Richard Smoley
Schémas de connexion : Un entretien avec Fritjof Capra

Traduction libre Nous nous inventons des frontières et des objets, mais la réalité est fluide et toujours changeante. Nous avons entendu des tas de choses sur les Taos, les Zens de la physique et tout le reste ; ce sont aujourd’hui des clichés. Ce n’était pas le cas en 1970, lorsque Fritjof Capra a publié son […]

Traduction libre

Nous nous inventons des frontières et des objets, mais la réalité est fluide et toujours changeante.

Nous avons entendu des tas de choses sur les Taos, les Zens de la physique et tout le reste ; ce sont aujourd’hui des clichés. Ce n’était pas le cas en 1970, lorsque Fritjof Capra a publié son ouvrage révolutionnaire (et très imité) The Tao of Physics: An Exploration of the Parallels between Modern Physics and Eastern Mysticism (tr fr Le Tao de la physique), ouvrant la voie à une nouvelle vision du monde. Depuis lors, le livre s’est vendu à plus d’un million d’exemplaires. Parmi ses autres ouvrages, citons The Turning Point (tr fr Le temps du changement), The Web of Life: A New Scientific Understanding of Living Systems (tr fr La toile de la vie); Uncommon Wisdom: Conversations with Remarkable People (tr fr Sagesse des sages); et The Science of Leonardo: Inside the Mind of the Great Genius of the Renaissance (tr fr Léonard de Vinci : Homme de sciences).

L’essence de la pensée de Capra est ce qu’il appelle la vision systémique de la vie, qu’il a poursuivie et promue au cours des cinquante dernières années. Cette perspective est destinée à remplacer l’ancienne (mais toujours répandue) vision mécaniste du monde, qui considère les objets et les êtres vivants comme des éléments isolés interagissant de manière plus ou moins automatique. Le point de vue de Capra est que tout est interconnecté et qu’il est préférable de le comprendre comme un système de processus vivants interdépendants et en constante évolution.

En 2021, Capra a publié Patterns of Connection: Essential Essays from Five Decades, qui retrace sa pensée depuis les premiers jours jusqu’à aujourd’hui. Les essais comprennent « Where Have All the Flowers Gone? Reflections on the Spirit and Legacy of the Sixties » ; « The Dance of Shiva: The Hindu View of Matter in the Light of Modern Physics » ; « The New Physics as a Model for a New Medicine, Psychology, and Economics? » ; et « The COVID-19 Pandemic: A Systemic Analysis ». En français successivement : « Où sont passées toutes les fleurs ? Réflexions sur l’esprit et l’héritage des années 60 » ; « La danse de Shiva : La vision hindoue de la matière à la lumière de la physique moderne » ; « La nouvelle physique comme modèle pour une nouvelle médecine, psychologie et économie ? » et « La pandémie de COVID-19 : Une analyse systémique »

En octobre 2021, j’ai réalisé une interview Zoom avec lui pour discuter de son nouveau livre.

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Richard Smoley : Permettez-moi de commencer par une question que mon fils de onze ans m’a posée hier soir : la réalité existe-t-elle quand personne ne regarde ?

Fritjof Capra: C’est assez profond pour un enfant de 11 ans.

En fait, cela fait partie de la nouvelle compréhension systémique de la vie que j’ai explorée et synthétisée au cours des trente ou quarante dernières années, et que j’appelle la vision systémique de la vie. J’ai publié plusieurs ouvrages à ce sujet, et ma grande synthèse est publiée dans un livre portant ce titre : The Systems View of Life, coécrit avec Pier Luigi Luisi. Ce livre est lié à Patterns of Connection, qui représente l’évolution de ma pensée sur cinq décennies.

Pour répondre à la question de votre fils, nous avons découvert que si personne ne regarde, la réalité est toujours là, car elle est indépendante de l’observateur. Ce qui se passe avec l’esprit humain, ou le processus de connaissance, c’est que nous faisons naître un monde.

Partout où il y a de la vie, nous trouvons cette dimension cognitive. Par exemple, lorsque nous regardons un arbre, nous savons qu’un oiseau ou un insecte regardant le même arbre verra quelque chose de très différent. Même si, disons, nous prenions quelques verres de whisky et regardions l’arbre, nous verrions quelque chose de différent, car notre esprit serait influencé par l’alcool.

Il y a un monde existant là dehors — je ne dis pas que nous l’avons inventé — mais la façon dont nous divisons le monde en modèles, structures et parties dépend de notre processus d’observation, de sorte que nous créons un monde. Si personne n’était là, il n’y aurait pas d’objets, de modèles et de choses tels que nous les définissons dans le processus de connaissance. C’est une question assez complexe.

Smoley : Un thème fondamental qui imprègne votre pensée et votre livre est le suivant : « Pour se maintenir efficacement, les organismes vivants doivent être capables de discriminer entre le système lui-même, pour ainsi dire, et son environnement. C’est pourquoi tous les organismes vivants ont une frontière physique. »

Cela a certainement du sens à la lumière de ce que vous dites, mais peut-on dire cela du monde supposé inanimé, puisque toutes les choses ont des limites physiques ? L’électron a-t-il une sorte de capacité à se distinguer d’un autre, quand bien même il se présenterait sous une forme radicalement différente de la nôtre ?

Capra : Je ne sais pas si « distinguer » est le mot juste, parce que pour autant que nous le sachions, il n’y a pas de processus mental dans les électrons ou les atomes, alors que, en reliant le processus mental ou cognitif au processus de la vie, nous pouvons spécifier, par exemple, comment une bactérie distingue entre une plus grande et une plus petite concentration de sucre. L’esprit, ou la cognition requiert une certaine complexité. Cette complexité apparaît avec la cellule vivante, qui est la plus petite unité d’un système cognitif, d’un système vivant.

Smoley : Très bien ; merci. Vous discutez de la pensée hindoue et bouddhiste dans votre livre et vous les reliez aux découvertes scientifiques actuelles. Pourtant, l’une des idées fondamentales de l’hindouisme et du bouddhisme est le concept d’illusion — avidya, maya, quel que soit le nom que vous voulez lui donner — l’idée que notre cognition est en quelque sorte défectueuse. Comment intégrer cette idée dans votre système ?

Capra : Je vais relier cela exactement à ce dont nous parlions auparavant. Il existe un monde matériel, que nous n’inventons pas. Je dirais que du point de vue scientifique, nous introduisons la division de la réalité en objets et en événements, et ce serait la maya.

Je dois également dire que dans ma collection d’essais, la spiritualité forme une sorte de serre-livres. Je commence par mon intérêt pour la spiritualité orientale dans les années 1960, ainsi que par les parallèles que j’ai découverts entre la physique moderne et les idées fondamentales du mysticisme oriental. À la fin de la collection, je termine par une réévaluation de ma vision de la science et de la spiritualité, ce qui constitue une dimension très importante de mon travail. La spiritualité est toujours une dimension sous-jacente à l’ensemble de mon travail.

Smoley : Ce que vous dites est logique : nous construisons la réalité telle que nous la comprenons à travers notre cognition. Mais pour poursuivre cette ligne de pensée, ces systèmes orientaux disent non seulement que nos perceptions sont illusoires, mais que nous pouvons aller plus loin vers une compréhension vraie ou précise du monde au-delà de ces catégories ; cela s’appelle l’illumination. Comment cela s’intègre-t-il dans votre système ?

Capra : D’après ce que je lis des traditions mystiques, elles disent que nous pouvons faire l’expérience d’une véritable compréhension, mais que lorsque nous l’exprimons en mots, nous sommes toujours limités. Dans la tradition taoïste chinoise, par exemple, le Tao Te Ching commence par dire : « Le Tao qui peut être exprimé n’est pas le vrai Tao » — Tao signifiant la réalité ultime.

C’est le fondement de ma comparaison entre la physique moderne et les traditions spirituelles orientales : elles sont toutes deux empiriques. Ces disciplines sont fondées sur l’observation et l’expérience, et elles affirment toutes deux que lorsque cette expérience est exprimée en mots, nous avons des limites. Plus nous pénétrons dans la nature de la réalité, plus ces limites deviennent sévères.

Smoley : Pourtant, ce que ces traditions semblent dire, ce n’est pas que c’est simplement ineffable ou inexprimable en mots, mais que notre cognition minute par minute — la façon dont nous faisons l’expérience du monde au jour le jour, à chaque instant — est en quelque sorte défectueuse.

La métaphore classique de l’Advaita nous dit que nous sommes comme un homme qui voit une corde et pense que c’est un serpent. Cette illusion n’est donc pas simplement une question d’expression de quelque chose en mots, mais de ce que nous voyons à chaque instant.

Capra : Du point de vue de la science cognitive, qui est un tout nouveau domaine interdisciplinaire, nous percevons le monde d’une certaine manière : nous inventons les frontières, nous inventons les objets et les événements. Et bien sûr, nous ne le faisons pas seulement individuellement, mais aussi culturellement, car nous sommes tous liés par la tradition linguistique et culturelle. Nous inventons ces frontières et ces objets, mais la réalité est fluide et toujours changeante. Nous avons tendance à nous accrocher à des objets, des idées fixes et des catégories fixes au lieu de réaliser ce fait. Il s’agit de l’intuition la plus profonde du Bouddha et de toute la tradition bouddhiste.

Smoley : Permettez-moi d’aborder une autre question, qui a trait à la physique des particules. J’ai une formation en sciences humaines, je n’ai pas de formation scientifique, mais, si je comprends bien, à un moment donné, on croyait qu’il y avait des atomes qui étaient censés être indivisibles. Puis ils ont été divisés en protons, électrons, etc. Plus tard, ils ont été divisés en particules encore plus simples, appelées hadrons, quarks, etc. Dans votre livre, vous mentionnez l’une des dernières théories, la théorie des cordes. Selon cette théorie, les particules subatomiques sont composées de cordes vibrantes dans un espace bizarre à neuf dimensions.

Alors de quoi sont censées être faites ces cordes ? Y a-t-il quelque chose qui les compose à leur tour, et ainsi de suite ? S’agit-il d’une régression infinie, ou bien va-t-on aboutir à une particule fondamentale, comme les atomes indivisibles de Démocrite ?

Capra : Cela semble être une régression infinie, bien que les cordes soient très abstraites. Ce sont des structures mathématiques vibrantes qui ne sont pas matérielles. L’activité, la vibration, implique certains modèles d’énergie qui, selon Einstein et la théorie de la relativité, sont équivalents à certaines masses. La théorie des cordes est une théorie très élégante qui affirme qu’à ce niveau de cordes abstraites, tout est cohérent : il existe une vibration fondamentale dans l’univers qui crée les différents modèles, qui se manifestent ensuite sous forme de particules subatomiques.

Le problème est qu’il ne s’agit pas d’une véritable théorie scientifique, car elle n’explique pas les quantités observées dans le monde subatomique. De plus, il n’y a pas qu’une seule théorie des cordes ; il en existe toute une variété. Vous pouvez faire varier les paramètres et obtenir différentes théories, et vous ne pouvez pas décider laquelle est la plus précise. Pourtant, son élégance est convaincante, et c’est pourquoi la plupart des physiciens des particules travaillent aujourd’hui dans ce monde de la théorie des cordes.

Smoley : J’aimerais passer à quelque chose de légèrement différent, qui remonte à un essai dans votre livre qui, je crois, a été écrit en 1982. Vous y dites que ces perspectives holistiques doivent être introduites dans d’autres disciplines, comme la médecine, la psychologie et l’économie.

Encore une fois, en tant que profane, je ne vois rien de tel dans ces disciplines. La médecine semble aussi fragmentée, ou plus fragmentée, que jamais. La psychiatrie est essentiellement devenue une question de prescription de médicaments. Alors, dans quelle mesure cette vision a-t-elle été réalisée ? Est-ce que quelque chose m’échappe ?

Capra : Non. En fait, j’aborde cette question dans l’épilogue du livre. Je dis qu’après cinq décennies, il est juste de se demander si ce changement de paradigme, sur lequel j’ai écrit et que j’ai promu tout au long de ma vie professionnelle, s’est réellement produit.

La réponse à laquelle j’arrive est qu’il ne s’agit pas d’une transition en douceur.

Dans différentes disciplines, à différents moments, cela s’est produit dans différents pays et régions du monde, à des degrés divers. Même dans ces endroits, il y a eu des retours en arrière.

Pour décrire cette situation, j’utilise la métaphore d’un pendule culturel chaotique. Je passe en revue les différentes phases de ce pendule, allant de la contre-culture des années 1960 aux mouvements New Age, écologistes et féministes des années 1970, puis à la montée des politiques vertes et au phénomène Gorbatchev. Avec la fin de la guerre froide, il y a eu ce qu’on appelle les « dividendes de la paix ». Nous étions tous très enthousiastes, disant : « Maintenant, nous pouvons vraiment changer notre système économique. Nous n’avons pas besoin de toutes ces dépenses militaires. » Bien sûr, aujourd’hui, les dépenses militaires sont beaucoup plus élevées qu’à l’époque.

Enfin, il y a eu la révolution des technologies de l’information, la nouvelle économie mondiale, fondée sur les réseaux électroniques, un nouveau capitalisme mondial, et un contre-mouvement dans la montée d’une nouvelle société civile mondiale, de sorte que la réponse n’est pas simple.

Nous pouvons dire que, oui, la médecine est encore très fragmentée, mais d’un autre côté, il y a beaucoup d’approches plus holistiques ou systémiques de la santé et des soins de santé. Par exemple, j’ai un médecin généraliste chez qui je vais régulièrement ; je le connais depuis vingt ou trente ans. Il me prescrit des tisanes. Il me fait passer un examen médical standard complet, mais il est très préventif, et il indique même sur sa carte de visite qu’il pratique la médecine préventive. Il y a donc deux mouvements parallèles. Il y a un énorme mouvement populaire autour de l’alimentation saine et de la vie saine.

Dans le monde académique, la plupart de nos grandes universités sont encore attachées à une vision fragmentée, qu’elles ont beaucoup de mal à surmonter, car les départements universitaires et les revues scientifiques sont structurés de cette manière. Les diplômes académiques et les voies de titularisation restent fragmentés, mais d’un autre côté, il existe des universités et des collèges plus petits, et des poches dans les grandes universités, où l’on enseigne une vision plus systémique, plus holistique.

Deux tendances qui sont tout à fait évidentes aujourd’hui ont contribué à la percée de la vision systémique. La première est que les gens de tous les domaines réalisent que nous vivons dans un monde complexe. Deuxièmement, les gens réalisent que les réseaux sont extrêmement importants, en particulier les jeunes, qui vivent dans des réseaux sociaux dans leur monde quotidien. Ils trouvent naturel de parler de complexité, de réseaux systémiques et de pensée systémique. Je trouve cela très encourageant.

Smoley : Un domaine qui semble avoir régressé au cours des quarante dernières années est la psychologie, non seulement en tant que discipline académique, mais en termes de santé mentale des Américains, qui est probablement pire qu’elle ne l’a jamais été. La psychologie clinique ne peut pas être blâmée pour cela, mais elle ne semble pas être d’un grand secours. Voyez-vous des percées dans le domaine de la psychologie qui aideront à lutter contre cette épidémie de maladies mentales en Amérique ?

Capra : Je n’ai pas suivi ce domaine en détail ces dernières années, mais j’ai entendu il y a quelque temps une conférence de Dan Siegel, qui est psychologue et neurologue à Los Angeles, et il dit la même chose. Il prône une vision intégrative.

Smoley : Il semble que la psychologie se soit heurtée à un mur en se concentrant sur les individus. Il semble qu’il y ait eu assez peu de travaux sur la psychologie de masse : comment les gens pensent en tant que masse, à la fois comme une foule dans la rue et comme une communauté de réseau social. Il m’a toujours semblé que cela devait être bien mieux compris avant que la psychologie individuelle ne puisse progresser. Cela correspond à votre idée d’un mode de pensée systémique, et je me demande donc si vous avez des observations à ce sujet.

Capra : Je suis d’accord avec vous pour dire qu’il est extrêmement important de faire la lumière sur les dynamiques culturelles et sociales, surtout en politique aujourd’hui. Nous voyons apparaître des leaders politiques populistes dans plusieurs pays qui remarquent le malaise de la population qui, dans de nombreux pays, souffre des effets de la mondialisation économique et de la mauvaise répartition des richesses — le transfert systématique des richesses des pauvres vers les riches. Une population qui souffre de ces effets économiques est très exposée à ces manipulations. Je pense qu’il serait très important de les étudier d’un point de vue systémique, mais je n’ai pas connaissance d’une telle étude.

Smoley : Une autre question qui revient dans l’esprit des gens ces jours-ci est un renouveau réel ou imaginaire du fascisme. Vous avez grandi dans l’Autriche de l’après-guerre, vous en avez donc vu les effets beaucoup plus immédiatement que quelqu’un comme moi, par exemple. Voyez-vous le fascisme renaître comme une menace sérieuse ?

Capra : Oui, c’est exactement ce dont je parlais. La version la plus extrême de ce populisme est le fascisme, et il y a beaucoup d’éléments fascistes dans la politique populiste. Nous pourrions dire que diverses émissions de radio de l’extrême droite sont presque comme le ministère de la propagande nazie.

Aujourd’hui, la situation n’est en aucun cas aussi extrême, et je pense que nos institutions démocratiques sont beaucoup plus fortes aujourd’hui qu’elles ne l’étaient en Autriche et en Allemagne dans les années 30, donc je ne suis pas inquiet à ce sujet, mais je pense que les tendances sont définitivement là.

Il y a deux tendances, qui se concentrent sur deux problèmes : la catastrophe climatique et l’inégalité économique. Les deux sont également liés, donc je vois un lien très intéressant.

Cette année marque le dixième anniversaire du mouvement Occuper Wall Street, qui a eu l’idée originale de mettre le doigt sur l’injustice sociale et l’inégalité économique en disant que nous sommes les 99 % et que les super riches sont les 1 %. Cela a eu de nombreuses répercussions politiques depuis lors. Pour moi, c’est très encourageant, car cela montre qu’un mouvement populaire aux valeurs justes, qui est souvent rejeté, car considéré comme inefficace, a en fait une influence considérable.

Smoley : Dans le domaine économique, vous avez mentionné des penseurs comme E.F. Schumacher, qui ont tenté d’intégrer une approche systémique holistique dans l’économie. Comment voyez-vous cette influence imprégner la pensée économique de nos jours, ou l’observez-vous du tout ?

Capra : J’ai beaucoup écrit sur l’économie dans ces essais. Je vois quelque chose qui est presque incompréhensible : la persistance des économistes, et aussi des dirigeants d’entreprises et des dirigeants politiques, dans cette illusion qu’une croissance économique illimitée est possible sur une planète finie. Cette idée est irrationnelle, mais elle est pourtant poursuivie par presque tous les dirigeants politiques et d’entreprise ainsi que par les économistes.

Avec ma collègue Hazel Henderson, je préconise le passage d’une croissance purement quantitative et différenciée à une croissance qualitative, car c’est ce qui se passe dans la nature. La croissance est évidemment un élément essentiel de la vie, mais dans la nature, tout ne croît pas tout le temps. Alors que certaines parties d’un organisme ou d’un écosystème se développent, d’autres arrivent à maturité et déclinent. Cela intègre et libère leurs composants, qui deviennent des ressources pour une nouvelle croissance. J’appelle cela la croissance qualitative pour la distinguer de la croissance du PIB [produit intérieur brut], qui est promue par nos économistes.

Ce changement est en train de se produire : il existe une organisation européenne appelée Beyond GDP (Au-delà du PIB) et diverses autres organisations qui promeuvent différents indicateurs économiques, mais c’est encore un point de vue minoritaire.

Smoley : Je pense à l’annonce faite en 2019 par la Business Roundtable dans une double page du Wall Street Journal, selon laquelle les entreprises allaient désormais prendre en compte les intérêts des « parties intéressées » — toutes les personnes affectées par leurs activités — au lieu des seuls actionnaires.

Capra : Oui, j’étais très enthousiaste à ce sujet, mais par la suite, il ne s’est pas passé grand-chose ; il semble que le projet se soit éteint.

Smoley : Passons à quelque chose de plus personnel. Comment quelqu’un peut-il intégrer certains de ces principes dans sa vie quotidienne ?

Capra : La première étape serait de vous éduquer. Lorsque vous parlez d’intégrer ces principes dans vos vies, je vous demanderais quels principes ? Instruisez-vous pour savoir ce que signifie une vision écologique et une vision systémique.

J’ai mentionné The Systems View of Life, mon manuel de 500 pages. J’enseigne également un cours sur la théorie systémique de la vie, connu sous le nom de cours Capra. Je l’enseigne maintenant depuis six ans, et j’ai un réseau d’anciens élèves de plus de 2 000 personnes dans le monde entier. Ils discutent précisément de la manière d’intégrer cette vision dans nos vies.

Je dirais que la bonne nouvelle est encapsulée dans la mauvaise nouvelle, car notre crise est si multiforme que le point de départ importe peu. Quoi que vous fassiez, vous pouvez changer votre mode de vie. Si vous êtes enseignant, vous pouvez enseigner différemment ; si vous êtes architecte, vous pouvez faire de la conception architecturale différemment ; si vous êtes marchand de légumes, vous pouvez vendre différentes sortes de fruits et légumes et vous connecter à l’agriculture biologique régénératrice ; si vous êtes médecin, vous pouvez pratiquer la médecine différemment.

Quelle que soit votre activité ou votre profession, vous pouvez vous impliquer dans ce changement de paradigme, passant d’une vision fragmentée et mécaniste à une vision holistique et systémique. C’est tellement vaste et profond que vous pouvez commencer n’importe où ; vous pouvez simplement commencer à recycler ou à revigorer votre communauté locale.

Je dirais aussi aux gens que vous n’êtes pas seuls ; il y a déjà des milliers et des milliers d’organisations de base qui sont impliquées dans ce projet. Mon collègue Paul Hawken a écrit un livre intitulé Blessed Unrest, dans lequel il dresse le portrait de nombreuses organisations citoyennes. Il vous suffit d’aller sur Internet, de taper le domaine que vous voulez examiner et la région dans laquelle vous vivez, et vous trouverez une organisation qui poursuit précisément ce que vous cherchez : c’est aussi répandu que cela aujourd’hui.

Smoley : Outre le fait de s’impliquer dans ces groupes, pouvez-vous dire comment cela fonctionne en termes d’éthique pratique au quotidien ? Comment cette perspective affecte-t-elle, ou devrait-elle affecter, le comportement éthique quotidien des gens ?

Capra : Elle le fait, absolument. Cela affecte la façon dont vous vivez, votre vie quotidienne. Lorsque vous faites vos courses ou que vous postez une lettre, conduisez-vous, marchez-vous ou faites-vous du vélo ? Prenez-vous un sac en papier au supermarché, ou avez-vous un sac en tissu ? Comment gérez-vous votre propre santé et votre alimentation ? Qu’en est-il au sujet de votre communauté ? Avez-vous une communauté locale de voisins sur laquelle vous pouvez compter pour un soutien mutuel ? Cela affecte tous les aspects de la vie quotidienne.

Texte original : https://www.theosophical.org/publications/quest-magazine/5384-patterns-of-connection-an-interview-with-fritjof-capra