Joseph Majault
Un témoin de la parole. Portrait de Jean Sulivan

Passant, étranger, rebelle, Jean Sulivan se qualifie lui-même aussi. On ne s’étonnera donc pas qu’il ait été considéré par beaucoup comme en marge. De par sa vie. De par son œuvre. Libéré de tout service d’Église, hors hiérarchie et hors institution, voyageur et nomade dans le monde, analyste de l’ordre grec (L’obsession de Delphes), observateur des mystiques de l’Inde (Le plus petit abime), citoyen des temps modernes (Joie errante), ce prêtre n’a jamais cessé d’être l’homme de foi préoccupé de l’essentiel, ce «drôle d’apôtre hors propagande, qui renvoie chacun à lui-même», celui qui affirmant pour conviction la primauté de la révélation refuse le prêchi-prêcha des orateurs de chaire pour s’afficher dans son choix d’être libre et sa singularité d’auteur…

(Revue Aurores. No 45. Juillet-Août 1984)

« Je veux battre le tambour, ainsi que dit Bouddha, annonçant qu’il n’y a pas de mort». C’est dans son roman : Joie errante que Jean Sulivan introduit cette citation. Deux ans plus tard il en utilisera les premiers mots comme titre d’un recueil de textes et de nouvelles: Je veux battre le tambour. Le tambour sera entendu. A preuve cette anecdote: en quête d’un renseignement bibliographique et en attente de l’information qu’on recherche, une jeune femme, pour tuer le temps, s’empare d’un livre en instance d’inscription sur la table de décharge du bureau de documentation; elle ne quittera la place que deux heures plus tard, le livre lu, interrogeant sur l’auteur: Qui est ce type? Rares sont les lecteurs de Sulivan qui, lorsqu’ils le découvrirent à travers tel ou tel ouvrage, ne furent pas tout aussitôt saisis, pressés, bousculés, happés, parfois déroutés, mais toujours curieux de poursuivre, d’aller plus loin, d’écouter ce compagnon singulier qui tout en marchand sur son propre chemin, à son allure et à son pas, seul et libre, vous oblige, par ses seuls propos, à jeter un regard neuf sur la voie où vous êtes engagé, qui vous force à réfléchir sur vos routines aussi bien que sur vos choix, qui vous tire de vos conformismes hérités ou de vos habitudes acquises, qui vous interroge sur vos certitudes ou vos incertitudes, non pas pour vous contraindre à copier sa démarche et emprunter sa route mais pour vous inviter à devenir vous-même, hors des apparences ou des compromissions, dans la claire vérité de votre être intérieur, tel qu’en profondeur réellement vous êtes.

UN MASQUE POUR SURPRENDRE

Lorsqu’il fut interviewé à la télévision pour l’un de ses derniers livres, Jean Sulivan portait des lunettes à verres fumés. La même image de lui figure sur la couverture de son roman: Quelques temps de la vie de Jude et Cie. Je m’avance masqué, disait Descartes. Par contre, sur l’un des ouvrages qui lui a été consacré (Invitation à Jean Sulivan, par Claude Lebrun, Cerf) la photographie choisie montre le visage que ses amis connaissent bien: un front robuste, taillé à pans carrés comme un granit breton, des yeux qui dévisagent sans détour, épiant, scrutant avec l’assurance et la curiosité de celui qui tente de surprendre chez son interlocuteur, sous les mots et l’attitude, la vraie nature de la personne; un sourire franc qui éclaire la face et anime de tendresse des traits rudes.

Un masque, parfois? Oui, mais plus pour surprendre, étonner, déconcerter que pour se dérober. Découvrir  ce qu’il y a sous le masque, voilà tout ensemble l’attrait et l’enjeu qu’offre l’auteur «masqué». On peut supposer que cette complaisance de l’écrivain fonde son origine dans la nécessité où il se trouva, à ses débuts, de voiler son identité. De son vrai nom : Joseph Lemarchand, de souche paysanne bretonne, fils d’un des tués de la Grande Guerre, entré au petit séminaire sous l’influence de quelques proches, poursuivant ensuite librement ses études de clerc, ce prêtre, d’abord enseignant à Rennes et animateur d’un cercle culturel et d’un ciné-club, dut signer de différentes identités ses articles dans le journal qu’il avait fondé, avant d’acquérir son autonomie d’action. Elle lui avait été accordée lorsqu’à la publication de son premier livre, à l’âge de quarante cinq ans, il choisit d’emprunter à un film américain le pseudonyme sous lequel il allait faire paraître romans, essais, textes, jusqu’à ce qu’une mort accidentelle, en 1980, mit fin à une production abondante et variée qui a groupé d’année en année nombre de lecteurs fidèles, avides d’écouter la voix qui leur parlait, la voix d’un homme qui exprimait en toute indépendance et suivant sa propre pente l’écho du message délivré voilà deux mille ans sur les routes de Palestine.

ANNONCIATEUR DE LA NOUVELLE

Passant, étranger, rebelle, Jean Sulivan se qualifie lui-même aussi. On ne s’étonnera donc pas qu’il ait été considéré par beaucoup comme en marge. De par sa vie. De par son œuvre. Libéré de tout service d’Église, hors hiérarchie et hors institution, voyageur et nomade dans le monde, analyste de l’ordre grec (L’obsession de Delphes), observateur des mystiques de l’Inde (Le plus petit abime), citoyen des temps modernes (Joie errante), ce prêtre n’a jamais cessé d’être l’homme de foi préoccupé de l’essentiel, ce «drôle d’apôtre hors propagande, qui renvoie chacun à lui-même», celui qui affirmant pour conviction la primauté de la révélation refuse le prêchi-prêcha des orateurs de chaire pour s’afficher dans son choix d’être libre et sa singularité d’auteur. Annonciateur de la Nouvelle mais réfractaire à tout enfermement, Jean Sulivan n’a pas ménagé ses critiques contre les institutions, leurs structures et leurs offices. De là le soupçon porté par les rigoristes contre celui qu’ils considéraient dissident. Or les reproches de Jean Sulivan ne sont que l’expression d’une plus grande exigence. Elle s’affirme déjà dans ses premières œuvres, en particulier : Mais il y a la mer; elle se précise dans ses dernières: Matinales. Un seul souhait, une seule espérance: c’est que le vent de l’esprit emporte les tentations de la puissance, que la lumière de l’Évangile illumine seule le cœur de ceux qui ont charge d’Église. Alors, la Parole, dépouillée de tous les discours qui l’occultent ou l’affaiblissent, pourra être entendue de tous, croyants ou incroyants. C’est la pureté de la source qui peut faire retrouver «la révélation intérieure et spécifique de la foi». Alors prévaudra sur les mécanismes de l’appareil et les méthodes d’obligation, la liberté des enfants de Dieu. «Non ce ne sont pas de grandes manœuvres qui rendront les hommes à leur âme, au temps de la grande docilité à l’esprit de servitude. Les hommes de ce temps comme de tous les temps espèrent une pensée créatrice, une parole forte mais pudique, qui donne à l’instant même ce dont elle parle, qui ne les arrache que pour les retourner vers eux-mêmes et leur liberté».

QU’IMPORTENT LES DIFFERENDS

Faire naître le besoin puis surgir la nécessité du dépassement, provoquer à l’essentiel, voilà ! Qu’importent les différents entre les passéistes et les progressistes, qu’importent les théologies, voire les dogmes ! Le solide, le résistant, l’important —l’essentiel, donc— c’est le fondement derrière les dogmes, la base en amont des théologies, la source qui fait la raison d’être et d’agir, la joie de l’espérance et de l’amour qui vous porte et vous emporte. Voilà le nœud du poème, au sens étymologique du mot, lorsque le faire unit immanence et transcendance dans l’accomplissement d’une parole qui, parfois mystérieuse, parfois directe et abrupte, ne vise pas à tranquilliser mais à susciter l’éveil, le mouvement et le don. Une parole, la Parole, qui vous atteint à travers l’écriture-parole de l’écrivain, à travers son langage. Le langage, pour Jean Sulivan, possède en effet un pouvoir singulier. Il signifie, certes, il révèle un certain sens des choses, mais il peut ouvrir aussi sur l’au-delà des choses, il peut suggérer la face cachée derrière le miroir, il peut évoquer l’inexprimable. Il peut aussi refuser de nommer faute de précision et laisser sa place au mystère. Il approche sans définir, il investit sans assiéger. Sa force réside dans l’ébranlement qu’il provoque et dans l’inachèvement qui demeure. Or, pour l’auteur de Joie errante, l’essentiel est là. Il ne cherche ni à convaincre ni surtout à contraindre. Mais il veut éveiller, réveiller, ouvrir la voie. Piquer la curiosité, secouer l’indifférence pour que celui qui lit —celui qui écoute— découvre et écoute à son tour la parole qui se forme en lui en prolongement de celle qu’il a entendue et en réponse à sa propre attente. Dans Petite littérature individuelle, il terminait son livre par ces mots :

« A vrai dire, l’une des erreurs capitales de l’institution chrétienne est d’avoir oublié une chose, j’ose le redire ici une fois encore: elle a livré un contenu en oubliant qu’un message spirituel est indissociable de sa forme. Elle a imprégné des cerveaux sans atteindre le cœur de l’existence; ou bien elle a cru qu’une rhétorique pouvait se substituer au paradoxe et au «poème». C’est pourquoi elle n’a réussi à créer ni style de vie ni sagesse… A son exemple ses fidèles se sont installés dans des forteresses d’idées, parfaitement démunis hors des murailles, avec une foi sans épaisseur. Nul ne peut donner la foi. Dieu seul la donne. Mais un regard, une imagination, une sensibilité à l’envers de la vie, une intrépidité, une manière d’être au monde: c’est l’humus dans lequel peut s’enraciner une foi. Tout cela se communique à travers des signes. C’est ici qu’intervient l’écrivain qui sait spontanément que l’idée n’est rien en cet ordre sans un ton, une respiration. Mieux qu’un autre, dans l’expérience même de l’écriture il peut manifester que le christianisme est d’abord paradoxe, déchirure et paix, mais aussi sagesse immanente à l’existence. L’essentiel du Tao et du Zen, qui a marqué un peuple et vers lesquels beaucoup d’hommes se tournent pour chercher une sagesse, existe dans l’Évangile : c’est une source négligée depuis des siècles. Pour faire vite, par manque de confiance dans la puissance d’accueil des hommes et par crainte du risque, on a cru pouvoir séparer la pensée du souffle et de la vibration; ou bien l’on a pensé qu’il suffisait de répéter les mots … Si l’écrivain chrétien de ce temps est un homme de rupture, c’est en réalité pour retrouver une sagesse et un souffle, c’est-à-dire l’esprit qui ressuscite les mots.»

Jean Sulivan invite le lecteur à aller plus loin, à chercher le pourquoi, à mener sa quête au-delà du texte-parabole, à trouver et suivre son propre cheminement, dans sa liberté intérieure, jusqu’au bout de son accomplissement.

L’itinéraire spirituel de Jean Sulivan est en plein accord avec cette disposition. Faire le vide en soi non pas pour vivre de ce vide mais pour accueillir l’amour du Dieu à travers la personne de son fils crucifié, telle fut l’expérience intérieure menée par ce témoin de la Parole. Le reste, l’œuvre de l’écrivain, s’explique par la force même qui émane de la Parole vécue, par la violence subversive qui est tirée de l’enseignement du Christ: «Un dérangeur de l’ordre, voilà ce que je suis plutôt, l’homme de la Parole c’est-à-dire de l’insurrection contre les préjugés au nom même de la fidélité».

Les ouvrages de Jean Sulivan sont pour la plupart publiés par les éditions Gallimard