(Revue 3e Millénaire. Ancienne Série No 3. Juillet-Août 1982)
Révélateur, cet aphorisme de Nietzsche : « Trois penseurs égalent une araignée. — Dans toute secte philosophique, trois penseurs se succèdent dans le rapport suivant : le premier engendre par lui-même le suc et la semence, le second en tire des fils et tisse une toile artificielle, le troisième s’embusque dans cette toile et guette les victimes qui s’y aventurent — pour vivre aux dépens de la philosophie. » Or, ceci s’applique aussi bien au phénomène religieux.
Au départ, il y a les éveils prodigieux, les expériences fulgurantes, l’irruption des énergies divines à travers des personnalités pleinement réalisées. Il y a les Maîtres de sagesse, et l’invitation universelle à les imiter. Puis des disciples codifient le message, structurent une communauté, établissent des règles et des distances, s’interposant entre les hommes et la lumière. Divinisé, le maître s’éloigne ; il est remplacé par un clergé avide de puissance, qui s’approprie l’autorité et « cache les clefs de la connaissance ». L’église alors a éclipsé le Royaume : une religion — ou une secte — est née, déformation psychologique et sociale de l’unique Vérité, et un peuple domestiqué de fidèles, aliénant sa responsabilité au profit des hiérarchies, des dogmes et des rites, achève de dénaturer le Divin par son ignorance et ses passions. Cependant, au sein même des religions, la Gnose malgré tout persiste, se transmet, illumine, grâce à une petite élite de libres esprits ; régulièrement combattus et persécutés par l’orthodoxie officielle, ils lui évitent pourtant une complète pétrification.
Dans notre aire culturelle, qui s’étend de l’Iran à l’Irlande, trois religions se sont ainsi établies, à partir de Maîtres de sagesse, de révélations décisives, d’enseignements fondamentaux : le judaïsme, le christianisme et l’Islam. Et, comme il est naturel, leur noyau flamboyant a sans cesse été occulté, mutilé ou rejeté par les institutions, les clergés et les masses. Aussi n’ont-elles guère amélioré l’homme ni la vie, et aujourd’hui la crise qui les ébranle menace de les faire voler en éclats. Mais leur Feu originel, toujours vivant, peut reprendre force au souffle de l’Esprit. Il suffit de vraiment le libérer de tout ce qui l’étouffe pour faire réapparaître l’« Ange personnel de la Connaissance », pour rouvrir la voie héroïque et gnostique vers le Soi, pour rendre manifeste et efficace la profonde complémentarité de ces trois courants spirituels majeurs. Proposons, sur ce thème, quelques réflexions dans une intention essentiellement constructive.
LA CABBALE, OU LES ÉNERGIES SACRÉES
De la Torah (Loi, Doctrine) incréée ont émané la Torah écrite (Pentateuque, mais aussi Prophètes et Hagiographes [1]), et la Torah orale — qui en est le commentaire permanent. La clef de celle-ci n’est autre que la Cabbale (Qabalah), « réception » des Mystères divins, « révélation » de la Sagesse d’En Haut. Avec le temps, certains éléments de cet enseignement initiatique ont été rédigés. Mentionnons le Sepher Yetsirah, ou Livre de la Formation (Ve/VIe s.) et le Sepher ha-Zohar, ou Livre de la Splendeur (XIIIe s.). Et parmi les grands maitres cabalistes, citons Siméon bar Yochai (IIe s.), Abraham Aboulafia (XIIIe s.), Moïse de Léon (XIIIe s.), Moïse Cordovero (XVIe s.), Isaac Louria (XVIe s.). « La Kabbale n’est autre chose que la branche juive de cet Arbre universel de la Sagesse déifiante, que l’on retrouve au fond de toutes les Voies orthodoxes qui mènent à la Connaissance pure et intégrale » (Léo Schaya).
Une attention passionnée au Divin
Nourrie de méditation sur le début de la Genèse, sur la vision d’Ézéchiel, sur les Noms divins, la Cabbale s’est épanouie en une vaste architecture théologique, cosmologique, mystique et théurgique [2], aux implications illimitées. Au seuil, deux questions étroitement complémentaires : « Qui est Dieu ? » (Mi = Qui ?), et « Que fait-il ? » (Mah = Quoi ?). Une réponse fondamentale : Dieu est au-dessus de tout (Aïn = l’Absolu inconditionné), passe à travers tout (circulation des Énergies divines ou Sephiroth), et vit au-dedans de tout (par sa Schekkinah, ou omniprésence). D’où profonde unité de la théologie, de la cosmologie et de l’anthropologie. Tout s’explique par Dieu : tout vient de Lui, vit par Lui, et doit revenir Lui.
Dans le mystère de son essence, Il est Aïn, le « Rien » inexprimable, ou encore Ain Soph (En-Soph), le « Sans-Limite », l’Infini. Se révélant, il apparaît comme Anî (anagramme de Aïn), l’unique et véritable JE, source de tous les Je du monde ; puis, dans le Buisson ardent (symbole du Cœur ; Exode 3, 14), comme Ehyeh, « Je Suis », ou mieux Ehyeh Ascher Ehyeh, « Je suis Qui Je suis », clef essentielle de la Personne, et fondement de notre être. Pour laisser à sa création un « espace » de relativité et de liberté, Dieu s’est retiré, exilé, d’une partie de sa plénitude : affaiblissant ainsi sa Lumière, Il permet aux âmes et aux mondes de vivre leur vie (c’est le Tsimtsoum, ou « contraction » divine). Dans cette sphère de moindre densité ontologique, ménagée à l’intérieur même de l’Être de Dieu, vont œuvrer les dix Énergies constructrices nommées Sephiroth. Émanées du Principe suprême dont elles constituent l’aspect démiurgique, elles se répartissent selon trois lignes de force : « au centre », l’axe de la Splendeur, « à droite », le courant de Miséricorde, « à gauche », le courant de Rigueur — soit : Harmonie due au jeu de l’Expansion et de la Contrainte, de la Grâce et de la Loi. Ces Sephiroth forment le triple Arbre de Vie enraciné dans le Ciel, ou encore l’Éclair artiste qui traverse chaque monde et chaque être. C’est l’expression de l’éternel dynamisme divin, que nous devons comprendre pour y coopérer. Notons qu’à la dernière Sephirah (Malkhouth, le « Royaume ») se relie la Schekhinah, cette omniprésence, à des degrés divers, du Divin, ce rayonnement universel qui pénètre et unit entre eux tous les éléments du cosmos, et qui brûle comme un Feu sacré à l’intérieur de notre cœur. En outre, les modalités du travail séphirothique correspondent aux 22 « lettres » hébraïques qui sont autant de sons, de formes et de nombres archétypes conférant sa structure à l’univers tout entier. Dix Sephiroth + 22 Lettres Nombres : ce sont les 32 voies de la Sagesse divine, Sagesse qui joint la mathématique à l’amour.
Une anthropologie de la métamorphose
Il faut également expliquer la « descente » des Énergies créatrices jusqu’au plan de la matière, la succession et l’imbrication des niveaux ontologiques dans le cosmos comme dans l’homme, et la nature de cet impératif du retour vers l’Un. Tel est le. rôle de la doctrine des quatre « mondes » (Olamim), ou modes d’être, qui sont ceux de l’« Émanation » (Atsilouth = proximité), de la « Création (Beriah), de la « Formation » (Yetsirah), et de l’« Incarnation » (Assiah = action). Dans cette perspective, l’homme apparaît comme un Je éternel, émané du Je-Suis, créé formé, puis incarné, mais surtout rappelé par Dieu (« A la fin du Temps, je serai rappelé par le Roi », déclare Nachmanide) : il doit accomplir un circuit complet entre les pôles spirituel et matériel, afin de prendre entière conscience du multiple et de l’Un, et de revenir, riche d’expérience, au « lieu de la Proximité ». Quatre « types » humains jalonnent ce circuit : (1) l’Homme « primordial » (et « final »), ou Adam Kadmon ; (2) l’Homme « duel » (masculin et féminin sans séparation), ou Adam bériatique (Genèse 1, 27) ; (3) le couple homme-femme, Adam et Ève en Éden (Gen. 2, 7 ss.) ; (4) l’homme actuel, représenté par Adam et Ève dans le monde de la matérialité (Gen. 3, 7 ss.). Appartenant à ce dernier type, il me faut donc retrouver l’Éden (Yetsirah), puis le Paradis (Beriah), pour m’élever jusqu’à l’union avec le Divin (Atsilouth): « c’est pour ceci que tu as été appelé, créé, formé et fait », répète la Cabbale.
L’être humain, dans sa complexité et son dynamisme, contient ainsi en lui l’image du Je-Suis, les influx séphirothiques, le Feu sacré, et les caractères des quatre mondes. Son corps et sa psyché (âme inférieure) relèvent d’Assiah et de Yetsirah ; son Cœur, principe-germe divin, correspond l’union de Beriah avec Yetsirah ; puis apparaît l’Âme essentielle, médiatrice entre les attractions du haut et du bas ; en l’Esprit se fondent Atsilouth et Beriah, et quand s’épanouit, au sommet, le Je, il s’intègre dans la pluri-unité des Amis de Dieu. L’itinéraire, ou la quête mystique, consiste donc à remonter l’échelle de l’être (ou de Jacob) en supprimant au fur et à mesure tous les obstacles au libre passage des Énergies divines, de la Connaissance et de l’Amour. C’est dans cette lumière que s’éclairent les grands symboles bibliques. La lutte de Jacob avec l’Ange figure la voie héroïque vers le Soi. Le Buisson ardent est la découverte du Je véritable, dans le Cœur et au-dessus du Cœur. L’Exode, c’est la sortie du monde matériel, littéral, limité, conditionné (Mizraïm, nom hébreu de l’Égypte, désigne ce qui est « confiné »), c’est la libération qui donne accès à la Terre Promise — ou « lieu de Dieu ». Quant à la « descente dans la Merkabah » (le Char divin, par référence à la vision d’Ézéchiel), elle représente le voyage au fond de soi-même, qui mène, par-delà la psyché, vers le flamboiement de l’Esprit et l’irradiation de l’Un.
Une réponse adéquate l’Intention divine
Remarquons que, pour la Cabbale, la matière n’est pas mauvaise en soi : la source du mal, c’est la rupture du Circuit énergétique divin, la limitation inhérente à l’ego, le refus de la Loi ou de la Grâce. Les éléments dégradés du cosmos constituent le « Monde des Écorces ou Écailles » (Keliphoth), antithèse de la hiérarchie séphirothique, sorte de dépotoir où sont peu à peu digérés tous les déchets de la création, et aussi réserve de forces destructrices ayant pour fonction d’éprouver les volontés et de faire fructifier le bien. Par son retour vers Dieu, l’homme réalise en lui-même la Délivrance universelle et, de ce fait, hâte la réintégration générale dans le Principe : il doit être essentiellement un propagateur et un intensificateur des influx divins à travers toute la trame ontologique. Une telle tâche ne peut s’accomplir en une seule existence : l’entité doit renaître un certain nombre de fois pour parachever sa mission, pour répondre exactement à l’Intention divine (doctrine des Ghilgoulim, ou « Retours »).
On est un vrai cabaliste, la fois « connaisseur » et « moissonneur du Champ », « en se montrant habile dans la vie pratique, pur sur le plan psychologique, et ouvert sur le plan de l’Esprit » (Z’ev ben Shimon Halevi) ; tout ce qu’on touche s’emplit alors de lumière et d’efficacité. La Cabbale laisse entendre qu’il y a toujours, disséminés dans le monde, au moins trente-six Justes, ou Sages (les Lamed-Vav), « race du Cœur » indispensable à l’évolution de l’humanité, et même à sa survie. Quelle est leur caractéristique commune ? C’est la puissance en eux de l’Intellect-Amour opératif : Intellect, c’est-à-dire capacité de connaître la Vérité (Emeth), de scruter les Noms divins (surtout le Tétragramme YHWH) ; Amour, Ahabah, faculté rayonnante qui a le même nombre (13) que Ehad, Un ; opératif, s’exprimant dans la devékouth, le « vivre-avec-Dieu », qui est participation à ses Énergies.
Une révélation par le calcul
La profondeur mystique de la Cabbale ne doit pas faire oublier l’importance de sa dimension mathématique. Chaque lettre hébraïque étant nombre en même temps, n’importe quel mot comporte une valeur numérique — et même plusieurs, selon les divers modes opératoires de cette discipline appelée guématrie. Tout le vocabulaire sacré s’organise alors, par le jeu des équivalences, des multiples, des « additions triangulaires » (ainsi, la valeur triangulaire, ou « secrète », de 4 est 10, car 1 + 2 + 3 + 4 = 10), des « réductions » et des différentes structurations, en un corpus cohérent où s’animent théologie, anthropologie, cosmologie, métaphysique, sous l’intense éclairage de la rigueur arithmétique. Naturellement, les clefs de numération varient. La Tradition affecte aux 22 lettres (Aleph – Tav) des nombres de 1 à 400 ; elle va jusqu’à 1000 en englobant les 5 « finales » et le Aleph terminal. Raymond Abellio, pensant aux 22 polygones réguliers inscriptibles dans le cercle, fait correspondre les nombres de leurs côtés (de 3 à 360) à chacune des 22 lettres. Quant à Jean-G. Bardet, incluant les finales dans son système, il propose les valeurs de 1 à 27. Or, comme le prouvent les résultats de ces diverses exégèses, ces clefs ne s’excluent pas, et leur complémentarité révèle la prodigieuse richesse de la Torah. La Tradition cultive les sens symbolique, mystique, et aussi théurgique ; Abellio met en lumière une « science des orientations » et une « structure » universelle permettant d’observer le travail des Énergies divines ; Bardet établit d’innombrables relations entre tous les niveaux du réel, principalement par une magistrale interprétation du Tétragramme. Extraordinaires architectures, en lesquelles on peut se perdre ou se transfigurer, et qui traduisent la puissance de l’Artiste divin et la profonde unité de l’être.
En somme, réflexion totale et ardente sur Dieu — en Lui-même, dans la Création, et dans l’homme —, la Cabbale représente l’un des plus intenses, des plus durables efforts de connaissance qu’ait soutenus l’humanité. Toujours vivace, sans cesse enrichie, elle est une voie de sagesse privilégiée pour tous les affamés de cohérence et de rigueur, pour tous ceux qu’émerveillent les Énergies créatrices, et qui veulent instaurer avec Dieu un véritable dialogue, au niveau des Je.
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LA GNOSE CHRÉTIENNE, OU LA GÉMELLITE SACRÉE
La Gnose chrétienne prend sa source dans l’enseignement oral de Jésus, particulièrement dans celui qu’on a appelé l’« Évangile des quarante jours » (dispensé entre Résurrection et Ascension). Les éléments s’en retrouvent, fort inégalement traités d’ailleurs, dans le canon néotestamentaire, ainsi que dans le vaste ensemble des Apocryphes du Nouveau Testament (l’Évangile selon Thomas, l’Évangile selon Philippe, l’Apocryphon de Jean, l’Évangile de Vérité, les Actes de Jean, les Actes de Thomas, — qui contiennent le fameux « Chant de la Perle » —, la Pistis Sophia, etc.). Chose difficile, mais indispensable, il faut distinguer la pure Gnose chrétienne de ses déformations, tant parmi les divers courants du « gnosticisme » (sous le triple signe de la contamination, de la complication et de la dégradation) que dans la prédication de l’Église officielle (prise en charge, et même confiscation du message par un clergé autoritaire). On peut dire que les trois Évangiles « ésotériques » majeurs sont celui de Thomas, exposant la voie directe de la « déification », celui de Jean, traitant de la connaissance du « Fils de Dieu », et celui de Matthieu, parlant de la constitution de la « race du Cœur » et de la Cité sainte. Après la grande mutation du christianisme au IVe siècle, la Gnose s’occulte, mais elle survit dans l’élite monastique et mystique, davantage, il est vrai, en Orient (tradition orthodoxe, hésychasme [3], Philocalie) qu’en Occident (Maître Eckhart, J. Boehme, Angelus Silesius).
Il est plutôt périlleux de vouloir résumer un tel enseignement en peu de lignes. Tentons au moins de présenter quelques thèmes essentiels. Pour reprendre la double interrogation d’où découle la Cabbale : Mî ? (Qui ?) et Mah ? (Quoi ?), s’agissant cette fois de Jésus, nous poserons deux questions fondamentales : Qui est-il ? Qu’apporte-t-il ?
Le Christ comme axe de l’être et cœur du dynamisme universel
QUI ? Jésus demandait à ses disciples, pour les éprouver : « Qui dit-on que je suis ? Et à vos yeux, qui suis-je ? » (Luc 9, 18 & 20). La Gnose répond : le Jésus de l’histoire est une manifestation capitale, décisive, du Christ universel, c’est-à-dire du Principe même de la création, de la vie et de la réintégration de tous les êtres. Ce Jésus-Christ est à la fois Avatar (= descente du Divin à travers les plans ontologiques), Médiateur entre le monde de l’émanation et celui de l’incarnation, « Sauveur » irradiant aussi bien l’Esprit de Connaissance (Logos, Vérité, Loi) que l’Esprit d’Amour (Agapè, Vie, Grâce), Archétype de l’Homme Parfait, Maître de sagesse enseignant la voie fulgurante de la déification, et modèle du roi (impérialité) — esclave (sacrifice) — artiste (transmutation). Le Logion 77 de l’Évangile selon Thomas révèle avec une extraordinaire netteté les trois aspects complémentaires majeurs de cet être souverain : « Jésus a dit : Je suis la Lumière, celle qui est au-dessus de tous. Je suis le Tout : le Tout est sorti de moi et le Tout est revenu jusqu’à moi. Fends le bois, et je suis là ; lève la pierre, et tu me trouveras là. » Jésus se définit ainsi comme 1) étant au dessus de tout (identique au « Je Suis » de l’Exode, il plonge dans l’Incompréhensible et l’Ineffable) : c’est le Christ transcendant ; 2) agissant a travers tout (Verbe artiste et Pantocrator, il fait circuler les Énergies divines) : c’est le Christ cosmique ; 3) vivant au-dedans de tout (omniprésent, il constitue en chacun d’entre nous le Cœur de son cœur) : c’est le Christ intérieur. Ce triple pouvoir fonde l’essence et le dynamisme de tous les modes de l’être, les appelant à la manifestation comme au retour, les mettant en communication et en harmonie. Mais l’important est que ce « Qui ? », cette immense entité, se trouve être pour l’homme — microcosme et microthéos, puissance médiane et médiatrice — le modèle par excellence. « Quand il s’agit du Christ, c’est de Moi qu’il s’agit », se dit le vrai gnostique. Aussi doit-il reconnaître le Christ intérieur, qui est le Soi, imiter le Christ cosmique dans son art salvateur et transfigurateur, et se rapprocher au plus près du Christ transcendant, du « Je Suis ».
La Gémellité sacrée et la communauté des Isochrists
John G. Bennett, dans Les Maîtres de Sagesse (Le Courrier du Livre), distingue quatre Traditions fondamentales : celles de la Grande Mère, du Grand Esprit, du Dieu Créateur, et du Dieu Sauveur. Or, tout en les intégrant, la Gnose chrétienne les dépasse par une cinquième, proprement ésotérique, et révélée dans sa plénitude par Jésus : celle du Dieu Père et du Dieu Fils, qui revient à poser l’homme comme Jumeau du Christ, et donc comme Alter Ego de Dieu. « Chacun doit être le Christ », déclare Angelus Silesius, le prince de la mystique allemande (XVIIe s.). Pour qui a compris cet enseignement, Dieu se présente comme une « duellité », un Bipôle, un « couple » indissoluble, infrangible, éternel, constitué par LUI-Dieu-Père, le « Je Suis » personnel et transpersonnel, et par MOI-Dieu-Fils, figurant un Je divin émané du Père, créé, formé par Lui, projeté dans le monde matériel, et rappelé en Lui. En effet, l’être humain est fils de Dieu, et sa vocation est de devenir « semblable à son Père (cf. Év. selon Thomas 3, 50 & 99), c’est-à-dire un véritable jumeau de Jésus le Christ. « L’homme », disait saint Basile, « est une créature qui a reçu l’ordre de devenir Dieu » ; et Novalis affirme : « Enfants de Dieu, germes divins nous sommes. Un jour nous serons ce que notre Père est. » C’est Angelus Silesius qui a découvert les plus belles expressions pour faire saisir ce mystère : « C’est une vérité certaine, Dieu n’aime que Lui, et celui qui peut être son autre Moi en son Fils » (Pèlerin chérubinique, II, 45) ; « Je suis l’autre Moi de Dieu, c’est en moi seul qu’Il trouve ce qui Lui sera semblable et analogue de toute éternité » (I, 278) …
Cette doctrine de la Gémellité sacrée fut, l’origine, particulièrement liée à la personne de l’apôtre Thomas, dont le nom, en araméen, signifie « jumeau », de même que l’appellation grecque Didyme qui le qualifie également (voir le Livre de Thomas l’Athlète, l’Évangile selon Thomas. et les Actes de Thomas). Dans ces derniers, un ânon s’adresse à l’apôtre en ces termes : « Frère jumeau du Christ et envoyé du Très-Haut, initié aux mystères du Verbe caché et dépositaire de ses enseignements secrets, collaborateur du Fils de Dieu… » (39). Quant à l’apôtre lui-même, il dit à jésus : « C’est toi qui m’as appelé à l’écart de mes compagnons et qui m’as dit trois paroles, desquelles je suis embrasé et que je ne suis point capable de dire à d’autres » (ibid., 47). Ceci est une allusion « trois mots » flamboyants confiés à Thomas par Jésus au cours d’un entretien portant sur le mémorable « Qui dites-vous que je suis ? » (Év. selon Thomas 13) : ils devaient être l’équivalent de « Je suis Toi », ou « Nous sommes un » (cf. ibid., 108 : « Celui qui s’abreuvera à ma bouche deviendra COMME MOI »). Voilà donc le thème, essentiellement gnostique, de l’Isochrist : il se lit aussi en bien des passages néotestamentaires (cf. Luc 17, 21 ; Jean 14, 12 ; Galates 2, 20 ; I Jean 3, 2), et il a inspiré nombre d’esprits profonds et audacieux, en Occident et en Orient. Ainsi la réponse à la question fondamentale « Qui ? » ne concerne pas seulement Jésus mais tout homme vivant en ce monde : prise de conscience d’une identité et d’une vocation. Il va de soi, d’ailleurs, que l’attention du gnostique n’est pas uniquement polarisée par le couple « Lui-Moi ». Il considère chacun de ses semblables dans cette même perspective « divine », et se conforme cette « parole non écrite » du Seigneur : « Après Dieu, tiens tout homme pour Dieu ». Le Corps mystique se comprend alors comme union de tous les Fils de Dieu dans le Fils « unique », c’est-à-dire comme pluri-unité, ou fusion sans confusion.
Le secret de la Voie fulgurante
QUOI ? Jésus a dit : « Je suis venu apporter le Feu (divin) sur la terre, et comme je voudrais que déjà il fût allumé (dans tous les Cœurs)! » (Luc 12, 49), ou encore : « Je suis venu jeter un Feu sur le monde ; et voici, je veille sur lui jusqu’à ce qu’il (i.e. le feu, ou le monde) brûle » (Thomas 10). C’est là le Feu sacré, artiste, des Énergies divines, dont l’homme doit se rendre capable pour s’intégrer dans le circuit de la Lumière, et pour changer le monde. « Chez Dieu », dit Angelus Silesius, « il n’y aura que les dieux de reçus » (V, 219). Aussi le Christ a-t-il confié à quelques disciples, pour qu’ils les utilisent et les transmettent, les clefs de la « puissance royale divine » (Matth. 13, 19 : c’est bien souvent le vrai sens du terme « Royaume »), ou de la déification. Il s’agit en fait de provoquer une intensification maximale de la force du Cœur et de l’Esprit afin de parcourir la Voie fulgurante de la transfiguration en une seule existence : vaincre le corps, la psyché et l’ego, brûler tout karma, éviter toute transmigration, laisser librement passer en soi les ondes de feu de l’Amour divin (cf. les thèmes du Graal et du Verseau). Par sa vie, sa mort, sa résurrection, le Fils de Dieu a d’ailleurs donné lui-même l’exemple du processus alchimique parfaitement réussi (cf. la « voie sèche » de l’Ars Magna).
Plus précisément, pour arracher l’être à la gravitation matérielle, le Christ aide ses fidèles à développer en eux trois pouvoirs indissociables : de recevoir, de connaître, et d’aimer. Recevoir, c’est se rendre disponible, par la volonté et la kénose (« se vider de soi » pour être empli par le Divin) : « Le royaume de Dieu n’est à personne, si ce n’est au mort parfait », dit Maître Eckhart, évoquant à sa manière le « libéré vivant ». Pouvoir de connaître, par la mémoire (la prière du Cœur) et la dialectique (= dynamique d’intégration des complémentaires : cf. Thomas 22) : « Seul le semblable connaît le semblable » (Voir Pèlerin Chérub., IV, 21). Pouvoir d’aimer, fruit de la libération et de la connaissance, cime du christianisme ; ce « commandement nouveau » (Jean 13, 34) se traduit par le triple amour suressentiel : de Dieu, de Soi-même (non le moi, mais le Je divin), et des autres. Si l’on ajoute à cela 1) l’utilisation correcte des énergies contenues dans le Nom (Y H W H, qui se déploie en Y H Sh W H = Jésus) ; 2) la possession du « regard divin », qui perçoit partout l’irradiation de la Lumière incréée, et 3) l’art de la Paix, sorte de toute-puissance bénéfique découlant de la plénitude intérieure, on aura une vue générale des caractéristiques de cette Voie.
Celui qui s’est avancé jusqu’à son terme, qui s’est réalisé, est celui que l’Évangile selon Thomas appelle un monakhos (origine de notre « moine ») : l’être unifié, unique, et uni à l’Un. C’est aussi ce Parfait que définit le Jésus de la Pistis Sophia (1. II, ch. 96) : « En vérité, je vous le dis, chaque homme qui recevra ce mystère de l’Ineffable et l’accomplira dans tous ses types et toutes ses figures, est un homme qui est dans le monde, mais qui a excellé au-dessus des Anges… C’est un homme qui est dans le monde, mais il est devenu roi dans la Lumière… En vérité, je vous le dis : cet homme est Moi et Je suis cet homme. » Recevoir le mystère de l’Ineffable, c’est se rendre capable de Dieu et de ses Énergies, ce qui est la clef de toute création et de toute transfiguration. Un tel être est au monde sans dépendre du monde — thème essentiel de la Gnose ; il est roi, prêtre et prophète au sein de l’Église invisible ; il est le jumeau du Christ universel. « Se tenant sur terre, tel un médiateur, il conduit à Dieu toute créature » (saint Grégoire Palamas), véritable agent de réintégration du cosmos en Lui. Angelus Silesius dira, dans sa splendide concision : « Si tu as le Créateur en toi, tout court après toi, homme, ange, soleil et lune, air, feu, terre et ruisseau » (V, 110).
Voilà ce qu’enseigne la Gnose chrétienne, révélée par Jésus le Nazaréen, et s’adressant directement au Cœur de chacun.
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LE SOUFISME OU L’UNITÉ SACRÉE
Dès la naissance de l’Islam, s’est développée l’exégèse spirituelle du Qorân. Le « cycle de la prophétie » étant désormais clos, se déroule celui de l’« initiation » (walâyah, exactement : amitié de Dieu et pour Dieu), ou de l’Imâmat. Guides inspirés, pôles de la connaissance, de l’amour et de la réalisation, les Imâms se succèdent comme témoins de Dieu. Le shiisme duodécimain arrête leur nombre à douze ; le dernier, depuis longtemps « caché aux sens, mais présent au cœur », doit se manifester pleinement a la fin de la « Grande Occultation » (cf. la Parousie du Christ). Pour le shiisme septimanien, ou Ismaélisme, le nombre retenu est l’heptade ; il a élaboré une ample théosophie de la Transfiguration, ou plutôt de la Résurrection, dont le dernier Imam est la clef. Quant au soufisme, apparu de très bonne heure, tout en constituant avec le shiisme le domaine ésotérique de la gnose (‘irfân, ma’rifah), il a son caractère propre : c’est la quête de l’intériorité absolue, la doctrine du Cœur, de la libération, de l’union mystique, de la transparence universelle à la Lumière de l’Un ; c’est le travail sévère dans les Écoles d’initiation (tarîqah / turuq), pour passer du maître visible au Maître invisible ; et au lieu de l’imâmologie, une anthropologie de la perfection. Selon le jeu des racines, être soufi signifie à la fois être « vêtu de laine » (symbole solaire : cf. la Toison d’or), être « pur », et être « choisi par Dieu comme ami ». C’est aussi et surtout, selon l’expression qorânique, faire partie de « ceux qui ont des cœurs ». Citons, parmi les maitres du soufisme, Junayd, Hallâj (IXe-Xe s.), Ghazâli (XIe-XIIe s.), ‘Attar, Ibn ‘Arabi (XIIe-XIIIe s.), Rumi (XIIIe s.), Jîli (XIVe-XVe s.), Jâmi (ou Djâmi, XVe s.).
Le travail sur le Cœur et la Connaissance unificatrice
Le soufisme, c’est l’« esprit de miroir ». La Création est un jeu de miroirs agencé par l’Un pour s’y refléter et s’y contempler ; et l’homme, créature privilégiée, doit devenir le plus pur, le plus fidèle de Ses miroirs, jusqu’à l’union intime avec la Lumière : ainsi sera-t-il vu, ainsi verra-t-il. Bien plus, pour l’initié, Dieu lui-même est pareil à un miroir qui lui renvoie sa propre image transfigurée dans un rayonnement sans cesse approfondi. Aussi, dans Les gemmes des sagesses, Ibn ‘Arabi peut-il dire : « Dieu est donc le miroir dans lequel tu te vois toi-même, comme tu es le miroir dans lequel il contemple Ses Noms. Or, ceux-ci ne sont rien d’autre que Lui-même ».
Mais avant d’en arriver là, il faut passer par la purification et par les divers degrés de 1a connaissance. L’homme, en effet, porte la foi en lui l’image de la perfection et la certitude vécue de la séparation. Une ardente quête mystique devra le libérer des obstacles psycho-matériels, de la pesanteur de l’ego, pour que puisse s’épanouir sa nature théomorphe et qu’il retrouve sa source divine. Or, la clef de la réussite, c’est le travail sur le Cœur (qalb). Jâmi disait « Tout est là — dans le cœur. Là, vous découvrirez tout. » Qu’est-il donc ? C’est proprement, en, nous, l’organe de réception du Divin, le centre ou l’axe de notre personnalité, le principe-germe de notre transmutation, le lieu de la perception spirituelle et le « trône du Compatissant ». C’est notre échelle de lumière vers l’Infini. Mais il est en général ignoré, gangué, « oxydé » par le moi. D’où la nécessité de le reconnaître, de le purifier ; de le « polir » — tel un miroir —, de l’affranchir de la psyché (état de vacuité), de le rendre capable de Dieu. C’est alors qu’en lui s’ouvrira la porte du secret (sirr), de la surconscience, et que le Je pourra rencontrer l’Être de Miséricorde et de Beauté. Rumi a exprimé cette libération en vers admirables :
« Purifie-toi des attributs du moi, afin de pouvoir contempler ta propre essence pure (le Je véritable), et contemple dans ton propre cœur toutes les sciences des prophètes (la Gnose), sans livres, sans professeurs, sans maîtres (= relation personnelle avec l’Ange de la Connaissance).
Le livre du soufi n’est pas composé d’encre, et de lettres (corps et psyché ) il n’est rien d’autre qu’un Cœur blanc comme la neige. » (Mathnavi II, 159 ss.) à compléter par :
« Si tu peux condamner ton moi pour un moment,
La science de toute expansion te sera révélée;
Cette image invisible, que le monde entier
recherche,
Se mirera dans le miroir de ton esprit.»
(Rubâ’iyat ou Quatrains, n° 271).
Mais comment trouver l’énergie nécessaire ce voyage du retour ? L’essentiel est de faire vibrer la « corde du souvenir spirituel » par l’invocation constante des Noms divins : c’est le dhikr (mémoration) du Cœur, qui crée progressivement le « climat » de la métamorphose. Il faut également pratiquer une sage dialectique entre foi et lucidité : « L’excellence, c’est d’adorer Dieu comme si tu Le voyais », mais de savoir que tu ne Le vois pas encore. La quête mystique passe alors par trois phases qui sont : 1) la compréhension, l’éveil de l’intuition, le développement de l’œil spirituel (« Deviens regard », répète Rumi); 2) la vision dans la Lumière, l’acquisition de la certitude ; 3) l’extinction (fânâ), ou mieux la transfiguration de la personne, et la réalisation de l’Identité suprême : c’est le célèbre Anâ’l-Haqq prononcé par Hallâj (« Je suis la Vérité créatrice », ou « Mon Je est Dieu »). Cette connaissance, immédiate (c’est-à-dire sans intermédiaire) et opérative, est une et unificatrice : elle embrasse dans un même déploiement de transparence Dieu, le monde, et le soufi (le « voyageur », sâlik) lui-même. Elle se caractérise surtout par l’émerveillement, qui est faculté de discerner n’importe où la Majesté (Jalâl) et la Beauté (Jamâl) divines, de comprendre que chaque être dans l’univers est la théophanie [4] (tajalli : révélation, irradiation) d’un Nom divin — Shabestari a cette magnifique formule : « Chacun provient d’un Nom divin, et y retourne ». Connaissance de l’unité et de l’unicité (tawhid) de l’Être, que tout reflète et auquel tout reconduit : « Tout est un. Dans chaque forme Tu es présent, et Tu es Toi-même sans forme », dit à Dieu ‘Irâqî.
L’Homme Parfait et la « Race du Cœur »
Le soufisme, c’est 1’« esprit d’universalité ». Un prodigieux effort pour accéder à l’état d’Homme Parfait, ou Universel, pour s’intégrer dans cette Race du Cœur qui se situe au-delà des limites et des formes, dans la liberté de la Connaissance et de l’Amour. « Le but de la Création, c’est l’homme », affirme Rumi ; non pas n’importe quel homme, mais al-Insân al-kâmil, l’« Homme Parfait » qui est le cœur de l’univers. Placé entre Dieu et le monde « comme un isthme entre la Lumière et l’obscurité », il est le confident des secrets divins, le miroir qui capte l’Un pour Le renvoyer vers le multiple, le collaborateur de Dieu et la porte du retour vers Lui. En somme, il représente « le lieu sur la terre de l’irradiation divine la plus complète » (Nâbolosi), autrement dit la totale hiérophanie [5] des Noms et Qualités de Dieu. Tel doit devenir chacun d’entre nous, s’il entend l’appel incessant de la Huppe (l’Ange) l’invitant à retrouver, par-delà l’espace, le temps et le déterminisme, l’oiseau Simorgh qui est à la fois le Roi de gloire et notre Je déifié — c’est le thème du plus beau poème soufi, Le Colloque des Oiseaux, de ‘Attar. Mais rude est le parcours, et, partis des milliers, les voyageurs ailés ne sont plus que trente en touchant au but. Qu’importe ! Leur réussite constitue la Race du Cœur, ce petit nombre d’êtres pleinement évolués dont le monde a besoin pour échapper à ses démons.
Universelle, cette élite l’est vraiment, par la liberté souveraine de son esprit et par sa capacité de comprendre et de faire converger toutes les formes particulières. Écoutons Ibn ‘Arabi’:
« Jusqu’à ce jour, je récusais mon compagnon
Lorsque mon cœur ne professait pas la même
religion que lui.
Désormais mon Cœur est devenu capable de toutes formes.
C’est une prairie pour les gazelles et un couvent pour les moines chrétiens,
Un temple pour les idoles et la Ka’ba du pèlerin,
Les tables de la Torah et le livre du Qorân.
Je professe la religion de l’Amour, et quelque direction
Que prennent ses chameaux, l’Amour est ma
religion et ma foi. »
(XIe ode de L’interprète des ardents désirs). Quant à Rumi, il prononce dans son Diwân des paroles non moins remarquables :
« Je ne suis ni chrétien, ni juif, ni guèbre, ni musulman ;
Je ne suis ni d’Orient ni d’Occident, ni de la terre
ni de la mer…
Je ne suis pas de l’empyrée, ni de la poussière ;
pas de l’existence, ni de l’être…
Je ne suis pas de ce monde, ni de l’autre…
Ma place est d’être sans place…
Un seul je cherche,
Un seul je sais,
Un seul je
vois,
Un seul j’appelle. »
Le soufisme se définit donc comme le voyage (sulûk) par excellence, de l’extérieur vers l’intérieur, de la périphérie vers le Centre, des formes créées vers le Principe divin. Ce voyage, en général, s’accomplit sous la direction d’un maître (shaykh, murshid ou pîr.): celui-ci n’a pas pour but de s’imposer, mais d’éveiller le disciple à sa propre essence, et de s’effacer dès le résultat atteint. Lorsqu’on en a la force, on se relie directement au Maître spirituel invisible, Khird (ou al-Khadir, ou Khezr), le Prophète au manteau vert qui règne sur le « Monde du Mystère », et qui montre à ses élus comment être ce qu’il est. De toute façon, notre vocation est la même, et c’est encore Rumi qui nous en fera le mieux souvenir :
« A chaque instant retentit de tous côtés l’appel de l’Amour : — nous allons vers le ciel, qui désire venir avec nous ? — Nous avons été au ciel, nous avons été les amis des anges, — et tous nous y retournerons, car c’est là notre patrie. — Nous sommes plus élevés que le ciel, plus nobles que les anges : — pourquoi ne pas les dépasser ? Notre but est la Majesté suprême » (Odes mystiques).
***
LA MONTAGNE SAINTE ET LA THEOSOPHIA PERENNIS
Cabbale, Gnose chrétienne et soufisme représentent trois aspects d’une seule et même Tradition fondamentale, qu’on peut nommer Theosophia perennis, la Théosophie éternelle. D’ailleurs, au cours du temps, de nombreux contacts se sont établis entre ces spiritualités, et des essais de synthèse ont été élaborés. Du XVIIIe siècle à nos jours, la Cabbale a fortement influencé un important courant de spéculation chrétienne. L’arbre séphirothique a été mis en relation avec celui de la Croix en une vision unitaire propre à l’esprit johannique. Le rôle du « Rabbi qu’on appelle Jésus » a été resitué dans sa vraie perspective, celle d’une énergétique de la métamorphose, à l’aide d’une Cabbale ouverte sur le christianisme (Carlo Suarès). Un nouveau déchiffrement de la Torah et une restitution du continuum hébraïque sous le grec néotestamentaire ont permis de revivifier la Bible et d’y découvrir d’étonnantes clefs de passage pour notre époque (Jean-G. Bardet). Soufisme et Cabbale ont également interféré, et il suffit de lire Le Golem et la Connaissance, par A.-D. Grad (Ed. Dangles), pour en constater les convergences spirituelles. Et le christianisme a eu plus d’un rapport avec les idéaux et les techniques des soufis (cf. saint François d’Assise, saint Ignace de Loyola, le mouvement hésychaste). On peut même percevoir de belles synthèses des trois doctrines en question dans des œuvres particulièrement inspirées, comme le Pèlerin chérubinique d’Angelus Silesius, ou les modernes Dialogues avec l’Ange (Aubier), incontestables témoins de la Voie fulgurante.
Mais cette Theosophia perennis ne livre tout son éclat qu’au sommet de la Montagne sainte : c’est-à-dire qu’il faut la contempler depuis le Cœur — car, selon le hadith bien connu, « Le cœur du croyant est le ciel le plus haut —, ou depuis l’Esprit, dans l’élévation du « regard divin ». Seyyed Hossein Nasr, dans ses Essais sur le soufisme, met en pleine lumière ce thème pédagogique de la Montagne sainte : « Celui qui a obtenu une vision de ce sommet qui touche l’Infini est assuré que les grimpeurs suivant d’autres sentiers n’en sont pas moins ses compagnons dans ce voyage, le seul vrai voyage de la vie. Sa certitude ne provient pas seulement de la vision qu’il a eue du haut de la montagne, mais aussi de ce qu’il sait que ces sentiers, choisis pour l’homme par Dieu Lui-même, conduisent finalement au sommet, quels que soient leurs lacets » (p. 215). Ce sont d’ailleurs les soufis qui paraissent le plus ouverts à l’idée d’Unité — plus ouverts que les cabalistes et que les chrétiens. Ils reconnaissent comme indispensable la pluralité des prophètes, des religions, des voies et des écoles de sagesse ; et ils insistent en même temps sur la nécessité de chercher la lumière unique de la Vérité, et de l’atteindre par-delà cette pluralité, dans une totale transparence des formes.
La quête de l’Unité et ses clefs
L’ambiance actuelle, sans contredit, exige des esprits capables de comprendre, d’assumer et de recréer le monde, et d’ailleurs favorise grandement leur apparition. C’est une ambiance d’enchevêtrement et de drame. En effet, l’abondance des stimulations intellectuelles, le brassage des cultures, l’interpénétration des doctrines, tout cet enchevêtrement d’idées et de disciplines oblige les meilleurs à dégager des lignes de force, à trier ces matériaux et a opérer les synthèses incessantes qui s’imposent. Le drame, c’est le vertige propre aux « fins de cycles », l’instabilité croissante, le désordre paroxystique des énergies : d’où l’urgence de saisir tous les fruits de ce temps et de profiter des hautes températures psycho-spirituelles ainsi produites pour des créations neuves et immédiates. Un signe certain du bouillonnement accéléré de la pensée gnostique est la multiplication des « recherches unitaires », aspects d’une quête fondamentale de l’Unité qui postule la complémentarité-convergence de tous les éléments du Logos, ou du Verbe. C’est une démarche de ce type que nous tentons ici en présentant la Cabbale, la Gnose chrétienne et le soufisme comme des expressions du même ésotérisme authentique, comme brûlant du même Feu sacré, comme des voies susceptibles de nous conduire à la cime de l’unique Montagne sainte, dans l’axe même de la descente et de la montée des « Anges ». Il sera donc utile de récapituler et de souligner quelques traits essentiels de leur thématique commune.
Tout homme est personnellement et directement appelé par Dieu, car, émané de Lui, il doit faire retour à Lui. Voilà la conception la plus haute possible de l’être humain : il est en quelque sorte Dieu en pérégrination dans le monde. Sa mission est de transfigurer la Création, en lui-même et à partir de lui-même, de manière à parachever l’œuvre divine. L’impératif primordial est de découvrir en soi le « lieu de Dieu » et la source de l’énergie transmutatrice, c’est-à-dire de reconnaitre la nature du Cœur et du Feu artiste pour leur donner le maximum d’ampleur et de vigueur. C’est la seule façon de rencontrer — avec ou sans maître, progressivement ou soudainement — notre personnalité profonde, ce Je divin qui nous relie non seulement à Dieu, mais à tous les êtres de l’univers.
Le thème dominant de la Cabbale est la construction ; la clef de la Gnose chrétienne est l’alchimie ; le symbole majeur du soufisme, c’est le voyage. La vertu principale du cabaliste est l’attention ; celle du chrétien, la volonté ; celle du soufi, le désir ardent. Tout cela ne vise qu’à un seul but : rétablir en nous et autour de nous la continuité du Circuit énergétique divin, recevoir pour donner, nous métamorphoser sous l’action des influx créateurs et irradier la lumière qui nous fait vivre. Et ceci — condition sine qua non — grâce à une dialectique ascendante entre audace et humilité qui nous permet d’éviter à la fois la stérilité et la démesure.
La réalité est une, la Vérité est une, et il faut penser le Tout dans sa globalité. La Cabbale le prouve par l’entrecroisement de la mathématique et de la mystique, la Gnose chrétienne par sa conception de la nature et du rôle du Christ universel — notre archétype —, et le soufisme par son expérience de l’unicité de Dieu dans son immanence comme dans sa transcendance. La Connaissance est donc unité indivisible, co-éternelle à Dieu, accessible à l’homme purifié et évolué. La clef en est : la liberté de l’esprit et l’intelligence de la circulation du Divin.
Liberté de l’esprit : c’est s’affranchir des illusions de la psyché, des limites du « mental diviseur », des différents « voiles » qui dissimulent le réel (formes, catégories, appellations, etc.), c’est obtenir que l’ego — qui est volonté de domination et de fermeture — s’efface devant plus grand que lui. Cela ne veut pas dire qu’il faille supprimer toute cette infrastructure de l’homme incarné, mais qu’elle doit être relativisée, dépassée, puis revivifiée par en haut. Intelligence de la circulation du Divin : cette purification a pour résultat immanquable de faire percevoir partout les mêmes forces en action, le même dynamisme involutif et évolutif, le même mouvement qui part de Lui pour revenir à Lui. Tout être qui se sépare, « s’enroule sur lui-même », essaie de retenir pour lui ces énergies, ou refuse de participer au « jeu » universel, est voué l’échec : « C’est le NON qui brûle dans l’enfer », disait Maître Eckhart. Tout être qui cultive le OUI à la Loi et à la Grâce, a la Vérité et a la Vie, s’insère dans le flux de la Lumière incréée, se trouve au sommet de la Montagne sainte (Sinaï, Thabor, ou Qâf), et devient le dieu qu’il est.
Soyons de ceux qui entendent l’appel, celui de « Je Suis » dans le Buisson ardent, celui de Jésus dans l’éclat thaborique, celui de la Huppe dans la vallée du départ. Efforçons-nous d’appartenir à cette « Race du Cœur », famille spirituelle des Amis de Dieu, qui déchiffre les rythmes des Sephiroth, qui se pense en fonction du Fils de Dieu, et qui s’émerveille entre l’Un et ses miroirs. « Vivre-avec-Dieu », Voie fulgurante, Voyage du retour nous intègrent dans la communauté de ceux qui peuvent authentiquement agir parce qu’ils sont. Agir, c’est-à-dire, partout et toujours, intensifier ; la circulation des Énergies créatrices, assumer l’édification du Fils de Dieu, hâter la libération de la Lumière. Si nous réussissons à être à la fois au-dessus et au-dedans de tout, nous serons comme Dieu (voir Éphésiens 4, 6)… La Race du Cœur, celle des vrais cabalistes, des vrais chrétiens, des vrais soufis, est celle des rois-esclaves-artistes qui allient la distanciation et le dévouement, l’impérialité et le sacrifice pour assurer la métamorphose universelle. « Puissions-nous être ceux qui opéreront la transfiguration de Terre ! » (Avesta).
En résumé, ce qui est demandé, c’est d’une part une attitude d’esprit fondamentale : ouverture sur le Je, sur l’Un, sur le dynamisme divin, — et d’autre part une discipline essentielle : libération pour la connaissance, l’amour, et l’activité bénéfique.
En terminant cet exposé, nous pensons tout naturellement à la plus belle des icônes, celle de la Sainte Trinité, réalisée en 1425 par André Roublev. Ajoutons quelque chose à toutes les exégèses qui en ont été faites. Les trois Anges voyageurs qui y sont représentés dans une « immobilité dynamique » semblent bien correspondre aux trois spiritualités dont nous avons parlé. Celui du milieu (le Père) figure la Cabbale : à son côté se profile l’Arbre de Vie. Celui de gauche (le Fils), avec la Cité nouvelle à son horizon, manifeste la Gnose chrétienne. Quant à celui de droite (l’Esprit), il symbolise toute la beauté, toute l’intériorité du soufisme ; derrière lui se dresse la Montagne sainte. Mais au centre trône la coupe, dont la circularité signifie admirablement la vivante unité de ces trois miroirs de la Sagesse.
BIBLIOGRAPHIE (1982)
Sur la CABBALE
Guy CASARIL, Rabbi Siméon bar Yochaï et la Cabbale (Seuil, 1977) : bon exposé historique et doctrinal.
Z’ev ben Shimon HALEVI, La Cabbale, tradition de connaissance cachée (tr. fr. Seuil, 1980) : excellente synthèse des grands thèmes de cet enseignement.
Gershom G. SCHOLEM, La Kabbale et sa symbolique (tr. fr. Payot, 1966), et Les Origines de la Kabbale (tr. fr. Aubier-Montaigne, 1966) : documentation et analyses très sérieuses.
Léo SCHAYA, L’Homme et l’Absolu selon la Kabbale (Dervy, 1977) : magistrale étude de la cabbale zoharique, faite dans un esprit vraiment gnostique.
Cabbale de Raymond ABELLIO. Introduction à une théorie des nombres bibliques, en collaboration avec Charles Hirsch, Essai, Éd. Gallimard, 1984; La Fin de l’ésotérisme (Flammarion, 1973).
Qabale hébréo-chrétienne. Jean-G. BARDET, Les Clefs de la recherche fondamentale (Maloine, 1978), et Le Trésor secret d’Ishraël (ibid., 1978) : ouvrages extrêmement stimulants et pleins de vues originales.
Une place à part pour Carlo SUARES, génie de la synthèse lire La Bible restituée (Genève, Mont-Blanc, 1967), et surtout Mémoire sur le retour du Rabbi qu’on appelle Jésus (R. Laffont, 1975).
Signalons qu’une nouvelle traduction annotée du Zohar a été entreprise par Charles MOPSIK (Édit. Verdier, vol. I, 1981).
Sur la GNOSE CHRÉTIENNE.
On trouvera une analyse exhaustive et pertinente du gnosticisme dans Hans JONAS, La Religion gnostique‘ (tr. fr. Flammarion, 1978). Les Apocryphes du Nouveau Testament et l’Évangile selon Thomas en particulier sont bien éclairés par Émile GILLABERT, dans Jésus et la Gnose (Dervy, 1981). Mais ne pas oublier Henri-Charles PUECH, En quête de la Gnose (2 volumes, Gallimard, 1978), somme d’érudition.
Pour le christianisme oriental, Paul EVDOKIMOV, L’Orthodoxie (Delachaux & Niestlé, 1965), ouvrage commode et inspiré. A compléter par Vladimir LOSSKY, Théologie mystique de l’Église d’Orient (Aubier-Montaigne, 1960), bonne synthèse doctrinale.
Pour l’Occident, consulter Louis COGNET, Introduction aux mystiques rhéno-flamands (Desclée & Cie, 1968), qui allie la profondeur l’exactitude. Jacob BOEHME, Confessions ; précédé de Le Philosophe teutonique ou l’Esprit d’aventure par Alexis KLIMOV (Fayard, 1973): entrée au cœur de la Gnose chrétienne. En ce qui concerne Angelus Silesius, lire les pages remarquables que lui a consacrées Jean BARUZI dans Création religieuse et pensée contemplative (Aubier-Montaigne, 1951).
Un essai louable d’intériorisation du message : Abbé Henri STÉPHANE, Introduction l’ésotérisme chrétien (Dervy, 1979).
Sur le SOUFISME
Exposé d’ensemble : Idries SHAH, Les Soufis et l’ésotérisme (Payot, 1972).
Deux ouvrages qui s’efforcent de dégager l’essence et l’originalité de ce mouvement : Martin LINGS, Qu’est-ce que le soufisme ? (tr. fr. Seuil, 1977), et Seyyed Hossein NASR, Essais sur le soufisme (tr. fr. Albin Michel, 1980).
Titus BURCKHARDT, Introduction aux doctrines ésotériques de l’Islam (Dervy, 1969): étude technique en profondeur. Laleh BAKHTIAR, Le Soufisme. Expressions de la Quête mystique (tr. fr., Seuil, 1977) : le mariage de la gnose et de l’art.
Signalons également la remarquable étude d’Eva DE VITRAY-MEYEROVITCH, Mystique et poésie en Islam (Desclée De Brouwer, 1973), consacrée à Rumi et résumée dans son Rumi et le soufisme (Seuil, 1977); et du même auteur une très précieuse Anthologie du soufisme (Édit. Sindbad, 1978).
[1] Hagiographes : livres de l’Ancien Testament autres que les Prophètes et le Pentateuque.
[2] Théurgique : de théurgie : art de faire descendre Dieu dans l’âme et de créer par elle un état extatique.
[3] Hésychasme : doctrine mystique dans l’empire byzantin du XIVe s. Méthode de contemplation pratiquée par des moines qui réclame le total repos physique et physiologique.
[4] Théophanie : apparition divine.
[5] Hiérophanie : révélation du sacré.