(Revue Teilhard de Chardin. No 77-78. Juin 1979)
Article publié originellement en 1955 dans la revue Synthèses.
Je voudrais évoquer quelques aspects de la puissante personnalité du Père Teilhard, tenter de faire entrevoir le sens de sa vision cosmique ou, pour reprendre son expression, de la cosmogénèse dans laquelle l’espèce humaine est impliquée comme une force psychique créatrice, délibérément exhaustive, en marche vers la conquête d’une transcendance spirituelle.
Il est certes trop tôt pour tenter une synthèse valable de l’œuvre du visionnaire et qui sait, du prophète qu’apparaîtra un jour, Pierre Teilhard.
Sa vision du Cosmos en devenir est en effet grandiose. Elle s’appuie, non seulement sur une intuition, à laquelle on ne saurait refuser la qualification de géniale, mais aussi sur une connaissance directe de données scientifiques solides, réfléchies, interprétées et intégrées par ce puissant esprit.
Ce que l’on sait aujourd’hui de cette pensée, par certains textes, à peine diffusés, à peine connus de quelques amis, par quelques articles aussi, est d’une fermeté de raisonnement et d’un irrésistible accent d’évidence et de conviction. Cela nous paraît suffisant pour juger dès à présent de la place considérable qu’est appelée à prendre cette gigantesque vision du monde, et des perspectives les plus plausibles de son devenir.
L’actualité de cette pensée ne peut, en tout cas, être mise en doute. Elle apporte une clé précieuse, pour la compréhension ou l’entrevision des grandes voies que l’avenir ouvre à l’espèce humaine comme telle. Elle nous commande plus encore une prise de conscience sans laquelle nous risquerions de perdre dangereusement pied, de nous laisser dominer par nos propres créations scientifiques et techniques, et de laisser aux hasards du chaos, le souci de notre destin spécifique.
Avant de tenter une esquisse rapide et forcément sommaire de la pensée du Père Teilhard, je voudrais évoquer l’émouvante rencontre que j’eus le privilège d’avoir avec lui, à New York. C’est le 23 avril 1954 que j’eus en effet la joie de m’entretenir, pendant près de deux heures, avec le Père Teilhard. Jacques Masui avait pris rendez-vous. Pour rien au monde, je n’aurais voulu le manquer. A cette seule pensée mon séjour à New York prenait un tout autre sens. Je n’oublierai jamais l’impression profonde que me fit ce grand vieillard. Il nous reçut dans son bureau, dans un immeuble de la 76e Rue, non loin de la 5e Avenue et des frondaisons fraîches encore, de Central Park. Je transcris, sans rien changer, quelques notes jetées en hâte sur le papier, dès mon retour à mon hôtel : « Sa jeunesse, sa beauté, sa vivacité d’esprit, sa joie rayonnante, écrivais-je, sont quelque chose qu’on ne peut imaginer si on ne l’a vécu ». L’impression que m’avait faite cet aristocrate racé qui, à ce moment, avait 73 ans, était vraiment une impression de jeunesse, de beauté physique, d’ardeur et de rayonnement. J’aurais pu y ajouter la simplicité, la cordialité, le sentiment qu’il engendrait d’une véritable communion d’esprit et de cœur tandis qu’il nous parlait. Son information sur l’état du monde était prodigieuse. Ses jugements aigus et pénétrants. Connaissant la semi-clandestinité où il se tenait volontairement d’ailleurs, je m’attendais à lui trouver un peu d’amertume. C’est un homme joyeux qui nous entretenait. Un homme à la fois si haut par sa vision du cosmos, et si près de la réalité. Une intelligence profonde et, à la fois, délié ; un homme vif, plein d’esprit, riant parfois d’une remarque, d’un mot lancé dans la conversation, enchaînant et découvrant en un éclair des horizons vastes et insoupçonnés. Sa pensée naissait sous nos yeux. Et cette pensée jaillie, expression claire, lumineuse et simple, d’une évidence et d’une conviction, nous imposait irrésistiblement l’émouvante approche d’un verbe authentique. C’est que derrière le savant et le philosophe, il y avait en Teilhard de Chardin un poète, mais au sens étymologique du terme, un créateur.
Quelques pages très belles et en particulier La Messe sur le Monde que j’ai pu lire, il y a quelques jours, devaient me confirmer dans ce sentiment.
Il connaissait Synthèses à propos de laquelle il voulut bien me dire son estime. Le titre de notre revue lui plaisait, tout particulièrement. Il exprimait, me dit-il, une des fonctions intellectuelles fondamentales, et plus que jamais indispensable, de notre époque.
En le quittant, nous étions, Jacques Masui et moi, littéralement transfigurés. Nous nous sentions « enrichis » comme si une charge d’énergie intérieure nous avait été transmise. Je garde l’impérissable souvenir, de l’accord profond, fondamental où je me suis senti avec lui, sur tous les aspects évoqués.
Nous espérions le revoir quelques mois plus tard à Paris, à l’occasion d’un voyage qu’il projetait alors. Ce privilège nous fut, hélas, refusé. La veille du jour de Pâques, il devait comme on le sait décéder brusquement à New York.
Cette extraordinaire vitalité dont nous avons été témoin n’habitait pas seulement son corps. Toute son œuvre, le moindre de ses textes, irradie littéralement de cette même charge de puissance. Ainsi, cette œuvre va-t-elle pouvoir poursuivre, et pour beaucoup commencer, un destin que tout permet d’assurer dès aujourd’hui, sans mesure avec l’audience profonde, mais restreinte, qu’elle connut du vivant de son auteur.
Quel est, en substance, le message du Père Teilhard ? Un article ne pourrait assurément permettre de répondre à une telle question.
Il serait, au surplus, aventureux d’essayer de reconstituer autrement que par des textes appropriés, suffisants, le cheminement de la pensée chardinienne. Aussi me bornerai-je à en signaler quelques jalons, qui permettront peut-être de baliser la plus étonnante et la plus plausible vision qu’il soit déjà possible de prendre de la cosmogénèse.
On ne comprendrait pas la genèse de cette pensée cosmique et son étrange attrait lié à sa personnalité, si l’on ne se souvenait que Pierre Teilhard de Chardin fut, non seulement un penseur et un philosophe, mais aussi un savant dont l’œuvre scientifique suffirait à assurer la gloire. En géologie, ses travaux portèrent sur quelques grands problèmes, l’extension des continents par granitisation, l’analyse stratigraphique de l’épais manteau de loess répandu sur l’Asie. Le meilleur de son effort, il le donna aussi à déchiffrer l’histoire de la vie. En 1923, il partit pour l’Asie. Durant vingt ans, il allait y déployer une intense activité scientifique, édifiant une œuvre paléontologique grandiose.
Pour M. Jean Piveteau, professeur à la Sorbonne, c’est toute la paléontologie de l’avenir, dont le Père Teilhard a posé le principe et qu’il a pu approfondir sur quelques points. Il devait aussi, on le sait, attacher son nom à la découverte du Sinanthrope qui devait faire reculer jusqu’au début du quaternaire, voire la fin de l’ère tertiaire, l’apparition d’un homo ou d’un pré-homo faber.
Ce raccourci très incomplet de l’œuvre authentiquement scientifique du Père Teilhard de Chardin, prouverait, s’il en était besoin, sur quelles bases solides il appuie sa vision du Cosmos en évolution, et son sens véritablement révélateur de la cosmogénèse.
Ce grand savant ne se bornera pas à approfondir certaines découvertes. Son génie, sa lucidité et son extraordinaire puissance d’intuition, se porteraient aussi sur les manifestations de la vie de son temps. C’est dans certains phénomènes caractéristiques de notre époque qu’il découvrira le sens d’une évolution qui affecte le cosmos, mais dont l’homme, l’humanité, apparaît comme un facteur essentiel.
Partant de la paléontologie, il découvrira les trajectoires d’une évolution sur le sens de laquelle il n’est plus guère possible de se méprendre. Pour lui, à la fin du tertiaire, un phénomène psychique, l’hominisation, va permettre à un secteur de l’ordre des primates — une simple famille — de s’élever brusquement aux dimensions d’une véritable nappe zoologique. Ce pouvoir psychique, qui devait entraîner un changement radical, et qui devait en somme, faire l’homme, est avant tout un pouvoir de réflexion. Ce pouvoir apparu dans la conscience de l’homme va lui permettre de se reployer sur elle-même. « De cette faculté nouvelle, écrit-il, émerge évidemment tout un faisceau de propriétés nouvelles : liberté, prévision de l’avenir, aptitude à « planer » et à construire. »
En outre, et toujours en vertu de ce même pouvoir de réflexion, les éléments vivants hominisés deviennent capables, de se rapprocher, de se souder entre eux.
« Depuis longtemps sans doute, poursuit-il, le groupe humain a réussi à couvrir la face de la terre, et depuis longtemps aussi cette ubiquité zoologique tend à se muer en totalité organisée. »
« Suivons, dit-il, au long de l’histoire, les grandes étapes de cette agrégation. D’abord s’élevant de la nuit des temps, une poussée de groupes chasseurs, disséminés un peu partout sur l’Ancien Monde. Puis il y a environ quinze mille ans, une autre poussée (déjà bien plus grosse et plus distincte), celle des groupes agricoles fixés en quelques vallées heureuses — centres de vie sociale où l’Homme, enfin stabilisé, active et développe la force expansive qui lui permettra d’envahir le Nouveau Monde. Puis, il y a seulement sept ou huit mille ans, apparition des premières civilisations, ouvrant chacune de larges morceaux de continent. Puis de véritables empires. Et ainsi de suite, par taches humaines de plus en plus larges, se rejoignant sur les bords, s’absorbant souvent pour se segmenter ensuite, mais bientôt après pour se reformer en taches plus larges encore. »
Cette expansion de l’espèce humaine nous entraîne irrésistiblement vers une unification de l’humanité. C’est ce que Teilhard appelle la planétisation.
A la lumière de cette évolution dont tant d’éléments précisent le sens et la trajectoire, il interprète plusieurs phénomènes caractéristiques de notre époque : la tension sociale notamment, ou plutôt la prédominance croissante du collectif dans la vie moderne et l’expansion, elle aussi irrésistible, de la mécanisation.
Cette socialisation croissante de l’humanité ne présente pas pour lui les dangers, si souvent dénoncés, d’appauvrissement de l’homme par une uniformisation sommaire des individus. Pas davantage ceux d’une dictature aveugle du nombre. La prise de conscience du collectif, sans les œuvres duquel l’humanité n’aurait pu atteindre les degrés de développement économique et technique que nous connaissons, n’est nullement antinomique de la plus haute personnalisation. Le développement du social dans la conscience est pourtant un phénomène directement lié à la planétisation de l’humanité. C’est lui qui, par certaines tensions, doit donc également contraindre l’évolution à emprunter des voies psychiques exhaustives.
Il serait aisé de raccorder les vues pertinentes du Père Teilhard, touchant cette dimension du collectif, de l’humanité et, par la force des choses, de chaque individu, à l’impératif de charité et d’amour concret, de compréhension profonde du prochain qui est à la base même du message évangélique.
Ainsi, un des caractères de notre époque, que l’on pourrait parfois interpréter comme devant, par sa logique même, aller à l’encontre d’un développement spirituel, apparaît-il comme un de ses facteurs les plus déterminants. L’importance que Pierre Teilhard de Chardin accorde à la tension croissante d’une humanité qui se densifie, comme facteur d’unification indispensable de l’espèce humaine, mais, nous le verrons tout-à-l’heure, aussi comme facteur de la création de cette noosphère ou sphère de l’esprit en train de s’engendrer, confirmerait, de son côté, le conseil sans cela inexplicable du Christ, « Croissez et multipliez ».
L’optimisme lucide de la pensée éclate également dans le sens qu’il attribue au développement de la mécanisation. La montée de la technique et du machinisme généralisé, lui apparaît en effet comme une condition de libération de la conscience pour des fins plus spirituelles.
« Ce qui en réalité, écrit-il, a déchaîné à jamais la machine dans le monde, c’est tout à la fois qu’elle facilite et multiplie indéfiniment notre action. D’une part, par ses prodigieux automatismes, elle nous débarrasse d’un poids écrasant de travail physique et mental. Et d’autre part, grâce au surcroît merveilleux qu’elle apporte à nos sens, en matière de grossissement, de pénétration et de précision, elle accroît constamment le rayon et l’efficacité de nos perceptions. Satisfaction donnée simultanément à notre double tendance innée vers un maximum de conscience par un minimum d’efforts : juste le rêve essentiel de tout être vivant. »
Ce texte paraîtra à d’aucuns pécher par un excès d’optimisme et par une méconnaissance des dangereuses pentes de facilité de la nature humaine. A cette libération d’efforts par la machine, on opposera sans doute le risque de dégradation de l’humain, le risque des « délices de Capoue », sans parler de l’état infrahumain auquel le chômage notamment peut amener les individus. Le Père Teilhard corrige, il est vrai, ce que cette opinion sur les bienfaits de la mécanisation a de trop absolu. La réduction des efforts physiques et intellectuels auxquels il fait allusion, doit être selon lui, compensée par un besoin d’activité de conscience supérieure, lequel ne naîtra pas automatiquement dans tous les individus, mais pourrait, à coup sûr, être engendré et obtenu par une impulsion collective, par la suscitation d’un élan qui pourrait naître d’un espoir, d’une prise de conscience plus nette des trajectoires ouvertes de l’évolution et d’un véritable élan religieux. C’est à une conclusion analogue que nous aboutissions aussi dans le Grand Problème.
La trajectoire et le sens de ces phénomènes, si souvent interprétés comme défavorables en finale, à l’homme, apparaissent donc, tout au contraire, à Pierre Teilhard de Chardin, comme les signes indéniables, d’une évolution ascendante de l’humanité. Et c’est ici, que sa vision a fait, par rapport à toutes les conceptions qui l’ont précédée, un formidable bond en avant. Pour lui, ce que l’humanité, en se concentrant de plus en plus sur elle-même en raison de la planétisation, de la montée du social et de celle de la technique, est en train d’engendrer, c’est une réalité nouvelle, une véritable création qui, sous des formes différentes de celle de l’intégration par le mode interne de l’hérédité, doit néanmoins apparaître comme profondément intégrée et même consubstantielle à l’humanité. Cette réalité nouvelle qui s’engendrerait et constituerait, à son tour, un facteur considérable, un véritable point de franchissement de l’évolution, c’est la sphère terrestre de la substance pensante.
Pour le Père Teilhard, nous assistons à la formation actuelle, sous nos yeux, à la faveur de facteurs hominisants, d’une entité biologique spéciale, à partir et au-dessus de la Biosphère, à la formation d’une enveloppe planétaire de plus : l’enveloppe de substance pensante à laquelle il a donné le nom de Noosphère (de Noos = esprit). Par sa genèse, l’humanité se poserait devant l’expérience comme un véritable super-corps. Ce que l’hérédité n’intègre pas — et qui permet pourtant à l’humanité d’évoluer exhaustivement — c’est le patrimoine de culture, d’habitude, d’œuvres et de mémoire collective de l’Humanité.
« Hérédité d’exemple et d’éducation, dit-il, l’hérédité chromosomique devient pour l’homme, hérédité noosphérique. »
La vision du Père Teilhard de Chardin se développe comme un vaste et puissant poème. L’intuition où elle prend naissance s’appuie cependant sur une indiscutable connaissance de faits, sur leur interprétation originale et souvent géniale.
La grande fresque de l’évolution et de la cosmogénèse qu’il déroule sous nos yeux n’est pas, répétons-le, une simple projection de l’esprit, le fruit de l’imagination d’un grand poète et d’un visionnaire. Elle vise aussi, et même avant tout, à éclairer l’humanité dans sa marche, et chaque individu, au plus intime de sa conscience.
Pour Teilhard, un des plus impressionnants efforts du pouvoir de vision collective, auquel nous élève l’élaboration d’un cerveau commun, qui serait celui de la noosphère, c’est la perception des grands mouvements lents. Cette perception éveille dans l’homme le sens, non de son destin individuel, mais celui de l’espèce tout entière. Sens de l’espèce en devenir, qui se confond ou coïncide dans l’homme, avec celui de l’évolution et celui du Cosmos. En fait, c’est là, si l’on préfère, le sens même de la cosmogénèse, le sens d’une création qui ne s’est donc pas arrêtée, comme on pourrait le croire en suivant à la lettre la Genèse, le septième jour.
Déroulement prodigieux, on le voit, d’une vision de la Vie, d’une vision de la Création ininterrompue, qui ne tire point ses matériaux d’une imagination même génialement poétique, mais s’appuie, à la fois, sur des éléments d’expérience scientifique, et sur certaines prises de conscience plus profondément intériorisées.
Pour Teilhard de Chardin, nous serions donc, dès à présent, entrés dans la voie de l’élaboration et d’une élaboration même très active de cette noosphère, — conscience collective de l’espèce humaine ou, comme il l’exprime encore, enveloppe de substance pensante que sécréterait en quelque sorte l’humanité, et qui en deviendrait au surplus un des organes essentiels. De ce cerveau collectif et différent en cela du cerveau de l’individu — chaque élément est lui-même un foyer autonome de réflexions. Mais ces foyers — qui représentent les individus, et en particulier certains d’entre eux déjà plus en avant dans la voie de l’intelligence active ou de l’esprit — peuvent s’harmoniser au sein et au service de l’espèce et de son évolution. Mieux même, cette tendance à l’harmonisation résulterait de la structure mentale. C’est elle qui rendrait notamment possible le langage et l’intelligibilité et conférerait à l’homme, à quelque race ou culture qu’il appartienne, ce dénominateur de l’universel. Ici aussi, des explications peuvent être tirées de l’unité initiale de l’espèce humaine, de son développement par voie de continuum physique. C’est sur ce terrain d’ailleurs, et en raison d’arguments analogues, que l’on retrouve et que l’on peut justifier certaines thèses de C. G. Jung sur l’existence d’un inconscient collectif et sur la possibilité de jeu — valable pour tous les hommes — de ce qu’il appelle les archétypes, et qui sont comme des imprégnations initiales dans notre substance vivante congénitale, de certains impératifs dont le rôle d’impulsion, voire d’orientation de l’évolution ne fait guère de doute.
On sait que Teilhard a été plus loin et qu’il a tenté de préciser la nécessaire finalité spirituelle que postulait cette évolution selon laquelle s’engendre et se développe selon lui la noosphère. L’un des caractères de cette évolution en raison des transformations qu’elle intègre c’est l’irréversibilité. L’espèce humaine ne pourrait donc revenir en arrière, ni même inverser cette tendance fondamentale et, insistons-y, expérimentale, de spiritualisation.
Où peut-elle toutefois mener l’humanité?
Teilhard s’appuie — et c’est peut-être à notre sens, un des points les moins solides de son argumentation, par ailleurs si cohérente — sur la volonté de survivre inscrite en chaque individu, mais selon lui, plus formelle encore si on l’applique à l’espèce.
« Paradoxalement, écrit-il, c’est au point ultime de concentration qui doit la rendre cosmiquement unique, c’est-à-dire incapable, en apparence, de toute synthèse ultérieure, que la Noosphère se trouvera chargée d’un maximum d’impact physique pour poursuivre plus loin encore et plus avant… »
« Qu’est-ce à dire sinon que, pareille à ces orbites planétaires qui paraissent traverser notre système solaire, sans s’y arrêter, la courbe de conscience, suivie dans le sens des complexités croissantes, perce les cadres expérimentaux du Temps et de l’Espace pour s’évader, quelque part, vers un ultra-centre d’unification et de consistance, où se trouve définitivement collecté, globalement et en détail, tout l’irremplaçable et l’incommensurable du Monde. L’intrusion inévitable du Biologique et la place pour la science du « problème de Dieu… »
D’aucuns trouveront sans doute que le Père Teilhard est resté dans un prudent demi-jour quant à la transformation de l’homme lui-même, que pourrait entraîner un tel franchissement d’étape, véritable changement d’ordre de l’humanité, au terme encore très lointain, il est vrai, d’une évolution spirituelle née du développement de la noosphère. Peut-être n’est-il pas opportun d’ailleurs de se lancer ici, dans ce qui ne pourrait, de toute façon, avec les moyens mentaux dont nous disposons encore, être qu’une simple hypothèse. Si les vues du Père Teilhard de Chardin se confirment — il n’est nullement impossible qu’un esprit prophétique puisse quelque jour exprimer, sur ce très grand problème, des anticipations précises.
Avec sa haute conscience de savant, Pierre Teilhard de Chardin s’est d’ailleurs défendu de vouloir prophétiser, estimant à juste titre, que l’avenir à cause du nombre énorme de variables physiques et par suite aussi, et peut-être surtout, de l’envergure croissante du psychique est quelque chose d’imprévisible en soi.
Il serait intéressant et même passionnant — mais cela dépasserait certes le cadre d’un article comme celui-ci — de tenter de dégager sur de nombreux points de la vision chardinienne, — les conséquences et combien de confirmations ou d’applications des vues de penseurs, de savants ou de mystiques tels qu’Aurobindo, dont la vision supramentale peut si bien concorder avec les étapes plus avancées de la noosphère, ou des perspectives de Roger Godel ou de celles de Jung, dont les travaux s’éclairent et s’inscrivent si parfaitement dans la conception de Teilhard, ou encore des travaux de Lupasco. Peut-être certains découvriront-ils également les nombreux points de concordance entre la conception teilhardienne de l’évolution et certaines vues que j’ai développées dans Synthèses.
Notamment sur le sens du Sacré, sur les vraies mesures de l’homme, sur le sens de l’espèce, sur le sens du cosmos, sur celui de l’Eternel, sur l’impératif profond des Volontés du Père, sur les liens qui biologiquement, rattachent l’homme à toute la création ou, pour employer le terme plus juste de Teilhard, à la cosmogénèse. Car, plus, bien plus que la formulation claire et ses structures, valables pour notre entendement superficiel, ce qui compte et comptera de plus en plus, au fur et à mesure que l’homme avancera sur la voie de la rejonction de l’esprit, c’est un état d’approche de la vie, une disponibilité de communion, un état actif d’accueil et d’attention à ses lois, à ses impératifs. L’évolution dont le sens s’éveille en nous, implique en effet une connaissance plus intégrale, un état de connaissance qui puisse nous éviter de dériver sans cesse, du sens, lui aussi fondamental, de l’unité vivante.
Pour épuiser la richesse d’une œuvre telle que celle-ci, il faudra longtemps. Toutefois souhaitons que l’on ne tarde pas trop à découvrir à quel point elle correspond, non seulement aux besoins profonds de notre époque, aux problèmes qu’elle pose — socialisation, unification et coopération mondiale — mais plus encore, au « moment » d’évolution que nous abordons par la science et en particulier par la généralisation des techniques électroniques, sans parler des possibilités offertes pour la mise à fruit des insondables sources d’énergie nouvelle : énergie cosmique ou intra-atomique.
L’œuvre de Teilhard, et c’est sur cet aspect que je voudrais terminer, ne se borne pas au surplus, à proposer à l’homme moderne une cosmogénèse plus adéquate à ses connaissances scientifiques ou à certains niveaux de son introspection. Elle l’appelle à un comportement plus plein, en quoi elle recèle une haute morale; morale sociale, morale de l’espèce, morale à objectif plus transcendant encore, d’obéissance à de profonds impératifs de dépassement individuels et de spiritualisation. Pour assurer le plein accomplissement de l’évolution exhaustive telle que ce grand visionnaire, ce véritable prophète de notre temps, en a si étonnamment dégagé la trajectoire, — l’homme — chacun de nous, devra agir. Le développement de la noosphère n’est-il pas le résultat d’un appel sans cesse renforcé, du meilleur des individus et des générations ? C’est dire, combien étroitement le développement de la connaissance y est associé. La seule connaissance rationnelle, voire même scientifique, ne suffira certes pas à provoquer l’avènement de cette véritable Parousie que le génial visionnaire nous fait entrevoir. D’autres puissances intérieures de participation et de communion devront intervenir. Ainsi, le Père Teilhard justifie-t-il pour nous, si c’était encore nécessaire, cette révolution intérieure dont nous avons à maintes reprises, suggéré la nécessité et esquissé les structures générales.
Cette vision émouvante justifie aussi la charité, cet amour effectif, et intense du prochain, que l’on est peut-être en train de redécouvrir, sinon de découvrir. Ainsi, peut-on mieux comprendre cette déclaration de Pierre Teilhard de Chardin : « Le christianisme plus qu’aucun autre courant psychique, ne cesse de s’obstiner — pratiquement seul au monde — à entretenir et à perfectionner en lui la vision brûlante d’un Univers, non pas impersonnel et clos, mais ouvert, au-delà de l’Avenir, sur un centre divin ».
Mais l’admirable à notre sens de la vision teilhardienne ne tient pas seulement à son vigoureux optimisme. C’est tout autant à la part — et une part qui n’est nullement frappée à priori d’opprobre ou d’indignité — qu’il fait à l’existence temporelle, individuelle et contingente, seul champ de l’action créatrice nécessaire, et même indispensable de l’homme. Et cette position prise à l’égard de l’homme, d’un homme bien terrestre, ouvre, elle aussi, de vastes horizons. Elle annonce vraisemblablement la nouvelle et grande étape du prodigieux destin de l’humanité.