beaucoup de courage et d’énergie pour être capable de remettre constamment en cause le système dans lequel on a été élevé, dans lequel on a fonctionné, dans lequel on a éventuellement enseigné.

La prise de conscience de ce qu’est la racine du principe de jouissance, la recherche de la perfection, la recherche de la vérité et l’intrépidité sont les quatre qualités qui constituent une base, un support à travers lequel se crée une « faim spirituelle » insatiable qui pousse l’aspirant sur les voies de la Connaissance.

Une fois ces qualités développées, quelles sont les conditions qui vont permettre de s’engager effectivement sur une voix de Connaissance ?

Pour être fonctionnel dans cette aspiration à la Connaissance, il sera nécessaire de réunir des circonstances favorables. On peut distinguer 4 circonstances indispensables pour permettre un cheminement initiatique. Deux sont extérieures, deux sont plutôt intérieures :

Un travail initiatique ne peut pas se dérouler dans un espace profane, ni dans une période inadaptée. Il faut donc réunir ces deux conditions extérieures pour que le travail puisse se faire.

Le moment doit être parfaitement adapté.

Pour beaucoup d’enseignements, le professeur sera amené à tempérer l’enthousiasme de l’élève, à attendre le moment adéquat. Ce moment peut être calculé par l’Astrologie, la Cosmologie, ou peut être déterminé beaucoup plus spontanément. Ce paramètre est l’expression du Ciel.

Le lieu doit être parfaitement adapté.

Des lieux extraordinaires ont été créés dans un but initiatique, mais ce qui compte avant tout, c’est de considérer que le lieu dans lequel se déroule l’initiation est un lieu sacré.

Dans toutes les civilisations ont existé des lieux sacrés et des moments privilégiés pour l’initiation. Ces deux circonstances sont nécessaires pour réaliser un processus initiatique.

Quelles sont les conditions intérieures ?

L’individu devra être parfaitement prêt. C’est là l’aspect intérieur. La préparation pourra être directement dirigée par un enseignant, un maître, ou par un groupe, une communauté d’initiés qui va parrainer le postulant pour lui permettre d’intégrer progressivement ce cheminement initiatique. En fait, il est difficile de distinguer le maître de la communauté. Un maître n’est jamais seul, isolé. Même s’il en donne l’impression, socialement ou géographiquement, il appartient toujours à une lignée, à un mode de transmission, à une communauté, même si celle-ci n’est pas apparente aux yeux du profane. D’autre part, un groupe, quel qu’il soit, est toujours dirigé par un être qui en est le « chef d’orchestre », que ceci soit apparent ou non.

Lorsque, sont réunis un individu parfaitement prêt, un lieu et un moment adaptés et un vecteur de connaissance, enseignant ou groupe, l’apprentissage peut commencer. C’est de la rencontre de l’enseignant et de l’enseigné que se détermineront les circonstances, le lieu, le moment, la préparation de l’étudiant et la reconnaissance du maître.

Quelles sont les étapes de l’apprentissage ?

La première étape est bien sûr la rencontre avec l’enseignement. C’est pratiquement toujours une rencontre enthousiasmante. La racine grecque d’enthousiasme signifie « En Dieu ». Au-delà d’un délire affectif, il s’agit réellement d’une motivation profonde, venant du cœur, l’expression de la divinité, qui nous pousse à rechercher quelques chose, à réaliser quelque chose.

Après l’enthousiasme succédera une période difficile. Il faut en effet que la jouissance s’estompe. Et cela pour deux raisons : il y a très souvent des projections préalables. Celui qui ne sait pas s’imagine toujours ce que doit être ce qu’il ignore, d’où une sorte de vie de rêve. De ce fait, la personne n’est pas libre et elle va souffrir des entraves de ses projections. Le monde ne peut pas être exactement comme on le projette, d’où une déception à chaque divergence. D’autre part, les exigences extérieures pourront entraver l’accès à la connaissance. Tout cela pourra aboutir au dénigrement, voire au rejet de ce qui avait provoqué l’enthousiasme de départ, comme dans la fable du Renard et des raisins verts.

Décrivez nous la relation de maître à disciple

Actuellement, le terme de maître est considéré en Occident d’une manière assez péjorative. On imagine souvent un gourou prêchant le détachement et ayant réalisé de fructueuses opérations financières… Il faut revenir à des données plus simples.

Autrefois, lorsque quelqu’un voulait apprendre, il allait voir un maître. Celui qui voulait devenir charpentier, maçon, menuisier ou ébéniste allait voir quelqu’un qui avait acquis une maîtrise dans ce domaine et pouvait lui en transmettre les bases. Bien que des écoles aient remplacé ces maîtres, dans une certaine mesure, ceci est encore vrai de nos jours. Pourquoi n’en serait-il pas de même dans le domaine spirituel ? Pourquoi celui qui effectue une recherche spirituelle n’irait-il pas voir un maître, quelqu’un qui connaît le « métier » de la transformation spirituelle ?

Idris Shah, maître soufi, écrit à ce sujet : « Examinons les situations respectives du maître et du disciple. Le maître, pour l’élève, c’est quelqu’un qui a une certaine quantité de quelque chose et lui en donnera une part, ou quelqu’un qui sait comment atteindre quelque chose. L’élève, pour le maître, c’est quelqu’un qui a les conditions requises pour acquérir une part de quelque chose; autrement dit, il le tient pour capable d’atteindre quelque chose. Les deux attitudes sont en corrélation. Le problème qui se pose au maître est toutefois plus difficile que celui qui se pose à l’élève. Une des raisons en est que l’élève est impatient d’apprendre, mais voit rarement qu’il peut apprendre seulement quand sont réunies les conditions qui rendent l’apprentissage possible ».

Les exigences de l’élève sont donc à proscrire ?

Très souvent, lorsque l’élève arrive, il a une idée très précise sur ce qu’il faut faire pour apprendre. Combien de personnes ne connaissant rien aux médecines énergétiques m’ont bien recommandé de commencer par leur enseigner telle chose, puis telle autre… Comment, puisqu’elles savaient comment s’y prendre, n’avaient elles pas acquis ces connaissances et pourquoi avaient elles besoin d’un professeur ?

D’autre part, l’attitude de l’enseigné doit être juste :

Honnêteté et sincérité sont fondamentales. Beaucoup de personnes qui vont rencontrer un maître se présentent sous leur meilleur aspect, pour paraître pures, pour pouvoir entretenir pendant quelques secondes des pensées élevées. En fait, un enseignant, un maître est avant tout un ami. On parle d’ami spirituel. C’est quelqu’un à qui on doit pouvoir confier ses failles, ses lacunes, ses difficultés, même ses perversités conscientes si on en découvre. Il faut pouvoir se montrer dans sa fragilité. Le maître n’est pas là pour nous renforcer dans ce qui est fort mais dans ce qui est faible, dans ce qui est fragile. Il faut être capable de montrer ses désespoirs, de les exposer, d’en parler. Il ne faut pas avoir les mêmes relations avec un maître que celles que l’on pourrait avoir avec une jeune fille que l’on voudrait séduire. Il y a derrière cela à la fois un sentiment d’orgueil et de possession. « Si j’apparais comme le meilleur, il me donnera peut-être davantage d’enseignements ». Cela est absurde. Si l’on considère qu’un maître n’est pas capable de percevoir la réalité des choses, il n’est pas un maître et ce n’est pas la peine de perdre du temps avec lui.

Si le maître acceptait cette concession, il donnerait un enseignement ne correspondant pas au niveau de l’élève, à ses capacités d’apprendre. Il est donc préférable de révéler clairement ses failles.

Lorsqu’on amène sa voiture au garage, on ne camoufle pas ses défauts, on ne minimise pas ses problèmes. Au contraire, on les expose le mieux possible et c’est le garagiste qui évoluera la gravité de la situation et décidera des solutions à apporter.

L’élève doit enfin faire preuve de discipline.

Le maître possède une compassion infinie pour son élève. Cela est fondamental, surtout pour un enseignement ésotérique. Cette compassion est essentielle car c’est par elle que va s’exprimer la grâce de la connaissance, que cette grâce soit l’expression des qualités personnelles de l’enseignant ou de la pureté de l’Esprit, c’est-à-dire du support même de la connaissance. A l’inverse, l’étudiant qui n’a pas une confiance suffisante ne pourra développer la discipline correcte.

Tout ceci étant réuni, on peut alors aborder les différentes étapes du sentier.

Quelles sont ces différentes étapes ?

On en distingue essentiellement trois :

La rencontre avec le maître, qui va faire naître la confiance. Avant d’avoir rencontré un maître qui peut nous enseigner quelque chose, on peut se demander quels sont les signes qui nous permettront de le reconnaître. Personne ne peut le dire. Mais lorsqu’on fait la rencontre avec un maître avec lequel on a une connexion puissante, expression de cette vie mais aussi de tout un passé spirituel, le choc est tellement puissant qu’on ne peut faire autrement qu’être ébranlé jusque dans les niveaux les plus profonds de nous-mêmes.

Mais le maître compétent ne transformera jamais la confiance de son disciple en une dépendance. Il fera tout pour éviter ou repousser le disciple s’investissant trop sur ce rapport, quitte à se montrer sous ses plus mauvais jours, voire même à passer pour un fou ! Son but est de rendre le disciple indépendant et non d’entretenir sa servilité. Une fois que la rencontre a eu lieu, le disciple doit cultiver la patience.

Le maître sera souvent amené à tempérer son enthousiasme. Parfois le faire attendre longtemps pour mesurer sa motivation. A un moment donné, il lui donnera l’enseignement et dès lors, c’est de persévérance que l’élève devra faire preuve, afin de ne pas s’arrêter en cours de route.

La dernière qualité à développer au cours du cheminement est l’obéissance. Car après avoir persévéré, le disciple acquiert des qualités et peut se croire prêt sans l’être. Il faut néanmoins que ce soit le maître qui décide quand l’élève est autonome. L’élève ne doit pas se croire arrivé trop tôt, aux premiers signes de réalisation qui ne sont souvent que les premiers d’un véritable développement intérieur.

Ainsi se constitue l’œuvre du travailleur de l’esprit.

Et ensuite ?

La voie du guerrier est la deuxième étape de ce cheminement dont les épreuves constituent le combat qui doit être livré dans la quête de la connaissance.

Le premier ennemi à vaincre est la peur. Il ne s’agit pas seulement d’une circonstance effrayante mais d’un état de peur dont le principal méfait est d’empêcher l’élève de poursuivre son apprentissage. Il ne s’agit pas d’incertitudes nous obligeant à faire des réflexions, des prises de conscience, mais d’une peur inhibitrice qui empêche tout progrès. Cet obstacle est difficile. Chacun y est soumis à un moment ou à un autre. Si on se laisse aller à ce moment-là, on peut être certain de l’arrêt de toute évolution dans sa quête de la Connaissance. Autant l’acquisition des 4 qualités que nous avons vues précédemment peut se faire à un rythme variable, puisqu’ il s’agit essentiellement d’une accumulation, autant, une fois intégré comme apprenti, on ne peut plus se permettre d’être vaincu par un obstacle. Cet échec vaut pour la vie. Il est habituel de dire que lorsqu’une personne échoue à certains niveaux du processus initiatique, ce processus lui reste fermé pour le reste de son incarnation. Il ne s’agit pas, bien sûr, des stades préalables, mais des niveaux où la personne a développé trop de structures pour revenir en arrière en cas de perturbation. C’est pour cela que l’enseignant s’efforcera d’être certain que l’élève est parfaitement stabilisé, au plus fort de ses potentialités, avant de lui faire rencontrer les principaux obstacles.

On ne peut pas dire pour autant que celui qui a maîtrisé sa peur n’aura plus jamais peur. Il reste un être humain comme un autre, soumis à des craintes, des incertitudes mais en revanche, plus jamais de toute sa vie, la peur ne sera un obstacle qui pourra l’empêcher de progresser. C’est pour cela que la rencontre avec la peur est déterminante. Vaincue, la personne pourra devenir un érudit, quelqu’un de très bon, peut-être un saint, mais elle ne pourra jamais accéder à l’état de la Connaissance profonde.

Lorsque la personne a réussi à contrôler sa peur, il se développe naturellement en elle une très grande joie, une réconfortante sérénité.

Elle risque alors de se laisser dominer par son deuxième ennemi, l’éblouissement par sa propre clarté.

En effet, après avoir maîtrisé la peur, elle a la conviction que plus rien dans la vie ne lui est impossible. Elle est indifférente à beaucoup de choses ; tout ce qui pouvait constituer une menace s’effrite. L’aspirant a le sentiment que son univers devient infini et il rayonne d’une très grande clarté. Le danger est alors qu’il soit ébloui par sa propre lumière. S’il tombe dans ce piège, il ne reviendra jamais en arrière, il n’aura plus jamais peur, mais il ne pourra poursuivre plus avant, même un tant soit peu. Il deviendra quelqu’un de très courageux, pourra développer une certaine noblesse, aura une grande clarté d’esprit, voire une réelle ouverture mystique, peut-être une vision transcendante des choses mais il ne deviendra jamais réellement un être de Connaissance. Si la personne est particulièrement vigilante, elle contemplera cette clarté et percevra qu’elle n’a pas de réalité propre, qu’elle n’est pas extérieure à elle, qu’elle n’est pas un support de puissance. Sans l’ignorer, elle n’en deviendra donc pas esclave mais constatera simplement sa présence, sans s’en inquiéter et sans que cela ne puisse la perturber dans sa voie. Le guerrier ne deviendra pas un visionnaire instable, comme certains grands saints qui ont pu avoir des illuminations sur le monde, son avenir… mais sans en avoir une maîtrise totale et parfaite et sans pouvoir les contrôler, les choisir. C’est ce qui distingue assez nettement un saint d’un sage.

Le sage ne peut se laisser arrêter par cette clarté. L’abandonnant, ou plutôt l’intégrant sans en tirer une satisfaction excessive, il poursuit son chemin et rencontre tôt et tard le troisième obstacle, celui du pouvoir. En effet, celui qui n’a plus ni peur inhibitrice, ni contemplation béate de sa propre clarté développe nécessairement un très grand pouvoir. Et cela peut dès lors devenir un obstacle. La puissance dégagée à ce moment est telle que l’on a l’impression de tenir le monde entre le pouce et l’index. Le danger sera de faire de ce pouvoir le but principal de sa recherche, de s’y attacher et donc de se détourner de sa voie. L’aspirant n’aura alors plus jamais peur, il vivra constamment dans sa clarté mais ne maîtrisera pas sa propre puissance. Il pourra devenir un être inspiré, un héros mais il ne pourra accéder définitivement à l’état d’être de connaissance.

Si le pouvoir est contrôlé, extrait, distillé progressivement, le sujet apprendra à le canaliser dans tous ses canaux de vie, dans toutes ses structures énergétiques internes et à le métaboliser de la même manière que l’air ou les aliments. Dès lors le pouvoir ne sera plus un obstacle mais un instrument au service de la volonté.

Le quatrième obstacle apparaît alors, sournoisement : l’inertie, la vieillesse. Cela n’est pas forcément synonyme de grand âge mais le fait d’avoir réalisé un grand nombre de choses, de disposer d’un tel pouvoir contrôlé peut faire à la vie son côté aventureux. On peut en oublier la notion de combat, de quête, le besoin de faire de sa vie quotidienne un exploit permanent. On peut perdre le sens du caractère mystérieux des choses. On tombe alors progressivement dans une routine qui aboutit à la mort.

Celui qui tombe dans le piège de l’inertie ne deviendra jamais non plus un être de Connaissance.

Il n’est pas possible de vaincre ce dernier ennemi. On peut tout au plus, comme le chevalier, le tenir en respect, face à soi. Si on baisse sa garde, la vieillesse survient, avec le dogme, les doctrines, les certitudes, les habitudes, tout ce qui fait que progressivement, notre énergie se cristallise. Celui qui, jusqu’à son dernier jour, est capable de tenir en garde, sans peur, sans illusion sur sa propre clarté, sans céder à son pouvoir de manière involontaire et sans se laisser enfoncer par l’action progressive de l’inertie atteindra l’état d’un être de Connaissance. Alors, la quête touche à son but.

Tout ce cheminement est donc ce qu’on appelle la voie initiatique ?

Oui. Accumuler les quatre qualités relève de la voie du travail, compagnonnique. Vaincre les quatre obstacles est lié à la voie du guerrier, de la chevalerie et met le caractère martial de l’être, bien au-delà des petits conflits internes ou des émotions perturbatrices, et lui permet de mener sa quête avec stabilité, à partir de tous les éléments qu’il a accumulés durant son apprentissage. Après ce stade s’ouvre une troisième voie qui n’implique plus ni accumulation comme au premier degré, ni élimination comme au deuxième. Ce troisième niveau est plus alchimique et fait appel à des capacités de transformation. Il s’agit de laisser s’épanouir et de reconnaître certains niveaux de clarté de l’esprit, qui s’exprimeront essentiellement en trois polarités :

la sagesse, synthèse de tous les aspects possibles d’approche de la connaissance,

l’amour, non pas le sentiment, même exalté du mysticisme, mais la compréhension interne, le cœur étant devenu un organe de sensation et de connaissance des réalités et des rapports qui existent entre les énergies du monde et qui pourra s’exprimer sous forme de compassion, de bienveillance et de bien d’autres manières.

la vacuité, conscience et compréhension claire de la liberté, capacité à considérer que toutes les choses, malgré leurs apparences, relèvent d’une même racine et que cette racine n’a pas de réalité existentielle.

L’être humain capable d’atteindre ce niveau de conscience peut être considéré comme réellement accompli.