(Extrait de L’Iris et le Lotus 1985)
« Hayya ‘alâ — ççalâh
Hayya ‘alâ — 1. falâh »
Venez à la prière ! Venez à la délivrance ! les mots du muezzin, appelant à la prière, résonnent dans tout mon corps. Je les entends, brouillés par le fond sonore de la cité, place du Puits de l’Ermite, à Paris et comme écrasés par la masse opaque des gratte-ciel, à New York. Je m’en pénètre, surpris, dans la splendeur éclatante du Taj Mahal à Agra, en me promenant lentement dans l’immense Jama Masjid de Old Delhi, ceinturée par l’ondulant mouvement perpétuel de la foule indienne, et en découvrant une minuscule mosquée carrée, toute en pierre, disparaissant sous les ombrages d’un rivage de Sri Lanka. Ils ont une consistance particulière quand ils arrivent jusqu’au fond des souks, venus des hauteurs irréelles d’harmonie et de Paix du minaret de la Koutoubia, à Marrakech, ou quand ils se répercutent sur l’espace dénudé, immatériel, mangé par la lumière brûlante du désert égyptien. Mais ils prennent tout leur sens spirituel et retournent tout entendement profane, quand ils sont prononcés dans un appartement moderne, aux murs nus ou presque nus, pour appeler au recueillement quelques frères et sœurs sur la Voie. Impitoyable et merveilleux signal, répété cinq fois par jour, afin que la femme et l’homme sur le chemin n’oublient pas Qui ils sont essentiellement et ne se laissent pas absorber par la routine profane, souvent délicieuse, toujours futile. Alors, l’existence désacralisée est mise à l’écart : le croyant se ressource comme si, à période régulière, il se retrouvait, sur le plan horizontal sur lequel il se meut, à la jonction de la verticale, qui lui permet d’établir un lien privilégié avec le divin. Aussi, une telle relation ne s’effectue-t-elle pas n’importe comment. Elle débute d’abord par l’ablution destinée à régénérer physiquement le corps et le mental de celui qui va prier, à le débarrasser de ce manteau de frivolité qui est celui du monde. Elle se poursuit par l’accomplissement de mouvements dont la symbolique, par l’effet d’innombrables répétitions, imprègne toute la personne qui les accomplit. Pendant la station debout, dans la direction de la ville sainte de la Mecque, le croyant représente la condition humaine ; puis, il s’incline, se courbe, tel qu’est l’animal pour se relever une seconde fois, debout, tel le végétal ; enfin il se prosterne, touchant du front la terre, car c’est de la terre qu’il a été créé et vers elle qu’il reviendra. Ainsi à chaque prière, le musulman accomplit-il le cycle de la création et peut-il se replacer, physiquement, psychiquement et spirituellement devant son Créateur. C’est le sens profond du mot Islam qui signifie soumission, mais une soumission à Dieu n’est-elle pas la vraie liberté ? Et c’est aussi la raison pour laquelle chaque prière commence par la proclamation de la grandeur de Dieu : « Allâhu akbar », et se termine par une salutation vers la droite, puis vers la gauche, donc à tous les humains et au monde : « As salâmu `alaikum ». Si bien que Djalâl ud-Dîn Rûmi, le soufi qui fonda la confrérie des derviches-tourneurs, à qui quelqu’un demandait s’il y avait un meilleur chemin que la prière pour approcher Dieu, répondit : « Encore la prière ».
Un autre moment transformateur pour l’homme, est le ramadan. Il constitue, avec la prière, la profession de foi : « Lâ `ilâha `illa Llâh, Mohammadun rasûlu Llâh » — il n’y a qu’un seul Dieu et Mahomet est le prophète de Dieu — l’aumône et le pèlerinage à la Mecque, les cinq piliers de l’Islam, que j’ai présentés dans la première partie de cet ouvrage. Ce mois du Ramadan représente pour une année cette retraite en soi-même que sont les prières pour une journée. Vécu traditionnellement il représente une mutation du corps et de l’âme et transporte la femme et l’homme au plus profond de leur temple intérieur : « Ô Croyants, voici venu le mois d’Allah : vous êtes ses invités ».
Comme vous l’êtes en accomplissant le pèlerinage dont les rites de base, effectués en état de sacralisation, sont porteurs d’une bénédiction indicible.
L’expression spirituelle la plus pure, celle de la non-dualité, affirmant simultanément la transcendance radicale de l’Absolu par rapport au monde et son immanence intégrale au manifesté, trouve dans l’Islam, grâce au Soufisme une forme poétique, faite de précision et de chaleur. L’Islam peut assumer de nos jours un rôle privilégié de synthèse, d’une manière générale des différentes spiritualités et, d’une façon plus particulière, de l’Orient et de l’Occident.
Il se présente aussi comme le sceau des Traditions et sa structure interne est d’une netteté impressionnante. C’est de toute évidence de lui que s’inspire Guénon dans sa démonstration de l’exotérisme, de l’ésotérisme et de l’initiation. Ces trois notions apparaissent en effet d’une manière nettement définie au sein de l’Islam.
Pour l’ensemble des musulmans, la Loi — Ash-shariyah — dont les cinq principaux jalons sont ces piliers que je viens d’évoquer, s’impose. Puis, pour toutes celles et pour tous ceux qui sont portés, par une aspiration intérieure, à chercher plus avant la Connaissance d’eux-mêmes donc de Dieu, al-haqiqah, littéralement la Vérité, représente le chemin initiatique. Il n’y a là aucune espèce de ségrégation sociale mais simplement la distinction entre la totalité des croyants et ceux qui, par leur qualification spirituelle, leur rattachement à une organisation traditionnelle et leur travail actif sur eux-mêmes, approfondissent leur cheminement intérieur. En somme, exactement comme dans les autres Voies, mais dans un cadre constitué rigoureusement pour cela. En effet, al-haqiqah ne signifie pas seulement la Vérité, mais contient aussi la tariqah, la Voie, c’est-à-dire la communauté des chercheurs et les moyens d’atteindre l’objectif fixé. Et le passage de l’ensemble — exotérisme — au particulier — ésotérisme — s’effectue par une initiation : passage de la shariyah vers la haqiqah. L’union entre celle-ci et la tariqah, en tant que finalité et que méthode, est désignée par le terme at-taçawwif dont la meilleure traduction est, justement l’initiation, et qui est plus précis que l’autre mot par lequel il est qualifié : le soufisme [1]. Dans le monde islamique, il y a plusieurs turuq [2], mais certaines différences méthodologiques à vrai dire mineures, entre elles, n’empêchent aucunement leur Unité doctrinale, qui reste le principal ferment de toute la Tradition.
La théorie des deux natures est explicitée par celui qui est connu sous le nom de Sheikh el-Akbar — le Grand Sheikh — Moyiddîn Ibn’ Arabi’. « Pour les connaissants des Vérités divines, affirmer que dieu est incomparable aux choses, c’est limiter et rendre conditionnelle la conception de la Réalité divine (car on en exclut ainsi les qualités des choses) ; celui qui nie toute similitude à l’égard de Dieu manifeste soit une ignorance, soit un manque de tact » [3]. La transcendance de Dieu — at-tanzih — s’exprime avec les mots « exaltation » ou « éloignement », tandis que son immanence se caractérise par les expressions « comparaison » ou analogie » — at-tashbih.
La formule « Bismillâhi-r-Rahmâni-r Rahîm », par laquelle débutent toutes les sourates du Coran et, d’une manière générale, toutes les activités humaines, est traduite ainsi par Michel Vâlsan : « Au nom d’Allâh, le Tout-Miséricordieux, le Très Miséricordieux ». Allah, symbolise l’Infini dans sa Transcendance absolue ; ar-Rahmân exprime la transcendance qualifiée et correspond à la miséricorde divine qui englobe toute chose ; ar-Rahim exprime l’Infinité immanente qui descend mystérieusement dans le monde. En d’autres termes, alors que le musulman exotérique entretient une distance indéfinie entre Dieu et lui, « le Soufi reconnaît, du moins en principe, l’Unité essentielle de tous les êtres, ou bien, pour exprimer la même chose d’une manière négative, l’irréalité de tout ce qui apparaît comme distinct de Dieu » [4].
Ainsi Dieu nous est-il connu d’une certaine manière, et reste-t-il inconnu, d’une autre. Dépasser le domaine de l’ombre est bien la finalité de ceux qui se sentent en harmonie avec cette expression soufie de la non-dualité.
« Au nom d’Allah, le Clément, le Miséricordieux.
Nous implorons Son secours.
Gloire à Allah, avant l’Unité duquel il n’y a pas d’antérieur, si ce n’est lui qui est ce Premier ; après la Singularité duquel il n’y a aucun après si ce n’est Lui qui est ce suivant. A propos de Lui, il n’y a ni avant, ni après, ni haut, ni bas, ni près, ni loin, ni comment, ni quoi, ni où, ni état, ni succession d’instants, ni temps, ni espace, ni être (conditionné) » [5].
Pour le Soufi, « la doctrine de l’Unité est unique » — et tawhîd wâhidun. Mais les hommes étant ce qu’ils sont, tous ne ressentent pas, à l’intérieur d’eux-mêmes, la force spirituelle qui peut faire d’eux des êtres unifiés. Ils ne voient pas les signes divins et ils passent… sachant pourtant quelque part qu’ils sont ainsi « menés au feu » [6]. Le soufi retient plutôt un autre verset du Coran… « Quant aux amis de Dieu n’est-ce pas, point de crainte sur eux, en vérité, et point ne seront affligés ». [7]
« Lâ huwa wa lâ ghayruhu » : Ni Lui, ni autre que Lui. Ultime expression traditionnelle de la non-dualité.
La question de rattachement à une organisation traditionnelle, comme la deuxième condition de l’initiation, a toujours été clairement définie dans l’Islam, comme je viens de le rappeler. Pour être encore plus précis, toute tariqah, donc toute communauté spirituelle « authentique et régulière possède une silsilah ou « chaîne » de transmission initiatique remontant toujours en définitive au Prophète à travers un plus ou moins grand nombre d’intermédiaires. » [8,a] Chaque tariqah est placée sous la responsabilité d’un Cheikh ou « maître spirituel » dont la double fonction est d’accepter ceux qui demandent à s’engager sur la Voie, et, une fois l’acceptation donnée en fonction des qualifications du postulant, de le rattacher effectivement, lors d’une cérémonie particulière, en lui transmettant la barakah. « La transmission régulière de cette influence spirituelle est ce qui caractérise essentiellement l’initiation, et même ce qui la constitue proprement, et c’est pourquoi nous avons employé ce mot pour traduire taçawwuf. » [8,b]
La seconde tâche du Cheikh consiste à diriger le travail intérieur de ceux qui font partie de la tariqah et qui sont appelés les Foqara, Faqir au singulier, dont la traduction est « pauvre ». Il faut souligner que pour ceux-ci, la participation à la vie musulmane et à son rituel — les cinq piliers — est totale. Celui qui peut le plus peut nécessairement le moins. C’est une situation générale pour ceux que leur destinée conduit aux étapes les plus élevées de la Voie : ils interprètent différemment, je veux dire par rapport aux exotéristes, le symbolisme traditionnel et en approfondissent le sens. Je répète qu’il n’y a dans cette différence nulle explication profane, du type social ou financier, ni même intellectuel au sens de l’intelligence humaine. Non. Il s’agit d’une sensibilité spirituelle « autre » et ce qui est très important pour l’harmonie de chaque Tradition, c’est, d’une part, que ceux qui sont ainsi engagés par leur initiation [9] reconnaissent, cela va de soi, la position de ceux qui ne le sont pas, tout en étant « totalement » croyants. D’autre part, que les membres d’une église exotérique acceptent et le symbolisme de leur religion, et l’état intérieur de ceux qui « vivent » ce symbolisme. Le moment où il n’en est plus ainsi marque l’appauvrissement de la Tradition concernée. Il est évident que dans un univers aussi politiquement troublé, qui est celui du monde arabe, des tensions peuvent surgir çà et là entre les représentants du pouvoir et les mutaçawwifah, terme qui s’applique à ceux qui sont entrés sur la Voie initiatique. Mais, même aujourd’hui, où il serait naïf de ne pas constater les déviations religieuses de certains pays musulmans, un respect subsiste envers tout initié centré sur la seule réalité intérieure. Sur ce point, peut-être la clarté de la distinction entre les deux aspects de la Voie, dans l’Islam, permet-elle de mieux discerner les finalités différentes. Celles-ci sont la conséquence logique de la théorie des états multiples de l’être, sans laquelle il n’y aurait ni métaphysique, ni spiritualité. Il faut toujours se rappeler que l’individu qui « existe » n’a pas en lui-même son propre principe, celui-ci correspondant à un plus haut degré d’universalité, l’Etre ou la Personne. Cette distinction essentielle entre le moi et le Soi correspond nécessairement, au niveau de la condition humaine, à deux objectifs distincts. Le musulman, se situant au niveau de l’individualité, s’efforce d’obtenir son salut, alors que le mutaçawwifah, concerné par la Personne totale, recherche la Délivrance, ou en tout cas l’obtention d’un état supra-individuel. Le mot soufi désigne la Personne qui a atteint l’état suprême et inconditionné, le « délivré vivant », que j’ai évoqué à propos de Ramana Maharshi. Même si une telle réflexion ne touche plus guère, de nos jours, des êtres humains vivant dans un éloignement aussi marqué des réalités traditionnelles, il reste important de rappeler celles-ci avec continuité car ce sont elles, et elles seules, qui, redécouvertes par des chercheurs, permettront à un moment difficile de l’histoire de l’humanité, de ne pas se dérouler aussi mal que les événements actuels le laissent craindre.
L’immense bénédiction spirituelle liée au soufisme est la survivance de plusieurs turuq justement en cette fin d’un monde. En Orient, Inde et Pakistan, la suhrawardiya dont l’un des maîtres fut Ahmad al Ghazâli. En Iran, au Cachemire, dans l’actuel Irak, la Kubrâwîya, marquée en ces débuts par Suhrawardi. En Egypte, la Rifâ’iya et en Turquie, la Naqshabandîya. Dans l’ensemble du monde musulman, la Qâdiriya et, plus particulièrement en Afrique du Nord, trois confréries qui ont pénétré dans les milieux occidentaux, particulièrement européens : la Tidjâniya, fondée au XVIIIe siècle, par Abu al’Tidjâni ; la Darqâwiya, créée par Abu ad’Darqâwi au XIXe siècle, à Fez ; et la tariqah Alawiyya. Elle fut fondée au début du XXe siècle à Mostaganem, en Algérie, par Ahmed Ben Mustafa Al Alawi, connu sous le nom de Cheikh Al Alawi, qui avait lui-même reçu son initiation du Cheickh El-Bouzidi, de la confrérie Ad-Darqâwiya. Une nouvelle branche est née, greffée sur la tariqah Ad-Darqawiya au sein de laquelle se trouve la silsilah, chaîne initiatique remontant au Prophète. Les successeurs du fondateur de la nouvelle communauté, mort en 1934 — dont le premier était son propre neveu, le mari de sa nièce — sont, fait exceptionnel, d’ascendance directe : Sidi Hadj Adda Bentounes, son fils Mehdi et son petit-fils, l’actuel Cheikh Khaled Bentounes. Ces événements sont importants à rappeler car ils intéressent directement les Européens et, au premier rang de ceux-ci, les lecteurs de Guénon souhaitant dépasser le stade de la simple lecture. En effet, la tariqah Alawiyya est connue de certains d’entre eux. C’est vers elle, et en accord avec Guénon, que Frithjof Schuon, se tourne quelques mois avant la mort du Cheikh Al’Alawi. Après celle-ci, il lui est alors reconnu, par le Cheikh Adda Bentounes, la qualité de moqqadem, qui l’autorise à transmettre à son tour la barakah. Aussi, quelques années plus tard, installé en Suisse, dispense-t-il une initiation et un enseignement traditionnel. Des hommes aussi éminents que Titus Burckhardt [10], Martin Lings [11] et Michel Vâlsan, qui fut sans doute à notre époque, le meilleur connaisseur d’Ibn-Arabi [12], se regroupent autour de lui avec la bénédiction du Cheikh Abdel Wahed Yahia — René Guénon, lui-même rattaché au soufisme depuis le début du siècle. Une opposition, qui devait prendre une ampleur considérable, entre Guénon et Schuon, entretenue par des hommes souvent plus aptes à la discrimination métaphysique qu’à des relations humaines pacifiées, entraînait un éloignement entre les deux hommes et un bouleversement de la communauté. L’absence de relations entre celle-ci et la tariqah de base, installée à Mostaganem, était également préoccupante pour tous ceux qui se montraient attentifs au maintien de la chaîne initiatique et ne souhaitaient pas que des questions de personnes interfèrent avec la transmission d’une influence spirituelle. Les deux points essentiels, et qui ne se situent pas seulement au niveau de la reconnaissance humaine, demeuraient alors le lien avec l’enseignement de Guénon, qui avait ouvert à tous toutes les portes et la filiation avec la tariqah Al-Alawiyya. Aussi, et c’est à mes yeux une nouvelle bénédiction pour l’Europe, quand trente années plus tard, la destinée devait confirmer cette possibilité providentielle d’un rattachement à la chaîne initiatique soufie, grâce à l’intérêt porté par l’actuel responsable de la Tariqah, non seulement, bien sûr, l’Afrique du Nord et au Moyen-Orient, où elle compte de très nombreux disciples, mais à notre continent. Le Cheik Khaled Bentounes inspire, à ce propos, la création d’une association « Les Amis de l’Islam » [13], dans le but de vivre une ouverture authentique aux croyants des autre Traditions. Le premier objectif fixé est l’approfondissement de la perspective métaphysique, en se référant notamment au message du Cheikh Al Alawi. Européens et immigrés y trouvent le cadre initiatique et religieux correspondant à leur sensibilité propre. Deux autres buts l’un culturel, l’autre social, sont les prolongements dans le monde d’un point de vue éminemment centré sur 1a Connaissance et sur l’Amour.
« Ho, les gens ! Nous vous avons créés d’un mâle et d’une femelle et vous avons désignés en nations et tribus, pour que vous vous entreconnaissiez. Oui, le plus noble des vôtres auprès de Dieu, c’est le plus pieux des vôtres. Dieu est savant, informé, vraiment ! » [14] Cette opportunité correspond, pour notre époque, à la présence de Ramana Maharshi, à la pratique du Za-Zen et à l’invocation chrétienne. Comme souvent dans l’histoire de l’humanité un privilège spirituel se présente aux humains à la fois dans la fulgurance de son vécu et la possibilité offerte à chacun de se déterminer, mais ceci dans une réalité suffisamment cachée pour que le noyau, commun, de ces messages traditionnels soit préservé.
Il suffit d’un regard pour me savoir en face d’un homme de Dieu, illuminé de l’intérieur par la Connaissance et guidé, dans ses relations avec son entourage, par un Amour ineffable. Le Cheikh Khaled n’est pas seulement le responsable d’une Tariqah traditionnelle et vivante. Il est, dans toute l’acceptation du terme, un maître spirituel. De toute évidence, il « sait » sans être obligé de le rappeler par quelques comportements solennels. La sagesse est une réalité si consistante que celui qui se croit obligé d’indiquer sans cesse qu’il en est détenteur, prouve par là même, et indiscutablement, le contraire. Une attitude naturelle, totalement naturelle, ne peut qu’être spirituelle parce que se situant au-delà du calcul volontaire et de l’aménagement du comportement. Voilà l’homme dont la conscience a été éveillé. Rien d’autre. Rien de plus. Mais, rien de moins.
Sans la moindre affectation, sans la plus petite parcelle de hiérarchisation, avec une tranquillité aussi timide qu’elle est assurée, je l’entends répondre à quelques questions d’amis européens qui partagent avec moi le privilège d’une rencontre dans un cadre traditionnel. Ses répliques illustrent la « vision » d’un Soufi.
— « Qu’est-ce, pour vous, que la tolérance ?
— Elle va très loin. Elle va très loin. Elle commence au monde minéral, dans le monde végétal, ensuite dans le monde animal et dans le monde humain. Si nous avons accepté tout cela, alors nous sommes tolérants, si nous vivons en harmonie avec tout cela, nous sommes tolérants. Pour définir la tolérance, c’est accepter l’autre, tout simplement. Une fois qu’on l’a accepté, avec sa différence, avec ses faiblesses, avec ses défauts, avec ce qu’il est, sans exiger quoi que ce soit en contrepartie, alors on est tolérant. Mais si nous posons des conditions entre nous et lui, alors nous sommes intolérants. »
L’éducation reçue, l’environnement de plus en plus profané, ou désacralisé, ce qui revient au même, le tourbillon irréfléchi de notre « moi », font de chacun de nous, au sein du monde moderne une individualité décentrée, c’est-à-dire qui n’a plus de centre, qui n’a plus de Principe, qui n’a plus d’éclairage sur son intériorité. La nuit. C’est alors qu’il convient, non pas de forcer sa nature, mais de la comprendre. S’arrêter, oui s’arrêter sur le bord de notre route : mais je suis Qui et je fais quoi, ici ?
— « Essayons de comprendre pourquoi cela ne va pas et, comprenant, trouvons le moyen de guérir ce mal qui nous ronge, de retrouver cette harmonie et cette place qui est la nôtre dans la création. Cela, seul un effort de tout instant le permet. Dans l’Islam nous en avons les outils : la prière, le wird (rosaire), le dhikr, la place tenue dans la communauté, le rôle que l’on y joue, le métier que l’on fait, qu’est-ce qu’il apporte à l’humanité, qu’est-ce qu’il lui donne, qu’est-ce que nous donnons, quand nous travaillons pendant trente ans ou quarante ans. Toute cette énergie que nous donnons, à qui la donnons-nous et pourquoi ? Est-ce pour de l’argent ? Pour une situation ? Cet effort sur le tout devient prière, même le sourire à quelqu’un, c’est un acte qui fait partie de cet effort, partager la peine de quelqu’un, c’est un acte qui fait partie de cet effort, aider quelqu’un… L’implication, c’est dans la vie toute entière. On ne peut pas faire un effort que dans un temple, une mosquée, une église, un ashram, une cellule. Non, c’est partout, où que nous soyons. Cet effort grandira et nous récolterons les fruits parce que chaque arbre est contenu dans sa graine et nous sommes tous la graine d’Adam et Adam a tout reçu, tout a été donné à l’homme. Il lui faut persister et travailler sa terre intérieure. »
J’entends les mots qui se suivent et qui pénètrent au-delà de mes oreilles. Transformation de toute mon existence par le sens redonné à tout ce que je vois, à tout ce que je fais. Non parce que je regarde et décide d’agir mais par suite d’un ancrage dans ma réalité essentielle qui impose alors sa présence. Je m’entends dire, je me regarde faire et la concordance est telle qu’il n’y a plus d’intérieur, plus d’extérieur. Cette cessation de raison est ma vraie liberté. Tout m’a été donné, qu’est-ce que j’en fais, ici, maintenant ?
Cette notion de communauté prend dans le soufisme une forme presque physique. Je suis ici, au milieu d’une cinquantaine de foqara, frères et sœurs sur le chemin, tous directement reliés par le Cheikh et avec lui. La notion de fraternité vécue a, dans ce cas, une dimension spirituelle — la transmission de la baraqah — qui transcende et unit à la fois les relations à leur niveau affectif et raisonné.
Cela signifie-t-il que nulle tension n’y est possible, ni aucune opposition concevable ? Bien sûr que non et, sur un certain plan, heureusement. Les difficultés, le mot est faible, rencontrées par les premiers califes, après la mort de Mohammed, sont à l’origine de l’éclatement en deux tendances, sunnite et chiite. Mais ce qu’il y a d’évident, c’est que sur le plan plus modeste, mais aussi plus décisif pour l’homme moderne concerné, du rattachement à une confrérie traditionnelle, la réponse soufie est l’une des plus structurées et des plus solides. Accueilli immédiatement comme un ami, sans qu’un seul instant l’âge, la formation, le milieu social, l’engagement professionnel ou même politique ne fassent obstacle, l’initié est chez lui dans la tariqah et peut s’y épanouir dans une ambiance de compréhension. La démonstration selon laquelle il n’y a de relations vraiment harmonieuses que celles qui reposent sur la globalité de la personne, la vie intérieure assumée pleinement y éclairant l’ensemble, est faite quotidiennement dans une communauté mutaçawwif. . El-Hamdu lilLâhi !
Ceux qui, marqués par l’ambiance psychologique du monde moderne, verraient dans ces remarques l’intrusion d’un argument irrationnel ou encore la preuve d’une croyance sans limite dans les vertus d’une théorie comme une autre, oublieraient simplement que j’évoque ici un groupe initiatique. Tous les membres sont reliés entre eux non seulement par la finalité de leur démarche — disons avec modestie se rapprocher de Dieu — mais aussi, je le répète, par l’influence spirituelle dont chacun d’eux est le porteur. D’une part, chaque relation est ainsi ternaire, et non linéaire, car le Cheikh, « transmetteur » et maître, frère et ami aussi, est toujours subtilement présent et, par son intermédiaire, tous ceux de la silsilah, et cela depuis des siècles. D’autre part, le travail lié à l’initiation, transforme le groupe de l’intérieur et en tant que groupe : « Lorsque deux ou trois seront réunis en mon nom, je serai au milieu d’eux » disait le Christ. Lorsque les sages, notent les textes de la Kabbale, s’entretiennent des mystères divins, la Shekinah [15] se tient entre eux. De même, à l’intérieur d’une tariqah et de sa vie communautaire. Ainsi, « une présence spirituelle… se manifeste en quelque sorte à l’intersection des lignes de force allant de l’un à l’autre de ceux qui y participent, comme si sa « descente » était appelée directement par la résultante collective qui se produit en ce point déterminé et qui lui fournit un support approprié » [16].
Ainsi, le faqir chemine-t-il sur la Voie, entouré, soutenu, guidé. Comme le dit le Cheikh Khaled, « chaque prière régénère l’homme, donne naissance à un autre homme en nous » et cette régénération, cinq fois par jour, est bien l’un des piliers du mutaçawwif. Alors naît, se développe, s’affermit, une nouvelle conscience, en termes métaphysiques, un nouvel état d’être, qui transforme de l’intérieur notre individualité. Reste que pour beaucoup, cette « nouvelle conscience » paraît lointaine, inapprivoisable… Pourtant, même s’il est vrai qu’elle peut nous sembler hors d’atteinte, elle n’en demeure pas moins, toujours selon le Cheikh Bentounes, « la chose la plus simple, parce qu’elle est tellement proche de nous ». Justement, si proche que nous la cherchons en dehors de nous et que nous élaborons des philosophies, des formules jusqu’au moment où notre mental surchargé ne comprend plus rien. Simplement, « vivons en harmonie, avec soi-même, avec les autres ».
L’Islam illustre d’une manière trop éclatante le point de vue central de cet ouvrage, c’est-à-dire la notion de la double nature de l’homme et la possibilité offerte à celui-ci de se réaliser totalement, pour que je ne revienne pas sur cet aspect, avant d’aborder ce que le Soufisme entend par un travail actif sur la Voie. Ce qui, notamment, apparaît clairement ici, est cette différence entre religion et métaphysique, distinction qui existe aussi, bien sûr, dans le Christianisme, mais d’une manière à la fois moins précise et surtout moins reconnue que dans l’Islam. Et comme, de leur côté, l’Hindouisme et le Zen insistent prioritairement sur la non-dualité et la saisie intérieure de l’Esprit, il n’y a à vrai dire que le dernier message spirituel, chronologiquement parlant, l’Islam en tant que Sceau de la Tradition, qui assume aussi ouvertement l’unité des deux points de vue religieux et métaphysique. L’interdépendance de ces approches rend, en même temps, plus difficile, la distinction entre le rituel exotérique, qui est celui de tous les musulmans, et le travail initiatique, réservé à ceux qui sont rattachés à une tariqah. Mais je n’emploie pas ici le mot difficile pour signifier qu’il y une confusion possible entre les deux, mais pour indiquer que, pour l’initié, ils sont complémentaires, l’un, le travail initiatique, ne se concevant pas sans l’autre, Ash-shariyah, la voie de tous, la religion révélée. C’est un exemple indiscutable, par sa clarté d’une Tradition strictement Théiste, donc religieuse, reconnaissant en son sein une Voie de réalisation d’une autre nature, où la morale, notamment, s’efface devant la Connaissance. D’un côté, les Petits Mystères chrétiens, l’homme réel oriental, le musulman, de l’autre les Grands Mystères, l’homme transcendant et le mutaçawwifah, terme, je le rappelle, s’appliquant à celui et à celle qui sont entrés sur le chemin par une initiation, un rattachement.
Dans le premier cas, nous sommes en face de la conception religieuse qui admet le croyant comme créature détachée du divin et qui cherche à le retrouver, sans jamais le rejoindre, à la suite de sa conversion personnelle, de sa foi, de ses œuvres et de la grâce divine. Dans le second, il s’agit de l’approche métaphysique, que j’appelle souvent spirituelle, pour qui l’être humain est porteur du divin, dont il n’est ainsi pas séparé, même s’il est tombé dans un état de sommeil ; mais il peut être éveillé et vivre ce qu’Evola aime appeler une « rupture de niveau ».
A partir de ce constat simple, sur lequel reposent toutes les Traditions, chacun se détermine selon sa sensibilité propre. Engagement religieux, exotérique, sans prolongement ésotérique. Recherche spirituelle, sans support religieux, démarche impossible au sein du Soufisme, indissociable de la Tradition islamique, comme à l’intérieur du Christianisme, même si les contours ésotérisme – exotérisme y sont moins marqués. Dans un cas comme dans l’autre, chemin religieux ou Voie initiatique, qu’ils soient ou non complémentaires, une priorité s’impose : celle de l’opératif, du vécu, de la transformation personnelle.
Un travail actif sur la Voie. Les remarques précédentes montrent bien que celui-ci ne saurait être artificiellement séparé de la vie islamique traditionnelle. Il est, cependant, une pratique spécifique du Soufisme : le dhikr, sur lequel il importe d’écrire quelques mots.
Comme la récitation du mantra hindou et de la prière du cœur chrétienne, le dhikr a une double dimension. Il est à la fois mémorisation et invocation.
Le mot signifie mémoire, souvenir, son sens originel est donc la remise en mémoire, chez l’homme qui le pratique, de Dieu. Le support extérieur, si je puis ainsi m’exprimer, est la prononciation de paroles sacrées suivant un certain rythme dont la connaissance représente un « moyen » privilégié pour entrer en communication avec le divin, en termes métaphysiques, avec les états supérieurs de l’être. « Souvenez-vous de Moi, donc, Je Me souviendrai de vous » [17] et encore « Ho, les croyants ! Rappelez-vous Dieu par maint rappel » [18].
La formule par excellence du dhikr est la shahâda : « Lâ ilâha illa Llâh », mais il ne faut jamais oublier que la Voie initiatique est très précise et que chaque tariqah pratique le dhikr selon sa sensibilité propre. Par-dessus tout, la présence d’abord, l’autorisation, ensuite et la supervision, enfin, du Cheikh sont indispensables. Aucun musulman, et a fortiori aucun non-musulman, non rattaché selon les critères traditionnels, ne peut « choisir » « sa » formule par décision individuelle non contrôlée. S’il en est ainsi, la transformation suscitée par cette répétition ne peut s’effectuer dans sa totalité, dont seule est porteuse la transmission de la barakah. « La transmission du dhikr est comparée, chez Najm Râzi, à la façon dont on assure la fécondation de toutes les fleurs femelles du palmier en secouant au-dessus d’elles le pollen des fleurs mâles coupées sur un autre pied, faute de quoi les fleurs femelles restent stériles et ne portent pas de fruits » [19].
Le dhikr peut se réciter seul et ce n’est pas sans force que le méditant répète, dans la solitude de son lieu de prière les mots sacrés qui se succèdent bientôt si rapidement qu’ils se fondent en un seul son. Mais le plus souvent, il se pratique en groupe. C’est d’abord une addition d’hommes et de femmes, qui scandent la formule choisie, les mains sur les cuisses et le corps se balançant au rythme de la récitation. Puis la fusion s’effectue, dans la pénombre de la maison ou dans la clarté de la place du village, inondée de soleil. Il n’y a plus qu’un seul corps, immense et frémissant, un seul son, rauque et profond. Le sacré s’installe et s’impose, l’individualité s’efface et, comme le dit Al-Ghazâli, le récitant « se sépare de tout autre chose » [20], il se détache de tout ce qui l’encombre et se rapproche de cette Unité avec le divin qui le « fait » différent, après la fin du dhikr. Ne retrouvons-nous pas, ici, un état d’esprit, mais surgissant du plus profond de l’être, « plus proche de l’homme que sa veine jugulaire » ? [21]
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1 L’origine de ce mot paraît multiple. Pour les uns le soufi est ainsi nommé car il porte un vêtement de laine : jâma’i sûf ; pour d’autres, c’est en tant qu’il se trouve au premier rang des croyants : as saff al awwal ; enfin, certains pensent que l’expression vient de safâ, la pureté. Traditionnellement, nul ne peut se dire soufi car il s’agit d’un état intérieur qui est un secret entre le véritable soufi et Allah. Le terme juste pour une personne initiée et donc rattachée à une tariqah, est mutaçawwifah.
2 Turuq, pluriel de Tariqah.
3 Mohyiddîn Ibn’Arabî, « La Sagesse des Prophètes », des éditions Albin Michel, 1974, p. 61.
4 Titus Burckhart, « Du Soufisme », les éditions Messerschmitt (Alger) et Derain, 1951, p. 13.
5 Mohyiddîn Ibn’Arabi, « Le traité de l’Unité » les éditions de l’échelle, 1977, p. 23.
6 Le Coran, Sourate 11, Houd, verset 98. Dans la Sourate 10, Jonas, verset 92 : « Bien des gens, vraiment, sont inattentifs à Nos signes ».
7 Le Coran, Sourate 10, Jonas, verset 62.
8 René Guénon, « L’ésotérisme islamique », dans « l’Islam et l’Occident ». Les éditions Le Cahier du Sud. a) p. 156 ; b) p. 157.
9 C’est vraiment ici, pour ceux qui, intéressés par cette question, ne l’aurait pas encore fait, le moment de lire les trois livres-clefs de René Guénon sur ce sujet : « Aperçus sur l’initiation », les éditions traditionnelles, 1946 ; « Initiation et réalisation spirituelle », les éditions traditionnelles, 1952 ; « Aperçus sur l’ésotérisme chrétien », les éditions traditionnelles, 1954.
10 Titus Burckhardt : « Art of Islam », World of Islam Festival Trust, 1976 ; « Introduction aux doctrines ésotériques de l’Islam », les éditions Dervy-Livres, 1969 ; « Du Soufisme », les éditions Derain, 1952.
11 Martin Lings : « Un saint musulman du XXe siècle : le Cheikh Ahmad al’Alawi », les éditions traditionnelles, 1967.
12 Michel Vâlsan : deux traductions d’Ibn Arabi parues aux éditions de l’Œuvre : « le livre de l’extinction dans la contemplation », 1984 et « la niche des lumières », 1983. Lire aussi : « L’Islam et la fonction de René Guénon », les éd. de l’Œuvre, Paris, 1984.
13 Le siège des « Amis de l’Islam » se trouve à Drancy, près de Paris.
14 Le Coran, sourate XLIX, les Cloisons, verset 12.
15 « Présence de Dieu dans le monde ». Si dans cet ouvrage, je ne me réfère qu’exceptionnellement au Judaïsme, c’est non par réserve vis-à-vis de cette Tradition, mais pour n’avoir de celle-ci, et encore superficiellement, qu’une connaissance théorique.
16 René Guénon, « Initiation et réalisation spirituelle », les éditions traditionnelles, 1952, p. 156.
17 Le Coran, Sourate II, La vache, verset 152.
18 Le Coran, Sourate XXXIII, les coalisés, verset 41.
19 Dazyush Shayegan, « Hindouisme et Soufisme », les éditions de la différence, 1979, p. 105.
20 A1-Ghazâli, Ihya, III, 64.
21 Le Coran, sourate L, Câf, verset 16. Voir aussi : Eva de Vitray-Meyerovitch, « Anthologie du Soufisme », les éditions Sindbad, 1978, « La mémorisation de Dieu : dhikr, pages 168 et suivantes.