le docteur Pierre Wiltzer
Survivre à ses parents

La violence n’est pas seulement intrafamiliale ; il existe une violence qui s’exerce vis-à-vis du sujet lui-même et la pathologie mentale nous en offre des exemples caricaturaux, tant dans la mélancolie où, comme le souligne J. Nadal « la perte de l’objet conduit le Moi en s’identifiant à l’objet perdu à se dévorer lui-même par la pression du Surmoi destructeur », que dans les conduites automutilatrices chez l’enfant et la toxi­comanie chez l’adolescent. Dans l’anorexie de la jeune fille on retrouve une auto-affirmation narcissique de toute-puissance à l’image de cette même « toute puissance » dont parle B. Grunberger, à laquelle participe le chasseur qui abat sa victime.

(Revue Itinérance. No 2. Novembre 1986)

Chaque fois que la réalisation d’un de nos désirs se trouve menacé, le mécanisme de la peur et de la violence s’enclenche. Le rôle ambigu des parents est à la fois protecteur et canalisateur, mais il prépare aussi l’enfant à devenir victorieux de ses dépendances et à s’affirmer face au monde. L’enfant fait alors l’apprentissage de ce difficile équilibre entre l’acte de se vaincre soi-même et celui de s’imposer aux autres.

« Je ne comprends plus, disait Freud en 1930, que nous puissions rester aveugles à l’ubiquité de l’agression et de la destruction non érotisée et négliger de leur accorder la place qu’elles méri­tent dans l’interprétation des phénomènes de la vie. » Ainsi l’ubiquité de l’agression non érotisée qui définit la violence et la différencie de l’agressivité nous amène à nous interroger avec Freud sur l’existence « d’une violence originaire organisée sur le mode de l’instinct, d’une pul­sion d’agression » ou encore avec J. Bergeret « d’une violence fonda­mentale ».

Cette dernière serait inscrite d’après l’auteur « symboliquement » chez le nouveau-né ; sollicitée par l’imaginaire maternel, elle répondrait à une problématique de survie « lui ou moi », écho à ce que disait Freud : « La violence peut être considérée comme une application à la vie psychique de ce dilemme qui domine la vie organique : manger ou être mangé ; de tels fantasmes seraient, de fait, tout aussi présents du côté de l’enfant que du côté de la mère… » Mais s’agit-il toujours d’une violence fantas­matique telle qu’on peut l’observer dans les phobies d’impulsions chez les mères, peur d’attenter à la vie de l’enfant ? Il y a une violence bien réelle dans les infanticides perpétrés dans certains états délirants qui succèdent à l’accouchement.

Mais en dehors de la pathologie, il existe une violence des adultes à l’égard de l’enfant lorsque les premiers imposent leur désir, ou s’opposent au désir du second, que cela soit justifié ou non.

Que cette violence soit constitutive de la personnalité sans aucun doute : « Si, après la naissance, dans un premier temps, la mère satisfait les besoins de l’enfant, dans un deuxième temps, continue R. Diatkine, ce dernier découvrirait que sa mère existe et qu’elle a d’autres intérêts que le sujet lui-même », notamment le père, porteur de la loi, qui s’interpose entre l’enfant et sa mère ; ainsi « dans un troisième temps se dévelop­peraient le complexe d’Œdipe et l’angoisse de la castration, le conflit dominant étant constitué par l’élaboration la plus poussée de la violence vers autrui et vers soi-même, être comme autrui entraînant nécessaire­ment fantasmes de mort et désir de survie tant pour l’un que pour l’autre ».

« La violence n’est jamais absente dans les formations fantasmatiques infantiles ; il existe, dit Freud, des rêves de désir de la mort du père et une hostilité envers la mère ; toutes les fois que quelqu’un nous barre le chemin, l’imaginaire se montre prêt à le supprimer. »

Pourtant « il est nécessaire, souligne J. Bergeret, que le père s’oppose pour que l’enfant devienne victorieux de ses anciens comportements de dépendance. Les pères dont on ne parvient pas à triompher prépa­rent des enfants dont la violence n’aura pas pu être intégrée dans une victoire négociée auprès de la femme ; ce sont d’éternels sujets en révolte. Mais les pères qui ne s’opposent pas laissent les enfants sans possibilité d’utilisation de leur potentiel violent ; ce sont des dépressifs souvent instructurables et ne pouvant finalement retourner leur violence que contre eux-mêmes ».

La violence n’est pas seulement intrafamiliale ; il existe une violence qui s’exerce vis-à-vis du sujet lui-même et la pathologie mentale nous en offre des exemples caricaturaux, tant dans la mélancolie où, comme le souligne J. Nadal « la perte de l’objet conduit le Moi en s’identifiant à l’objet perdu à se dévorer lui-même par la pression du Surmoi destructeur », que dans les conduites automutilatrices chez l’enfant et la toxi­comanie chez l’adolescent. Dans l’anorexie de la jeune fille on retrouve une auto-affirmation narcissique de toute-puissance à l’image de cette même « toute puissance » dont parle B. Grunberger, à laquelle participe le chasseur qui abat sa victime.

C’est K. Lorenz, cité par J. Bergeret, qui a montré « la présence univer­selle de la violence première chez les êtres vivants et sa nécessité ini­tiale pour la survie des espèces comme des individus ».

Mais le même auteur insiste sur « l’apport dynamique opéré par la violence à toute attitude créative »… création artistique, création tout court, et là c’est l’aspect positif de la violence définie en dernière analyse par les dictionnaires contemporains comme « une intensité, une vivacité, une ardeur »… Et ainsi, si la violence permet à l’enfant de se constituer une personnalité comme il a été souligné plus haut, elle sous-tend, au total, tout acte et elle est fondatrice de tout sentiment. « L’homme étant conçu avec la chance de vivre sa violence absolue et égoïste première avant de parvenir à la relation amoureuse. »

Il en est autrement de l’agressivité humaine pour laquelle R. Diatkine a montré « la participation de la libido et qui vise comme objets des repré­sentations parentales qu’il est question de détruire ». Déjà J. Bergeret a pu souligner « que du point de vue éthologique les comportements agressifs sont des comportements ayant un objet et un but déterminé auquel participe un certain degré d’élaboration, de secondarisation et de plaisir » et c’est surtout par le plaisir que l’agressivité se distingue de la violence.

L’agressivité humaine a pour le même auteur « un objet sexuel et œdipien, elle vise à nuire à l’objet, elle découle de la pulsion de mort alors que la violence fait partie des instincts de vie, elle s’articule avec la sexualité d’un point de vue synchronique, la violence assurant un étayage dyna­mique au profit de la sexualité », et étant en dernière analyse « une pul­sion d’auto-conservation » participant à l« ‘élan vital ». L’agressivité inter­vient donc dans la relation à l’autre étant vectrice d’un sentiment de culpabilité en raison de son objet œdipien, à savoir souvent une figure parentale.

« On s’intéresse surtout à la violence des autres, comme si la violence n’était pas d’abord naturelle et même d’importance vitale, dès la nais­sance, chez chaque humain et comme si cette violence pouvait être inté­grée, résorbée une fois pour toutes, sans réactivation possible chez l’adulte », souligne J. Bergeret. De fait, nos sociétés ont voulu bannir la violence grâce à l’évolution des lois, des sanctions, des religions, de la médecine (accouchement sans douleur), de la morale, des mœurs. Aussi les explosions de violence n’apparaissent plus que comme des accidents et les individus violents comme des déséquilibrés capables de violences. Ici le terme de violence employé au pluriel désigne alors les actes du criminel et J. Picat a dressé la liste des violences meurtriè­res et sexuelles, homicides, parricides, magnicides, viols, incestes et manifestations pédophiliques. « Le risque de la punition est un facteur important de la genèse du crime », nous dit l’auteur en citant S. Lebovici ; et d’ajouter que la victime « vient souvent déclencher sa propre fin ». Les travaux de Raymondis en éthologie sont axés sur le pôle dominant-dominé (ce dernier devant contribuer à l’apaisement du dominant) ; à propos de l’homicide, J. Picat analysant les meurtres rituels, conclut que ce dernier « demeure justement un rite annulatoire, une suppression en miroir du frère, une destruction de l’image de soi, une pulsion agie destinée à réduire les tensions internes, à ramener l’équilibre intérieur et l’homogénéité : c’est-à-dire sa propre mort ». Détruire l’image de soi, ou détruire (dans le fantasme maternel « on tue un enfant », analysé par S. Leclaire), « l’enfant immortel du désir de la mère », il s’agit toujours d’effacer son image.

On ne saurait être exhaustif sur la violence si on ne parlait pas de là où elle éclate, tant dans la mythologie, parricide et inceste dans le mythe d’Œdipe, dévoration, incorporation retrouvées chez le cyclope de l’Odys­sée, que dans les récits populaires, les contes où la mise en scène de la violence a un effet exutoire.

Ainsi l’ubiquité de la violence nous amène en dernière analyse à consi­dérer qu’elle est liée à l’être vivant, à la vie.

Docteur Pierre Wiltzer

BIBLIOGRAPHIE

J. BERGERET, La Violence fondamentale, Dunod, Paris, 1985.

S. FREUD, Totem et tabou, Payot, Paris, 1951.

S. FREUD, Malaise dans la civilisation, PUF, Paris, 1971.

B. GRUNBERGER, Brève communication sur le narcissisme, l’agressivité et l’antisémitisme, PUF, Revue française de psychanalyse, Paris, 1984.

R. DIATKINE, Agression et violence, PUF, Revue française de psychanalyse n° 4, Paris, 1984.

S. LECLAIRE, On tue un enfant, Le Seuil, Paris, 1975.

J. NADAL, L’Éveil du rêve, Anthropos, Paris, 1985.

J. PICAT, Violences meurtrières et sexuelles, PUF, Paris, 1982.