Paul Chauchard
Temps et nature humaine

Nous voyons ainsi combien le temps importe à la nature de l’homme. Celui-ci, bien plus que l’animal, va en prendre conscience. Mais il ne se rend pas assez compte combien le temps est une réalité de sa chair, combien le temps l’a marqué et le marque, contribuant à le faire ce qu’il est, assez autre peut-être de ce qu’il aurait pu être. Le temps, c’est le dynamisme même de notre être en évolution constante, c’est la présence de tout notre passé dans notre présent, à notre insu même. Prendre conscience du temps, ce n’est donc pas connaître le cadre extérieur de notre vie, mais jeter un regard sur la réalité même de notre être.

Paul Chauchard (1912 – 2003) est un médecin, chercheur, philosophe et enseignant français, auteur de plus de 80 livres…

(Extrait de La vie et le temps, ouvrage collectif. Éditions de La baconnière. 1962)

Temps et nature humaine : Les bases biologiques (Conférence du 4 septembre 1962)

Organisme vivant, l’homme n’est pas une petite portion statique de l’espace subissant les assauts destructeurs d’un temps extérieur à lui. Parce qu’il est dynamisme actif, du chimisme de sa matière vivante à son activité volontaire, il n’existe que dans la succession des instants : il n’est pas structure, il est structuration. Les trois dimensions de l’espace inscrites en lui par la pesanteur agissant sur son oreille interne, et spécialement ses trois canaux semi-circulaires, sont inséparables des mouvements qu’il y exécute en se déployant dans cette quatrième dimension qu’est le temps.

L’homme vit dans l’espace-temps, l’homme est conscient de l’espace-temps, l’homme a le devoir, non de subir, mais d’utiliser correctement l’espace-temps conformément à sa signification. Arrêter le temps, ce rêve de qui ne veut pas vieillir ou disparaître ce serait précisément mourir à la vie d’ici-bas, accéder à l’éternité, qui n’est pas temps ininterrompu, mais présent qui ne passe point. Être d’espace-temps vivant dans l’espace-temps, l’homme est marqué dans sa chair par le temps comme par l’espace. L’unité individuelle de son organisme supérieur surimposée aux milliards de ses cellules repose sur une intégration unificatrice et harmonisatrice dont le grand responsable est le centre régulateur hypothalamique, siège des automatismes inconscients du moi : il assure le maintien d’une organisation, c’est-à-dire la permanence d’une structure malgré les événements, les changements, le déroulement du temps où il doit réaliser dialectiquement sa nature en se spiritualisant.

La nature temporelle de l’homme

1. La première relation évidente de l’homme et du temps, c’est qu’il vit dans un monde temporel dont il subit les changements avant même d’en être conscient. Ce temps qui coule autour de nous, il est surtout marqué par les rythmes naturels, la succession des jours et des nuits, celle des saisons, la périodicité lunaire. C’est ce qui a servi culturellement d’instrument de mesure du temps, la journée de vingt-quatre heures, le mois, l’année. Renonçant à l’imprécision de l’observation directe du phénomène astronomique, nous avons su construire des appareils qui nous renseignent objectivement sur la durée. Grâce à notre intelligence, nous sommes plus conscients du temps que l’animal ; nous y vivons comme lui.

Mais cet écoulement rythmé du temps extérieur ne nous reste pas étranger. Notre vie est différente le jour et la nuit, en été et en hiver : notre corps va donc prendre des habitudes qui inscriront en nous le rythme externe pour en faire un rythme interne organique. Le plus important est le rythme nycthéméral, le fait que la plupart de nos fonctions organiques, par exemple le rythme cardiaque, la température, le métabolisme général, la sécrétion urinaire, présentent une oscillation au cours des vingt-quatre heures avec un minimum nocturne. En général, la nuit nous dormons. C’est aussi une habitude : nous avons besoin de dormir pour reposer notre cerveau ; comme l’homme primitif doit cesser son activité dans le noir, il utilise la nuit pour assurer son besoin de sommeil. Aussi le rythme nycthéméral a-t-il d’abord été pris pour un rythme endogène de veille-sommeil : on rapportait au sommeil le ralentissement nocturne. En fait, il se manifeste inchangé sur le sujet qui repose la nuit sans dormir. Loin que le sommeil soit la cause du rythme nycthéméral, il en est la conséquence : le sommeil nocturne de l’adulte est un rythme nycthéméral résultant d’une habitude prise dans l’enfance : le nourrisson qui a besoin de plus de sommeil dort n’importe quand de façon polycyclique ; par la suite, en même temps que son besoin quantitatif est réduit, il se pliera à l’usage des adultes de dormir la nuit. Ce faisant, il favorisera son sommeil car celui-ci étant un freinage organique sera meilleur au moment où l’habitude du repos nocturne a déjà mis l’organisme en veilleuse. C’est ce qui explique que le sommeil de jour, même au calme, est moins reposant. Il n’est pas seulement psychologiquement inhabituel, il est désaccordé du cycle organique, un cycle où le balancement entre l’ortho- et le parasympathique (Hess) joue un grand rôle.

Ce problème des rapports des cycles nycthéméraux et du sommeil a soulevé beaucoup de recherches, l’initiateur étant Henri Héron dont la thèse de 1912 sur le sommeil marqua le début de l’ère moderne expérimentale du sommeil, en même temps qu’elle conduisit son auteur à devenir le grand spécialiste de la psychophysiologie du temps. Cet exposé lui doit beaucoup ainsi qu’à son élève et continuateur Paul Fraisse [Psychologie du temps, PUF 1957]. Citons également l’Américain Kleitman. C’est d’abord la question de l’inversion du rythme nycthéméral : puisqu’il s’agit d’une habitude, on peut la changer, mais, comme elle est profondément inscrite en nous, c’est très long, avec des différences individuelles. Celui qui doit dormir le jour commence par conserver son freinage nocturne, ce qui est défavorable et au sommeil diurne et à l’activité nocturne. Dans les premières expériences décisives de Piéron et Toulouse en 1907, l’inversion progressive ne fut complète qu’au bout de 30 ou 40 jours de travail nocturne. Aujourd’hui, le problème rebondit avec les déplacements rapides en avion d’est en ouest et inversement, où on se trouve brusquement transporté dans des conditions horaires avec leurs conséquences sociales (sommeil, alimentation) différentes de celles auxquelles on était habitué : ce dépaysement non seulement de la conscience, mais des automatismes organiques, est un facteur important de fatigue nerveuse. Qu’en sera-t-il dans la fusée cosmonautique qui échappera complètement aux rythmes terrestres : c’est une préoccupation de la médecine de l’espace quand elle songe au confort des passagers de l’engin touristique de demain.

Ces rythmes nycthéméraux se retrouvent dans la série animale et chez les végétaux : les plantes vertes subissent un changement complet de leur chimisme entre le jour et la nuit en raison de la photosynthèse. On connaît les positions dites de sommeil des feuilles et des fleurs qui sont dues à des changements de turgescence en rapport avec les fluctuations de l’activité chimique. Il est possible de constituer une horloge de Flore en groupant les fleurs qui se ferment à des heures différentes de la journée. Nous renvoyons pour les détails à l’excellent petit ouvrage de A. Reinberg et J. Ghata [Rythmes et cycles biologiques, collection « Que sais-je ? »].

A côté des rythmes nycthéméraux, il en est à plus longue périodicité. Ainsi l’influence des saisons si importante sur les arbres de nos pays, ou sur le cycle sexuel des animaux où la période de rut du printemps est déclenchée par l’action de la lumière sur l’hypophyse (J. Benoit). Ce sont les rythmes séléniens de la sexualité de vers marins qui se reproduisent à la pleine lune. C’est le rythme des marées auquel continue à obéir un certain temps l’animal en aquarium. Rappelons les migrations saisonnières de nombreux animaux ou la mise en hibernation par déterminisme neuro-hormonal complexe de certains autres. Chez l’homme, le rythme cardiaque, la pousse des poils, le pH sont plus bas en hiver. L’excrétion urinaire de potassium accrue au printemps est maxima vers 16-20 h en mars-avril et vers 8-12 h en septembre octobre. On a étudié les variations saisonnières des maladies, de la force physique, des caractères des enfants en fonction de leur mois de naissance. L’analyse statistique révélerait que les génies de l’humanité ont été conçus le plus souvent en avril et meurent en mai !

2. La parenté de l’homme et de l’univers dont il est issu fait que notre activité organique n’est pas seulement modulée par les rythmes extérieurs. Elle est elle-même le siège de nombreux rythmes vitaux qui ne sont pas secondairement acquis comme le sommeil. C’est le battement de notre cœur, le rythme de notre respiration, le cycle sexuel féminin, une vraie horloge personnelle évidemment variable et subjective. Ce sont là les rythmes évidents, mais ils ne font que traduire la rythmicité fondamentale de la matière vivante particulièrement importante dans le système nerveux : réponse rythmée des messages sensoriels où l’intensité excitante est chronologiquement codée en fréquence d’impulsions, rythmes réguliers de l’électroencéphalogramme au repos traduisant la synchronisation des ensembles neuroniques, une activité analogue, disait Adrian, sur le cerveau d’un prix Nobel et le ganglion nerveux d’un cafard ! Il existe un rapport certain entre cette propriété et la mémoire : le cerveau est apte à reproduire rythmiquement certaines structurations (cyclochronie).

Nos conceptions mêmes des rapports de la matière vivante avec le temps ont beaucoup changé. Autrefois, la matière vivante était considérée sous un aspect statique : on décrivait ses structures, sa composition ; on avait tendance à tout localiser durablement dans l’espace sans faire intervenir le temps. C’est ainsi, par exemple, qu’en ce qui concerne les rapports du cerveau et de la pensée, on voulait souvent faire de la pensée une sécrétion matérielle isolable dans les neurones, conception d’un grossier matérialisme que personne ne peut plus soutenir aujourd’hui. Ceux qui alors le refusaient, avaient tendance à faire du cerveau une machine actionnée de l’extérieur par l’âme spirituelle. Nous savons aujourd’hui que les rapports entre cerveau et pensée sont bien plus étroits puisqu’on ne saurait les séparer comme la sécrétion de l’organe ou l’ouvrier de la machine ; il s’agit de relations fonctionnelles. La pensée résulte d’un fonctionnement d’ensemble du cerveau et n’existe pas (ici-bas) en dehors de ce fonctionnement. Le cérébral est l’aspect organique, la condition fonctionnelle du psychisme quel que soit en lui-même celui-ci. Qu’est-ce à dire fonctionnel, sinon que le temps y participe : le fonctionnel, ce n’est pas le spatial matériel, c’est le spatio-temporel. L’anatomie décrit dans l’espace les structures du cerveau : elles n’ont d’intérêt pour le physiologiste et ne servent que quand elles sont activées par les messages des sens et qu’entre de multiples possibilités anatomiquement réalisables s’organisent à chaque instant de façon autorégularisée des connexions nouvelles. Non plus des structures, mais des structurations, des mosaïques, des édifices transitoires assurant les fonctions : tout est spatio-temporel, variable d’un instant à l’autre, le temps constituant vraiment la quatrième dimension de l’édifice en marche. C’est ce que concevait l’étude pavlovienne du cerveau et qu’enregistre directement aujourd’hui l’électro-encéphalographie.

Ce qui oppose le cerveau à un centre élémentaire comme la moelle et marque sa supériorité, c’est précisément que les schèmes spatio-temporels de la moelle sont relativement fixes, décelables à l’avance dans l’étude physiologique des structures. Au contraire, le cerveau a une infinie possibilité de structurations dont aucune n’est obligatoire et réalisée à l’avance dans les structures : il ne s’agit pas de réflexes, mais de réflexes conditionnés, où le temps intervient beaucoup plus puisque les structurations dépendent de l’histoire antérieure du cerveau, sont en rapport avec les coïncidences de coexistence qui ont donné sa signification à un signal d’abord indifférent, le cerveau ayant le pouvoir de se restructurer identiquement quand resurgissent ou sont imaginées des situations identiques. Ce pouvoir de restructuration, c’est cela la mémoire dont nous ignorons encore presque tout.

On sait qu’en neurochirurgie on peut, en excitant une zone voisine du lobe temporal, sur le patient éveillé, faire resurgir des souvenirs : il croit qu’on lui fait entendre un disque, ne se rendant pas compte que cette chanson qu’il reconnaît, l’électricité l’a reconstruite dans sa tête où elle existait à l’état de possible virtuel qu’il fallait incarner dans l’instant en rétablissant les schèmes spatio-temporels correspondants.

Cet aspect fonctionnel du réseau cérébral pensant, on le retrouve dans le fonctionnement de la matière vivante : nous n’avons aucun atome en propre. Toutes nos structures sont des structurations, une même forme, une même architecture imposée à des éléments changeants. Le temps fournit les éléments et la vie, l’hérédité, la cellule donne le cadre où ils s’intégreront : un mur inchangé quand toutes les briques se renouvellent sans cesse, soit un matérialisme fonctionnel bien différent du solide matérialisme d’autrefois, où la constitution élémentaire semblait indépendante du temps. Comme tout ceci s’accorde, rappelons-le sans insister, avec l’hylémorphisme réaliste d’Aristote et de saint Thomas d’Aquin, à condition de ne pas faire de la forme un principe statique de structure, mais l’interprétation métaphysique de la constance qui sous-tend le dynamisme temporel.

Ces structurations organiques sont encore plus temporalisées : en effet, le temps n’y est pas que succession fluctuante, il intervient dans l’architecture qui n’est pas uniquement la juxtaposition d’éléments plus ou moins actifs, un dynamique d’intensités, mais qui est mosaïque d’éléments accélérés et d’éléments ralentis. La mesure de la constante de temps de l’excitabilité (chronaxie) permet de chiffrer le temps de nos cellules, de voir que nous sommes faits d’éléments de rapidité très différente et dont la rapidité est variable, la surexcitation étant accélération et l’inhibition ralentissement. C’est L. Lapicque qui, grâce à la chronaximétrie, a été l’initiateur de cette chronologie cellulaire trop négligée aujourd’hui, notamment dans l’étude de l’harmonie des structurations nerveuses, et qui montre à quel point le temps est une dimension de notre nature.

3. De tous ces détours temporels internes, que résulte-t-il ? C’est que l’organisme trouve automatiquement en lui une certaine possibilité de connaître le temps ou même, sans atteindre ce niveau de conscience — car ce qu’on a appelé notre horloge interne n’est pas quelque chose qu’on lit avec la précision d’une horloge extérieure —, de régler dans le temps ses comportements d’une façon assez satisfaisante, même sans possibilité d’accès à la connaissance objective du temps astronomique. De multiples expériences de l’ordre des réflexes conditionnés, des réactions de dressage, établissent que même l’animal a le pouvoir, non de connaître le temps, mais de régler sa conduite sur le temps. Les animaux les plus variés manifestent leur agitation quand vient l’heure à laquelle ils sont accoutumés à recevoir leur nourriture, en dehors de tout signe extérieur. Les abeilles ont pu être dressées à venir chercher leur nourriture toutes les 21 heures, ce qui ne peut se fonder que sur une appréciation interne du temps. Quand la température externe, donc aussi la température de l’insecte s’abaisse, l’animal est en retard, car son horloge interne est ralentie. Des abeilles dressées à réagir à l’heure de Paris, si on les transporte en avion à New York, gardent l’heure de Paris et ne suivent pas le nouvel horaire. De nombreux animaux, insectes ou oiseaux peuvent repérer les points cardinaux d’après le soleil, en appréciant donc les variations de celui-ci dans la journée. En cas de décalage créé entre horloge interne et temps véritable, l’animal se trompe en suivant les indications internes. On peut dresser des animaux à des périodicités complexes (nourriture 15 s, pause 30 s, nourriture 15 s pause 90 s) : ils manifestent leur agitation au moment où ils devraient recevoir la nourriture suivant le rythme appris. Dans les réflexes conditionnés retardés, l’animal est dressé à différer sa réaction un certain temps après le signal. Une même horloge interne existe chez l’homme, comme le montrent par exemple les expériences de François. Si on demande à un sujet de frapper sur une clé à la cadence subjective de trois coups à la seconde, puis qu’on lui donne la fièvre par diathermie, on constate une accélération de la cadence dont le sujet n’est pas conscient. Signalons encore la possibilité de se réveiller à une heure donnée ou le fait qu’un sujet isolé, sans aucun moyen d’apprécier le temps, ne commet pas de trop grosses erreurs, en se fondant notamment sur son besoin de sommeil. Cependant, cette connaissance du temps exige un fonctionnement cérébral correct. Ce n’est pas que le froid ou le chaud qui perturbent l’horloge interne, mais aussi le sommeil : dans le rêve, nous apprécions très mal le temps : toute une longue histoire prend place entre un signal extérieur qui s’immisce dans le rêve et le réveil qu’il provoque de suite. Les médicaments hallucinogènes peuvent modifier notre subjectivité au temps : on a l’impression que le temps va très vite ou au contraire très lentement. Ce dépaysement du temps est un des facteurs de l’étrangeté attirante du monde hallucinatoire : il serait intéressant que la psychochimie et la psychophysiologie en précisent les mécanismes. Attention et distraction modifient aussi notre appréciation du temps, or ces phénomènes s’accompagnent d’accélération ou de freinage cérébral.

4. Mais il est une autre cause de subjectivité qui nous mure dans notre temps personnel. Qu’elles semblent longues les années de la jeunesse, qu’il s’accélère notre rythme de vie quand il s’approche de sa fin ! Ceci semble lié, d’après Lecomte du Nouy [Le temps et la vie, Gallimard, 1936] au temps physiologique plus rapide chez le jeune : et cet auteur a pu apprécier ce temps par la vitesse de cicatrisation bien plus rapide chez le jeune et qui se réduit avec l’âge parallèlement à l’aptitude du sérum à favoriser la croissance des cultures de tissus d’après les expériences de Carrel. Le temps extérieur est fixe, mais nous le connaissons subjectivement avec notre temps personnel, variable d’un animal à l’autre en fonction de la durée de son cycle vital et de la place où nous nous situons dans ce cycle. La mort [P. Chauchard, La Mort, collection « Que sais-je ? »] est le destin naturel de l’être supérieur pluricellulaire qui laisse la place à ses descendants, ce qui renouvelle l’espèce. Chez l’unicellulaire ou la cellule en culture, ce qu’on a appelé l’immortalité n’est d’ailleurs pas celle de l’individu qui à un moment se divise en deux nouveaux, mais celle de toute la matière vivante dont rien ne meurt : il n’y a de cadavre que par accident, un accident heureusement fréquent sans quoi l’expansion de la vie serait effarante. Si l’être supérieur a une durée limitée de vie, c’est qu’il est fait pour vivre un temps qui est variable avec l’espèce, les petits animaux à métabolisme actif ayant la vie plus courte. L’homme est à ce point de vue privilégié. Il existe un rapport entre les divers caractères chronologiques du cycle vital : la durée de grossesse, la durée de croissance, l’âge de la puberté, la durée de vie. Ainsi l’être vivant n’entre pas en rapport seulement avec le temps de ses rythmes internes et le temps extérieur, mais le temps est sa mesure, la peau de chagrin d’un dynamisme limité, l’être temporel est temporaire. La vieillesse n’est que le stade terminal normal (si on en élimine la pathologie) du cycle vital, mais l’embryon avec la réduction de son taux de multiplication et de croissance par rapport à l’œuf et au germe est déjà en voie de vieillir. Pour reculer la mort naturelle, il faudrait modifier le cycle vital : des rats sous-alimentés à croissance ralentie vivent plus vieux. Un être vivant ne se définit pas seulement par une existence limitée dans le temps, une usure naturelle ; on ne saurait simplement le diviser entre une période de réalisation et de croissance dynamique et un état adulte statique s’interrompant dans une détérioration sénile. Il n’y a pas de période statique, mais un dynamisme vital qui conduit sans interruption de la conception à la mort, avec au début un équilibre où les gains l’emportent, puis ils équivalent aux pertes, enfin c’est l’usure qui l’emporte. Mais il n’y a pas de stabilité. L’être vivant n’est pas, il est toujours en devenir, mais ce devenir est guidé par l’hérédité, cet organe de programmage, cette machine à copie que nous avons dans le noyau de toutes nos cellules. Un guidage qui exige que le milieu fournisse les éléments convenables à la machine à copier pour son travail et pour sa vie. Le devenir normal de l’être vivant, c’est de réaliser correctement les divers stades de son cycle vital, s’épanouir puis se détruire dans le temps. Mais ce devenir peut manquer et le temps, plus ou moins tôt, consacre l’échec de l’être [L’homme devant l’échec, Spes], sa mort, son vieillissement précoce, ses monstruosités. Nous ne sommes pas uniquement ce que permettait notre hérédité à la conception : il y a plusieurs manières d’être soi-même qui dépendent du milieu où se réalise diversement, ou échoue non moins diversement, cette hérédité.

Un tel dynamisme de réalisation ou de destruction dans le temps est commun à tous les vivants, mais l’homme est ici un cas particulier. Malgré tout, l’animal est relativement statique. Etre adulte n’est pas pour lui un problème : il suffit que les conditions biologiques de la croissance soient correctes, évitant les monstruosités, pour qu’automatiquement se réalise un état adulte normal. Il en est tout autrement de l’homme, dynamique à un tout autre degré. Pour lui le temps est infiniment plus créateur, formateur ou déformateur, le passé bien plus présent à l’avenir. Jusqu’à la naissance tout est voisin de l’animal, mais après, la maturation cérébrale ne se fait correctement qu’en milieu social humain, nécessaire du point de vue affectif (hospitalisme, refoulements) et intellectuel (enfants-loups, enfants isolés qui deviennent idiots, impossibilité de réaliser pleinement les possibilités héréditaires en cas de déficience culturelle du milieu de la jeune enfance). L’erreur du racisme est d’attribuer à la nature les déficiences ou les retards de la culture. Par rapport à l’animal, l’homme au début est un retardé en état d’infériorité à cause de la déficience des automatismes instinctifs qui, chez lui, doivent être suppléés par le cerveau supérieur, la raison. Précisément sa nature biologique lui donne le temps d’apprendre : le singe est pubère et adulte vers 6 ou 7 ans avec un cerveau achevé rapidement. L’enfant n’a son cerveau achevé anatomiquement que vers 7 ans et n’est mûr physiologiquement que vers 20 ans. Dire comme certains pédagogues qu’il est une plante qui pousse dans un milieu est minimiser l’utilisation formatrice du temps pour l’homme. Il ne doit pas recevoir des usages bons ou mauvais sur l’art de satisfaire ses besoins, il doit apprendre à être homme, c’est-à-dire à se former une conscience apte à la maîtrise et la vraie liberté de qui choisit le bien, seule utilisation correcte du cerveau [P. Chauchard, Biologie et Morale, Mame]. Chez lui, la longue enfance est suivie de l’adolescence, ce décalage entre puberté et état adulte dont nous sommes loin d’avoir compris la signification pour l’accès à la maîtrise de soi et à la maturation de l’affectivité. Que de temps perdu pour la formation, parce qu’on croit que cette formation est un luxe au lieu d’y voir une nécessité de la réalisation psychobiologique de l’être humain au cours de son cycle vital. D’ailleurs ce rêve de l’enfant d’être enfin arrivé, c’est-à-dire adulte, de ne plus avoir à apprendre, à faire effort, est un préjugé, car le dynamisme de l’homme dans le temps est tel qu’il doit toujours s’efforcer de monter s’il ne veut pas déchoir, et ceci jusqu’à la fin de sa vie où la vieillesse n’est que le dernier stade, positif lui aussi, malgré ses inconvénients, de la maturation ; l’achèvement de l’être dans le temps, au moment où celui-ci va lui manquer, ce qui logiquement devrait suggérer que tout ne peut être fini. La spiritualisation, qui est information, a besoin du temps que lui fournit la matière, mais le spirituel n’est en lui-même ni temporel ni temporaire.

Bien plus créateur (ou destructeur) dans le cycle vital chez l’homme, le temps va avoir chez lui un rôle encore plus grand. Pour l’animal, il n’y a qu’une histoire individuelle, et c’est à peine une histoire que cette croissance biologique. Pour l’homme, il y a l’Histoire, c’est-à-dire le progrès culturel de génération en génération. L’homme, de par son supercerveau, est le seul être social qui ne soit pas ancré dans des mœurs figées mais qui soit susceptible de progrès social. Prolongeant sur un autre plan l’évolution biologique, dynamique de réalisation de la nature, montée vers le plus grand cerveau, celui de l’homme, l’Histoire, comme l’a bien vu le grand biologiste mystique Teilhard de Chardin, trouve son sens dans une meilleure utilisation de cet organe pour un progrès de conscience et de liberté. Pour la construction de l’homme toujours nouveau de demain, notre liberté sait à quoi se fixer si elle veut bien utiliser le temps. Il s’agit de progresser dans l’épanouissement de l’homme et non de régresser vers sa dépersonnalisation. Ce que nous devons être est inscrit en nous, mais il nous faut le découvrir et le réaliser toujours mieux.

Nous avons besoin d’une philosophie biologique du temps et de ses rapports avec la nature humaine. Nous oscillons entre deux erreurs, affirmer le temps totalement créateur d’un homme toujours nouveau, déraciné du passé, négliger le rôle du temps et affirmer que l’homme est, a été et sera toujours le même. Dans un cas baptiser progrès tout changement, dans l’autre nier le progrès et s’occuper à défendre et conserver ce qu’il faudrait découvrir et épanouir. Le temps n’est pas créateur ex nihilo : il n’est pas le

théâtre où n’importe quoi sort de rien, mais la scène où peut s’épanouir mieux ou se détruire ce qui était appelé à être de par l’hérédité, hérédité de chaque homme présente dans les gènes de l’œuf, nature humaine du premier homme issu de la mutation hominisante et qui, pleinement homme, aussi homme que nous de par son cerveau et ayant les mêmes aptitudes, ne pouvait par insuffisance culturelle les épanouir autant que nous qui, de même, sommes encore très au-dessous des pleines possibilités humaines.

Nous voyons ainsi combien le temps importe à la nature de l’homme. Celui-ci, bien plus que l’animal, va en prendre conscience. Mais il ne se rend pas assez compte combien le temps est une réalité de sa chair, combien le temps l’a marqué et le marque, contribuant à le faire ce qu’il est, assez autre peut-être de ce qu’il aurait pu être. Le temps, c’est le dynamisme même de notre être en évolution constante, c’est la présence de tout notre passé dans notre présent, à notre insu même. Prendre conscience du temps, ce n’est donc pas connaître le cadre extérieur de notre vie, mais jeter un regard sur la réalité même de notre être.

La conscience du temps

L’animal vit dans le temps et utilise pour un comportement mieux adapté ses possibilités biologiques et psychologiques élémentaires de connaissance du temps. Il est dans l’instant immergé dans l’action à cause du manque de transcendance de sa maîtrise rudimentaire. Mais il est dans l’instant avec tout son être formé par les habitudes de la vie passée s’appliquant à défendre une vie actuelle qui est le garant de l’avenir. Ce n’est pas enlever à l’homme, où objectivement tout est d’une autre nature, que de mettre en lumière tout ce qui humblement est en germe chez l’animal (qui n’est en rien l’animal-machine de Descartes). Il existe des automatismes élémentaires de mémoire, qui se présentent à tous les niveaux — on peut conditionner un unicellulaire —, mais qui dans le cas de l’animal supérieur sont au service d’un niveau supérieur de conscience qui comporte la reconnaissance des situations.

L’homme, lui, de par son pouvoir réflexif, peut s’élever au-dessus de l’action, organisant ses souvenirs en un passé vécu et se souciant de prévoir et d’assurer l’avenir. C’est la partie la plus humaine du cerveau, la zone préfrontale, qui joue ici le rôle prépondérant : c’est le cerveau de l’inquiétude humaine. Le malade qu’une inquiétude pathologique paralysait peut ainsi être rééquilibré par la psychochirurgie (lobotomie) ou par le recours moins dangereux, car ne comportant pas une mutilation définitive, aux médicaments tranquillisants, mais au prix d’une incontestable diminution. Il est plus maître de lui parce qu’il n’est plus la proie d’impulsions pathologiques incoercibles, mais en fait il n’a plus la possibilité de la vraie maîtrise, qui est utilisation correcte du temps, souci d’un avenir à assumer par une décision actuelle appuyée sur une expérience passée. On observe déjà de telles réactions de désintérêt chez le singe lobotomisé, qui semble avoir perdu la mémoire, alors qu’il ne se soucie pas de l’utiliser. Konorski a montré que si on dresse un chien ayant entendu un premier signal à ne réagir qu’à un second plus tardif, l’animal normal n’oublie pas, entre temps, même on le distrait. Au contraire le chien lobotomisé reste devant la sonnerie y centrant son attention et attendant la seconde sonnerie. Si on le distrait, il ne saura plus que faire quand cette sonnerie retentira.

L’organisme est dans le temps ; c’est le cerveau qui nous permet de le connaître et de l’utiliser. Le cerveau préfrontal constitue l’instance supérieure de la réflexion et du jugement. Il a pour fonction de coordonner et d’utiliser les fonctions des deux autres parties du cerveau qui lui sont subordonnées. C’est d’une part le cerveau instinctif et affectif du rhinencéphale branché sur l’hypothalamus : la centrale de la vie organique et des comportements à son service, le cerveau qui est à l’origine de nos besoins. Responsable de l’unification organique, il assume un niveau inconscient d’un moi qui se situe affectivement dans l’espace et le temps. Mais d’autre part, comme tout ce qui est dans l’intelligence, ce qui est relatif au temps nous vient principalement par la voie des sens et est donc l’apanage du cerveau noétique sensori-moteur. C’est par les données de nos sens que nous sommes renseignés sur le temps et insérés consciemment dans le temps. L’appréciation des successions et des changements, des durées, des rythmes, repose sur la coordination cérébrale des ondes d’influx, messages des nerfs sensoriels et sensitifs. Chacun de nos principaux sens fournit ainsi une contribution particulière qui, confrontée avec celle des autres sens, arrive à faire naître en nous, à côté de l’image spatiale de notre corps et de la distinction de nous-mêmes et du monde extérieur, la notion d’écoulement du temps. Piéron a particulièrement étudié ces aspects chronologiques des sensations [La sensation, guide de la vie, Gallimard, 1955].

« Un homme, écrit Piéron, qui se trouverait soustrait aux influences sociales et aux périodicités astronomiques, isolé au fond d’une mine, par exemple, ne trouverait guère d’appui pour des évaluations temporelles de quelque amplitude, la croissance des cheveux ou des ongles ne donnant que des indications bien vagues, et, en dehors du rythme menstruel chez la femme pubère, les périodicités manifestées par le besoin de manger ou de dormir, engendrées par les alternances solaires ou sociales, s’effaçant après une persistance mnémonique assez courte, ne permettraient plus de repérages internes. Les estimations sensorielles directes du temps se limitent à des durées extrêmement brèves de l’ordre des minutes ou des heures, fondées sur des activités ayant occupé le temps, activités physiques ou mentales, dont le rendement quantitatif, les effets de fatigue, fournissent des éléments, à côté de repères divers, parmi lesquels jouent les rythmes physiologiques montés sur des périodicités extérieures (quand reviennent par exemple au moment des repas les contractions de l’estomac qui se traduisent sous la forme de la faim). Ces évaluations interprétatives sont le plus souvent fort incertaines et une heure d’attente ou d’ennui est singulièrement surévaluée par rapport à une heure de distraction ou de plaisir. Nous ne savons plus bien, en général, utiliser les ressources de notre organisme, que nous n’interrogeons guère quand nous disposons de pendules et de montres, pour estimer des temps représentant des fractions plus ou moins importantes d’un cycle nycthéméral. Mais il nous reste la capacité d’évaluation directe des durées brèves pour lesquelles la consultation d’appareils de mesure du temps devient beaucoup plus délicate. »

Envisageons brièvement quels sont les aspects sous lesquels se présentent les appréciations sensorielles temporelles immédiates.

« Il y a, nous dit toujours Piéron, deux manifestations fondamentales de la capacité discriminative, l’une qui comporte différenciation du simultané et du successif, avec perception de l’ordre et évaluation de l’intervalle ou des différences d’intervalle entre les événements successifs constituant des expériences sensorielles hétérogènes, l’autre qui implique distinction entre l’instantané et le durable, avec estimation de la durée ou des différences de durée d’un événement homogène engendrant un processus sensoriel uniforme. »

Entre ces deux aspects extrêmes se place l’appréciation du changement, comportant succession d’états différents avec estimation des vitesses ou des différences de vitesses caractérisées par des intervalles de temps entre deux étapes du changement ou des durées de variation dans la marge d’une amplitude donnée pour un processus représentant une unité sensorielle.

Enfin la combinaison répétitive de durées et d’intervalles donne naissance à la discrimination et à l’évaluation de périodicités, de leur fréquence, ainsi qu’aux perceptions quantitatives de rythme.

Pour l’organisme psychophysiologique, il y a plusieurs temps et leur unification intellectuelle, qui est principalement œuvre sociale, fait oublier cette hétérogénéité fondamentale ; les discriminations les plus fines sont fournies par le sens auditif.

Il existe une acuité temporelle qui permet de distinguer deux sensations comme étant successives et non simultanées ; elle est bonne pour deux sensations concernant le même sens, mais bien plus imprécise quand il s’agit de la confrontation de deux sens différents. Dans ce cas, deux événements simultanés peuvent être perçus décalés dans n’importe quel ordre. La succession de deux sons identiques atteignant chacun une oreille différente est reconnue pour un intervalle d’environ 2 millièmes de seconde. Dans le domaine tactile, le seuil de distinction pour des stimulations en des points voisins ou symétriques est de l’ordre du centième de seconde ; il est du dixième seulement pour la vue.

Il y a une durée spéciale pour laquelle cesse l’impression d’instantané ; elle est de 12 centièmes de seconde pour les sensations visuelles, de 1 à 5 pour les auditives. On note dans certaines conditions une unité de temps psychologique pour laquelle on a l’impression de durée normale, tandis qu’au-dessous on a l’impression de bref ou au-dessus de long ; ce temps varie avec les individus en rapport avec le rythme du pouls et certaines activités motrices ; il existe un « tempo » préférentiel caractérisant la rapidité de chacun. C’est en moyenne une durée d’une demi-seconde qui ne paraît ni trop brève ni trop longue. Outre l’influence signalée de la température, notons l’influence bien connue de deux facteurs d’ordre psychologique : au cours d’un effort, on surestime la durée ; dans la détente consécutive, on la sous-estime.

Les caractères temporels de l’excitant influencent l’intensité de l’excitation. La loi d’excitabilité d’un récepteur sensitif vis-à-vis de son excitant spécifique ressemble à la loi d’excitabilité électrique générale. C’est-à-dire que, au-dessous d’une certaine durée d’excitation, la sensation demandera une intensité d’autant plus grande qu’on diminue la durée. Les divers sens diffèrent entre eux par la valeur de cette durée minima dans l’échelle des durées ; il y a des sens rapides comme le tact ou l’audition et des sens lents à stimulation chimique parmi lesquels la vue. La sensation évolue dans le temps ; elle n’atteint son intensité théorique correspondant à celle de l’excitant qu’après un délai où elle commence par la dépasser, puis, à la longue, il y a adaptation : la sensation décline, bien que l’excitant se maintienne ; elle peut même disparaître. Après suppression de l’excitation, la sensation persiste un certain temps en s’affaiblissant.

Qu’il s’agisse de l’audition d’un concert ou d’une représentation cinématographique, toujours les conditions chronologiques de nos sensations jouent un rôle fondamental. Les manifestations du temps sont extraordinairement variées, et c’est sous bien des déguisements que le psychophysiologiste, en particulier, doit dépister le temps. La portée d’un phare à éclipses n’est pas due uniquement, comme on pourrait le croire, à la puissance de son feu ; elle diminue si les éclats deviennent assez brefs : la durée acquiert ici une signification spatiale. Quand deux feux d’inégale puissance s’allument, si le plus faible s’allume le premier, il pourra n’être perçu qu’en second.

Comme tous nos sens, le sens du temps est donc un sens imparfait, très subjectif, source de nombreuses illusions ; l’être vivant en évolution dans le temps de sa naissance à sa mort corrige les indications de son chimisme interne souvent inexactes par la réception des renseignements temporels extérieurs, arrivant ainsi à une connaissance du temps suffisante pour les besoins de son existence. N’est-il pas cependant remarquable que le cerveau humain, qui a formé ce sens du temps anthropomorphique, arrive, par le raisonnement abstrait, à juger sa valeur objective et à rechercher ce que doit être réellement le temps ?

L’utilisation morale du temps

Notre cerveau primitif nous fournit le sentiment confus (cénesthésie) de notre dynamisme vital, source de notre sens interne du temps. Notre cerveau noétique nous conduit à la chronologie plus précise de nos sensations et à la connaissance synthétique et culturelle du temps extérieur où nous projetons l’image de notre corps. Notre cerveau préfrontal utilise tous ces éléments pour une vie réfléchie où le présent prépare l’avenir d’après l’expérience du passé. La question qui se pose à nous est : que faire du temps, comment ne pas le perdre, ce temps précieux qui ne cesse de s’écouler avec nous vers des lendemains où nous ne serons plus ? Faut-il regretter le passé, faut-il jouir de l’instant qui passe, faut-il se soucier de l’avenir ? Il nous semble que notre réflexion sur la signification du temps dans la nature de l’homme fournit la réponse. Le temps est l’élément indispensable de notre formation, mais celle-ci ne va pas de soi. Il y a une bonne utilisation du temps qui consiste à toujours grandir, mûrir, s’humaniser, utiliser mieux son cerveau vers plus de conscience et de liberté, donc se spiritualiser, cette utilisation correcte de la chair dans une ascèse épanouissante qui repousse les tentations naturelles de dénaturation des faciles et fausses spontanéités qui ne sont qu’inhumain laisser-aller. Il y a une mauvaise utilisation du temps ; c’est celui qui ne sert pas à grandir, c’est celui qui nous entraîne à diminuer.

Dans le monde, l’être vivant marche à contre-courant : il est créateur d’organisation, il tend à diminuer l’entropie qui, dans les transformations physiques, ne fait qu’augmenter, mais ceci dans l’obéissance aux lois de la thermodynamique, au prix d’une déperdition d’énergie. Utiliser le temps à favoriser cette progression vers le plus organisé, c’est l’employer convenablement ; système destiné à accroître l’organisation, mettre sa volonté au service de la désorganisation, c’est cela proprement perdre le temps, son temps, celui de l’humanité, celui du monde. Développant dans une perspective teilhardienne une conception cybernétique et thermodynamique de l’utilisation du temps, P. Idatte écrivait [Cours de l’INSA, Lyon, 1961] : « Le temps peut se dégrader… Tout le problème est de l’organiser et la façon dont ce problème est résolu donne son style à la vie, sinon un sens. Considérons dans le même intervalle de temps un homme actif et un homme inactif par paresse ou par indifférence. Pour ce dernier, le temps s’écoule en lui sans but et se confond avec une sensation purement cénesthésique. On peut dire qu’il se contente de vieillir. Pour l’actif, c’est au contraire le rythme même de la création. Son repos, consciemment ou non, est en lui aussi orienté. Quand il se repose, c’est en vue de la tâche à faire, même si celle-ci n’est pas encore nettement spécifiée ; il se repose avant l’action. L’indifférent, le paresseux n’agit que quand il le faut et pour pouvoir se reposer après. »

Teilhard de Chardin a défini ce qui est à la fois le secret de l’équilibre humain et du bonheur, conséquence d’une utilisation correcte du cerveau qui y parvient de mieux en mieux à mesure qu’il se complexifie (sens de l’évolution), en même temps que règle du dynamisme de maturation de celui qui veut être toujours plus homme et plus adulte, plus dans le vrai sens de l’histoire, qui n’est pas un automatisme, mais le difficile devoir de construire une société personnaliste pour l’épanouissement des personnes. C’est la triple règle : « se centrer sur soi, se décentrer sur l’autre, se surcentrer sur un plus grand que soi ».

Vraie signification du temps dans un univers qui n’est pas cosmos, mais cosmogénèse, où se déroule l’évolution complexifiante de la matière puis de l’humanité, que cette route partie du multiple éphémère qui s’achemine vers l’unité durable dans une convergence des éléments grâce à une interattraction de nature affective. Car cette règle s’exprime aussi : être d’abord, et qu’est-ce qu’être, sinon s’aimer, c’est-à-dire vouloir son bien, son perfectionnement ; ensuite, aimer, le devoir d’amour étant la loi de l’équilibre social ; et enfin, pour ceux qui accèdent jusque-là, devoir d’adorer, de reconnaître la vraie raison pour laquelle l’univers « chargé d’amour dans son évolution » monte du multiple vers l’un, dans une montée du temporel à l’éternel.

Au moment où science et technique peuvent à volonté remanier l’homme, où J. Rostand ou A. Huxley marquent leur anxiété, nous avons le moyen de reconnaître objectivement le vrai progrès — valeur commune scientifique en dehors de toute position philosophique ou religieuse a priori. Progresser, c’est comprendre la signification du temps dans la construction de l’homme qui doit réaliser une nature qui est un donné dont toutes les possibilités ne sont pas épanouies, qui ne doit pas imprudemment la détruire. Notre ignorance est la grande cause des déséquilibres actuels et en particulier de la fatigue nerveuse. Dans l’homme, tout n’est pas statique et passé, auquel cas le temps perd sa signification ; mais le temps perd tout autant son sens si on tombe dans l’erreur inverse de nier le donné de la nature et de vouloir baptiser progrès tout ce qui bouge. Pour une authentique « prospective », il faut partir de ce qu’est l’homme, de ce qui serait progrès et de ce qui serait régression. L’homme doit devenir de mieux en mieux ce qu’il était appelé à être dès l’origine, ce qui était dans ses possibilités, s’il est fidèle à la signification de son être. En lui la vie accède à la conscience réfléchie, il doit la mettre au service de la montée d’amour, de l’amorisation.

Dans un simplisme naïf, nous voulons toujours opposer statique et dynamique, ce qui est et ce qui devient, le temps et l’éternité ; la vérité comme toujours est dans un niveau supérieur de synthèse. Nous ne sommes pas dans un dynamisme immanent où tout se transforme sans signification. Nous sommes dans un monde qui a un sens. Sous les changements incessants des atomes qui constituent la matière vivante, nous avons appris à voir la forme inchangée. Cette forme, elle est imposée dès l’origine par la structure héréditaire. Tout ce qui lui permet de mieux informer est progrès, tout ce qui déforme et dénature est régression. En l’homme, les particules sont la matière, mais la forme, c’est l’esprit qui informe le corps, c’est-à-dire en fait une unité organisée et non une poussière d’atomes. L’esprit transcendant ne devient réalité humaine d’ici-bas qu’en s’incarnant, c’est-à-dire en s’immergeant dans l’immanence, dans la présence active à une organisation. Le transcendant isolé est superstructure inutile, l’immanent séparé se perd dans un dynamisme incohérent ; la vérité est dans l’union de l’immanent et du transcendant, non pour faire déchoir le transcendant, mais pour faire monter l’immanent et lui donner son vrai sens de moyen de spiritualisation.

Cette dialectique du transcendant et de l’immanent, quand il s’agit du temps, elle s’appelle éternité et temporalité. Le vrai sens du temps est, par l’information spiritualisante, de nous conduire vers cette stabilité de l’éternel dont nous avons la nostalgie. La bonne utilisation humaine du temps, c’est ainsi de faire mûrir homme et humanité pour les préparer à la gloire, cette superamorisation par le Dieu d’Amour. Perspective de foi, mais qui se base sur une œuvre commune de promotion humaine, ce « front spirituel commun d’avancée humaine » que réclamait de toute son âme, pour notre salut charnel et spirituel, temporel et éternel, le R. P. Teilhard de Chardin.