(Revue Être Libre. No 288. Juillet-Septembre 1981)
« Au commencement, nous dit le Zen, les montagnes sont des montagnes et les rivières sont des rivières.
Au milieu, les montagnes ne sont plus des montagnes, les rivières ne sont plus des rivières.
A la fin, les montagnes sont encore des montagnes, les rivières sont des rivières. »
Un cheminement nous est indiqué ici, qui semblerait tout d’abord passer par un long détour :
Le premier temps est celui du regard innocent, la perception immédiate qui précède toute inquiétude, toute interrogation.
Puis vient la première approche qui sépare, le premier savoir qui analyse, le doute portant sur la relativité, la réalité même de l’objet.
Enfin resurgit, dans un retournement, la vision originelle de l’unité. Sommes-nous revenus à notre point de départ ? Non, car le mouvement indiqué ne parcourt pas un cercle, mais une spirale : ce que le dernier temps restitue, c’est bien la réalité perdue et retrouvée, mais à un autre niveau. La conscience, dans l’intervalle, s’est dépouillée de ses fausses certitudes. Elle s’est allégée, libérée de ses assertions prématurées, des préjugés de l’inconscient personnel, des conditionnements, des souvenirs déformés qui l’obscurcissaient. Elle a perdu ses repères, tout lui paraît extraordinaire. Il lui reste alors à retourner, mais suivant un chemin montant.
A la fin, une autre perspective est atteinte, les choses sont à nouveau présentes, non plus dans leur simplicité trompeuse et leur opacité premières, mais dans l’unité et dans la clarté. Les choses sont là, dans leur réalité quotidienne. Et les situations de l’existence, nous enseignent les Tibétains, commencent à devenir notre Maître.
Ce qui distingue le troisième temps du premier, Lama Chögyam Trungpa le définit ainsi : « Cette différence est celle qui sépare les Eveillés des petits enfants et des animaux. Ceux-ci vivent bien dans le présent. Ils sont ici et maintenant. Mais ils prennent appuis sur cet ici et maintenant. Un éveillé ne s’appuie pas sur l’idée : « je suis un être illuminé », parce qu’il a complètement transcendé l’idée de « je suis ». Il est, simplement, pleinement, c’est tout. »
Aucun raisonnement dialectique ne peut conduire à cette claire perception. La synthèse, qui établit une conciliation des contraires, thèse et antithèse, tente de surmonter leur opposition par un point de vue nouveau, un arrangement du connu; mais elle demeure sur le même plan, horizontal, et la contradiction peut ressurgir. Tandis que la vision de la fin est reconquête de l’unité; elle a une saveur nouvelle, elle introduit une autre dimension.
Dans un commentaire de la Bhagavad Gîta (Verset 11, 16), Swami Siddheswaranda écrit :
« Aucune dialectique ne peut pénétrer le mystère de la Réalité. Il faut dépasser la vision du mental. La vision du Soi est une vision stéréoscopique, révélant la profondeur dont thèse et antithèse prises séparément sont dépourvues. L’intuition métaphysique est une vision, c’est la totalité même que seul le silence peut traduire. »
Les limites du discours rationaliste apparaissent à notre époque à tous ceux pour qui la science devient connaissance, et qui sont en quête de l’univers découvert par la physique; l’universalité des archétypes que la psychologie analytique rencontre dans l’inconscient, l’Amour unique, au-delà la diversité des dogmes et des croyances.
Le mouvement de la pensée qui revient pour des raisons nouvelles à la fraîcheur des perceptions premières n’est certes pas celui que propose la philosophie occidentale. Cependant, nous en trouvons un écho chez Pascal : Au moment même où commençait le règne du cartésianisme, Pascal, dans le passage intitulé « Raison des effets », nous parle de « la gradation des opinions qui vont se succédant du pour au contre, selon qu’on change de lumière : « Cette succession n’est pas dialectique. Elle conduit au regard neuf qui rejoint le regard naïf des hommes simples (ceux que le philosophe appelle, avec estime, « le peuple »).
Ainsi, ce que le peuple honore et que les demi-habiles méprisent, les « chrétiens parfaits » (à la fin d’un parcours qui comprend en outre l’opinion des habiles et celle des dévots), le respectent, car « ils partagent l’opinion du peuple, mais par une lumière supérieure ».
Tel est bien le retour à la vision originelle. Ce qui brouillait le regard, ce sont les obscurcissements du « moi haïssable » (l’ego en d’autres termes) que Pascal ne cesse de dénoncer puissances trompeuses de l’imagination et de la coutume, intérêts et divertissement.
Pour nous libérer de cette emprise, il n’est que de « demeurer en repos ». Il faut aussi vivre le présent.
« Que chacun examine ses pensées, il les trouvera toutes occupées du passé et de l’avenir. Nous ne vivons pas, nous espérons de vivre. »
Le poids des attentes et des regrets, c’est bien ainsi qu’apparaît l’illusion d’un moi. Que nous reste-t-il si nous pouvons nous libérer du joug des mémoires ?
La réponse nous est donnée par Krishnamurti : « Alors, la totalité de l’esprit ira plus avant dans le voyage, pour recevoir ce qui n’est pas mesurable au-delà du temps, ce qui n’a pas de nom, l’Eternel, l’Immortel. »
Le Dieu de Pascal avait un nom et un visage : le pari de la foi impliquait la soumission aux dogmes, la reconnaissance d’une vérité révélée, le recours à la prière.
Dans la voie abrupte, la méditation n’est pas acte de volonté, mais vigilance, attention sans jugement. A l’oraison adressée par le croyant à un Dieu transcendant, se substitue le silence intérieur. La Réalité intemporelle est immanente.
D’autres différences surgissent, qui ne constituent pourtant pas des oppositions.
Pour Pascal, la science guidée par la raison ne pouvait espérer atteindre l’essence ultime du monde matériel, et il est vrai qu’aucun moyen d’investigation ne laissait pressentir une telle découverte. Dès lors qu’il refusait toute réduction matérialiste, le philosophe devait préserver le domaine du mystère. Il ne pouvait alors constater « que le monde est dominé par l’esprit, fait d’esprit ».
Pour ces savants de notre époque, unissant science et conscience, à la fois physiciens et métaphysiciens, Pascal est cependant un précurseur : en lui se conciliaient finesse et géométrie, la « vue bonne et le raisonnement droit ». C’est pourquoi il était capable d’étudier et de faire avancer les sciences mathématiques et expérimentales, et, en même temps, d’écrire les Pensées, de connaître l’ordre du cœur, de vivre la nuit de feu.
Nous pourrions poursuivre le parallèle : par-delà les divergences apparaît la même quête d’absolu. Un dialogue se poursuit tant qu’une pensée non dualiste le laisse ouvert. Mais la vraie rencontre ne se fait que dans le silence.
M. P.
(Revue Être Libre. No 289. Octobre-Décembre 1981)
KOAN
Au commencement étaient
les rivières et les montagnes
présences du matin
certitudes
Un regard plus aigu brise les apparences
le rocher se dilue
la rivière devient poudroiement irisé
molécules bleutées, filaments de soleil
Tout se dissout dans la lumière
tout n’est que vibration et danse
la vision du milieu
le vide sous la forme
A la fin cesse le vertige
à la fin ressurgit le monde
renaît le regard neuf, la pure perception
le temps des racines et des sources
Les rivières à la fin retrouveront leur cours
les montagnes à la fin redeviendront montagnes
M. P.