Kenneth White
Vers un nouvel espace culturel

La culture, c’est la manière dont l’être humain se conçoit, se travaille et se dirige. Une culture, c’est un ensemble de motifs et de motivations, une vue et une vie d’ensemble, telles que les connaissaient, par exemple, le Moyen Age ou, pour remonter dans le temps, une cité grecque, une tribu paléolithique. Nous ne pouvons guère prétendre, aujourd’hui, à une « culture » dans ce sens. Ce que nous avons c’est « de la culture », c’est-à-dire, un peu de ceci, un peu de cela : des restes de christianisme (réduit la plupart du temps à la platitude moralisante, au misérabilisme généralisé, au gnangnan sentimental), une dose d’humanisme gréco-latin (référence mythopoétique au 19e siècle, il ne nous sert plus guère que de structure grammaticale et de glossolalie byzantine), un peu de science (traduite d’un côté en science-fiction fantasmante, de l’autre, en scientisme universitaire) et quelques références exotiques et cosmopolites (depuis les Aztèques jusqu’au Zen) : « un plat dont même les chiens ne voudraient pas », disait sévèrement, Nietzsche.

(Revue 3e Millénaire. Ancienne Série. No 2. Mai-Juin 1982)

Pour échapper à la culture d’élite

(sophistication creuse)

et à la culture de masse

(vulgarité crasse)

La poésie, moyen puissant d’évolution de la pensée d’une société, la poésie mieux que la philosophie reflète le fond des âmes. A chaque époque sa poésie et une époque sans poésie n’existerait pas. Kenneth White[1], poète, Ecossais vivant en France depuis longtemps, enseigne la poésie américaine et anglaise à l’université de Paris. Nul, mieux que lui, pétrit de Tradition, ayant cherché une parcelle de Connaissance dans toutes les philosophies et mythologies du monde, ne pouvait mieux dresser le décor de la poésie contemporaine et dessiner l’esquisse d’une poésie pour demain.

Avant de nous lancer dans la culturanalyse (comme on dit psychanalyse), avant d’examiner, succinctement, où nous en sommes aujourd’hui et de voir quelles sont nos possibilités, essayons de cerner la notion générale, et la plupart du temps assez confuse, de « culture ». On pourrait peut-être établir une distinction entre

1 — la culture,

2 — une culture,

3 — de la culture,

4 — un espace culturel.

La culture, c’est la manière dont l’être humain se conçoit, se travaille et se dirige. Une culture, c’est un ensemble de motifs et de motivations, une vue et une vie d’ensemble, telles que les connaissaient, par exemple, le Moyen Age ou, pour remonter dans le temps, une cité grecque, une tribu paléolithique. Nous ne pouvons guère prétendre, aujourd’hui, à une « culture » dans ce sens. Ce que nous avons c’est « de la culture », c’est-à-dire, un peu de ceci, un peu de cela : des restes de christianisme (réduit la plupart du temps à la platitude moralisante, au misérabilisme généralisé, au gnangnan sentimental), une dose d’humanisme gréco-latin (référence mythopoétique au 19e siècle, il ne nous sert plus guère que de structure grammaticale et de glossolalie [2] byzantine), un peu de science (traduite d’un côté en science-fiction fantasmante, de l’autre, en scientisme universitaire) et quelques références exotiques et cosmopolites (depuis les Aztèques jusqu’au Zen) : « un plat dont même les chiens ne voudraient pas », disait sévèrement, Nietzsche.

On fait quelques distinctions : entre par exemple, culture d’élite et culture de masse (division elle-même symptomatique d’un état de chose morbide) et, en effet, on a parfois l’impression que l’on n’a de choix qu’entre une sophistication creuse et une vulgarité crasse avec, entre les deux, un état général amorphe (mais bruyant) de désarroi et de bofisme. Dans l’entre-deux aussi, en réaction contre le désarroi et le bofisme, beaucoup de prêchi-prêcha : sur la nécessité, par exemple, d’une renaissance de la foi (l’appel aux anges), d’une repolitisation (les rudes têtes militantes), d’une éducation culturelle (ces bonnes intentions mortellement ennuyeuses…). Tout cela n’est ni convaincant, ni inspirant, pour personne, enfin pour quiconque a su garder à peu près intactes toutes ses facultés (ce qui, vu les nuisances de toutes sortes qui nous assaillent, en soi n’est peut-être pas un mince exploit). Les temps sont mûrs pour une analyse culturelle radicale et pour un changement de régime, disons, ontologique : une revivification, une nouvelle inspiration. Cela étant dit, non avec optimisme, mais dans un esprit possibiliste. Et puis la notion d’« espace culturel » auquel j’en arrive maintenant, est, relativement, modeste.

Pour créer une culture, il faut plus qu’un individu, plus que des individus, il faut tout un complexe de forces socio-politico-économiques. Alors, objectera-t-on peut-être : « Tu mets la charrue avant les bœufs, ce n’est pas la peine de parler de culture avant d’avoir changé les structures socio-politico-économiques. » Mais on commence à savoir que changer les structures ne suffit pas en soi, que les révolutions purement (puritainement) politiques tournent court et que le « remède » est souvent pire que le mal. On commence à se dire qu’il faut opérer à un niveau plus profond, et d’une manière plus archipélagique qu’institutionnelle. Si l’on accepte d’utiliser encore un mot par trop galvaudé, on pourrait dire que la révolution sera culturelle ou ne sera pas. Mais laissons tomber la « révolution », et toute son idéologie. La révolution, c’est une affaire de temps, alors qu’il faudrait peut-être commencer à penser en termes d’espace. Peut-être s’agit-il de sortir de l’histoire, enfin d’une certaine histoire, afin de retrouver une géographie. Parlons en termes d’espacement.

Quels sont, quels peuvent être, les porteurs de ce changement de régime ontologique ? Les poètes ? On parle beaucoup de poésie en ce moment, et on va en parler de plus en plus et, espérons-le, de mieux en mieux. A la question que je viens de poser, je répondrais « oui, peut-être », si l’on entend le mot « poète » comme l’entendait Whitman : « poètes du cosmos qui pénètrent jusqu’aux premiers principes », ou comme l’entendait Nietzsche : « poètes, jusqu’à la limite du mot ». Mais on ne peut guère prétendre que tous ceux qui écrivent de la poésie répondent à ces critères. Evitons donc toute niaiserie artistique et toute l’idéologie bavarde de la « créativité ». Si la poésie prolifère aujourd’hui (symptôme, pour dire le moins, d’un malaise dans la civilisation et d’un désir de densité), elle tourne, faute d’espaces mentaux et de lieux communs vivables, la plupart du temps autour de la personne réduite à sa personne, tandis que l’espace spécifiquement littéraire arrive à la suite de Mallarmé au bout d’un processus de purification, se révèle non pas pur mais, prétentieusement ou tristement, selon les personnalités, stérile. Les connotations courantes et triviales du mot « poète » ne sont malheureusement pas tout à fait sans justification. Il faut donc renouveler l’image de la poésie, mais on ne renouvelle pas l’image sans renouveler la substance, sans faire circuler des sèves nouvelles, sans ouvrir des voies, et cela implique un travail difficilement définissable, qui ne rentre pas dans les cadres de la poésie personnelle ou de la poésie pure. Travail public et impur ! A première vue, du moins. Par la suite, l’on comprend qu’il dépasse les oppositions personne-public et pur-impur. De la poésie pure, prenons l’exigence, le désir d’exactitude et une certaine distance. De la poésie personnelle, prenons le désir, l’élan. Mais essayons à la fois de pousser plus loin et de trouver une nouvelle immédiateté.

Comment définir le nouveau poète-penseur-activiste ? Pour éviter les connotations du mot « poète », et sortir du ghetto poétique, j’ai souvent préféré le mot plus général d’« écrivain ». Mais c’est sortir du ghetto pour entrer dans le cirque. « Beaucoup d’écrivains, peu d’auteurs », disait Rimbaud, qui était encore assez bon latiniste pour savoir qu’auteur, venant d’auctor (augere), signifie « celui qui augmente ». Et qui augmente quoi ? Disons la sensation de vie. Oui, c’est bien de cela qu’il s’agit : augmenter la sensation de vie. Mais le mot auteur chez nous a quelque chose de guindé et de fat. Il faudrait trouver autre chose pour désigner le véritable espace, la recherche de l’« espace réel ». Certes, on ne change pas les choses en changeant les mots, mais en renouvelant le vocabulaire, on peut revivifier la perception de la réalité. C’est pour cela que j’ai mis en avant le terme de « nomade intellectuel » pour désigner celui qui, persuadé que toutes les cultures sont partielles, va d’une culture à l’autre afin de se créer des notions plus complètes, plus rayonnantes. J’ai nommé « surnihiliste » celui qui va jusqu’au bout de notre demi-nihilisme d’aujourd’hui et débouche dans un vide-plénitude qui n’est pas encore inscrit sur nos cartes mentales. J’aime aussi, et même tout particulièrement, la notion de « l’homme réel sans situation » que l’on trouve dans la tradition taoïste chinoise : « Il est sur la route, sans avoir quitté la maison. Il est dans la maison, sans avoir quitté la route. N’est-il qu’un homme vivant qui puisse le définir. Dès que vous essayez de le saisir, il n’est plus là — il est de l’autre côté de la montagne. » Pour en revenir au mot « poète », qu’il s’agit de revaloriser, j’imagine un poète pluriel, un penseur mobile, qui sache suivre des routes diverses, véhiculer des énergies multiples et ouvrir un espace inédit — non pas un espace purement « littéraire », mais un espace que j’ai appelé biocosmopoétique.

Plusieurs forces semblent converger aujourd’hui vers cet espace. Examinons un peu ce mouvement, et quelques-uns de ses représentants.

« Le monde dans lequel Hegel s’était fait sa maison, écrit Karl Löwith (De Hegel à Nietzsche) était pour Marx et Kierkegaard devenu étranger, ils l’avaient dépassé, ils en étaient sortis, devenus absurdes, transcendants, qualificatifs que Goethe attribue à l’esprit montant du siècle. Et Nietzsche, plus encore, avait perdu tout foyer. »

On commence donc avec cette « absurdité », cet abandon d’un ordre, et avec cette « clochardise » (apatride et atopique) transcendantale. Löwith ne parle que d’Allemands (ou, disons mieux, de figures du dehors d’origine allemande), mais en France, cette rupture, cette fissure est, bien sûr, représentée par Rimbaud, peut-être aussi par Nerval et Lautréamont — mais surtout Rimbaud. Et elle est continuée par Artaud (l’Artaud nomade, et non pas l’Artaud malade qu’imitent tous les sous-Artaud du siècle). Si Rimbaud pouvait dire que « les vieux imbéciles n’avaient trouvé du moi que la signification fausse », Artaud, dans un de ses moments de lucidité fulgurante, précise la notion d’une identité plus vraie, et l’espace de sa croissance, en parlant d’une culture fondée sur une métaphysique permettant à l’homme, non plus individu mais point concentré d’un champ cosmique, de connaître « l’état poétique, un état transcendant de vie ».

Ce mouvement radical et fluide a été longtemps bloqué par un marxisme éculé et un freudisme figé, et par toute une partie des sciences humaines (trop humaines) qui les ont prises pour modèles. Tout mouvement (Marx et Freud étaient des esprits mobiles) est victime de ceux parmi ses adhérents qui, ayant accompli une partie du chemin, s’arrêtent et construisent des chapelles. Ce sont ces chapelles qui, aujourd’hui, se désagrègent pour de bon, même si certains s’emploient encore à recoller les morceaux (toute cette colle à la place d’une culture vivante !).

« Dégager la vérité de Marx et de Freud, du marxisme et du freudisme, dit Axelos (Horizons du monde), signifierait les ramener à une errance plus fondamentale ». Et Lyotard (Dérive à partir de Marx et de Freud) : « Ce n’est pas une rive que l’on quitte, mais plusieurs ensemble. » On voit donc se dessiner un dégagement et une dérive plurielle. Pour Lyotard, le principe de navigation à suivre dans ce nouvel espace, est « une sensibilité océano-sismographique ».

Or, pour retrouver une sensibilité océanique chez nous, il faut remonter bien loin dans le temps. J’ai tendance, pour ma part, à remonter jusqu’aux pérégrinations pélagiennes des moines celtes, au périple de Pythéas le Massiliote… L’on se souviendra que dans Malaise dans la civilisation, Freud prend ses distances vis-à-vis du « sentiment océanique (ozeanisches Gefühl) : il ne serait qu’une réalité passagère chez l’enfant et même s’il était une virtualité chez l’adulte, la civilisation occidentale no pourrait pas l’accepter. Or, il se peut très bien que le « sentiment océan » soit non seulement une virtualité, mais une nécessité. Autrement, l’être humain souffrira sempiternellement de ce que Ferenczi appelle « une frustration biogénétique fondamentale » : frustration qui sera traduite et rationalisée de toutes sortes de manières, depuis les criailleries du marmot jusqu’aux théories les plus abstraites. Et si la civilisation occidentale ne supporte pas cette réalité fondamentale, il faut, évidemment changer cette civilisation. Mais pas n’importe comment ! Qui ne voit, par exemple, que les théories et les pratiques du changement, dont on nous rebat les oreilles, sont la plupart du temps l’expression même de la frustration, et nullement une énergie, disons biocosmique, venue d’ailleurs et réellement capable d’apporter une jouissance et, par conséquent, des transformations nécessaires. J’ajoute que si je parle de société et de civilisations occidentales, c’est parce que j’y ai pris mon point de départ, ce n’est pas pour suggérer, d’une manière simpliste, que la société et la civilisation orientales sont nécessairement et partout préférables. En fait, de plusieurs points de vue, ces sociétés sont pires que les nôtres. Mais il se trouve que marginalement (et même, parfois, avec des répercussions sur la vie quotidienne), on a beaucoup plus insisté là-bas sur la nécessité du « sentiment océanique ». La vie taoïste en est imprégnée, et c’est le « visage originel » du Zen. Il s’agit donc pour nous tous, en Occident comme en Orient, de retrouver ce visage. Mais ne brûlons pas les étapes.

Nous sommes sortis de l’étape de l’absurdité pour aller vers celle de la dérive. Essayons d’aller encore plus loin. Dans la confusion de la dérive se dessine, petit à petit (il faut essayer d’être clairvoyant sans vouloir définir trop rapidement), une voie.

Si le scientiste et le croyant se contentent de fabriquer des systèmes clos, de construire des modèles à imiter, le poète-chercheur suit une voie, et invite au voyage. « Aux modèles s’opposent les voies, dit Henri Lefebvre (Au-delà du savoir). Il y a une idée nouvelle, la Voie, qui affine la notion de praxis et rend concrètes les idées de trajet et de parcours. La notion de voie interdit de séparer le style de vie et la méthode de pensée, la présence à soi et la présence au monde. »

C’est cette notion de voie (à travers mille plateaux) qu’évoque Gilles Deleuze quand il parle de certaines figures de la littérature anglaise-américaine, qu’il semble préférer décidément à une certaine littérature française « irrémédiablement classiciste » comme disait Barthes. « Fuir, écrit-il (Dialogues), c’est tracer une ligne, des lignes, toute une cartographie. On ne découvre des mondes que par une longue fuite brisée. La littérature anglaise-américaine ne cesse de présenter ces ruptures, ces personnages qui créent leur ligne de fuite, qui créent par ligne de fuite… Tout y est départ, devenir, passage, saut, démon, rapport avec le dehors… Le devenir est géographique. On n’a pas l’équivalent en France. Les Français sont trop humains, trop historiques. Ils passent leur temps à faire le point. »

On reviendra sur cette question de la conscience historique, et du blocage qu’elle représente. Poursuivons pour l’instant la voie du nomade intellectuel, du poète-chercheur, en dehors de tout système.

Quand, dans sa lettre aux recteurs des universités européennes, Artaud s’élève contre la « momification » de l’Europe, c’est surtout à une certaine logique qu’il s’en prend : « La faute en est à vos systèmes moisis, à votre logique. » On s’est beaucoup attaqué à cette logique ces derniers temps, surtout telle qu’elle s’est concrétisée dans le discours le plus prestigieux de notre époque, celui des sciences. S’attaquer à ce discours, aujourd’hui, c’est pour beaucoup une hérésie. C’est pourtant ce qui est en train de se faire, et c’est parfois le fait des scientifiques eux-mêmes, les plus lucides et les plus créateurs parmi eux. Cela ne signifie certes pas la fin de la science, mais peut-être la fin d’une certaine science et, certainement, la fin de l’hégémonie de la science. On peut y voir, si l’on sait faire la synthèse entre celle-ci et d’autres « ouvertures », les préludes à une nouvelle épistémologie.

« Ni les sciences logico-mathématiques, dit Axelos (Contribution à la logique), ni les sciences physico-chimiques, ni les sciences biologico-médicales, ni les sciences psychosociologiques ne peuvent nous donner un style de pensée. Car ce sont elles qui ont besoin de pensée. » Et Baudrillard (L’Échange symbolique) : « La science n’a jamais fait, avec la physique de l’atome, qu’approfondir sa rationalité positiviste. Elle ne s’est en rien rapprochée d’un autre mode. Peut-être arrive-t-elle aujourd’hui à ses confins, en même temps qu’à une crise théorique totale du matérialisme, sans pouvoir, cependant, sauter par-dessus son ombre. » Quant à Manuel de Diéguez (Science et nescience), la science n’a fait selon lui que conjurer son angoisse devant la « cosmologie de l’énergie ».

Retenons de ces trois références les notions de « cosmologie de l’énergie », d’un « style de pensée » et d’un « autre mode ». Mais c’est une chose de critiquer les systèmes existants, et de proclamer la nécessité d’autres approches de la réalité, c’en est une autre de les créer, ou peut-être plutôt d’entrer dans l’espace où l’on peut les trouver. C’est ici que le poète, plus vif, moins encombré de discours-cadavre, prend la relève du philosophe. Mais qui ne sent une force authentiquement poétique dans ce très beau passage d’Axelos le philosophe : « La logique doit se tenir prête à accomplir une mue… Sa tâche la plus élevée pourrait consister à se mettre à l’écoute de la pensée et à marcher vers son autodépassement, libérant une pensée plus fluide et rigoureuse… qui aurait le souffle nécessaire pour animer une démarche plus qu’une méthode… pour orienter à travers des spirales vers l’ouverture… pour introduire à une radicalité inédite… »

Pour orienter à travers des spirales vers l’ouverture… Il me semble que dans cette orientation (il s’agit bien plus d’orientation que d’orientalisme), l’Orient, un certain Orient, l’extrême de l’Extrême-Orient, a un rôle à jouer. Mais on connaît les résistances qu’on oppose à toute proposition de ce genre. En fait, on a parfois l’impression que les résistances sont encore plus fortes en culturanalyse qu’en psychanalyse. Et sans doute est-ce normal, car il s’agit là de plus qu’un moi, il s’agit d’un monde.

Les résistances vont de la simple xénophobie culturelle primaire (« rien à voir avec ces gens-là ») à des formes plus sophistiquées (on porte atteinte à une identité péniblement construite). On dira, par exemple, qu’il faut s’en tenir à sa propre culture, à la « spiritualité occidentale », sans vouloir se rendre compte qu’aucune culture ne peut être totalement monolithique, et que le paysage culturel, surtout à l’époque moderne, est bien plus complexe et varié, à l’image de nos paysages mentaux, qu’on veut bien le croire. On dira aussi qu’avant d’aborder la culture orientale, il faut assimiler d’abord sa propre culture occidentale. C’est exactement comme si, vers le 16e siècle, un père avait dit à son fils : « C’est très bien, tes nouvelles sciences — mais attends d’avoir appris ton Virgile par cœur. » Ce n’est pas ainsi que les choses se passent en culture. On ne va pas d’une totalité à une autre. Il y a des failles, des glissements, parfois des avalanches, surtout sur les hauteurs. Pour en finir avec cette analyse des résistances, en voici une, assez sophistiquée, que je relève dans un livre récent, Science et conscience, symptomatique lui aussi du changement de régime culturel dont je m’efforce d’esquisser quelques aspects dans cet essai. Après avoir présenté son exposé sur « le Tao de la physique », où il s’agissait, entre autres, du parallélisme entre les idées de base de la physique moderne et celles de certaines philosophies extrême-orientales, Fritjof Capra se voyait inviter à parler en termes, non d’Orient et d’Occident, mais d’ésotérisme et d’exotérisme. Capra exprime d’abord son accord : dans le domaine de la pensée mystique, Orient et Occident se rejoignent, effectivement, plus ou moins. Mais tout est dans ce « plus ou moins ». Et Capra de continuer : « Je voudrais pourtant ajouter que les philosophies orientales sont d’une certaine façon plus à notre portée que les ésotérismes traditionnels de l’Occident — même si cela peut nous sembler bizarre. » En effet, tel esprit occidental moderne est immédiatement réceptif au haïku, par exemple, qui peinerait sur Jakob Böhme. Nous cherchons une certaine économie, une certaine vivacité, une certaine fraîcheur, et cela manque singulièrement à la plus grande partie de ce qu’on appelle l’ésotérisme, qui s’enferme dans le solennel, le pesant et le trop élaboré.

Il ne s’agit, évidemment (mais il faudra toujours revenir là-dessus — jusqu’à nouvel ordre) ni de se gouroufier, ni de s’ashramiser, il s’agit de savoir intégrer des éléments du yoga, du tao et du zen (etc.) dans une pensée-pratique actuelle.

La résistance à tout ceci est plus forte peut-être en France que partout ailleurs. Pourquoi ?

Paul Masson-Oursel (Aspects de la Chine) l’impute au rationalisme classique : « L’Allemagne romantique était prête à autre chose que notre rationalisme classique à la fin du 18e siècle. Elle a savouré, dirions-nous, l’originalité taoïste nettement pressentie, alors que l’esprit français ne prêtait d’intérêt qu’à ce que Confucius mal connu semblait dire d’exact et de « raisonnable ». Mais si l’on creuse plus loin, on peut trouver autre chose encore que le rationalisme classique. Quand Victor Cousin exprima ses objections à toute ouverture vers l’Orient, ce fut au nom de la « conscience historique » à laquelle nous avons déjà fait allusion. Or, cette conscience historique provient sans doute en dernière analyse du christianisme. Voici Alan Watts (Le Livre de la Sagesse) : « Le sens chrétien de la réalité du mal et la conscience du temps et de l’histoire comme processus en vue de vaincre le mal, nous imprègnent si fortement même dans le climat intellectuel post-chrétien d’aujourd’hui que nous éprouvons de la difficulté à voir dans la conscience cosmique autre chose qu’une hallucination. »

Conscience cosmique, voilà encore un grand mot de lâché. Qu’est-ce que cela veut dire, qu’est-ce que cela implique ? Ne s’agit-il que d’un mirage ?

Bah ! Mieux vaut voir le visage qu’entendre le nom. Et quand le disciple demanda au maître : qu’est-ce que le Tao ? la réponse fut : va ! Mais puisque dans ces pages nous sommes encore dans le discours de l’exposition et de l’invitation, et pas encore engagés dans le mouvement spatialisant de la biocosmopoétique, disons que pénétrer dans la conscience cosmique c’est aller de la personne liée à une histoire au moi sur-personnel (le « tu es cela » des Upanishad), c’est aller du socio-moral à l’universel (au-delà du bien et du mal), de la condition humaine à un déconditionnement trans-humain, de toutes sortes de gestes étriqués au grand geste (mahamudra), de la logique discursive à la logique érotique, de la recherche d’une réponse unique et globale (Dieu) à un champ de correspondances, de la théologie à la taologie, de la notion de situation à celle d’espace et d’errance (« errant partout dans les champs de la connaissance parmi les coups d’éclair de la poésie », dit le poète-yogin Kunlegs), de l’ankylose à une souplesse nonchalante (« regarde ce nonchalant homme du Tao qui a échappé au filet des syllogismes »), etc., etc., etc. Une fois le mouvement lancé, les conséquences s’ensuivent comme une rivière coule.

C’est, enfin, la fin du questionnement. « La vraie vie est de brûler les questions », dit Artaud. Et plus loin : « La vraie vie est mouvante et blanche. »


[1] Il est l’auteur de « La Figure du Dehors » (Grasset).

[2] Glossolalie : langage personnel de certains malades mentaux.