le docteur Guy van Renynghe
L’énergie humaine

Dans la vision cosmique de Teilhard, l’Univers est issu d’une seule et même énergie psychique. Il distinguait l’énergie tangentielle ou l’aspect matériel des choses et l’énergie radiale ou force psychique qui induit la construction d’éléments plus complexes. De l’ambivalence de l’énergie première, il résulte que toute matière porte une part de psychisme ou de conscience, tout en admettant des degrés différents dans le monde inanimé et vivant. Teilhard poursuit en écrivant que matière et conscience évoluent suivant la loi de complexité-conscience. La qualité de conscience augmente avec la complexité du cerveau qui chez l’homo sapiens permet la pensée réfléchie.

(Revue Teilhard de Chardin. No 79-80. Octobre 1979)

Conférence donné au XIXe Symposium international Pierre Teilhard de Chardin

Ayant accepté l’invitation à parler de l’« énergie humaine », je me suis senti obligé de prendre le cerveau et son évolution comme sujet de réflexion. Le cerveau : parce que, au cœur de l’énergie humaine, il y a la complexification extrême qui émerge dans l’organisation cérébrale. L’évolution du cerveau : parce que Teilhard a placé son œuvre sous le signe de l’évolution du vivant qui émerge et converge à travers la cérébralisation progressive des organismes qui se sont succédés dans l’échelle des espèces.

De nombreux philosophes se sont penchés sur le pourquoi et le sens de l’évolution. Teilhard fut le premier à oser repenser l’évolutionnisme en termes scientifiques, philosophiques et théologiques. Jean Charon fut le premier savant qui se mit sur les traces de Teilhard, pour essayer de percer le mystère de l’Esprit et de notre destinée.

Si l’on étudie l’énergie cosmique, il semblerait que les électrons prennent une place privilégiée dans le plan du Créateur. Avec notre pauvre intelligence et en nous gardant d’un certain orgueil, nous ne pouvons que croire en l’existence d’un Être mille fois supérieur à l’homme, qui a fait démarrer l’Évolution des êtres vivants. Il semble évident qu’à l’origine du monde inanimé et vivant, un Plan à grands thèmes fut conçu par le Créateur; thèmes sur lesquels la nature a ensuite effectué de nombreuses variations. Aux réflexes « déterminés » des êtres vivants du bas de l’échelle des espèces, s’est ajoutée progressivement une possibilité de « réflexion » et de « choix plus ou moins délibérés ».

D’autre part, de nombreux savants ont étudié le « comment » et les mécanismes de l’évolution. J’essaierai de faire une synthèse de la science actuelle du cerveau, ce dernier étant au centre de l’évolution — tant biologique que socioculturelle — de l’énergie cosmique qui se prolonge dans l’énergie animale, puis humaine.

Du temps de Teilhard, on ne savait que très peu de choses sur le cerveau psychique et sur l’anatomie comparée des cerveaux toujours plus complexes, dans l’échelle de l’évolution. Le cerveau était encore une boîte noire, dont on connaissait cependant déjà pas mal d’entrées et de sorties, ce qui permettait la comparaison avec un ordinateur. C’est pourquoi Teilhard attacha une importance primordiale au cerveau, dont les savants avaient essayé de percer quelques mystères. Il se rendait compte que les nouvelles connaissances du cerveau allaient bouleverser nos conceptions sur l’évolution de l’univers et sur le phénomène de l’hominisation.

Dans la vision cosmique de Teilhard, l’Univers est issu d’une seule et même énergie psychique. Il distinguait l’énergie tangentielle ou l’aspect matériel des choses et l’énergie radiale ou force psychique qui induit la construction d’éléments plus complexes. De l’ambivalence de l’énergie première, il résulte que toute matière porte une part de psychisme ou de conscience, tout en admettant des degrés différents dans le monde inanimé et vivant. Teilhard poursuit en écrivant que matière et conscience évoluent suivant la loi de complexité-conscience. La qualité de conscience augmente avec la complexité du cerveau qui chez l’homo sapiens permet la pensée réfléchie.

Il est clair que l’évolution continue une ascension vers la conscience et la liberté, soutenue par une complexité plus grande du cerveau. Le cerveau humain est fait à l’image de l’Univers. La structure de notre esprit reflète la structure de l’Univers. La noosphère est à l’image de la biosphère cérébrale. Comme l’enseignait Teilhard, on ne peut comprendre l’espèce humaine, qu’à la condition expresse de considérer une biologie complète centrée sur l’organisation de la personnalité par le cerveau.

Si nous voulons comprendre mieux la complexité du cerveau, nous ne pouvons nous passer de la connaissance des différentes étapes parcourues par l’évolution de celui-ci, depuis sa naissance, il y a environ 300 millions d’années. Auparavant était déjà née la moelle épinière des premiers vertébrés, chez lesquels se développèrent progressivement les sensations, puis une perception des stimuli extérieurs.

L’évolution biologique des tous les organes s’est pratiquement arrêtée il y a 300 millions d’années, mais le système nerveux a continué sur sa lancée évolutive par le biais de la cérébralisation, qui elle-même a connu plusieurs échelons de complexité, pour aboutir au cerveau — tout jeunet et toujours en rodage — de l’homo sapiens. Nous verrons que chez les hominiens évoluant vers le « sapiens », la cérébralisation de plus en plus complexe, sera liée à l’accélération de l’évolution socioculturelle.

Mais retournons un moment en arrière pour mieux comprendre, à travers l’évolution biologique, et à partir du moins complexe des cerveaux, le cerveau hautement complexe de l’homme. Une première ébauche du cerveau s’est constituée, il y a 600 millions d’années chez les vertébrés, à une époque où la vie était essentiellement aquatique. Le but premier de ce cerveau, qui deviendra plus tard le cerveau intermédiaire, végétatif et instinctif, était le contrôle des fonctions corporelles et l’adaptation au milieu extérieur. La mer devenue relativement pauvre en nourritures et la terre devenant plus riche en plantes, les poissons sortirent de l’eau pour s’intéresser davantage à la terre. Entre-temps, les nageoires devinrent des pattes, telles qu’on les retrouve chez les amphibies. Lorsqu’en 1936 de notre ère, on découvrit le premier fossile de poisson amphibie, on constata que cet animal avait possédé une sensibilité corporelle, une ouïe et une vue très rudimentaires. Il y avait une ébauche de récepteurs gustatifs et l’odorat n’existait pas.

Chez les premiers vertébrés qui envahissent la terre, se constitue la première communication entre cavités nasales et buccales, ce qui sera déterminant pour la vie sur terre. D’où naissance de l’odorat et de la plus ancienne partie de l’écorce cérébrale — le rhinencéphale — dont sont dotés les premiers reptiles.

Tous les mammifères inférieurs possèdent — en plus du premier cerveau instinctif et végétatif avec l’hypothalamus — le rhinencéphale ou deuxième cerveau qui permettra le développement de l’inconscient instinctif. Le rhinencéphale sera programmé dans ses comportements qui règlent la faim et la soif, la fuite ou la lutte, la reproduction, l’établissement du territoire, la chasse, l’apprentissage de la descendance et la sélection des chefs. Rappelons qu’à l’étape du cerveau intermédiaire, l’apprentissage était uniquement régi par des réflexes primaires.

L’animal rhinencéphalique, soutenu par des motivations primaires, cherchera par essais et erreurs, à atteindre différents buts. Une mémoire toujours plus importante se mettra au service de l’apprentissage. L’énergie nécessaire est utilisée principalement par les systèmes de récompense ou d’encouragement et les systèmes de punition. Certains groupes de neurones du rhinencéphale, proches des centres du plaisir, lorsqu’ils seront stimulés, contribueront à atteindre le but, qui est la récompense attendue. D’autre part, la mise en activité du système punitif du rhinencéphale mène à l’évitement d’une situation redoutée.

Chez les mammifères supérieurs et surtout chez les primates, le rhinencéphale perdra une partie de sa fonction d’odorat et s’organisera principalement en « système limbique » qui forme une base importante du développement affectif en connexion avec les sensations viscérales. Pas étonnant dès lors, que dans la langue française le mot « sentiment » et le verbe « sentir » aient la même racine, par référence au rhinencéphale ! Dans l’évolution du cerveau préhistorique, la naissance du rhinencéphale marque une étape capitale pour la fonction d’apprentissage et servira de tremplin au dressage, puis à l’éducation, chez l’animal et chez l’homme.

On verra, lors de l’évolution du rhinencéphale, que celui-ci organisera le comportement en fonction d’une meilleure adaptation au milieu et des possibilités d’action sur l’environnement. Le deuxième cerveau, appelé à évoluer vers une meilleure utilisation du milieu environnant, s’est vu coiffé progressivement chez les mammifères supérieurs d’une calotte corticale, appelée le néocortex.

Nouveau pas important dans l’évolution du cerveau, que le développement de cette nouvelle écorce ! Ici, nous trouvons le véritable point de départ de la relation de l’être vivant avec le monde extérieur.

En effet, avec le rhinencéphale, le mammifère doit se contenter d’une relation olfactive et gustative avec son milieu. Avec le néocortex naît la relation visuelle, auditive et sensitive avec le monde. Ici, naît une complexité beaucoup plus grande du cerveau, par une augmentation considérable des neurones, par le nombre extraordinaire des connections possibles, par une importance plus grande de l’interrelation des différentes parties du cerveau.

De plus, pendant plusieurs millions d’années, le néocortex augmentera la complexité au niveau des trois zones successives, que l’on retrouvera au niveau de la perception et au niveau des activités motrices. D’une part, on assistera au développement progressif de la perception corticale qui chez l’homme concernera deux tiers du néocortex; d’autre part, le cortex frontal sera à l’origine d’activités motrices toujours plus complexes.

Les mammifères inférieurs possèdent les zones primaires, qui enregistrent les signaux provenant des nerfs sensitifs et sensoriels. Par ces zones primaires, le cerveau apprend à localiser l’origine des sensations et envoie des ordres moteurs aux différents muscles. Nous assistons ici à la naissance des mouvements dits « volontaires ».

Une deuxième étape de l’évolution du néocortex s’ébauche chez les mammifères supérieurs : l’organisation dans les zones secondaires du néocortex, des signaux sensitifs et sensoriels ainsi que des ordres moteurs. C’est aussi une nouvelle étape dans l’interrelation.

La combinaison des signaux sensoriels aboutit, après connections répétées, à la reconstitution des objets dans le cerveau et à la reconnaissance des objets et êtres vivants. Cette reconnaissance toujours plus complexe au fur et à mesure que se défile l’existence individuelle, permettra d’élaborer une série d’activités et d’actions.

En attendant le développement des zones tertiaires du néocortex humain, déjà en ébauche chez les primates évolués, on peut affirmer que la naissance des zones secondaires du néocortex est une étape extrêmement importante de l’évolution du cerveau. De plus en plus, le cerveau va s’organiser de l’intérieur et se préparer à sauter le pas de la réflexion.

Teilhard, lui-même, fut frappé par l’évidence suivante : « Jusqu’au début de notre siècle, avec un regard objectiviste et obnubilé par le principe de causalité linéaire, l’homme se représentait la terre, le ciel, les plantes, les animaux et les hommes comme autant de sujets indépendants et différents, ne formant un tout que par une action du dehors. Ensuite, la science a révélé de plus en plus de relations entre les êtres, à ce point que le monde et l’homme se présentent actuellement à nous, comme des organismes s’organisant du dedans ».

Avant Teilhard, qui fut pour beaucoup, dans la réconciliation entre la science et la philosophie, l’homme était enfermé dans une dualité opposant l’homme à l’animal et la culture à la nature. La science biologique s’était développée tout en étant fermée au phénomène socioculturel. L’évolution biologique des êtres vivants et de leur système nerveux a vu surgir à ses côtés l’évolution socioculturelle. La science de l’homme s’est mise à mieux pénétrer l’interaction entre ces deux systèmes évolutifs du cerveau.

Le tournant de la révolution biologique s’est amorcé il y a trente ans, avec la théorie de l’information et la cybernétique. La biologie moderne a fait appel à certains principes d’organisation, jusqu’alors inconnus en chimie. Mentionnons les notions d’information, de code, de programme, de communication, d’inhibition et de contrôle. Ces mêmes notions appliquées à l’organisation des molécules du cerveau, se retrouvent dans les relations humaines, dans la complexité psychosociale.

Entre-temps, se développèrent — en rapport avec l’énergie — deux notions qui permirent de mieux comprendre l’organisation de la matière et de l’esprit. Ces deux notions, d’entropie et de néguentropie, utilisées par Teilhard dans L’Énergie humaine, forment le paradoxe de la Vie.

Rappelons brièvement qu’il y a entropie, lorsque la matière perd plus d’énergie qu’elle n’en gagne; qu’il y a néguentropie lorsqu’il y a augmentation de potentiel énergétique. Dans l’organisation vivante, l’ordre informationnel qui se construit dans le temps semble contredire le désordre qui — lui — se diffuse dans le temps. La vie est ordre et désordre à la fois, et réorganisation permanente fondée sur une logique de complexité.

On peut proposer l’image suivante : la machine artificielle est entropique, et ne peut que dégénérer; la machine vivante est également néguentropique et apte à accroître sa complexité. Cette complexification n’est possible que par l’information, elle est aussi capable — contrairement à la machine artificielle — de reproduire des éléments qui se dégradent, et d’autoréparation. Complexification veut dire également auto-organisation. Complexité plus grande signifie progrès dans l’auto-organisation.

Si, comme nous venons de le voir, la notion de Vie a connu de grands changements, il en est de même de la « notion de Nature ». L’écologie — ou la science des relations entre organismes et milieu — concevait le milieu naturel comme étant régi par la loi du plus fort ou du plus apte. L’écologie nouvelle est d’avis que la communauté des êtres vivants constitue avec la « niche » géophysique, une unité qu’on appelle « écosystème ». Il y a de nombreuses interdépendances entre l’environnement et l’ensemble des êtres vivants.

Jusqu’il y a peu, on considérait que l’être vivant évoluait dans la nature, de laquelle il essayait d’extraire de l’énergie et de la matière pour satisfaire ses besoins physiques. Mais, certains savants émirent l’idée que l’être vivant se nourrit aussi de néguentropie, donc d’information et d’organisation complexe. Plus un système vivant est autonome, plus il dépend de l’écosystème. On est loin du mythe de l’homme qui domestique la nature et de l’homme qui pousse l’orgueil à se croire le plus bel ornement de la nature.

L’autonomie, qui suppose la complexité, dépend de toutes sortes de relations avec l’environnement. Au fur et à mesure que l’animal monte dans l’échelle des espèces, il apprend en balbutiant, à dialoguer avec l’environnement auquel il peut mieux s’adapter. Chez les mammifères supérieurs, surtout chez certains primates évolués, la part de l’instinct diminue, parallèlement à une augmentation du néocortex.

Au cours de l’évolution, les comportements innés sont partiellement remplacés par des programmes qui tiennent compte de l’expérience et de l’apprentissage. L’intelligence débute, sur un mode mineur, par le développement des zones secondaires du néocortex et prend son véritable élan à partir des zones corticales tertiaires, surtout humaines.

L’individualité humaine, qui est aussi hyper-complexité, est ce qu’il y a de plus émancipé et… de plus dépendant par rapport à la société. L’évolution vers l’autonomie chez l’homme est liée à une très grande dépendance éducative, culturelle et technique.

Pour mieux comprendre l’évolution du cerveau animal aboutissant à celui de l’homme, il nous faut aussi dire un mot sur la dernière née des sciences : l’éthologie. Jusqu’il y a dix ans, on estimait généralement que le comportement animal était régi seulement par des réflexes et des impulsions instinctives, visant uniquement à la survie et à la reproduction de l’organisme. Mais il y a plus : l’animal peut s’organiser, notamment en communiquant et en essayant d’aménager un territoire.

Bien sûr, on savait qu’il pouvait communiquer, mais pas seulement en vue de la sexualité. Cependant, on retrouve chez les animaux, surtout chez certains primates, des comportements rituels ou symboliques de coopération, de menace ou d’avertissement, de soumission et d’amitié. L’éthologie découvre l’existence d’une relation sociale, qui peut être considérée comme une ébauche de ce que sera la société humaine. On peut concevoir cette dernière en tant que développement prodigieux du phénomène social animal, en rapport avec l’évolution de la complexité.

Mentionnons en passant — chez nos cousins lointains, les primates — l’émergence d’une protoculture et d’un premier langage sur lesquels nous n’insistons pas ici, faute de temps. Disons simplement que l’étude de diverses sociétés de macaques et de chimpanzés permet de mieux comprendre l’évolution qui aurait conduit à la société archaïque de l’homo sapiens.

Il semble établi que le cerveau de l’homo sapiens soit l’aboutissement d’un long processus d’hominisation. Si l’évolutionnisme a été longtemps conçu de telle sorte que, ce « nouvel homme » — de par sa belle intelligence — ait produit la technique, le langage et la culture, on est d’avis actuellement que la nature, la société, le langage, la culture et l’intelligence ont été les co-producteurs de l’homo sapiens au cours d’une période de quelques millions d’années. Le langage et la culture — aussi primaires qu’ils fussent — ont dû précéder le « sapiens » et conditionner l’évolution biologique qui aboutit au cerveau de celui-ci.

Ce sont de multiples interférences entre les facteurs génétiques, écologiques et socioculturels qui permettront le processus de l’hominisation et l’apparition de l’homo sapiens. Le cerveau n’est plus comme jadis, considéré comme un organe ou un instrument, mais comme le centre du processus de complexification. Cela en fonction d’un principe d’autoproduction, d’auto-organisation et de réintégration.

Pour mieux comprendre l’influence de tous ces facteurs d’évolution du cerveau, il est nécessaire d’en venir au problème posé par l’hominisation du crâne. En premier lieu, comment les changements de forme et de volume du crâne se sont-ils déroulés à travers les espèces pour aboutir au crâne des hominiens ? L’acquisition d’un crâne plus volumineux est liée pour une part importante à l’évolution de la forme du crâne à partir des primates. Cette forme serait surtout en rapport avec la position du corps et avec le monde de station et de locomotion.

Il semble établi qu’à travers les espèces, la forme du crâne ait subi des modifications exigées par la gravitation, pendant que le corps évoluait vers la station bipède. Les transformations du crâne se sont accomplies par une rotation crânienne autour des appareils de l’équilibre situés dans l’os temporal (rocher). Les appareils de l’équilibre contrôlent la coordination des mouvements et des activités, tout en renseignant continuellement le corps sur sa position dans l’espace. Par la station bipède, les organes de l’équilibre sont soulevés au-dessus du sol, ce qui permet l’allongement du cou et libère les mains.

La station verticale, qui permet de voir plus loin, augmente considérablement l’importance du sens visuel. Elle permet aussi l’agrandissement du crâne. Déjà, chez les primates évolués qui ont inauguré la station bipède, lorsqu’ils sont descendus des arbres pour s’enfoncer dans la savane, le crâne s’élargit et les orbites deviennent parallèles. A partir de cette évolution du crâne, les hominiens pourront développer la vision binoculaire stéréoscopique. L’évolution de la forme du crâne permettra l’accroissement de son volume, donc également, du volume cérébral. La libération de la main, l’importance accrue des organes de l’équilibre et de la vue, ainsi que de la connaissance de l’espace, contribueront à l’épanouissement du cerveau.

Pour les hommes primitifs, devenus bipèdes « aux mains libres » et carnivores comme les singes anthropomorphes, la chasse semble avoir été le premier moteur de leur évolution. L’homme primitif apprendra à lever le regard plus loin que le présent en tenant compte du passé. Il s’organisera en bandes, d’autant plus efficaces, que ses membres vont devoir coopérer pour traquer le gros gibier. La fabrication d’armes élémentaires, le début de la technique et une meilleure organisation sociale marquèrent cette période préhistorique. Les premières traces d’activité humaine ne doivent pas mener à surestimer une intellectualité débutante, qui témoigne surtout d’une première vie en société. Il est probable que les premiers outils ont façonné la main, que celle-ci a contribué au développement du cerveau et de ses connections et que ce développement cérébral a permis l’évolution des techniques.

Le feu, inventé il y a très longtemps, n’aura pas seulement une portée alimentaire, mais contribuera aussi à la sécurité nocturne du chasseur, tout en changeant la nature de son sommeil et de sa vigilance. Les chasseurs seront plus souvent en expédition, pendant que femme et enfants resteront dans l’abri sédentaire. La chasse va restructurer la société. La classe masculine sera dominante pendant des dizaines de millénaires et la maternité retiendra les femmes aux abris. A l’homme chasseur, dominant et explorateur va s’opposer la femme tendre, pacifique et sédentaire.

L’organisation de la société des hominiens chasseurs est probablement à la base de la naissance de l’économie, par la naissance d’une première forme de productivité et de consommation. Ce premier système économique va augmenter la complexité sociale. La complexité croissante de l’organisation sociale, nécessitant toujours plus de communications, sera à l’origine d’une ébauche du langage symbolique. Pour qu’il y ait une possibilité de langage verbal, il fallait aussi des mutations génétiques pour réaménager la boîte crânienne, augmenter les aptitudes acoustiques du cerveau et développer dans ce dernier des centres du langage. Certains paléontologues estiment que la parole est née chez « l’homo erectus », dont les empreintes du crâne démontrent clairement l’existence des circonvolutions cérébrales du langage humain.

A partir de ce moment, la complexification sociale augmente les besoins de communication, ceci dans des domaines toujours plus diversifiés. D’un système de sons, on a dû passer à un système plus complexe avec formation de mots. Ce système a beaucoup d’analogies avec le code génétique à l’aide duquel on peut combiner un très grand nombre d’énoncés. Il manque encore à ce langage la logique de l’imaginaire et des idées abstraites, ce qui se développera chez le sapiens.

Quant à la culture, elle naîtra aussi de l’enrichissement de la complexité sociale. La plus riche complexité de la société hominienne a eu besoin, pour se maintenir et se développer par la suite, d’un ensemble d’informations et de règles qui ne sont pas innées, mais acquises. A son tour, la culture enrichit la complexité, sans quoi cette dernière retomberait à un niveau d’organisation plus bas. Dans ce sens, la culture doit être transmise et reproduite en chaque individu nouveau, au cours de sa période d’apprentissage, pour pouvoir perpétuer la haute complexité sociale. Le code génétique de l’hominien développé produit un cerveau dont les possibilités organisatrices deviennent de plus en plus aptes à la culture.

La culture, dont on ne peut dissocier le cerveau, contient une information toujours plus riche. A l’évolution biologique du cerveau se superpose une deuxième évolution socioculturelle, qui se sert du cerveau pour augmenter sa complexité. L’évolution socioculturelle prend le relais de l’évolution biologique du cerveau, cette dernière évolution culminant à la naissance de l’homo sapiens.

La complexification sociale exige de la part des cerveaux une connaissance toujours plus étendue de l’environnement et de la société, toujours plus de mémorisation, de possibilités associatives et d’aptitudes à prendre des décisions. Le petit cerveau des premiers hominiens arrive au maximum de ses potentialités. La pression pour une complexité accrue va favoriser toute mutation qui augmente à son tour les potentialités du cerveau.

Dès lors se pose la question de savoir, comment l’espèce humaine est passée du petit cerveau des hominiens au cerveau volumineux de l’homo sapiens ? Qu’en est-il des facteurs de mutation génétique ayant favorisé ce pas décisif du cerveau sapiens?

Retournons quelques milliards d’années en arrière, lorsqu’est apparue la vie sur notre planète. Les conditions physiques y étant constamment changeantes, on conçoit que n’importe quelle forme de vie ne peut se maintenir que si elle s’adapte à ces conditions changeantes. Or, la vie ne peut s’adapter que si elle est capable d’évoluer. La vie de chaque organisme, à partir des bactéries, dépend des chromosomes, sans lesquels il n’y a pas de vie sur terre. La condition de diversité de la vie est l’instabilité de son matériel génétique. Ce matériel doit être susceptible de se modifier en permanence, donc de muter, pour qu’apparaissent de nouvelles formes de vie permettant l’évolution.

Rappelons que les acides nucléiques (ou ADN) de chaque chromosome contiennent des millions de gènes responsables de la multiplication des cellules, de la programmation qui dirige la différentiation des tissus qui forment l’organisme et de la synthèse de millions de protéines différentes. Rappelons également que chaque ADN, présent dans toutes les cellules du corps, contient le programme génétique de tout l’organisme. Le même potentiel d’énergie se retrouve dans toutes les cellules d’un même organisme.

Tous les spécialistes des chromosomes (les cytogénéticiens) sont frappés par deux caractéristiques de l’évolution : elle produit une diversification prodigieuse des espèces et dans toutes les espèces, il y a grande similitude entre les différentes structures de l’ADN. L’universalité dans le temps et dans l’espace du matériel héréditaire, de même que l’immense potentiel de variabilité de ce matériel entre les espèces, sont les deux principaux fondements de l’évolution.

Sans les espèces, l’évolution est impossible, de même qu’il existe une barrière de reproduction entre les espèces différentes, qui ne sont pas inter-fécondables. La clause de stérilité entre espèces différentes est essentielle à l’évolution. D’autre part, il est prouvé qu’une ramification nouvelle n’est possible que par mutation chromosomique. On avait toujours estimé depuis Darwin que le processus évolutif était lent et s’étalait sur des milliers de siècles. Actuellement, on est d’avis que la ramification qui produit une nouvelle espèce, doit être un processus « énergique » agissant en une ou deux générations.

Pour mieux comprendre la spéciation, deux spécialistes français de cytogénétique, Jean de Grouchy et Catherine Turleau, se sont demandé si le secret du mécanisme ne pourrait être découvert en dressant une carte très précise des chromosomes d’espèces voisines. Grâce à de toutes nouvelles techniques, ils ont étudié depuis 1972 la carte des chromosomes du chimpanzé, du gorille et de l’orang-outang, qu’ils ont comparée avec celle de l’homme. Ils sont partis d’une idée émise par de nombreux savants : notamment, qu’il fallait des remaniements de chromosomes pour donner une espèce nouvelle.

On connaît deux types principaux de remaniements chromosomiques : d’une part, l’inversion péricentrique ou inversion d’un morceau de chromosome; d’autre part, la fusion chromosomique. Ce qui a surtout intéressé ces deux chercheurs précités, c’est la fusion chromosomique. Un premier mode de fusion était déjà connu dans maintes espèces animales et en pathologie humaine, notamment la fusion des centromères. Le centromère est la partie centrale d’un chromosome. Par fusion entrométrique, on comprend une cassure au centre du chromosome suivie d’un recollement par les centromères avec le chromosome voisin.

La grande découverte — après étude des différentes cartes de chromosomes — fut, chez l’homme, la fusion entre deux extrémités de chromosomes. Cette fusion n’a été — jusqu’ici — réalisée qu’une seule fois d’après de Grouchy, et notamment sur le chromosome n° 2 de l’homme seul et ceci dans toutes les races d’hommes existant sur terre. Cette fusion de type particulier expliquerait le passage de 48 chromosomes chez les primates évolués à 46 chez l’homo sapiens.

La mutation en homo sapiens serait donc due à une aberration chromosomique, ce qui ne peut être interprété comme si l’homme était une aberration de la nature. En effet, il est prouvé que le remaniement chromosomique est le plus souvent défavorable en produisant des anormaux ou en favorisant l’avortement spontané. Néanmoins, il peut être favorable dans des conditions rares de consanguinité et encore plus rares lorsqu’il s’agit d’un ovule à deux noyaux fécondés par deux spermatozoïdes, donnant de vrais jumeaux de deux sexes différents. Il faut encore en plus que cette fusion chromosomique par les deux extrémités ait eu lieu dans les conditions précitées, ce qui expliquerait la rareté de l’homme dans l’Univers. D’après cette nouvelle théorie, qui n’a pas fait plus de bruit qu’un banal fait divers, on peut affirmer l’existence d’Adam et Ève, comme couple unique à l’origine de l’homo sapiens[1].

Après cette mutation, le cerveau a pu augmenter considérablement ses potentialités par l’augmentation du nombre des neurones et des interconnections. Le néocortex est passé de 2 à 10 milliards de neurones, si on compare le cerveau des primates évolués à celui de l’homme. De 231, on est passé à 233 neurones. Les généticiens sont d’avis que le passage de 48 chromosomes chez les primates supérieurs à 46 chromosomes chez l’homo sapiens — avec le remaniement des gènes qui accompagne nécessairement une mutation chromosomique — est à la base des deux multiplications supplémentaires qui aboutissent au nombre de 10 milliards de neurones. Ces neurones supplémentaires sont situés principalement dans les nouvelles zones tertiaires du néocortex et, dans une moindre mesure, dans les zones secondaires de ce même cortex.

Quant au nombre des connections inter-neuronales dans le nouveau cerveau, on l’estime entre 10.000 et 100.000 milliards. Si l’on voulait construire un ordinateur, travaillant avec la complexité d’un seul cerveau humain, on devrait utiliser une énergie égale à celle fournie par l’ensemble des centrales électriques d’Europe occidentale. Si l’on devait chercher un emplacement pour ce même ordinateur, la surface de la terre serait à peine suffisante. Si l’on considère les 1000 à 10.000 signaux qui — par seconde — traversent le cerveau et si, par hypothèse, à chaque nouvelle seconde, de nouvelles connections devaient se réaliser dans un même cerveau, il faudrait trente à trois cents ans, avant que toutes les connections puissent être réalisées dans ce seul cerveau. Ainsi, on ne s’étonne plus d’entendre dire que l’homme n’utilise qu’une petite partie des connections possibles dans son grand cerveau.

Ce qu’il faut savoir également, c’est qu’à la naissance du bébé humain, tous les neurones sont en place et que les connections vont s’établir progressivement dans les années qui suivent. Ici intervient le rôle capital de la relation avec l’environnement, donc de l’apprentissage. Le cerveau se développe dans un ordre rigoureux, allant du simple au complexe. Le cerveau passe par des périodes sensibles à certains apprentissages; périodes qui ne peuvent être escamotées par l’individu, sous peine d’handicaps insurmontables. On comprend mieux l’hypercomplexité du cerveau humain, lorsqu’on pense à l’extraordinaire réorganisation de ce nouveau cerveau.

Il importe aussi de rappeler l’existence chez l’homme, de plusieurs cerveaux « superposés ». En effet, dans les profondeurs du cerveau humain, on retrouve la trace du cerveau intermédiaire des premiers vertébrés, du rhinencéphale reptilien, du néocortex des mammifères. Les zones tertiaires humaines viennent compléter ce cerveau dont l’origine remonte à 300 millions d’années. Lors de la formation embryonale du cerveau, celui-ci parcourt en huit mois, ce que l’évolution des espèces a effectué pendant plus de 300 millions d’années.

Si l’on étudie le développement de la personnalité dans l’enfance de l’homme, on constate que le développement psychologique de la naissance à l’adolescence, a dû être assimilé laborieusement pendant des millénaires par les ancêtres de l’espèce. Dans cette perspective, on ne peut isoler les différentes fonctions psychiques, mais il faut intégrer les phases successives toujours plus complexes de la croissance psychique. A la naissance, il est un ensemble de réflexes et d’émotions primaires. Sa maturation commence avec la relation, avec l’expérience. Au début, le rhinencéphale est maître; par après, le néocortex aura son mot à dire. Au début, le sujet est essentiellement désir, lié à son objet. Puis l’enfant commence à explorer son environnement. Vers 1 an se constitue l’image de soi et d’autrui.

Vers l’âge de 2 ans, les zones tertiaires du cortex se structurent progressivement par résonance avec les zones secondaires de l’apprentissage. C’est l’apparition du langage ou la verbalisation de l’existence. L’enfant sort de sa préhistoire. Pouvant penser en parlant, il créera sa propre histoire. Il arrive à dire « je » et se constitue en « personne ». Bientôt, il se découvre comme « personne » sexuée. C’est l’époque des premiers conflits affectifs, des premiers interdits. Entre 4 et 7 ans, il oublie pour quelques temps les conflits affectifs pour former sa raison. Il arrive à une meilleure représentation du réel.

Puis, vont s’organiser progressivement les opérations logiques et les pensées abstraites. Déduction et synthèse vont étoffer le raisonnement et le jugement. L’enfant se met à discuter et à observer les contradictions des adultes. Les aptitudes intellectuelles vont se moduler par les acquisitions culturelles. Alors, s’ébauche la conception du monde sous forme de projets et d’idéaux. Le comportement de l’enfant est de plus en plus intégré aux valeurs sociales. Puis arrive la période de crise pubertaire, où l’enfant essaie de sortir de sa solitude affective, où son agressivité se développe lorsque l’entourage n’est pas à l’écoute.

L’adolescence exaspère le goût de la liberté et de l’indépendance. L’adolescent est pressé de faire son entrée dans le monde, de s’affirmer et de réaliser de grands projets. Tout doucement, il crée lui-même son histoire et s’engage dans un destin personnel.

Ainsi, en étudiant le développement du cerveau actuel pendant l’enfance on voit se dessiner une double histoire : la plus longue, celle de l’espèce; la plus courte, celle de la personne. Le cerveau de l’espèce sapiens contenait autant de neurones que le cerveau de l’homme moderne. Ainsi, les Papous ou autres peuplades primitives possèdent le cerveau sapiens, mais utilisent très peu les nouvelles zones de leur cerveau. Ils vivent encore la préhistoire du cerveau. Le nouveau cerveau, dans les peuplades plus évoluées au point de vue socioculturel, utilise davantage ses nouvelles ressources et tend à l’hyper-complexification.

Le cerveau reste, néanmoins, à la fois en avance et en retard. En avance par des aptitudes non exploitées, en retard par l’absence de dispositifs de plus en plus nécessaires. L’évolution socioculturelle permettra de réaliser quelques potentialités à travers les siècles. C’est pourquoi nous revenons aux hominiens, en devenir de « sapiens ».

En étudiant le cerveau « sapiens », on constate que les progrès de la cérébralisation sont indissociables de ceux de la juvénilisation ou de la prolongation de la période de l’enfance. Cette prolongation correspond à un ralentissement de la croissance et de la maturation du cerveau. La prolongation de l’enfance permet donc la poursuite de l’organisation du cerveau en relation étroite avec les stimulations de l’environnement. Cette prolongation de la jeunesse est favorable à l’aptitude cérébrale à apprendre et à l’acquisition d’un bagage intellectuel et culturel important. Elle permet aussi d’intégrer le socioculturel dans les cerveaux.

On ne peut plus dissocier évolution biologique et socioculturelle. Ce sont les deux pôles — en interrelation — de l’évolution hominisante. Ici, intervient la logique de la néguentropie, avec sa tendance de système auto-organisé, à utiliser les forces de désorganisation et de désordre, pour développer sa propre organisation et accroître la complexité. Chacun des termes du système cérébral génétique et socioculturel renvoie à l’autre, mais ne peut être pensé comme la fin de l’autre. Dans la totalité de ce système, le cerveau est le carrefour de toutes les interrelations. Le cerveau est le point de divergence et de convergence de la formidable aventure humaine.

Si nous reprenons la loi de complexité-conscience, tellement importante d’après Teilhard, pour l’homo sapiens, on retrouve la trace de la première conscience « sapiens » lors de l’invention de la sépulture. Les premières sépultures — d’il y a quelque cinquante mille ans — témoignent d’un début d’interrogation sur la signification de la mort et marquent probablement le début de la « prise de conscience ». A partir de ce moment, l’imaginaire fera irruption dans la perception du réel.

Chez le sapiens, va émerger une double conscience par interaction entre une conscience objective qui admet la mortalité et une conscience subjective qui refuse la mort et affirme l’immortalité, tout en essayant de résoudre ce refus par le mythe et la magie. Ici, s’amorce la dualité du sujet et de l’objet que toutes les philosophies vont essayer d’approfondir.

Naîtra également l’art pictural, qui sera le premier langage symbolique, une première production de l’esprit peuplé d’images et d’idées. Tout objet — par le langage gestuel, pictural ou verbal — acquiert une existence mentale. Les êtres et les objets de l’environnement vont exister pour la seconde fois dans l’esprit et hors de la perception, sous forme d’image mentale qui est le double de l’image remémorée. Ainsi, l’être créera une liaison imaginaire avec le monde.

Ce qui devient crucial chez le « sapiens », c’est l’incertitude de la relation entre le cerveau et le milieu. Incertitude qui augmente au fur et à mesure que les programmes génétiques régressent et que l’homme devient plus apte à résoudre les problèmes de connaissance et de décision. Le cerveau doit interpréter une série de messages ambigus et réduire l’incertitude par des opérations logiques. Ici, commence le combat entre l’erreur de jugement et la conviction de posséder la vérité. Un combat toujours actuel et amplifié lorsqu’on s’aperçoit que l’homme plus que jamais a tendance à vouloir « avoir raison ». En effet, incertitude entre cerveau et environnement signifie incertitude entre subjectivité et objectivité, entre l’imaginaire et le réel. C’est dans cette zone d’insécurité que circulent les croyances et les fantasmes.

Au fur et à mesure que l’interrelation — donc la complexité — augmente, au plus le cerveau de l’homme est confronté avec le choix de la bonne décision; au plus l’individu aussi risque-t-il d’être déchiré entre ce qu’il désire pour lui-même et ce que veulent les autres. Par ce conflit entre l’instinct et besoins rhinencéphaliques d’une part, contraintes et exigences provenant du milieu d’autre part, se développera chez le « sapiens » une démesure de l’affectivité, telle qu’on ne la rencontre pas chez les animaux. En effet, l’homme seul peut rire aux larmes et hurler son désespoir; jamais avant le « sapiens », la gaieté et la tristesse n’ont connu une telle intensité ni instabilité. A croire que seul le « sapiens » est capable de purger ses angoisses en laissant une place importante à la fête, la danse, la jouissance, l’ivresse, l’extase.

Il y a également, au cours de l’évolution, un contrôle mal assuré de l’agressivité. Nulle part, avant l’homme de Neandertal, on ne retrouve les terribles déchaînements de la violence, les guerres, les carnages et les génocides, qu’ont connus les différentes civilisations de « sapiens » plutôt « démens ».

En même temps, le règne de l’homo dit « sapiens » correspond à l’introduction générale du désordre dans le monde. On retrouvera l’ordre dans la culture et la société, qui essaieront à leur tour d’endiguer le désordre qui est à base, surtout, d’incessantes luttes pour le pouvoir. L’homme est encore toujours dépassé par son nouveau cerveau, qu’il a énormément de peine à bien utiliser.

Il semble établi que la créativité, l’originalité, l’intelligence de l’homme aient la même source que le dérèglement et le désordre, et que tout procède de l’accroissement prodigieux du cerveau. Si un certain désordre est toléré dans les organes qui composent l’être vivant, physiquement tellement résistant, on constate que le désordre peut s’accroître considérablement dans ce système hypercomplexe, qu’est le cerveau humain. Plus le cerveau est complexe, moins il subit la contrainte des programmes génétiques, par contre, est-il plus au centre de stratégies compétitives et augmente d’autant plus ses aptitudes d’organisation et de changement.

Le cerveau est polycentrique, sans qu’un centre ne domine l’autre. La constitution des nouvelles zones corticales et la mise en relation de centres, jusqu’alors non interconnectés, vont permettre la réorganisation et l’accroissement en complexité du cerveau. Ce dernier sera apte à programmer, à trouver une solution, à choisir et à décider, à inventer et à créer.

L’organisation cérébrale est génétiquement déterminée et l’organisation de la pensée a besoin de l’expérience sensible et sensorielle pour s’actualiser en relation avec l’environnement et la culture. Néanmoins persiste, entre le cerveau humain et son environnement, un fossé que l’homme essaie de combler par l’expérience culturelle et l’apprentissage. En effet, il n’y a pas d’adéquation entre le cerveau et l’environnement, car le cerveau ne possède pas de dispositif, qui lui permette de distinguer les stimulations internes de celles qui viennent de l’intérieur.

Pour distinguer le rêve de l’état de veille, l’hallucination de la perception objective, l’imaginaire de la réalité, le subjectif de l’objectif, le cerveau psychique essaie de résoudre l’ambiguïté en faisant appel au contrôle de l’environnement et au contrôle cortical de la mémoire et de la logique. Un temps de vérification est nécessaire et finalement, c’est la pratique qui donne des réponses souvent floues et incertaines. Une brèche demeure entre le cerveau et le monde des phénomènes, que comblent tant bien que mal les croyances, les magies, les idéologies rationnalisatrices.

Ainsi l’illusion, l’erreur et le désordre vont accompagner l’activité pensante, pour essayer de refermer la brèche d’incertitude. Refermé sur lui-même est l’esprit, lorsqu’il se lance dans les idéologies qui se fabriquent leur propre preuve. Indéfiniment ouvert est l’esprit lorsque, tout en se sachant condamné à la connaissance inachevée, il se voue à la recherche de la vérité.

Depuis peu de temps, de nombreux savants, avides de connaissance, aidés par d’extraordinaires découvertes scientifiques, se sont voués à la recherche de la vérité du cerveau. Ils ont réfléchi au niveau de cette recherche et ont échangé leur nouveau savoir au profit d’une meilleure compréhension du fonctionnement de l’esprit pensant. Comment la pensée, se sont-ils demandés, s’est-elle développée dans le cerveau sapiens ? D’une part, on a mieux cerné le fonctionnement des zones tertiaires du néocortex et le rôle du cortex préfrontal spécifiquement humain; d’autre part, on a essayé d’élucider le sens de l’asymétrie fonctionnelle des deux hémisphères cérébraux chez l’homo sapiens.

Par analogie avec la théorie vibratoire, on parle de la pensée, sous forme d’un « courant de pensée », mis en action par des différences de potentiel qui surgissent entre les sources énergétiques des neurones de l’écorce cérébrale. On se représente mieux le courant de pensée en se référant à un pôle d’impression qui assimile les informations du milieu et ensuite la partie expressive de cette pensée qui débouche dans une série de réalisations et d’actions réfléchies.

La pensée puise ses premières informations dans la perception, tant sensitive que sensorielle. Ensuite se produit la reconnaissance à base de mémorisation dans les zones secondaires ce qui donne une série d’images bien structurées dans le domaine de la perception du corps et au niveau audiovisuel. Toutes les images, toutes les idées sont finalement traitées de manière sélective dans les zones tertiaires sensorielles. Dans ces deuxième et troisième zones s’intègre également la compréhension du langage verbal, pictural et gestuel.

Après ce travail de sélection, le courant de pensée se déplace vers la zone tertiaire de l’écorce préfrontale, lieu principal pour le développement des capacités d’invention et de synthèse dans le cerveau spécifiquement « sapiens ». Ensuite, le courant se déplace vers les zones secondaires du lobe frontal qui président aux « praxies » ou activités et actions rendues possibles après des années d’apprentissage. Ici, l’on peut situer la « volonté » ou la capacité de persévérer et voir aboutir le courant pensée dans les zones primaires motrices, qui donnent l’impulsion finale à nos actes.

Ainsi, on explique le courant de pensée à partir d’un concept de résonance et d’interconnections successives dans diverses zones du néocortex. Le courant de pensée humaine s’insère dans l’axe de la personnalité, est sujet à différentes influences et pressions du milieu et subit de nombreux impératifs de notre sphère instinctive et affective. Chez l’homme seulement, il existe un véritable contrôle et une régulation de l’affectivité au niveau des zones tertiaires, surtout frontales, du néocortex. Ce dispositif de régulation frontale est resté très fragile, étant facilement déréglé sous la poussée affective. Il faut en tenir compte lorsqu’on envisage l’avenir du cerveau.

Mais reprenons ce qu’il y a de spécifiquement humain dans le courant de pensée, en pénétrant mieux dans le fonctionnement des zones secondaires et tertiaires. Une grande partie des images sensibles et sensorielles perçues par le cerveau disparaît presqu’instantanément, tandis qu’une infime partie est prélevée en vue d’une mise en mémoire plus longue dans les zones secondaires. De cette accumulation d’expériences passées, grandement liée à nos capacités d’intérêt et à nos besoins affectifs, dépendra la construction de la personnalité psychique.

De même que la reconnaissance est prélevée sur les images, qu’auparavant les zones primaires avaient perçues, de même les images mémorisées sont soumises à une sélection de la part des zones tertiaires du cortex sensoriel. Chaque individu, à sa manière, personnalise ses connaissances et retient, avant tout, ce qui l’intéresse. A partir d’affinités individuelles — intégrées dans l’expérience personnelle et la relation avec autrui — va s’opérer la sélection et le travail de symbolisation, cette dernière se développant surtout dans la sphère visuelle et auditive. Ici, l’abstraction est portée à un degré élevé et s’opère une véritable synthèse psychologique avec mise en réserve des solutions déjà acceptées. Il semble établi que cette synthèse — au départ des zones de sélection — se fasse en résonance avec le cortex préfrontal.

Ainsi, la création artistique dans le domaine musical, se fait-elle par résonance entre la sélection auditive et la zone préfrontale de l’invention. La création picturale relève d’une résonance entre la zone tertiaire visuelle et celle du lobe frontal. La zone tertiaire, à la fine pointe du cerveau frontal humain, est responsable de l’invention, du sens de l’initiative et d’une meilleure possibilité d’abstraction. A travers le jeu des associations d’idées, cette zone du cerveau assure les qualités intellectuelles d’initiative dans un but d’efficacité. Il y a aussi nécessairement résonance avec quantité d’images chargées d’affectivité. Les relations étroites entre le rhinencéphale affectif et l’écorce préfrontale ont été démontrées, sans laisser place à l’équivoque, en pathologie mentale. L’invention est plus intellectuelle que l’initiative en ce sens qu’elle se complaît dans le choc des images et des idées. Il y a là tout un travail préparatoire, avant de déboucher sur une solution qui met fin au sentiment de curiosité. Une fois inventée, la chose perd une grande partie de son intérêt pour l’auteur.

A partir des zones de l’invention et de la programmation du futur, le courant de pensée se prolonge dans les zones secondaires du lobe frontal. Ici se situe la volonté dans son aspect de persévération. Cette fonction a été quelque peu oubliée par les psychologues et les psychothérapeutes qui ont trop mis l’accent sur l’instinct et le subconscient qui nous guident… ou par lesquels il est plus facile de se laisser guider par une sorte de déterminisme ou de fatalisme. La notion d’effort intervient au niveau du choix des idées et du maintien d’une certaine direction. La volonté doit créer des habitudes par des efforts répétés, ce qui est à la base de tout apprentissage.

Passons rapidement sur le problème de la spécialisation du cerveau « sapiens », avec son fonctionnement asymétrique. En effet, partout dans le monde, on s’interroge sur le sens de cette asymétrie typiquement humaine entre le cerveau de gauche et de droite. Le développement important de la fonction manuelle a dû être à l’origine d’une spécialisation poussée de l’hémisphère gauche lorsqu’on devient droitier. On parle de l’hémisphère gauche dominant et de l’hémisphère droit mineur ou non dominant. C’est aussi dans l’hémisphère gauche dominant, que sont situés les centres de la parole et tout laisse croire qu’il fallait que puissent s’établir des connections rapprochées entre les centres de la parole et ceux des mouvements effectués à partir de l’écorce frontale dominante. L’hémisphère droit commande l’évaluation précise de l’espace et donc l’habileté manuelle, les techniques, les sciences et les maths.

En réponse à la question de savoir si le cerveau « sapiens » a un sexe, certains ont répondu que le cerveau de la femme était de gauche, parce que plus verbal, et le cerveau de l’homme de droite, parce que plus apte à évaluer l’espace. On a prétendu que la femme primitive, immobilisée près des cavernes pendant que l’homme chassait, a eu le temps d’affiner des systèmes de communication avec ses enfants. Comme l’ennui fait mourir, la sélection naturelle aurait doté le patrimoine féminin de l’habilité verbale. Les temps ont changé et la pureté de ce patrimoine « sexualisé » s’est quelque peu altéré. Les hommes, chassant dans les grands espaces, auraient été obligés de scruter l’espace, de détecter l’origine d’un bruit et de lancer leur arme avec précision. Les plus doués auraient survécu et transmis leurs dons à leurs fils. Ce qui aurait laissé subsister des individus mâles à l’hémisphère droit particulièrement habile.

L’interaction entre les deux hémisphères reste cependant possible et nécessaire. Ce qui est prouvé par l’existence de 6 à 7 fois plus de connections inter-hémisphériques dans le cerveau humain. Le rôle de ces 300 millions de connections serait de garder les deux hémisphères en parfait synchronisme. Ceci est prouvé au niveau du langage et de la perception. Le rôle de chaque hémisphère était différencié, ces connections ont pour but de distribuer les informations aux deux hémisphères. Il semblerait également qu’un mauvais synchronisme entre les deux hémisphères, qu’une moins bonne connexion inter-hémisphérique puisse être responsable de certaines névroses obsessionnelles. Le doute perpétuel qui assaille le cerveau obsédé a pu être guéri chez certains après rééducation de l’écriture avec l’autre main, que celle habituellement employée. Faire travailler l’autre hémisphère peut suffire à faire disparaître cette chose atroce qu’est l’obsession.

Ces quelques notions sur le cerveau, centre organisateur de la connaissance, du comportement et de l’action, nous amènent à revoir le cerveau de l’homme en tant que centre intégrateur du biologique, du culturel et du spirituel en un unique système. Pour mieux comprendre son évolution, nous ne pourrions oublier la conscience, qui est la fleur de l’hypercomplexité cérébrale.

En effet, lorsqu’on aborde les grandes fonctions psychiques du cerveau humain, tout commence par la fonction de base qu’est la prise de conscience. La conscience doit être située dans notre univers énergétique dont elle est la première force organisatrice. Le champ de la conscience comporte deux dimensions : l’état de conscience ou vigilance et la largeur du champ avec augmentation ou diminution du débit de la conscience.

Qui dit vigilance ou éveil, suppose cet autre état qu’est le sommeil, et amène à parler des rapports de la conscience avec l’inconscient. C’est non sans raison, que l’on a opposé l’acte intelligent conscient à l’inconscient instinctif. Pour chaque activité psychique consciente, qu’il s’agisse d’une perception, reconnaissance, connaissance, d’un jugement, d’une croyance ou d’une solution de problèmes, il y a toujours compétition entre cette conscience et les forces obscures de l’inconscient. Cet inconscient échappe continuellement à la connaissance de soi et surgit avant que la prise de conscience ne se développe au niveau du néocortex.

Le champ de la conscience organise, à partir de l’éveil, l’expérience du moment. La conscience intègre, dans l’espace et dans le temps, toutes nos expériences sensorielles. Prendre conscience signifie interprétation des situations vécues, lorsqu’elles se présentent à l’être qui s’éveille, se concentre et s’intéresse. Toute prise de conscience, toute pensée est traversée par des courants affectifs. La prise de conscience passe nécessairement par le néocortex et ses zones tertiaires, ce qui est important lorsqu’on aborde la pensée réflexive.

Les premières expériences de la vie relationnelle se constituent au départ des dispositions instinctives et affectives de l’inconscient individuel et collectif. Tout être humain organise sa conscience en luttant contre les impératifs de son inconscient archaïque. Toutes les opérations verbales et intellectuelles de la vie psychique s’organisent à travers le champ de la conscience, enracinée dans l’inconscient. Cet inconscient est constitué en grande partie par des impressions et des idées qui à différents moments de l’existence ont pénétré dans le champ de la conscience. Une partie est codée dans le cerveau et peut y rester enfouie, mais elle peut aussi revenir à la surface de la conscience.

Si l’on reprend l’évolution de la prise de conscience par le cerveau « sapiens » à ses origines et aux premiers pas de la réflexion, on peut supposer que tout a commencé par la dialectique entre le sujet et l’objet, entre l’imaginaire et le réel. C’est ce même pas que fait le tout jeune enfant, lorsque l’intelligence proprement humaine s’éveille. Progressivement, le cerveau pensant va découvrir les contradictions entre sujet et objet; contradictions qu’il essaiera de résoudre par une meilleure connaissance du monde et de soi-même. La conscience ainsi s’engage dans le jeu complexe de l’erreur et de la vérité. Mais, l’ambiguïté vient aussi du fait que rien dans le cerveau ne permet de distinguer directement le rêve ou l’hallucination, de la perception.

L’incertitude peut être résolue avec un faible degré de conscience par la méthode dite « d’essais et d’erreurs ». Néanmoins, en cours d’évolution du cerveau, l’incertitude ne peut souvent être résolue que par un haut degré de conscience. Le plus souvent, l’incertitude est levée par une explication qui relève du mythe ou de la croyance, en attendant qu’elle puisse être résolue par des progrès dans la connaissance.

En évoluant, la conscience deviendra de plus en plus critique, oscillera de plus en plus entre les deux pôles de la vérité et de l’erreur. En se développant, la conscience va accroître ses possibilités de vérifications et pourra étendre ses aptitudes à travers le champ de la connaissance, de la décision et de l’action. La conscience n’est toujours pas la lumière qui éclaire l’esprit, mais la lueur qui éclaire l’incertitude. Elle n’apporte aucune solution permanente, mais est indispensable à l’épanouissement de la complexité du « sapiens », avec toutes ses possibilités non encore réalisées.

Avec l’émergence de la conscience, est aussi née l’anxiété. Celle-ci, liée primitivement à la vigilance, donc liée à la défense devant le péril immédiat chez l’animal, le sera aussi chez l’homme, mais prendra une autre dimension lorsque le cerveau humain prendra conscience de l’espace-temps. L’espace environnant apparaîtra d’abord à l’homme comme étranger à lui-même, et par après, l’homme essaiera de se connaître par rapport à l’Univers. En découvrant le temps en tant que processus irréversible, naîtra l’incertitude devant l’avenir. Cette conscience, qui est en même temps angoisse, coïncidera avec la conscience et l’angoisse de 1a mort. Cette prise de conscience existe dans toutes les sociétés archaïques, à l’âge adulte, mais survient chez l’enfant des sociétés historiques, à un âge plus précoce. L’anxiété, toujours refoulée chez le « sapiens », va être accrue par le développement socioculturel qui entraînera des interdits et des répressions, des refoulements comme dira Freud. Si, finalement, on situe l’anxiété dans le processus évolutif, on constate qu’elle est liée à l’hypercomplexité cérébrale. En effet, la désorganisation suivie de réorganisation, le désordre et les crises, de même que la grande sensibilité aux influences du milieu et du cosmos, ne font qu’accroître l’anxiété, tout en stimulant la chasse au bonheur. L’anxiété sera tout aussi stimulante pour la curiosité et la soif de connaissance. La recherche de la vérité prendra une extension infiniment ouverte au dépassement de soi, mais sera la source d’une tendance de l’homme à rationnaliser et à se sécuriser, pour combler les lacunes de la connaissance.

Toute crise peut se résoudre par régression ou retour à un état antérieur, mais le propre d’un système complexe, tel le cerveau lorsqu’il est en crise, c’est d’inventer des solutions nouvelles à base d’imagination et de créativité. L’humanité « sapiens » est encore toujours à la recherche de compromis entre la réalité intérieure et les exigences de l’environnement; elle recherche continuellement des réponses aux incertitudes qui l’assaillent. Le cerveau actuel est encore dans sa crise pubertaire et à la recherche d’un équilibre plus harmonieux. On ne peut cependant oublier, que le cerveau hypercomplexe du sapiens n’a que 50.000 60.000 ans, qu’il en est à ses débuts et qu’il est encore réduit au sous-emploi de ses qualités. Tant, dans la sphère intérieure, que dans la sphère socioculturelle, le cerveau élabore à peine ses possibilités supérieures d’organisation. Avant d’envisager le futur du cerveau, il est peut-être bon de retracer, brièvement, l’évolution socioculturelle, en partant de la société archaïque et préhistorique vers la société historique et les civilisations actuelles.

On peut mieux reconstituer la préhistoire du « sapiens » en se référant aux études récentes des éthologues sur les mœurs des anthropoïdes supérieurs actuels et des ethnologues sur les sociétés archaïques encore conservées. Une première ouverture de la société « sapiens » archaïque se situe lorsque naît le mariage, la famille et… le père. Le père joue un rôle ambigu dans la famille, parce qu’il sera en même temps le protecteur, le chef, et celui qui vole l’affection maternelle. Le père apportera la complexité et la contradiction dans la famille. Devenu adulte, l’enfant continuera à respecter ses parents, grâce à quoi les parents formeront une première microstructure sociale, qui se reproduira et se continuera par la culture et l’éducation. La famille sera aussi le premier sous-système ouvert sur le social. La structure familiale va se complexifier, s’articuler sur la société, d’où réorganisation de la complexité sociale. On verra pendant des millénaires, le mâle dominer et s’emparer du pouvoir. La famille devenue institution, la sexualité étant réglementée, cet ordre nouveau va alimenter de nouvelles sources de désordre et de conflits, d’où complexification des rapports affectifs humains. L’exogamie fera son entrée dans la plupart des groupes ethniques, en tant que seul moyen de maintenir le groupe comme tel. L’exogamie influencera considérablement le devenir biologique de l’humanité en élargissant le brassage génétique, qui augmente les différences individuelles. L’exogamie et l’inhibition de l’inceste sont tenues comme cause principale de l’arrêt du processus évolutif biologique qui, jusqu’à l’homo sapiens, rendait possible la naissance de nouvelles espèces.

La multiplicité des communications aidera au développement plus poussé du langage, dans la microsociété qu’est la famille. On assistera à une extraordinaire prolifération de mythes, car le cerveau essaie de trouver pour toute chose son explication, avec des intuitions profondes, mais aussi avec une imagination fantaisiste, marquée du sceau du désir ou de la crainte. Les rites se multiplient et favorisent l’harmonie du groupe. La fête va libérer un tas de pulsions inhibées et se servira du désordre éphémère pour donner de nouvelles forces à l’homme. Identité individuelle et collective vont s’affirmer dans l’interrelation, parce que le mythe entretient encore le culte de l’ancêtre. L’identité sociale sera renforcée par la confrontation avec d’autres sociétés. L’héritage culturel va se combiner à l’hérédité génétique. Cette interaction entre héritage génétique et culturel a favorisé une complexité plus grande, probablement optimale pour des populations peu importantes, ce qui permettait le plein emploi des dons individuels. Les sociétés archaïques se sont maintenues pendant quelques dizaines de millénaires, n’ayant pas à subir l’exploitation de classes étrangères, ni la contrainte d’un appareil d’État.

Pour évoluer vers les sociétés historiques des derniers 10.000 ans, il fallait une forte expansion démographique et une plus grande concentration démographique dans les régions extrêmement fertiles. On verra les populations agricoles et les tribus se rassembler dans des villages rapprochés. Ce qui donnera lieu, d’une part, à une reconversion économique et à l’invention de nouvelles techniques; d’autre part, à une organisation plus complexe de plus grandes populations. Ainsi va s’ébaucher une société de possédants dominateurs et de vassaux; le danger viendra aussi de l’extérieur avec la venue des conquérants. Naîtra alors la ville, soit par l’édification de places fortifiées, soit par l’installation d’un roi guerrier, qui après la conquête de petits groupes ruraux, recevra le tribut. Du tribut, on en viendra aux impôts. De la cité, on passera à l’empire, en passant par les premiers États.

L’État centralisateur, répresseur et constructeur, augmentera la complexité selon des principes de hiérarchie et de spécialisation du travail, de manière analogue à l’évolution du cerveau, lui aussi toujours plus spécialisé et hiérarchisé. La spécialisation va augmenter la complexité sociale en multipliant l’interrelation. Par la suite, vont se développer des groupes socioprofessionnels de plus en plus diversifiés. La spécialisation, à la source d’un prodigieux développement scientifique, esthétique et philosophique, provoquera l’essor des civilisations. Parallèlement, la spécialisation entraînera pour les opprimés, un immense sous-emploi des aptitudes individuelles. L’exploitation de l’homme par l’homme, qu’a engendrée la société historique, sera cause de nombreuses guerres qui vont ravager l’humanité. C’est aussi à partir de la ville et par la multiplication des communications, qu’est apparue l’écriture qui, à son tour, a fait progresser l’évolution culturelle du cerveau.

La grande ville est la première organisation  sociale qui se rapproche quelque peu de l’organisation du cerveau. La ville devient un milieu favorable à la créativité, aux idées nouvelles, à la science, et elle fait surgir la philosophie dans le cerveau « sapiens ». Ainsi naît l’individu autonome et conscient, de même que naissent la notion de liberté individuelle et l’affirmation du moi. Ainsi naît également, le gnoti seauton (connais-toi, toi-même), ainsi se développe une meilleure connaissance de l’autre. Le sujet essaie de se prendre pour objet, il découvre l’ambiguïté entre l’imaginaire et le réel et interroge cette incertitude dans la pensée et dans l’action.

Si l’on étudie la société par rapport à l’énorme appareil d’État, on constate — en parcourant l’Histoire — que l’État, d’une part, organise l’intérêt général et assure l’unité du corps social; d’autre part, tend à accumuler de la puissance et se dépersonnalise. Les conflits sociaux se mêlent aux conflits politiques, aboutissant parfois à une meilleure réorganisation du pouvoir. L’interrelation individu-collectivité devient instable. Dans cette zone incontrôlée du pouvoir, l’acte individuel peut soudain décider du sort collectif. De plus, il se produit des ruptures internes dans la religion, avec de nombreux conflits entre le pouvoir politique et spirituel. Les idéologies qui traversent les frontières d’État perturbent à leur tour la complexité sociale. La plupart des idéologies traduisent une hypertrophie de l’instinct de puissance, accusent les oppositions plutôt que d’unir ce qui est diversifié.

Pendant des millénaires, la société historique a connu beaucoup de désordres, des civilisations se sont succédées l’une à l’autre en essayant de récupérer ce qu’il y avait de meilleur dans les précédentes. Si l’on considère le temps de l’évolution préhistorique du « sapiens », on remarque — dans un laps de temps dix fois moindre — que son évolution historique s’est faite au prix d’une extraordinaire créativité, mêlée à une forte tendance destructive. On peut imaginer une nouvelle évolution qui s’effectuerait avec moins de fureur que jadis et il ne paraît pas absurde d’envisager une nouvelle naissance de l’humanité. Cette nouvelle humanité est concevable, si l’on tient compte du fait qu’il existe sur terre, tiré à 4 milliards d’exemplaires, le système hypercomplexe du cerveau « sapiens », qui — lui — fonctionne par le jeu de 10 milliards de neurones interconnectés. Or, la machine hypercomplexe cérébrale est encore en période de rodage et en voie de développement. Un faible pourcentage de l’esprit humain est seulement utilisé de nos jours. Les aptitudes du cerveau, donc celle à la créativité et à plus de conscience, ont besoin — pour continuer à se développer — d’une plus grande complexité socioculturelle. Si l’on se place dans une perspective d’évolution future du cerveau, il faut s’interroger sur son avenir, tant génétique, que biologique et socioculturel.

Il semble établi — du point de vue génétique — que l’évolution du volume cérébral et du nombre de neurones du néocortex, soit arrivée à son terme final. Une nouvelle mutation chromosomique, avec double nombre de neurones corticaux, est impensable en regard de l’agrandissement nécessaire que cela supposerait pour le volume crânien. Le seul progrès possible réside dans un développement vers le plein emploi du cerveau préfrontal. Que le cerveau préfrontal soit le plus récent, dans l’évolution des espèces et encore capable de développement, semble prouvé par le fait que cette partie du cerveau laisse son impression à l’intérieur du crâne. En effet, l’étude de crânes fossiles et de crânes ayant appartenu à différents anthropoïdes et primates, a montré que seules les parties les plus récentes laissaient une impression dans le crâne. Tous les grands penseurs, de même que les grands sages, possédaient un grand front. Qu’il suffise de citer Socrate, Platon, Aristote, le Christ, Tagore, Bergson et Teilhard de Chardin, pour se rendre compte de l’importance du cerveau préfrontal.

Un meilleur emploi du cerveau dépend essentiellement des potentialités individuelles. En effet, chaque cerveau a une autre composition neuronale et d’autres possibilités de connexion inter-neuronales. Il faut aussi tenir compte des interactions possibles entre les différentes structures cérébrales. De plus, il faut faire appel aux nouvelles connaissances concernant la biochimie cérébrale. On a pu prouver que tout état mental a sa contrepartie biochimique et que chaque activité biochimique du cerveau est engendrée ou influencée par des causes intérieures ou externes. Toutes les interconnections ont lieu grâce à la libération des intermédiaires chimiques, ce qui est possible au niveau de quelques milliers de milliards de synapses nerveuses de chaque cerveau. Chaque intermédiaire chimique se localise dans des zones de prédilection, intervenant dans diverses fonctions mentales. L’avenir des recherches biochimiques du cerveau est impressionnant, ce que — faute de temps — nous ne pouvons expliciter maintenant. Paul Valéry, dans ses Cahiers, écrivait : « Toute grandeur et misère tiennent dans quelques petites organisations contenues dans quelques mm3 du cerveau, qui font chanter joie et douleur à la caisse de résonance, dorent ou noircissent le monde, le temps et les jugements. Là réside une étrange énergie ».

Pour mieux comprendre le cerveau d’un chacun, il faut aussi tenir compte de la gamme des besoins énergétiques des différentes zones cérébrales. Ces besoins sont multiples et dépendant de la structure initiale du cerveau. Au premier niveau, la sphère instinctive, besoins et désirs sont au service des instincts qui induisent les pulsions, elles-mêmes organisées pour l’adaptation au milieu. Toute cette énergie pulsionnelle est concentrée dans le cerveau instinctif. On a pu constater que la civilisation occidentale était celle des désirs, dont la satisfaction se faisait trop souvent au détriment d’autres besoins affectifs et d’aspirations supérieures. Cette primauté de la sphère instinctive empêche nécessairement une évolution plus complexe du cerveau.

Si l’on se réfère au rhinencéphale affectif, on constate que ses besoins énergétiques ne sont pas seulement innés, mais sont surtout acquis à travers la vie sociale. La société crée de nouveaux besoins, qui ne sont pas forcément valables pour l’individu ou pour l’espèce, mais que la structure sociale essaie d’imposer pour se maintenir. Il y a exploitation du rhinencéphale par les pouvoirs idéologiques et lorsqu’on suscite des croyances, que l’on utilise par après, pour soi-même. Les aptitudes du cerveau à évoluer sont cependant partiellement déterminées, voir limitées, par les possibilités structurales du substrat cérébral. Il existe — au départ — certaines tendances dont il faut tenir compte pour fixer des limites évolutives. Il y a le cerveau de l’homme d’action, souvent extraverti, chez qui toutes les acquisitions sociales aboutissent à la satisfaction de ses pulsions instinctives, chez qui est grande aussi, l’influence du rhinencéphale. Il y a le cerveau de l’homme soumis, généralement intraverti, conforme au modèle social, acceptant les jugements de valeur et les hiérarchies propres à sa société. Ne remettant jamais en question l’ordre et les valeurs imposées, il sera considéré comme bon citoyen, dont le nom ne restera pas dans l’histoire.

Il existe un troisième type de cerveau, dont les chances à accéder au « sapiens » évolué sont meilleures. Cet homme ne trouve qu’un bonheur précaire dans la satisfaction de ses besoins instinctifs, ne peut se contenter des automatismes sociaux acquis et ne tend pas tellement à exercer son pouvoir sur les autres, qu’il parvient à accepter tels qu’ils sont. Il essaie de découvrir au plus profond de lui-même des aspirations plus élevées. S’il se découvre un cerveau imaginant et créateur, il parviendra à se créer un monde personnel qui lui convient. S’il a suffisamment d’aspirations de connaissance, s’il possède une immense curiosité pour tout ce qui concerne l’homme, l’Univers et son ultime aboutissement, s’il préfère l’amour gratuit à l’amour possessif, il sera capable de réduire l’influence du rhinencéphale et de faire évoluer son cerveau vers un double « sapiens ». Sapiens, avec référence à l’intelligence, et de plus sapiens, avec référence à la sagesse. Il pourra satisfaire les besoins du cerveau associatif, surtout préfrontal. Dans une perspective évolutive, il est certain que la primauté de la connaissance, de l’intelligence, de la volonté et de l’Amour sur les forces de l’instinct et de l’émotivité, est la seule garantie de liberté et de créativité. Sans oublier que l’intelligence ne peut être réduite à une fonction utilitariste. L’homme peut utiliser son intelligence au service du progrès technique ou pour mieux domestiquer la nature. Mais, cette intelligence n’est pas pour autant une garantie de sagesse.

Ayant constaté que l’avenir du cerveau était partiellement lié à sa structure de départ, reste à envisager les possibilités d’évolution socioculturelle du cerveau. Par l’organisation même de sa nature cérébrale, l’homme peut dépasser sa nature archaïque, pour produire son existence personnelle. En évoluant, l’homme peut se doter d’un programme individuel, d’un plan existentiel et d’un système de valeurs. Inévitablement, cette évolution se fera par l’interrelation et principalement par les voies de l’éducation et de l’enseignement.

Teilhard, dans son essai sur l’avenir de l’homme, écrit : « Sous l’influence des progrès techniques et des moyens de communications modernes, l’humanité évolue davantage vers une, unité qu’elle n’avait jamais connue avant. L’espèce humaine tend à son unification interne, tous les peuples se sentent impliqués dans une grande aventure. Toujours d’après Teilhard, « l’avenir de l’homme se situe sur le plan social. De même que le cerveau de l’homme avec ses 100.000 milliards de connections, donne à l’homme une conscience unique, il semble inéluctable que les hommes finiront par s’interconnecter dans une sorte de super-conscience. Si toute l’évolution cosmique révèle une lignée montante, on peut raisonnablement s’attendre à ce que le point culminant dépasse en grandeur tout ce qui précède. Un nouvel humanisme évolutif se dessine, au sein duquel aucune valeur ne saurait subsister, à moins de faire une place à l’existence et de se plier aux exigences de quelque avenir cosmique ultra-humain ».

Ceux qui sont capables de porter témoignage sur notre temps, perçoivent un peu partout la présence d’un besoin de dépassement et d’une conscience plus universelle. La façon de réaliser les potentialités du cerveau dépendra principalement de l’environnement psychologique de l’enfant de l’homme. L’évolution socioculturelle n’est pas encore garantie par les pouvoirs politiques, mais est entre les mains des éducateurs et des enseignants. L’État est encore une machine cybernétique qui produit ses robots. Ce n’est toujours pas un inter-personnes ; il lui manque encore pour un bon bout de temps un supplément d’âme et d’amorisation.

A chaque génération de cerveaux, ce seront les jeunes qui devront devenir plus « supra-humains ». Ils ne le pourront qu’à condition que les adultes prennent leur responsabilité. Éduquer — ce qui n’exige aucun diplôme de la part des parents — signifie apprendre, communiquer ses expériences pour que d’autres en cueillent les fruits et signifie aussi accepter l’autre, ne pas trop projeter ses propres désirs, son échelle de valeurs sur l’enfant. D’autre part, il y a beaucoup à faire dans l’enseignement. Ne fusse que de rendre nos jeunes plus humains lorsqu’ils suivent ce qu’on a appelé les « humanités ». Car, finalement dans nos sociétés « économiques », l’acquisition d’un diplôme ou d’un brevet de rentabilité prévaut sur la qualité d’homme, en devenir « adulte ». Les sciences de l’homme devraient faire partie intégrante du programme scolaire.

Deux voies du progrès sont bien tracées sur la route de l’évolution du cerveau : celle de l’Amour et de la connaissance. « L’Amour — disait Teilhard — est la plus universelle, la plus formidable et la plus mystérieuse des énergies cosmiques. C’est le lien qui sert à établir l’homogénéité entre tous les éléments du cosmos, c’est l’infiniment complexe qui tend vers l’unité universelle. » On n’apprend l’Amour qu’en le rencontrant autour de soi depuis l’enfance. L’Amour peut être enseigné, mais seulement par l’exemple. Parents et enseignants portent une grande responsabilité vis-à-vis de l’autre. Plus d’Amour dans l’humanité est un gage important de progrès évolutif de l’espèce humaine.

Le cerveau humain, comparé à tous les autres cerveaux du règne animal, est le seul qui réfléchit et qui peut progresser dans les voies de la connaissance de l’homme et de l’Univers. Il est donc certain que le besoin de connaître est nécessaire à l’évolution vers un plus-être. L’homme est encore au début de l’évolution de la connaissance, malgré quelques milliers d’années de civilisation. Le dernier progrès est celui, précisément, de la connaissance du cerveau. Continuer à progresser dans la connaissance du cerveau, doit servir les possibilités d’évolution du cerveau, dans le sens d’une plus grande utilisation des potentiels personnels. Dans les années à venir, il faudra aussi que l’enfant s’intéresse à son cerveau, pour y découvrir ses prodigieuses possibilités d’évolution.

S’il veut encore évoluer, l’homme doit tendre de toutes ses forces à exploiter ses possibilités de connaissance et d’Amour. Le cerveau humain est prêt à évoluer d’ici quelques dizaines de siècles vers un « sapiens-sapiens », vers un supplément de « sagesse ». Anciennement, le « sage » était toujours représenté par un vieillard à barbe grise, ce qui voulait dire que la vie de l’homme était beaucoup trop courte pour qu’il arrive en temps utile à la « sagesse ». La superhumanité de Teilhard, constituée par des cerveaux « sapiens » évolués, comportera beaucoup de sages. Il est à prévoir qu’ils seront d’un âge plus jeune que ceux de l’Antiquité et qu’ils pourront, d’autant mieux, transmettre la sagesse à ceux qu’ils auront comme tâche d’éduquer et de former. Il est souhaitable également, qu’après la déclaration des droits de l’homme, soit publiée une charte des devoirs, qui s’appliquerait à tous les hommes de bonne volonté. Une charte des devoirs, qu’aurait à remplir envers l’humanité future, tout homme conscient de ses possibilités à vivre sa vie au service des autres et donc de soi-même.


[1] Jean de Grouchy, De la Naissance des Espèces aux Aberrations de la Vie, Ed. Robert Laffont.