Martin Ratte
Se choisir

Bien que notre identité soit très proche de nous — y a-t-il seulement quelque chose qui le soit davantage ? —, elle n’a jamais cessé d’interroger et de laisser perplexe les plus grands penseurs. J’aimerais, dans ce texte, apporter ma modeste contribution à cette question de l’identité. En premier lieu, j’espère pouvoir défendre l’idée que nous […]

Bien que notre identité soit très proche de nous — y a-t-il seulement quelque chose qui le soit davantage ? —, elle n’a jamais cessé d’interroger et de laisser perplexe les plus grands penseurs. J’aimerais, dans ce texte, apporter ma modeste contribution à cette question de l’identité. En premier lieu, j’espère pouvoir défendre l’idée que nous choisissons notre identité. Cette thèse pourrait en surprendre plus d’un. Nous avons plutôt l’impression que notre identité s’impose à nous, voire que nous ayons à la subir. Ne pestons-nous pas contre notre trop grande timidité. Jamais, pense-t-on, quelqu’un pourrait avoir choisi ce trait de caractère. Pourtant, malgré tout, je persiste et signe : nous choisissons ce que nous sommes, bien qu’il soit aussi vrai que notre identité s’impose à nous. Je vais essayer de vous convaincre de cette thèse plutôt contre-intuitive dans les pages qui suivent.

Au début, à un très jeune âge, notre identité n’est pas encore vraiment formée. Il faut la choisir au plus vite, car la société possède ses codes, et pour pouvoir y interagir avec succès, l’adoption de rôles et des personnages (québécois, catholique, colérique, etc.) est nécessaire. C’est ainsi que nous allons choisir les rôles qui, à nos yeux, nous feront éviter autant que possible les dangers de cette société ou ceux qui nous permettent de jouir le plus possible d’elle. Par exemple, en choisissant d’être timide, je pourrai me défiler face à ce qui m’effraie : des contacts avec des étrangers.

Si ce qui précède est juste, le choix de notre identité obéit à un mécanisme particulier, celui du conditionnement de Skinner. En effet, nous choisissons le personnage pouvant conduire à du plaisir ou celui pouvant nous faire éviter de la souffrance (des dangers) ; et, à l’inverse, nous rejetons les rôles accompagnés de souffrance ou ceux qui nous éloignent de moments de plaisir. Afin d’illustrer encore une fois tout cela, prenons un exemple radical, celui de la personne trans. Cette personne a choisi un genre « opposé » à son sexe parce que l’idée d’être de ce genre-là lui semble plaisant (ou lui évite de la souffrance). Pourquoi, maintenant, l’idée d’être de l’autre genre lui paraît-elle plaisante, alors que de grands pans de la société punissent ou critiquent celui ou celle dont le genre est « opposé » à son sexe ? À cette question, je réponds que l’esprit humain est un système complexe et qu’il peut parvenir aux conclusions les plus surprenantes quant à ce qui lui donne le plus de plaisir ou quant à ce qui lui permet d’éviter de la souffrance.

Il serait maintenant pertinent d’apporter une précision. J’ai mentionné que nous faisons des choix quant à notre identité, tout en reconnaissant que ces choix tendent vers la recherche du plaisir ou l’évitement de la douleur, en ligne avec la théorie du conditionnement de Skinner. Mais, si nos actions sont motivées par la quête du bonheur et la fuite de la souffrance, peut-on réellement parler de choix ? En réalité, nos décisions semblent plutôt être déterminées par cette quête de plaisir et cette aversion pour la douleur. Ainsi, peut-on dire que nous choisissons librement ? Cette interrogation est légitime. À mon avis, il serait plus juste de considérer que, bien que nous ayons l’impression de choisir librement, nos choix sont en fait contraints. Par conséquent, dans les discussions futures, lorsque j’évoquerai le concept de choix, gardez à l’esprit cette nuance importante.

Jusqu’ici, j’ai défendu l’idée que nous « choisissions » notre identité, mais, d’un autre côté, n’avons-nous pas l’impression qu’elle s’impose à nous ? Même la personne trans a l’impression que son genre s’impose à elle. Comment expliquer que nous subissions notre identité alors que, à l’origine, si mon hypothèse est juste, nous l’aurions « choisie » ? Je m’explique cela en m’inspirant du modèle dual de l’esprit de Kahneman, présenté dans son livre Thinking, fast and slow. Kahneman, prix Nobel en 2004, soutient que nous faisons d’abord les choses en les « choisissant » et en en ayant conscience, et qu’ensuite, après beaucoup de répétitions à faire ces choses, nous les automatisons, de manière telle que le moi n’a plus l’impression d’en être responsable, et donc de les choisir. À mon avis, quelque chose d’analogue se produit avec le choix de notre identité. Par exemple, nous « choisissons » d’abord d’être un gars ou une fille, et à force d’agir et de penser sur la base de ce « choix », nous automatisons cette décision et le comportement qui vient avec elle. A la suite de cette automatisation de nos comportements et de notre manière de penser comme un garçon ou une fille, nous avons l’impression que notre identité de gars ou de fille se met en branle malgré nous, automatiquement, alors qu’en fait nous l’avons, à l’origine, choisie. Mais c’est précisément pourquoi j’ai l’impression que mon identité s’impose à moi et qu’elle n’est pas mon choix. En effet, si quelque chose se met en branle malgré moi, cette chose ne peut m’apparaître que comme un donné qui s’impose à moi.

Vous pourriez avoir encore certaines réserves. J’ai défendu l’idée que mon identité se déploie de manière automatique. Mais si c’est le cas, elle ne peut être qu’inconsciente. En effet, quand je fais quelque chose de manière automatique, j’en suis inconscient. Qu’on pense simplement aux gestes automatiques que j’exécute chaque matin au réveil pour préparer mon café. Ces gestes, en raison de leur caractère fortement automatique, sont en bonne partie inconscients. Mais dans ces conditions où mon identité de genre, par exemple, est automatique et inconsciente, comment puis-je en avoir conscience — car il m’arrive évidemment d’être conscient de mon genre. À ceci, je réponds que j’en ai conscience lorsqu’un problème dans ma manière d’être automatique se produit. Mon identité me saute alors aux yeux. Reprenons l’exemple de mon café matinal. Je réalise ou prends conscience que je veux du café ce matin lorsque je me rends compte qu’il ne m’en reste plus — un problème, s’il en est un.

Nous avons donc vu que notre identité, du fait de son caractère automatique et inconscient, se mettait en branle bien malgré nous. C’est pourquoi, a-t-il été soutenu, nous avons si fortement l’impression qu’elle s’impose à nous. Cette dernière idée pourrait être défendue encore d’une autre façon. D’abords, soyons d’accord pour dire que notre identité s’impose à nous parce que nous ne savons pas comment nous faisons pour être ce que nous sommes. Par exemple, en ne sachant pas comment je fais pour être garçon ou fille, mon genre ne peut que s’imposer à moi. Pensez-y un instant, si je ne sais pas comment je fais pour être garçon ou fille, mon comportement de garçon ou de fille n’est pas le fait de ma propre initiative — pour qu’il soit le résultat de mon initiative, il faudrait que je sache comment le faire. Et si mon comportement n’est pas fait de mon propre chef, il ne peut que s’imposer à moi. Je le répète donc : mon identité de genre s’impose à moi parce que je ne sais pas comment je fais pour être garçon ou fille. Soit, mais l’explication de notre identité proposée ci-dessus explique-t-elle que nous ne savons pas comment faire pour être garçon ou fille ? Absolument ! Nous avons dit que notre identité prenait une forme automatique et inconsciente ; or, nous ne savons précisément pas comment se produisent en nous les processus automatiques et inconscients. Nous pourrions dire la même chose en disant que notre manière d’être un gars ou une fille, après que nous l’avons automatisé, s’appuie sur un savoir procédural. Le savoir procédural est une sorte de savoir (une mémoire) auquel nous ne pouvons précisément pas accéder, une fois qu’il a été établi. Par exemple, votre habileté à faire de la bicyclette repose sur un savoir procédural, et vous ne savez précisément pas comment vous faites pour faire de la bicyclette. Il en va de même pour les savoirs à la base de notre identité. Ils sont procéduraux, de sorte que nous ne savons pas exactement en quoi ils consistent. Ainsi, notre hypothèse explique vraiment que nous ne savons pas comment nous faisons pour être ce que nous sommes. Notre hypothèse explique donc dans le même souffle que notre identité, même si nous l’avons construite, s’impose à nous.

Conclusion

Voilà, à mon avis, comment nous intériorisons nos personnages (ou les automatisons ou les rendons procéduraux), de manière telle que nous avons l’impression de ne pas les choisir et qu’ils s’imposent au contraire à nous. Est-il possible de vivre dans ce monde sans jouer, sans se mettre dans la peau d’un personnage ? Je crois que cela est possible. Une telle possibilité, à mon avis, signifie que je « meurs » psychologiquement. Cette « mort » n’a rien de terrible. Elle signifie au contraire la perte d’un conditionnement, de celui du défunt rôle ou personnage, et ce déconditionnement laisse place à une grande ouverture, à un grand OUI à la vie, dans lequel on se sent vivre comme jamais.