Un style hermétique Albert-Marie Schmidt

Inaugurée par les byzantins et les Arabes, fabuleuse dans son expression, merveilleuse dans son projet, l’alchimie impose aux chatoyantes spéculations de la Gnose maintes parures orientales. Elle s’enchante aux allégories colorées et complexes. Elle tient en mépris la sobriété des métaphores classiques. Habile à inventer entre les ordres divers de l’être des correspondances fantasques, elle impose à ses sectateurs une ascèse bien réglée. Tandis que, dans l’« Œuf philosophique », globe de cristal soi­gneusement clos, ils surveillent la coction et la métamorphose du « compost », mélange secret d’où, comme d’un embryon, prisonnier de l’utérus, naîtra la pierre philoso­phale, ils doivent passer par les exercices gradués d’une lente purification. Ils professent la croyance que pour parfaire le « Grand Œuvre », régénération de la matière, ils doivent poursuivre la régénération de leur âme. Cette gnose tâche vite à prendre un aspect chrétien. De même que dans leur vase scellé, la matière meurt et ressuscite, parfaite ; de même, ils souhaitent que leur âme, succom­bant au trépas mystique, renaisse pour mener en Dieu une existence extasiée.

Un style hermétique Albert-Marie Schmidt

(Revue Question De. No 51. Janvier-Février-Mars 1983)

Albert-Marie Schmidt (1901-1966), écrivait Olivier de Magny, « combine harmonieuse­ment, et jusqu’à n’en faire qu’une seule, la sienne, propre, trois démarches en général fort distinctes, celle de l’historien littéraire, celle de l’érudit et celle du critique ». Il est vrai, et que cette démarche synthétique s’est appliquée aux écrits et aux auteurs les plus divers, avec une préférence pour le seizième siècle, qu’il fréquentait de droit et de sympathie, parfait humaniste lui-même.

Reste qu’il allait, comme il disait de Paracelse, « la force qui va ». Et il allait, lui aussi, dans l’énigme à la lumière, à Dieu présent en ses œuvres, y compris les personnes et leurs propres œuvres.

Ce chrétien réformé renforçait sa piété, au risque évité par sa foi de l’altérer, en explorant l’Occulte qui le séduisait sans qu’il lui permît de le fasciner. Albert-Marie Schmidt pratiqua une théosophie cal­viniste : telle fut, telle est sa clef. Car sa curiosité partait de la certitude religieuse et du désir mys­tique de déchiffrer, partout, y compris dans les gestes du diable, les hiéroglyphes de Dieu.

Que la remise au jour dans Question de, des pages ci-dessous lui soit un signe fraternel d’admiration fidèle, aux ombres myrteux du sein d’Abraham, où je ne doute pas qu’il ne nous réserve quelques nou­velles trouvailles, et ne nous garde son amitié.

Robert Amadou

Inaugurée par les byzantins et les Arabes, fabuleuse dans son expression, merveilleuse dans son projet, l’alchimie impose aux chatoyantes spéculations de la Gnose maintes parures orientales. Elle s’enchante aux allégories colorées et complexes. Elle tient en mépris la sobriété des métaphores classiques. Habile à inventer entre les ordres divers de l’être des correspondances fantasques, elle impose à ses sectateurs une ascèse bien réglée. Tandis que, dans l’« Œuf philosophique », globe de cristal soi­gneusement clos, ils surveillent la coction et la métamorphose du « compost », mélange secret d’où, comme d’un embryon, prisonnier de l’utérus, naîtra la pierre philoso­phale, ils doivent passer par les exercices gradués d’une lente purification. Ils professent la croyance que pour parfaire le « Grand Œuvre », régénération de la matière, ils doivent poursuivre la régénération de leur âme. Cette gnose tâche vite à prendre un aspect chrétien. De même que dans leur vase scellé, la matière meurt et ressuscite, parfaite ; de même, ils souhaitent que leur âme, succom­bant au trépas mystique, renaisse pour mener en Dieu une existence extasiée. Ils se targuent en toutes choses de se conformer à l’exemple du Christ, qui dut, pour la vaincre, subir, ou plutôt accepter, l’atteinte de la mort. Ainsi pour eux l’imitation du Christ est non seulement une méthode de vie spirituelle, mais encore un moyen de régler le cours des opérations matérielles d’où proviendra le magistère. La célèbre parole évangélique : si le grain ne meurt, vaut à la fois pour la matière et pour l’âme. Un même vitalisme occulte, par la grâce de Dieu, stimule l’une et l’autre.

L’ESPRIT HERMÉTIQUE

Cette brève analyse de ce qu’on pourrait appeler l’esprit hermétique permet de prévoir par quelles subtiles bigar­rures il s’efforce sans cesse de s’exprimer, pour dérober aux profanes la connaissance de ses arcanes. Il emprunte les méthodes descriptives de psychologie expérimentale que Lorris et Meung portèrent à leur perfection. Il repré­sente d’ordinaire par des créatures animées les trois prin­cipes alchimiques : Mercure, Soufre, Sel, que nous indi­quions précédemment. Leurs variations réciproques dans l’Œuf philosophique sont transposées en aventures pro­digieuses. Il s’agit tantôt de la vengeance qu’un Roi exerce contre ses ennemis ; tantôt du combat de bêtes héraldiques de différentes couleurs ; tantôt – car les alchimistes établissaient une identité absolue entre l’évolution du fœtus et celui du compost – du mariage romanesque de deux personnes considérables.

Par un curieux phénomène, impatient peut-être des orne­ments exotiques qui surchargent la langue des anciens manuels d’alchimie, le plus considérable des poèmes français qui ait, au début du seizième siècle, tenté de trai­ter en vers un si riche sujet, s’applique à l’appauvrir, à le rationaliser. Lit-on, en effet, Les Remontrances de Nature à l’alchimiste errant, attribuées à Jean de Meung, on s’aperçoit que leur auteur apocryphe travaille à dépouiller l’alchimie de son prestige occulte, à remplacer par l’observation exacte d’une Nature, gardienne des semences, comme celle qu’évoque Ronsard, tant de rêve­ries cabalistiques et de recours déments à la faveur divine. L’esthétique des discours de la Nature est indi­gente et sèche. Que les alchimistes poètes du seizième les aient lus, il y a grande apparence, vu le succès avéré de cette rhapsodie initiatique. Mais ils suivirent d’habitude les leçons d’un maître dont l’art ne le cède pas pour la nudité à celui du pseudo Jean de Meung : Augurelli. Ainsi, sollicités tour à tour par la somptueuse barbarie des anciens traités alchimiques en prose et par la maigre, élégante, discrète rectitude des poèmes hermétiques récents, ne parviennent-ils souvent qu’aux demi-réus­sites d’une poésie hésitante et comme confuse.

VOYAGE DE L’ALCHIMISTE BÉROALDE (Les Lettres Nouvelles, 13 mai 1959)

Qui sait encore aujourd’hui que Béroalde de Verville, auteur du Moyen de Parvenir, cette difficile bigarrure, est le seul de nos écrivains qui puisse rivaliser, par son entente des mystères, avec son illustre contemporain, l’inventeur de la mythologie complexe des Rose-Croix ?

Né en 1556, fils du sévère précepteur d’Aubigné, calvinien strict, il fait ses études à Genève, s’intéresse pour les recettes de la technique et de la pharmacopée, s’essaie dans tous les genres littéraires, abjure la religion réfor­mée et meurt, après 1623, chanoine de Saint-Gatien de Tours.

Affectant de détester les théologiens mélancoliques, les­quels n’ont pour but que le trouble des consciences et le subvertissement des États et Royaumes, il cherche à accélérer par une ascèse occulte les progrès de son moi. Il parle avec ambiguïté d’une loge de mages, les Ortho­philes, aux travaux de laquelle il semble s’associer. En 1583, il note, en vers studieux, avec la minutie d’un teinturier expert, le nuances évasives dont doit se parer le Grand Œuvre. En 1610, six ans avant la publication des Noces chimiques de Christian Rosencreutz, l’admirable roman initiatique de Valentin Andrew, il fait paraître à Paris, somme déguisée de ses expériences et de sa sagesse, Le Voyage des Princes Fortunés. Ce récit d’aven­tures significatives, il le qualifie lui-même de stéganogra­phique, indiquant par cet adjectif emprunté au vocabu­laire de l’abbé Tritheim, maître de Paracelse, que, seuls, quelques prédestinés sont capables d’en déchiffrer les emblèmes et d’en retenir les leçons.

JEUX DE MAINS

Chef-d’œuvre de la littérature hermétique, Le Voyage des Princes Fortunés comprend une suite de variations sur le thème oriental que, vers 1557, avait révélé aux huma­nistes européens un adepte discret masqué d’un impéné­trable pseudonyme : Christophe l’Arménien. On y trouve la relation du périple scabreux qu’accomplissent trois Fils de Roi. Ils visent à explorer les îles d’un archipel aux noms altérés mais reconnaissables, afin que l’un d’entre eux soit jugé digne de partager la couche de la nymphe Xyrile (Élixir ou Pierre Philosophale), sans que ce mariage sacré risque de troubler leur mutuelle concorde, car la belle grâce de la Dame, entretenant son cher favori, sera tant brillante de lumière sur ses consorts qu’ils en seront satisfaits.

Exposés à de continuels périls, recueillant les confidences des chercheurs qu’ils fréquentent, les Princes fortunés reçoivent de Béroalde la tâche de présenter à ses lecteurs une multitude de tableaux redoutables où certains d’entre eux puissent choisir ceux qui répondent le mieux à leur vocation particulière. Les contemplant, ces gens de bonne volonté s’y incorporent par sympathie fantastique, parti­cipent aux scènes qu’ils y voient figurées, et ressentent, pour devenir ce qu’ils sont, les affres d’une mort spiri­tuelle.

S’identifiant aux héros et aux preuses créés par Béroalde, ils acceptent, par exemple, qu’on leur administre un venin somnifère et qu’on les précipite dans une grotte creuse, mi-obscure, sèche, triste et épouvantable, où ils sou­tiennent leur triste vie en léchant une pierre nourrissante, dans l’espoir qu’un Dragon, hideux certes, mais complai­sant, les restitue à l’air libre. Ils souffrent qu’on les expose dans les caves d’une tour à la morsure des chiens d’Hécate et se félicitent de porter sur eux un talisman fait de la membrane d’une matrice de chienne, timbrée du caractère de la Canicule et renfermant un brin de l’herbe qui se lève au premier lever de la Canicule après minuit. Ils ne dédaignent pas les secours de la magie, puisque ces derniers leur permettent de découvrir les pen­sées que ceux qui s’offrent à les servir cèlent dans l’inti­mité de leur cœur :

Vous aviez réservé dedans le creux d’un chêne
Trois feuilles de laurier et trois vierges flambeaux
Une table sacrée une pointue alêne
La poudre de trois cœurs pris de trois passereaux.
Sur le plan de la table enfonçant cette pointe
Vous formâtes trois cœurs en triangle posés
Puis à chacun des cœurs sa feuille fut adjointe
De même les flambeaux y furent disposés.
Puis vous mîtes la main sur la poudre animée
De quelques mots sacrés que bas vous prononciez
Et d’elle sursemant chaque mèche allumée
Vous vîtes dans ces feux ce que vous recherchiez.

Ils assistent avec une angoisse révérencieuse aux mani­festations d’une Providence qui emploie parfois des moyens brutaux pour amener les hommes à se recon­naître. À leurs yeux une Main gigantesque, jaillissant de la mer, y engloutit sans recours concevable un groupe de nonchalants. Mais il suffit que l’un des Princes Fortu­nés, pour la réduire à néant, lui oppose sa propre main, l’index et le moyen levés vers le ciel, ce qui signifie que deux sont suffisants d’achever l’aventure par leurs propres vertus, enserrant en leur racine commune et origine pre­mière les forces des autres, dont ils sont produits en toute excellence et perfection.

Par cette phrase les disciples inconnus de Béroalde sont avertis de ne jamais oublier que la gnose dont se réclame leur maître est cette alchimie semi-spirituelle qui, par ses opérations mixtes, provoque le dégoût des esprits positifs. De fait, le suspect chanoine de Saint-­Gatien de Tours, usant d’une maïeutique analogue à celle du bouddhisme zen, aime offrir à leur vue de funèbres images alchimiques qu’il leur commente soit en prose, soit en vers. Il leur délivre cet oracle :

Ici est un sépulcre qui n’est point sépulcre.
Ici repose un corps qui n’est point corps.
Ici est un esprit qui ne fut onc esprit.
Il n’y a ici ni corps, ni esprit, ni sépulcre.

Il leur récite ce quatrain :

Par force sublimé je me forme plus fort
Quand j’embrasse le Roi tout son corps devient âme
En perdant son état pour revivre en sa mort.

Si ceux en qui brûle la ferveur d’un état prénatal trouvent le mot de ces énigmes, ils obtiennent les faveurs de la nymphe Xyrile, s’aperçoivent que celle-ci n’est que leur double immaculé, découvrent qu’ils ont été leur lumière et leur propre feu, se proclament Princes absolus d’eux-mêmes, s’adressent à eux-mêmes, jouant sur le double sens du mot forma (forme et beauté), cette requête qui est peut-être le symbole de la société des Orthophiles : « Si formam dederis, formosus ero. »

(Études sur le XVIe siècle, A. Michel, 1967.)
(La poésie scientifique en France au seizième siècle, A. Michel, 1938 ; Lausanne, Rencontre, 1970.)