Un bouddhisme profond pour le monde moderne - Un entretien avec S.-C. Kolm

Alors, la connaissance n’est plus seulement une accumulation de savoirs mais la conscience de la conscience, une super-conscience dite «éveil» (bouddhi). Connaissance scientifique et connaissance spirituelle deviennent la même chose. Comme se rejoignent ici les deux sens du mot «expérience».

(Revue Aurores. No 39. Janvier 1984)

«Le bouddhisme profond est encore inconnu dans le monde moderne». C’est Serge-Christophe Kolm qui le dit et qui l’expose dans un ouvrage de plus de 600 pages, «Le Bonheur-liberté », publié aux Presses Universitaires de France.

Pour accéder à ce bouddhisme avancé, l’auteur s’est rendu en Asie, aux sources de la tradition, où il a pu recevoir oralement les enseignements.

C’est donc en connaissance de cause qu’il affirme aujourd’hui que le bouddhisme est exactement le remède dont le monde moderne a besoin. En apportant la connaissance du psychisme, des attitudes philosophiques et de ses méthodes pratiques d’auto-formation, S.-C. Kolm pense que «le bouddhisme peut sauver la liberté grâce au dépassement de l’individu par lui-même».

Aurores : Votre livre porte pour titre: «Le Bonheur – liberté». De quelle liberté s’agit-il ?

Serge-Christophe Kolm : La question de la liberté en effet est au centre de ce livre. Le bouddhisme se définit par rapport au bonheur, mais la liberté lui semble en être une condition essentielle. Toutefois, ce titre n’est pas le meilleur pour un livre sur le bouddhisme profond parce que la liberté et le bonheur sont des groupes de concepts et la vue bouddhique centrale de ces concepts n’est pas celle de l’Occident. Au lieu de «liberté» il aurait fallu mettre «libération», et au lieu de «bonheur», «non-malheur» ou «non-souffrance». Le bouddhisme a une vision dynamique de la liberté (moksa) et la question du bonheur est vu d’abord sous une forme négative, par la diminution des souffrances, du malheur, de la peine, de l’insatisfaction, de l’angoisse, etc. de ce que le bouddhisme appelle globalement doukkha. Le bouddhisme se définit comme la diminution de cette souffrance, jusqu’à son extinction totale (nirvana). Il dit que quiconque arrive à diminuer profondément et durablement sa peine est bouddhiste, même s’il n’a jamais entendu parler du bouddha. Mais il ajoute que c’est pratiquement impossible sans la connaissance des moyens conceptuels et pratiques que le bouddhisme apporte à cette fin.

La libération en question est évidemment, pour le bouddhisme, la libération intérieure; c’est-à-dire la libération à l’égard d’une série de phénomènes psychiques, mentaux, spirituels incontrôlés à l’intérieur de chacun de nous et qui, dans la plupart des cas, y ont été mis par la culture. Ce que le bouddhisme appelle les illusions (maya) sont essentiellement d’origine culturelle. La liberté passe donc par la libération à l’égard des illusions, des fausses consciences, des désirs et des attachements et de toutes les sources intérieures du malheur sous ses différentes formes. Cette libération intérieure est, pour le bouddhisme, une condition nécessaire pour que toutes les autres libérations soient réelles et diminuent effectivement la souffrance au lieu de l’augmenter comme elles font souvent. Mais les diverses écoles bouddhiques offrent un menu de positions quelque peu différentes quand à la gestion de ses désirs. Certaines préconisent l’extinction ou plutôt la non-naissance de tous les désirs comme objectif final, d’autres préconisent de ne pas laisser apparaître les désirs que l’on ne peut pas satisfaire ou dont la satisfaction entraînerait par ailleurs des inconvénients trop élevés, d’autres encore suggèrent même de faire naître des désirs que l’on peut satisfaire à condition d’être complètement conscients de ce qui se passe, d’être présents à leur naissance et à leur extinction pour approfondir sa compréhension des mécanismes psychiques et mentaux au moment où ils se créent.

La liberté est la valeur centrale du monde moderne. Les philosophes qui ont trouvé un sens à notre histoire l’ont vue comme progrès de la liberté qui conquiert successivement différents domaines: libertés civiques et politiques, liberté de penser (d’où la science), liberté d’échanger (d’où l’économie), liberté de sentir et de juger, liberté collective qu’est la démocratie, liberté de consommer par l’accroissement du bien-être, etc. Ce qui se libère ainsi est l’individu. Mais celui-ci reste prisonnier de ses désirs, attachements, impulsions, illusions culturelles, processus mentaux inconscients et incontrôlés. Cela est le nouveau domaine que la liberté doit maintenant conquérir. Elle est arrivée à ce seuil. Or l’Occident est aussi ignorant pour cette nouvelle conquête de l’espace. Il procèdera donc par tâtonnements et erreurs qui seront lents et douloureux parce que ce nouveau champ de bataille principal est la sensibilité même de l’homme. A moins qu’il ne se rende compte que des savants l’ont précédé de vingt cinq siècles sur cette voie: les bouddhistes avancés. Les connaissances psychologiques absolument uniques, les positions philosophiques radicales et décapantes, les méthodes spirituelles extrêmement élaborées, et finalement les expériences directes de l’être (budhi, samadhi), sont donc exactement, ce dont l’Occident a besoin maintenant. C’est pourquoi j’ai voulu transmettre à l’Ouest, dans ce livre, la base de cette connaissance.

A. : La liberté dont vous parlez ne s’établit pas par des conventions et des lois. Elle demande un engagement, un «travail» intérieur bien particulier. On peut donc penser que cette question individuelle ne peut avoir un effet sur la société que si elle est menée par un nombre d’individus assez important.

S.-C. K. : Effectivement, la liberté intérieure ne peut se conquérir que par soi-même, jusqu’à, dit le bouddhisme, se rendre compte que «soi-même» n’existe pas. Cela, c’est le cœur du bouddhisme et c’est aussi ce que nous comprenons le moins bien.

Ce travail sur soi, dont les moments intenses sont la méditation, a trois effets qui s’impliquent mutuellement: on se connaît mieux (et on connaît mieux par là l’homme en général), on se transforme, et on se guérit de la souffrance.

Cette transformation de l’homme est nécessaire à l’amélioration de la société, et elle est la condition préalable. Ne pas l’avoir compris est un drame majeur de notre temps. A cause de cela nombre de nos «progrès» ne servent fondamentalement pas à grand-chose. Certes, bien des gens ont vu qu’il fallait «changer l’homme». Ne parlons pas de ceux qui ont essayé de le faire par la force, donc contre la liberté et contre le bonheur — avec au contraire des crimes sanglants. Mais ceux qui sont sincères ont en général pensé qu’il suffisait de changer les «conditions» extérieures de l’individu. Or ces conditions extérieures d’une personne ce sont d’abord les autres personnes. C’était donc une impossibilité logique, et de cette erreur découlent les plus grands drames de notre siècle. La seule solution est l’auto-transformation libre de chacun, d’autres n’intervenant que pour donner des conseils sur les façons de connaître et de diriger son propre esprit.

A. : Vous semblez dire qu’il y a dans le bouddhisme une sorte de rigueur scientifique qui peut parfaitement s’adapter à notre mentalité et nous prédisposer ainsi à une compréhension, un enracinement plus profond justement.

S.-C. K. : En effet, la méthode intellectuelle bouddhique est totalement scientifique, et donc sur ce point tout à fait conforme à l’esprit moderne. Cela devrait faciliter son adoption par celui-ci. Simplement, son domaine est le mental, précisément celui où la science moderne n’a pratiquement rien à dire (malgré les balbutiements des psychanalyses et des philosophies qui redécouvrent de façon maladroite de petits éléments de ce que le bouddhisme sait depuis longtemps). Mais cette différence de champ est d’énorme conséquence, même pour la méthode: le connaissant et l’à-connaître sont la même chose. Réussie, cette connaissance se confond avec un connu; il y a fusion des deux — c’est un aspect important de la «non-dualité» (advaïta) bouddhique. Alors, la connaissance n’est plus seulement une accumulation de savoirs mais la conscience de la conscience, une super-conscience dite «éveil» (bouddhi). Connaissance scientifique et connaissance spirituelle deviennent la même chose. Comme se rejoignent ici les deux sens du mot «expérience».

A. : Selon vous, peut-on dire qu’en Occident, cette avancée de libération commence à gagner l’individu au niveau de l’esprit ?

S.-C. K. : Plusieurs raisons rendent ce progrès nécessaire en Occident, et bien des personnes le sentent, sans cependant savoir encore comment le réaliser — ce qui m’a conduit à écrire ce livre. Tout d’abord, les personnes veulent diminuer leurs souffrances, leur angoisse, leur malaise général, leur mal-être, et rien de durable et réel ne sera acquis dans cette voie sans ce progrès de conscience et de connaissance. Cela finira bien par être compris ! Par ailleurs, on l’a vu, la libération est le sens de notre histoire et cette libération spirituelle est celle que nous devons réaliser maintenant. Enfin, la science nous a rendus curieux, et après les électrons, les galaxies et les molécules viendra bien le moment où l’on voudra enfin savoir sérieusement ce qui se passe dans ce qui nous importe le plus, notre esprit, c’est-à-dire découvrir le bouddhisme.

Et ce qu’on découvrira stupéfiera l’Occident: c’est qu’au fond de soi, il n’y a rien. Le «soi» n’existe pas. Il n’est qu’une illusion qu’on nous a habitué à avoir. Il n’existe qu’un flux de faits, psychiques et autres, reliés par influences causales entre eux et avec d’autres (dharmas). C’est le non-soi (anatta), la vacuité (sounyata) de l’être (bhava). Et quitter cette illusion et cette ignorance (avidya), s’éveiller à cette vérité par la raison et le sentiment, est la condition nécessaire de l’extinction de toute souffrance. Car si «je souffre» il peut y avoir bien des raisons, mais toutes ces souffrances ont une cause commune qui est ce «je» qui souffre. Rendez-vous compte qu’il n’est que rêve, et la souffrance n’a plus d’existence possible.

Ce qui ne veut pas dire que ce soit facile. Surtout dans nos sociétés obsédées par l’ego. Situation extraordinairement paradoxale puisque notre individualisme nous vient, à l’origine… du bouddhisme. C’est lui qui, en effet, sur le plan sociologique — et non psychologique et ontologique — a créé l’individu comme entité autonome par rapport à sa culture et à sa structure sociale, comme autre chose que seulement un membre, un rouage ou un porte-parole de notre société. Cette idée, qui permet de parler de l’homme en soi, de l’égalité des hommes, etc., est passée dans la philosophie hellénistique, surtout dans le stoïcisme, qui l’a transmise au christianisme devenu grâce à elle la première religion universelle. Puis jusqu’à nous, mais nous avons érigé en métaphysique ce qui n’était à l’origine que libération sociale. D’où notre égolâtrie douloureuse dont le remède est exactement le retour aux sources.

A.: Si cela correspond à une réalité on peut penser que ce que notre philosophie n’a pas clairement établi, la science et la psychologie modernes pouvaient le découvrir …

S.-C. K. : Tout d’abord, les philosophies méditerranéennes antiques mentionnées étaient bien meilleures que les modernes pour cela: eudémonisme, autoformation, méthodes de méditation, etc. De plus, certaines philosophies et thérapies modernes commencent à entrevoir ce dont il s’agit. Mais la psychologie moderne sans introspection, ni méditation, ne peut découvrir que quelques faits triviaux et secondaires.

A. : Qu’entendez-vous par «connaissance» lorsque vous prononcez ce mot ? Pour être clair, ne pourrions-nous pas distinguer d’une part ce que l’on pourrait nommer «le savoir», c’est-à-dire toutes sortes d’informations reçues que l’on accumule dans sa mémoire – pensée et d’autre part, une connaissance qui relève d’expériences intérieures conscientes et qui viserait plutôt à une reconnaissance ?

S.-C. K. : Le but est la connaissance de soi. Quand je parle de connaissance transmissible, je parle de l’information sur des faits et des structures du psychisme et sur des méthodes spirituelles précises destinées à en prendre conscience et à les influencer. Mais on ne peut transmettre ni exactement la reconnaissance ni la saveur de ces faits. Et, pour le bouddhisme, le but final n’est pas la connaissance en aucun sens: elle n’est qu’un moyen pour guérir des maladies de l’ego.

A. : Comme voie de guérison et pour une connaissance de l’«âme», le bouddhisme propose-t-il autre chose que l’introspection ?

S.-C. K. : Il y en a toute une série et l’introspection est une partie. Le but de ces exercices spirituels ce n’est pas seulement de regarder comment on fonctionne, mais plutôt de créer en soi une certaine expérience. Le samadhi, le satori, les diverses formes d’« illumination» n’ont pas d’autre but que de créer une expérience en soi. Chaque bouddhisme propose et utilise différentes façons de rentrer dans ces expériences. Par exemple, dans le Zen, la philosophie et l’analyse viennent après la connaissance intuitive directe, surtout des diverse formes de la vacuité. Alors que dans une autre forme de bouddhisme on commence par la méditation élaborée et toute une série de «jeux» avec son attention. D’autres, encore, des «anti-Zen» en un sens, commencent par la raison spéculative élaborée. Mais à la fin tout le monde se retrouve savant, unifié, sans illusion, ultra-conscient et totalement calme. Et ces diverses voies plus ou moins appropriées aux diverses personnes.

Les divers «exercices spirituels» bouddhiques sont toujours des jeux très élaborés avec les divers aspects de l’attention: son objet, son étendue, son intensité, sa durée, sa clarté (pureté), son caractère volontaire ou non, etc. L’un de ces traits essentiels, est la dualité ou la non-dualité. La dualité consiste à croire qu’il y a un Soi ou une conscience qui «regarde» autre chose. Or cela est une illusion. La «conscience de quelque chose» n’est qu’une chose parmi les autres. Et la conscience de cela est l’abolition du «Je».

Certains philosophes ont cherché à contourner cette évidence en supposant l’existence d’un «Je transcendantal» au-delà du connu ou même du connaissable. C’est alors de la métaphysique et non de la psychologie. Sur ce genre de question, le Bouddha avait une position très nette: il refuse de prendre position, il «répond par un noble silence», cela ne l’intéresse pas. Sauf quand ces hypothèses se transforment en croyance en une réalité qui conduit l’homme à des attitudes douloureuses. Et l’illusion de la réalité du Je est la plus grave, particulièrement dans nos sociétés sur-individualistes.

Site de S.-C. Kolm : http://www.ehess.fr/kolm/

Sur S.-C. Kolm : http://fr.wikipedia.org/wiki/Serge-Christophe_Kolm