Norbert François
Science et intelligence

Nous ne pouvons rien faire sinon observer lucidement les mouvements de notre pensée, sans essayer d’agir sur elle, découvrir patiemment son mécanisme, comment elle naît et comment elle meurt, et voir ainsi, directement et par nous-même, sans l’intervention d’un maître ou d’une autorité quelconque, s’il y a ou s’il n’y a pas une réalité présente et éternelle, une conscience totale et infinie derrière ce fragment, ce masque du moi emprisonné dans le temps.

(Revue Être Libre. No 288. Juillet-Septembre 1981)

Si, par un raccourci, nous pouvons voir l’aventure intellectuelle de l’homme et surtout de l’homme occidental, le conduire en quelques siècles d’Aristote à Einstein en passant par Gutenberg et Descartes, si Hiroshima nous apparaît comme un petit apéritif au copieux menu très arrosé que les apprentis sorciers d’aujourd’hui nous préparent, notre propos cependant ne vise nullement à condamner la science ou la technologie.

Il nous parait sot et vain de juger ou de condamner qui que ce soit ou quoi que ce soit, mais il nous semble par contre vital et urgent de nous interroger fondamentalement sur le rôle de la science, de la technologie, de l’intellect et du savoir dans notre vie de tous les jours et de leurs effets de plus en plus visibles sur notre environnement.

Une telle interrogation dépouillée de tout choix, de tout jugement, de toute réponse élaborée par l’esprit et le simple constat des faits, va nous apparaître comme une chose extrêmement ardue, car nous sommes accoutumés à voir à travers l’écran de nos connaissances et notre vision est assombrie par tout le poids de notre savoir et de nos préjugés, colorée par les prismes de nos préférences et de nos aversions.

Voir purement et simplement un fait, c’est en soi une action totalement nouvelle et révolutionnaire, ce n’est pas le résultat d’un effort intellectuel ou d’un désir de compréhension, c’est plutôt le fait d’un cerveau vidé de tout le contenu du savoir et capable ainsi d’aborder le présent CE QUI EST dans une totale liberté d’esprit.

Cette liberté, cette capacité de voir (un récipient n’a de capacité que s’il est vide) nous apparaît fondamentale pour l’homme et ce sera l’objet de cette enquête.

Il serait stupide de nier le progrès qui nous a menés du silex taillé au microprocesseur, mais l’homme lui-même ne semble pas avoir beaucoup changé entre sa caverne et son appartement pas avoir beaucoup changé entre sa caverne et son appartement.

Des apports technologiques nouveaux nous ont permis de construire des habitations plus confortables, mais y vivons-nous avec plus de joie, de bonté, de générosité et d’amour?

Nous sommes restés à travers des millénaires avides, cruels, intolérants et apeurés. Notre peur, notre soif de sécurité nous poussent à rechercher toujours plus de confort, plus de possessions matérielles et culturelles, plus de profits, plus de moyens de défense.

C’est elle aussi, la peur, qui nous fait nous grouper en nations, partis, religions ou autres sectes mais toutes ces possessions auxquelles nous nous sommes identifiés, qu’elles soient matérielles, idéologiques, intellectuelles ou spirituelles, semblent nous conduire fatalement sur un champ de bataille.

La plupart d’entre nous se complaisent dans cette violence et cet esprit de compétition, ils y trouvent même semble-t-il la raison d’être de toute leur existence. Nous ne nous adressons pas à ceux-là qui ont trouvé refuge dans leurs certitudes et vivent emmurés dans le tombeau de leur fausse sécurité. Qu’ils participent activement à cette course infernale au profit et à l’exploitation, organisant cette effroyable pagaille ou qu’ils se soient assoupis dans la médiocrité de leur confort — de quelque ordre soit-il — ils trouvent leur récompense directe en ce monde et seule la mort physique les délivrera de leur chère et douloureuse prison. Notre propos ne peut que leur paraître incohérent.

Nous nous adressons à des hommes profondément mécontents, aux vrais aventuriers de l’esprit qui n’ont pas peur de ce qu’ils risquent de découvrir. Nous nous adressons aux passionnés, à ceux qu’aucune idéologie ne pourra plus jamais séduire ou anesthésier, aux courageux explorateurs de leur propre conscience, car avec ceux-là seulement, nous pourrons découvrir, communiquer, partager entièrement notre sentiment profond, mener ensemble notre enquête; sans qu’aucune autorité — ni la nôtre ni la leur — ne vienne proposer de sottes solutions en « isme » à l’immense problème des relations humaines.

Avant d’entreprendre une enquête quelle qu’elle soit, ne serait-il pas prudent d’enquêter tout d’abord sur l’impartialité, l’objectivité de l’enquêteur et de quels éléments disposons-nous pour entreprendre cette incroyable aventure du « Gnothi Seauton » (gr. connais-toi toi-même)?

Ce que chacun de nous appelle « moi-je » est constitué d’un ensemble fort complexe d’hérédité et d’influences, de molécules, de cellules assemblées dans un ordre déterminé, ce qui constitue notre apparence physique, d’un cerveau où chaque expérience laisse une empreinte: Ces enregistrements constituent la mémoire.

Il y a cette couche apparente de l’iceberg que nous appelons le conscient et la vaste caverne d’Ali-Baba où sont emmagasinées les choses dont nous n’avons pas directement conscience, mais qui, sournoisement, dirigent nos pulsions et déterminent ainsi notre aventure humaine et spatio-temporelle, dans une suite logique qu’on peut appeler cause effet.

Ceci n’est pas une opinion, une idée qui nous serait propre, mais une chose visible pour quiconque veut bien y prêter attention. Nous pouvons le constater nous-même, nous sommes tout cela, tout cela en tout cas dont nous venons d’établir l’inventaire. Mais ne sommes-nous QUE cela?

Nos pensées sont conditionnées par cette accumulation de souvenirs et d’expériences et les activités qui en découlent ne comportent ainsi aucune liberté, aucune nouveauté, aucune créativité. Il n’y a pas de « libre pensée » bien que des farfelus aient fondé un club de ce nom ; la pensée est toujours tributaire de l’arrière-plan mental, elle est liée à la mémoire comme une chèvre à son piquet et ne peut s’exprimer qu’avec les matériaux du connu, du passé, en puisant dans la tradition, la culture, les symboles et le langage.

Le champ d’action de la pensée est très limité. Elle ne peut fonctionner avec efficacité que dans le domaine technologique. La mémoire est indispensable pour apprendre la mécanique, le chinois, l’histoire, la dialectique et pour retrouver le chemin de notre maison. Elle peut nous aider à construire de merveilleuses machines, qui utilisées, hélas, sans intelligence ne font que renforcer notre asservissement.

Cet instrument par ailleurs fort utile qu’est la pensée, peut aussi élaborer de fumeux et utopiques systèmes socio-économiques, philosophiques, religieux, mais nous pouvons constater que les « paradis pour demain », qu’ils nous soient proposés par des prophètes, des politiciens ou des philosophes, n’ont jamais eu pour résultat que de diviser le monde en autant de clans qu’il y a d’utopies. Curieuse façon de procéder que de diviser en prétendant unir! Curieuse façon de procéder qui néglige complètement le présent ! Ce qui est, pour ne s’intéresser qu’au futur : ce qui devrait être, l’idéal!

Cet éternel décalage entre la pensée et l’action s’appelle : le temps. Il nous permet d’échapper à la réalité et de repousser l’inévitable mort jusqu’aux extrêmes limites. Il est l’excuse de notre hypocrisie et le refuge de nos ambitions. En gros : demain, je serai plus beau, plus riche, plus intelligent, plus heureux, plus en sécurité, plus près de toi mon Dieu. Ainsi, les ânes que nous sommes (pardon pour les ânes) passent leur existence entière dans l’espoir d’attraper la carotte qui s’éloigne.

(A suivre)

(Revue Être Libre. No 289. Octobre-Décembre 1981)

(suite et fin)

Mais voilà, l’espoir et le désespoir — comme le plaisir et la douleur, comme la foi et le doute — ne sont que les deux extrémités d’un seul et même bâton, et les chemins de la pensée qui sont la route même du temps, conduisent à une totale impasse.

Il est très important de le comprendre avec son cœur, son cerveau, avec tout notre être et toute notre sensibilité.

Comprendre intellectuellement, cela veut dire ne rien comprendre du tout. La compréhension « intellectuelle » ne peut être qu’une manœuvre de l’hypocrisie, un refus de voir ce qui est. Si nous pouvions voir vraiment l’urgente nécessité d’un comportement différent, notre action serait immédiate, spontanée, individuelle (éthymol. : qui n’est pas divisée).

Si nous pouvions voir directement l’incendie, nous agirions directement en rapport avec l’incendie. Or, le monde est en feu, ceci est pourtant une triste évidence la famine, l’exploitation éhontée des pauvres par les riches, des ignorants par ceux qui « savent », la corruption, le cancer du pouvoir, la course aux armements, l’imminence d’une troisième guerre mondiale et la nature nourricière partout menacée par une pollution irréversible. Nous sommes d’ailleurs tous menacés et à court terme dans nos besoins les plus élémentaires. L’incendie est pourtant là, bien visible et, sans jamais agir directement, chacun préconise son corps de pompiers. Certains mettent tous leurs espoirs dans les pompiers de Jésus, d’autres ne jurent que par les pompiers de Lénine, de Bouddha, de Moïse, de Mao, ou du dernier nouveau philosophe ou d’un stupide guru qui propose ses rituels et sa diététique miraculeuse.

Si nous pouvons voir l’absurdité d’un tel comportement, nous serons délivrés d’un énorme mensonge et capables d’agir directement en rapport avec l’incendie. C’est là, la révolution dont nous parlons.

Voir c’est agir et l’idéalisme est synonyme d’hypocrisie. Quand on voit qu’il est mauvais de tuer ou d’exploiter, on ne tue ni n’exploite un point c’est tout.

Il n’y a pas d’« amoinques » ni de « saufsis ».

Pourquoi adhérer à un système quelconque qui prétend pratiquer la non-violence ou ta charité, quand il est visible pour chacun de nous que le système ne protège jamais. Or c’est l’homme qui doit être pris en considération, chaque être humain ! Quand on voit cela, quand on voit notre totale responsabilité dans le monde, il y a une action, il n’y a rien à pratiquer ni à suivre, on n’appartient plus, on ne choisit plus. Un tel acte (actuel !) peut-il jamais être engendré par la pensée ? La pensée peut-elle apporter une réponse totalement satisfaisante au défi de la vie, du présent, de l’infini, de la mort ?

Peut-on jamais sortir de ce cercle vicieux : ou bien nous sommes condamnés à errer éternellement dans les labyrinthes du connu sans jamais aborder aux rivages de l’inconnu ? Bien évidemment la pensée, aussi savante aussi cultivée soit-elle ne peut nous donner la réponse. La vie est vivante, changeante, renouvelée, elle n’est pas programmée dans l’ordinateur de la mémoire, elle n’est pas prisonnière des lourds et ridicules volumes de théologie des bibliothèques universitaires. La pensée est un mouvement qui vient du passé qui est mort et va au futur, qui n’est pas là et dont elle ne sait rien, mais sur lequel elle spécule. Elle est à tout jamais incapable d’aborder le présent d’une façon adéquate, elle a beau remuer les cendres du passé mort pour en prolonger l’existence, son inutile effort pourrait bien être illustré par la déplaisante aventure de Sisyphe.

Comment en effet, en nous servant du temps pourrions-nous jamais découvrir ce qui est au-delà du temps, éternel ? Mais, me direz-vous : que pouvons-nous faire lorsque nous nous voyons ainsi prisonnier de cet interminable tunnel, avec de rares hublots sur la joie ou la beauté, que pouvons-nous faire lorsque nous voyons que toute action délibérée est lourdement conditionnée, égoïste, incomplète et ne conduit qu’à plus de souffrances pour nous et pour les autres ? Si nous voyons réellement cela, nous ne pouvons rien faire, rien, sinon prendre conscience de ce conditionnement, des limites de notre esprit et de la vanité de notre démarche.

Nous ne pouvons rien faire sinon observer lucidement les mouvements de notre pensée, sans essayer d’agir sur elle, découvrir patiemment son mécanisme, comment elle naît et comment elle meurt, et voir ainsi, directement et par nous-même, sans l’intervention d’un maître ou d’une autorité quelconque, s’il y a ou s’il n’y a pas une réalité présente et éternelle, une conscience totale et infinie derrière ce fragment, ce masque du moi emprisonné dans le temps.

Nous ne pouvons laisser à personne le soin de le découvrir pour nous, et toute affirmation à ce sujet ne peut être que le fait d’un esprit borné et présomptueux.

L’homme qui dit : « je sais » est toujours un escroc et l’autorité de son savoir est un obstacle infranchissable dans ses relations avec ses semblables. Là où il y a un maître, il y a des esclaves (et vice-versa).

Certains de ces « savants » « enquêteurs » ont « découvert » qu’au-delà de cet esprit mesquin et limité, il n’y avait rien, le néant, ils vous diront sans rire : « moi je suis athée Dieu merci et cette trouvaille ne semble pas avoir bouleversé leur vie ni leur comportement.

Les autres apparemment aussi futés, ont décidé que derrière ce mur de l’ego il y avait Dieu ou Dieu sait quoi de suprême, d’ineffable, etc… (la littérature mystique n’a jamais été à court d’épithètes); chez ceux-là non plus, qu’on appelle croyants, cette ingénieuse trouvaille, cette sublime découverte, n’a jamais porté les fruits de la bonté et de l’amour, et leur foi s’affirme le plus souvent de façon violente.

Pour nous, de notre propre aveu bien moins éclairés et affirmatifs à ce point crucial de notre enquête, tout ce qu’il serait honnête et scrupuleux de dire c’est : « NOUS N’EN SAVONS VERITABLEMENT RIEN !

Cet aveu, ce simple constat de la profondeur de notre ignorance est la base même du merveilleux voyage qui mène à la découverte, à la connaissance de soi. Il s’agit pour réaliser une véritable enquête d’être dès le départ complètement libres, ouverts, disponibles, libres de toute autorité, de toute affirmation, de toute acceptation, de tout refus, libres de tout système, de toute méthode, libres de toute tradition, de tout conformisme, de toutes croyances, libres totalement de voir ici, maintenant ce qu’il en est réellement de notre relation avec notre prochain, avec les idées, avec le monde, avec la vie, avec la mort.

Ce n’est bien sûr que dans le silence de la pensée et la solitude de l’esprit que peut éclore cette fleur de la compréhension. Comment en effet pourrions-nous nous apercevoir que cette liberté et cette compréhension sont infinies si nous les recherchons toujours dans les limites étroites de nos esprits conditionnés, bruyants, mesquins et finis ?

Le monde extérieur, l’univers de nos relations, la société, la violence qui nous entourent sont de toute évidence le reflet de nos désordres intérieurs, de notre peur, de nos croyances et notre esprit de compétition. C’est pourquoi la seule révolution qui nous passionne ne sera jamais une affaire de groupe, c’est celle qui a réellement lieu entre vous et moi, entre l’homme et son prochain et non celle faite de slogans, de propagande nationale, politique religieuse ou sociale, avec leur cortège de guerres, d’inquisitions, de pogroms, de stades et de goulags.

Elle ne peut s’accomplir tant qu’on  a le cœur et l’esprit encombrés de « certitudes », lorsqu’on tient d’une main le bouclier de nos croyances et de l’autre l’épée du doute. Il nous faut avoir les deux mains libres, le cœur ouvert et vulnérable, le cerveau attentif et lucide. Pour de tels hommes, prêts à mourir à chaque instant à toute l’accumulation de leur savoir, la vie et la mort prennent une signification toute différente.

Pour enquêter valablement l’esprit doit être LIBRE et l’enquête alors n’a plus d’objet. Découvrir les limites de notre propre esprit et voir la totale impossibilité de les transcender, c’est l’éveil même de l’intelligence de cette intelligence qui vit au cœur de chacun de nous. Creusons que diable et ne nous en allons pas avec une poignée de mots (du dictionnaire !) sans en comprendre le sens profond, sans ressentir la beauté de ce qui est vrai. Une telle compréhension ne peut pas nous venir d’un autre. Si nous avons réellement faim, nous n’allons pas nous contenter du menu. Mais avons-nous cette passion dévorante chevillée au cœur ? Avons-nous cette rage de découvrir ce qui est vrai au-delà des mots, des apparences, des images; des croyances, des dieux, au-delà de tout ce que l’esprit humain a pu inventer pour sa sécurité, pour sa survie ?

Nous vous invitons à un voyage sur une mer inconnue, loin des ornières de la routine et du harnais des habitudes sécurisantes. Nous vous invitons à la découverte par vous-même, de vous-même et du monde qui sont la seule, éternelle et infinie réalité. Ce dont nous avons le plus urgent besoin c’est une mutation, d’une révolution totale de la psyché, d’une action nouvelle et intégrée, car tant que nous réagirons dans le monde avec nos mobiles, en vue d’aboutir à ce que, « sincèrement » nous croyons être le « bien », nous serons cause d’immenses désordres et de calamités effroyables.

La fin des mobiles, la fin du moi, c’est-à-dire le silence de la pensée voilà bien une chose que le moi est incapable de réaliser toute son activité ne fait que le renforcer, le prolonger dans le temps.

L’esprit ainsi victime de ses propres projections qui constituent le devenir psychologique, l’esprit peut-il d’une façon abrupte, être conscient du piège qu’il ne cesse de se tendre à lui-même ? Et nous pourrons demander alors : qu’est-ce qui arrive réellement à l’esprit qui voit clairement sa propre limitation et l’absurdité de sa recherche ? Qu’est-ce qui arrive lorsque toute la structure du moi est au repos ? Quand le cerveau, le cœur et l’esprit sont silencieux et attentifs ? Qu’est-ce qui entre en existence dans un silence qui n’a pas été créé par l’esprit à l’aide d’un quelconque système d’autohypnose, mysticisme, prière, drogue et autres méditations aussi sottes que transcendantales offertes aux gogos ? Ce qui apparaît alors nous pouvons l’appeler : la maturité ou l’intelligence.

Un homme qui vit cela est un homme mûr, adulte, responsable et intelligent. Il n’est ni croyant ni athée, ce n’est pas un « maitre » et il n’aura jamais de disciples

Norbert FRANÇOIS