Le mot « développement » est souvent invoqué comme un bien moral. Les entreprises et les investisseurs internationaux le considèrent comme une immense opportunité commerciale, et les politiciens le vendent comme un modèle de « progrès ».
Depuis des décennies, le développement est présenté comme la voie pour sortir de la pauvreté et comme un saint Graal. Mais certaines choses sont rarement remises en question, du moins dans les récits dominants : qu’est-ce que le développement, qui le définit, et que détruit-il ?
Peut-être devrions-nous commencer par répondre à la dernière question en nous tournant vers l’Inde : il détruit le monde rural — par la dégradation délibérée de l’agriculture, entraînant une crise prolongée dans les campagnes.
Le journaliste indien chevronné P. Sainath déclare :
La crise agraire, en cinq mots : détournement de l’agriculture par les entreprises. Le processus par lequel cela se fait, en cinq mots : commercialisation prédatrice de la campagne. Lorsque vos coûts de culture ont augmenté de 500 % en une décennie, le résultat de cette crise, de ce processus, en cinq mots : le plus grand déplacement de notre histoire.
Voilà ce que le « développement » détruit, tout en indiquant qui le définit : le capital mondial. Il y a quelques années, la société influente de « communication mondiale, d’engagement des parties prenantes et de stratégie d’entreprise » APCO Worldwide déclarait que la résilience de l’Inde face au ralentissement mondial et à la crise financière de 2008 avait amené les gouvernements, les stratèges politiques, les économistes, les groupes industriels et les gestionnaires de fonds à croire que le pays pouvait jouer un rôle important dans la reprise de l’économie mondiale dans les années à venir.
En d’autres termes, une entreprise néocoloniale visant à accroître les profits des entreprises en pénétrant dans des régions et des nations afin de remplacer les systèmes indigènes de production et de consommation, l’Inde étant une priorité absolue.
Ce qui se passe ici fait écho à ce que les penseurs du post-développement, comme Gustavo Esteva, avertissent depuis longtemps : le « développement » est moins une aspiration neutre qu’une stratégie descendante destinée à réorganiser les sociétés afin de servir les marchés mondiaux. Comme l’a dit Esteva, le concept même de développement « a toujours signifié une fuite de la condition indigne appelée sous-développement, que l’Occident a lui-même créée ».
Nous avons donc assisté à une urbanisation accélérée, à une privatisation accrue et à un assouplissement significatif des règles d’investissement direct étranger (IDE) en Inde, dans le but d’attirer davantage de capitaux internationaux et de s’intégrer plus profondément à l’économie mondiale.
En 2016, le gouvernement a introduit une politique globale de libéralisation pour l’IDE. Par exemple, le secteur de l’aviation civile a autorisé 100 % d’IDE dans les projets aéroportuaires et jusqu’à 49 % dans les services de transport aérien. Le secteur pharmaceutique a permis 100 % d’IDE dans les projets « greenfield » et jusqu’à 74 % dans les projets « brownfield ». Le commerce de détail de produits alimentaires fabriqués ou produits en Inde a également été ouvert à 100 % d’IDE, sous approbation gouvernementale.
Les journaux et suppléments économiques célèbrent cela comme le reflet de l’engagement de l’Inde à créer un environnement plus favorable aux affaires et comme la preuve du virage stratégique du pays vers une plus grande « ouverture économique » et une intégration dans le « marché mondial ».
En laissant de côté la critique selon laquelle « intégration » et « marché mondial » fonctionnent comme des euphémismes pour la subordination de l’Inde au capital mondial, ce que ces défenseurs du développement oublient de mentionner, c’est la dévastation économique, culturelle et écologique provoquée par un « développement » qui sape systématiquement l’autonomie des populations, démantèle leurs mondes vécus, puis présente cette destruction comme un progrès.
Pour les gens ordinaires à travers le monde, le développement se manifeste par des agriculteurs poussés vers les villes parce que les politiques agricoles rendent l’exploitation non viable ; par des avis de changement de zonage ; par des expulsions invoquant la « mise en valeur (embellissement) » ; par des permis retirés ; par des commerces de quartier qui ferment en raison des plateformes de commerce en ligne recourant à des pratiques prédatrices et frauduleuses ; et par des marchés déplacés ou remplacés. Il se manifeste dans des documents de planification qui considèrent les maisons des gens comme des « empiétements (ou intrusions !) » et dans des répressions municipales qui traitent les économies auto-organisées comme des menaces à l’ordre.
Et cela est amplifié par une idéologie qui affirme que tout ce qui est informel, non planifié ou traditionnel est, par définition, arriéré. Le vendeur de légumes ambulant devient une nuisance visuelle. Le petit agriculteur doit « s’agrandir ou disparaître ». Le marché local, transmis de génération en génération, devient un problème administratif.
Le paradigme du développement centralise le capital, l’expertise et le contrôle entre les mains des institutions étatiques et des entreprises privées tout en marginalisant les savoirs, les réseaux et les stratégies de survie des gens ordinaires. Il exige que les populations abandonnent leur autonomie en échange d’infrastructures et de réglementations qu’elles n’ont pas demandées. Et lorsqu’elles refusent, elles sont criminalisées, déplacées ou simplement effacées du tableau.
Dans ce contexte, trois récents projets à base d’images ne sont pas seulement des archives esthétiques de l’Inde urbaine. Ils offrent un contre-récit : des fragments de vies qui continuent au milieu de la transformation urbaine, se déroulant sous la bannière du développement.
Les récits dominants du développement s’appuient souvent sur le spectaculaire pour se justifier. Pensez aux images de bidonvilles à côté de gratte-ciel ou de rivières polluées longeant de nouvelles autoroutes. Ces juxtapositions permettent au spectateur de se sentir momentanément troublé, mais rassuré à l’idée que le progrès, du moins, est en marche.
On accorde peu d’attention aux espaces banals où la modernité et l’enracinement coexistent — ces lieux communautaires informels, sacrés et géographiquement ancrés.
Le célèbre anthropologue culturel James Ferguson, décédé cette année, dans sa critique du « développement comme machine anti-politique », note que les projets de développement dépolitisent souvent des questions profondément politiques, comme la terre, le travail et la justice en les présentant comme des problèmes techniques à résoudre. Ce qui se perd, c’est le contexte et la capacité des gens à façonner leur avenir selon leurs propres termes.
Des centaines de rapports ont été écrits au fil des années pour se demander comment rendre le développement plus inclusif. Mais ils se concentrent rarement sur ce et ceux qui sont effacés pour faire place à l’avenir officiel. Un avenir fondé sur la conformité, l’ordre, les immeubles de verre, les larges routes et les mégaprojets, obtenus grâce à des exclusions et des spoliations systématiques : en éloignant les populations de la commodité du numéraire au profit de l’État de surveillance et du capital financier ; en éliminant les marchés informels au profit du commerce de détail d’entreprise ; et en imposant des règlements qui pénalisent les gens pour avoir fait ce qu’ils ont toujours fait, notamment vivre ensemble de manière dense et culturellement cohérente.
Les systèmes alimentaires locaux ne sont pas déplacés simplement parce que les villes doivent croître. Les géants de l’agroalimentaire et du commerce de détail exigent un accès aux consommateurs à leurs conditions. Et les logements informels ne sont pas rasés uniquement pour des raisons de sécurité ou d’hygiène. Cela libère des terrains pour l’investissement. Tout ce qui ne se conforme pas aux modes de vie rationalisés, monétisés et hypervisibles promus par l’urbanisme est effacé ou marginalisé.
Il existe d’autres manières de vivre, d’échanger, de construire du sens — et elles sont déjà là. Elles persistent dans les ruelles, dans les marchés, dans les rituels accomplis à l’ombre des viaducs de béton. Et malgré les pressions que subit l’agriculture, elles continuent de prospérer dans les champs.
Tout cela ne serait-il qu’un simple désir de retour à un passé romantique ? Pas du tout. Il s’agit d’un avenir qui ne commence pas par le déplacement et d’une reconnaissance du fait que le paradigme dominant du développement opère à travers une « violence » lente, systémique et presque invisible.
L’anthropologue Arturo Escobar soutient que les populations n’ont pas seulement besoin d’alternatives de développement ; elles ont besoin d’alternatives au développement. Des alternatives qui repensent ce qui a de la valeur, ce qui constitue la richesse et qui a le droit d’en décider. Lorsque les experts du développement affirment qu’une communauté est « sous-développée », ils imposent une vision du monde particulière qui valorise la planification d’entreprise et la « croissance » économique au détriment des traditions locales ou des compréhensions spirituelles de la terre et de la vie.
Ainsi, qu’il s’agisse de communautés tribales, agricoles ou urbaines, résister au développement ne consiste pas seulement à dire non à un projet minier, à un corridor industriel, à une autoroute ou à un barrage. C’est aussi affirmer que notre mode de vie n’a pas besoin de validation extérieure ni d’être piétiné pour servir quelque conception fallacieuse du « développement ».
Qu’offre-t-on donc en échange des mondes de vie dynamiques et riches de sens qui sont démantelés ? L’avenir officiel promet l’ordre, l’efficacité et, surtout, la consommation (dans les nations occidentales, une tendance autoritaire vers une consommation limitée commence à émerger). Mais qu’est-ce qui donne encore un sens à la vie une fois que des communautés entières ont disparu, qu’un nouveau gadget n’est plus nouveau, ou lorsque la nourriture elle-même est « optimisée » par des interfaces biodigitales, des patchs et des implants neuronaux, comme l’envisagent aujourd’hui les futuristes ?
Le paradigme dominant n’a cessé d’élever le niveau de ce qui est considéré comme nécessaire à une vie bonne. Et qu’a-t-il produit ? Pour beaucoup, une forme d’insatisfaction existentielle.
C’est ici que la notion de spiritualité, dans son sens le plus large, devient cruciale, même dans les contextes urbains les plus séculiers et les plus bétonnés. Une spiritualité fondée sur le besoin fondamental qu’ont les êtres humains de se sentir enracinés dans quelque chose qui transcende la simple valeur monétaire et la possession matérielle. Selon l’écrivain, agriculteur et militant Wendell Berry, l’enracinement se trouve dans l’intimité avec un lieu, l’engagement envers une communauté et le soin de la terre.
Dans le domaine urbain, cela se traduit par une résistance à la définition consumériste du soi et par la recherche de sens dans ce qui perdure, dans ce qui échappe à la monétisation et dans ce qui est communautaire. On le voit dans la persistance des marchés informels et des espaces partagés, ainsi que dans les rituels et pratiques sacrées qui se poursuivent « sous le viaduc aérien, à côté du temple ».
Ces liens humains durables et ces attachements au lieu sont les ancres spirituelles qui s’opposent à la logique sans racines du capital mondial. Ils démontrent que le sens se construit à travers une histoire partagée et des relations enracinées — quelque chose que la consommation passive de technologies optimisées ne peut offrir.
Les gens sont trop souvent traités comme des données sur une feuille de calcul, comme des victimes à secourir ou comme des « actifs » jetables. Il n’existe pas de développement neutre. La seule question est de savoir s’il continuera à servir les intérêts des puissants.
Colin Todhunter est spécialiste de l’alimentation, de l’agriculture et du développement, et chercheur associé au Centre for Research on Globalization à Montréal. Ses ouvrages en libre accès sur le système alimentaire mondial sont disponibles sur Figshare (sans inscription ni connexion requises).
Texte original publié le 15 octobre 2025 : https://off-guardian.org/2025/10/15/beneath-the-flyover-beside-the-temple/