Tenzin Gyatso, quatorzième Dalaï Lama
Une approche humaine pour la paix dans le monde

(Revue Le chant de la licorne. No 26. 1989) J’ai écrit ces quelques lignes pour décrire ce que je ressens constamment. Même quand je rencontre un « étranger », j’ai toujours le même sentiment: « celui de rencontrer un autre membre de la famille humaine ». Cette attitude a renforcé mon amour et mon respect […]

(Revue Le chant de la licorne. No 26. 1989)

J’ai écrit ces quelques lignes pour décrire ce que je ressens constamment. Même quand je rencontre un « étranger », j’ai toujours le même sentiment: « celui de rencontrer un autre membre de la famille humaine ». Cette attitude a renforcé mon amour et mon respect pour tous les êtres. Puisse ce vœu naturel constituer ma petite contribution à la paix dans le monde. Je prie pour que sur cette planète la famille humaine soit plus amicale, plus chaleureuse et plus compréhensive. Pour tous ceux qui détestent la souffrance et qui chérissent le bonheur durable, ceci est l’appel qui jaillit de mon cœur.

Dès le matin, la radio ou les journaux nous mettent quotidiennement face aux mêmes nouvelles affligeantes: violence, crime, guerre et désastres… Pas un seul jour ne passe sans qu’un reportage ne décrive un événement terrible survenu quelque part. Il est évident que, même en ces temps de modernisme, l’existence humaine, si précieuse, ne bénéficie d’aucune sécurité. Parmi les générations précédentes, aucune n’a eu à subir un tel flot de mauvaises nouvelles. Face à ce sentiment permanent de peur et de tension, toute personne sensible et compatissante devrait s’interroger avec gravité sur les progrès de notre monde moderne.

Paradoxalement, les problèmes les plus graves proviennent des sociétés industrielles les plus avancées. La science et la technologie ont réalisé des prodiges dans de nombreux domaines; pourtant les problèmes humains fondamentaux demeurent. Jamais l’instruction n’a été à ce point à la portée de tous; pourtant, cette éducation généralisée ne semble pas avoir favorisé le développement de la bonté mais plutôt l’agitation mentale et le mécontentement. L’évolution du progrès matériel et technologique ne fait aucun doute, elle n’est cependant pas suffisante car nous n’avons réussi ni à créer la paix et le bonheur, ni à vaincre la souffrance.

Cette constatation nous amène à la seule conclusion possible: d’une certaine manière, le progrès et le développement de nos sociétés font fausse route. Si nous ne nous en occupons pas à temps, des conséquences désastreuses pour le futur de l’humanité sont à craindre. Je ne me prononce absolument pas contre la science et la technologie. Leur contribution à l’expérience globale du genre humain, à notre confort matériel et à notre bien-être est considérable. Elles nous ont permis d’acquérir une meilleure compréhension du monde dans lequel nous vivons. Mais, si nous leur accordons une importance démesurée, nous risquons de perdre tout contact avec les aspects de la connaissance et de la compréhension humaine tentent à l’honnêteté et à l’altruisme.

Bien qu’étant capables de créer un confort matériel incommensurable, la science et la technologie ne peuvent remplacer les valeurs spirituelles et humanitaires ancestrales qui ont largement contribué à forger la civilisation du monde telle que nous la connaissons aujourd’hui dans ses différentes formes nationales. Personne ne peut nier les bénéfices matériels sans précédent qu’elles nous ont apportés, mais nos problèmes humains fondamentaux subsistent. Nous sommes toujours confrontés autant, sinon plus — aux mêmes souffrances, aux mêmes peurs, aux mêmes tensions. Ce serait donc obéir à la simple logique que de chercher à trouver un équilibre entre, d’une part, le développement matériel et, d’autre part, celui des valeurs spirituelles et humaines. Pour mener à bien cette importante transformation, il nous faut redonner vie aux valeurs humanitaires.

Je suis sûr que de nombreuses personnes partagent mon inquiétude devant la crise du monde actuel, sûr aussi qu’elles se joindront à l’appel que je lance aux membres de tous les mouvements religieux et humanitaires qui, eux aussi, partagent cette inquiétude, afin que tous participent à l’élaboration de sociétés plus justes, plus équitables et plus empreintes de compassion. Je ne parle pas en tant que bouddhiste, ni même en tant que Tibétain. Je ne parle pas non plus en tant qu’expert en politique internationale (bien que je sois inévitablement amené à faire des commentaires touchant à ce domaine). Je parle tout simplement en tant qu’être humain, en tant que défenseur des valeurs humanitaires qui constituent le fondement, non seulement du Bouddhisme Mahayaniste, mais aussi de toutes les grandes religions du monde. Dans cette perspective, mon souhait est de vous faire partager mon point de vue personnel, à savoir:

1) Une optique humanitaire universelle est essentielle si l’on veut résoudre les problèmes de notre planète;

2) la compassion est le pilier de la paix mondiale;

3) toutes les religions du monde œuvrent déjà dans ce sens en faveur de la paix mondiale, de même que tous les mouvements humanitaires, quelle que soit leur idéologie;

4) c’est la responsabilité universelle de chacun de nous que de promouvoir des institutions répondant aux besoins de l’humanité.

Résoudre les problèmes humains par la transformation des attitudes humaines

Parmi les nombreux problèmes auxquels nous devons faire face aujourd’hui, certains sont des catastrophes naturelles et nous devons les affronter et les accepter avec équanimité. D’autres, par contre, sont le produit de notre propre manque de compréhension et dans ce cas on peut y remédier. Ces problèmes naissent du conflit des idéologies, politiques ou religieuses, lorsque les gens se battent entre eux pour des objectifs mesquins, en oubliant que notre nature fondamentale nous rassemble en une seule grande famille humaine. Nous devons nous souvenir que la raison d’être profonde des différentes religions et idéologies, ainsi que des différents systèmes politiques existant dans le monde, est d’offrir à l’homme le bonheur. Nous ne devons jamais perdre de vue ce but essentiel et faire passer les moyens avant la fin. La suprématie de l’être humain sur la matière et l’idéologie doit toujours être maintenue.

La menace nucléaire

Le danger de loin le plus grand qui menace le genre humain — en fait, tous les êtres vivants peuplant notre planète — est celui de la destruction nucléaire. Je n’ai pas besoin d’insister sur cette menace, mais j’aimerais lancer un appel à tous les dirigeants des puissances nucléaires, qui tiennent littéralement l’avenir du monde entre leurs mains, aux scientifiques et aux techniciens qui continuent de créer ces armes de destruction terrifiantes et, plus généralement, à tous ceux qui peuvent, de par leur position, avoir une influence sur leurs dirigeants: je leur lance un appel afin qu’ils fassent usage de leur bon sens et commencent à travailler au démantèlement et à la destruction de toutes les armes nucléaires. Nous savons bien qu’en cas de guerre nucléaire, il n’y aurait pas de vainqueur puisqu’il n’y aurait pas de survivants!

N’est-il pas déjà terrifiant d’envisager une destruction aussi cruelle et inhumaine ? Et n’est-il pas logique de vouloir supprimer la cause de notre propre destruction, lorsque nous la connaissons et que nous avons à la fois le temps et les moyens de le faire ? Souvent, nous ne parvenons pas à surmonter nos problèmes car nous n’en connaissons pas la cause ou, la connaissant, nous n’avons pas les moyens de la supprimer. Ce n’est pas le cas en ce qui concerne la menace nucléaire.

Qu’ils appartiennent à des espèces évoluées comme les êtres humains ou à d’autres plus simples comme les animaux, tous les êtres recherchent avant tout la paix, le confort et la sécurité. L’existence est aussi chère à l’animal muet qu’à n’importe quel être humain. Même le plus primaire des insectes s’efforce de protéger sa vie contre les dangers qui la menacent. Tout comme chacun d’entre nous, les créatures peuplant l’univers veulent toutes vivre et ne pas mourir, même si leur capacité à atteindre ce but est de différente nature.

I – responsabilité universelle

D’une manière générale, le bonheur et la souffrance sont d’ordre mental et physique. Des deux, il me semble que bonheur et souffrance mentaux sont les plus intenses. C’est pourquoi j’insiste tant sur l’entraînement de l’esprit qui permet de supporter la souffrance et d’accéder à un bonheur plus affable. Par ailleurs, je conçois aussi le bonheur d’une façon plus générale et plus concrète, comme un mélange de paix intérieure, de développement économique et, surtout, de paix mondiale. Pour réaliser de tels objectifs, il me paraît nécessaire de développer le sens de la responsabilité universelle, un intérêt profond pour tous les êtres, sans distinction de croyance, de couleur, de sexe ou de nationalité.

En termes plus généraux, cette idée de responsabilité universelle découle d’une simple constatation: les désirs d’autrui sont les mêmes que les miens. Chaque être désire le bonheur et rejette la souffrance. Si nous, êtres humains doués d’intelligence, n’acceptons pas ce fait, il y aura de plus en plus de souffrance sur cette planète. Si nous adoptons une approche égocentrique de l’existence et tentons constamment d’utiliser les autres pour servir notre propre intérêt, cette attitude nous procurera sans doute quelques bénéfices temporaires, mais à la longue nous ne réussirons même pas à faire notre propre bonheur et réduirons à néant toute chance de paix mondiale.

Dans leur quête du bonheur, les êtres humains ont usé de différentes méthodes qui se sont révélées le plus souvent cruelles et détestables. Agissant en contradiction flagrante avec leur statut d’êtres humains, ils n’hésitent pas à faire souffrir leurs semblables et d’autres êtres vivants pour satisfaire leurs désirs égoïstes. Ces actions, qui sont le fruit d’une vision étroite des choses, ne débouchent finalement que sur la souffrance, aussi bien pour soi-même que pour les autres.

Bénéficier d’une naissance humaine est en soi un événement plutôt rare; il est donc sage de mettre cette chance à profit avec le plus d’efficacité et d’habileté possible. Nous devons nous placer dans la juste perspective, celle qui considère le processus universel de la vie, afin de ne pas favoriser le bonheur ou la gloire d’un individu ou d’un groupe au détriment des autres.

Le monde: un amalgame interdépendant

Tout ceci nécessite une approche nouvelle des grands problèmes universels: De par les progrès rapides de la technologie, le développement du commerce mondial et l’augmentation des relations internationales, le monde devient de plus en plus petit et de plus en plus interdépendant. À l’époque actuelle, nous dépendons beaucoup les uns des autres. Jadis les problèmes se limitaient généralement au cercle familial et se résolvaient naturellement dans ce contexte; mais la situation a changé. Aujourd’hui, nous sommes si interdépendants, si étroitement liés les uns aux autres que, sans un sens de la responsabilité universelle et un sentiment de fraternité universelle, sans la compréhension et la conviction que nous faisons réellement partie d’une seule et même grande famille humaine, nous ne pouvons espérer surmonter les dangers qui menacent notre existence même — et, à plus forte raison, faire régner la paix et le bonheur.

Une nation ne peut plus régler seule ses problèmes de manière satisfaisante: l’intérêt, l’attitude et la coopération des autres nations pèsent d’un trop grand poids. L’unique base solide permettant de garantir la paix dans le monde semble être une approche à la fois universelle et humanitaire des problèmes mondiaux. Qu’est-ce que cela signifie ?

D’abord il nous faut reconnaître ce qui a été développé plus haut, à savoir que tous les êtres chérissent le bonheur et rejettent la souffrance. Ceci étant acquis, c’est à la fois une faute morale et un manque de sagesse pragmatique que de rechercher uniquement son propre bonheur en ignorant les sentiments et les aspirations de tous ceux qui nous entourent et font partie de cette même famille humaine. Il est plus avisé de penser également aux autres dans la poursuite de son propre bonheur. Cela conduit à ce que j’appelle « l’intérêt personnel avisé », qui, espérons-le, deviendra « l’intérêt personnel de compromis » ou, mieux encore, « l’intérêt mutuel ».

Bien qu’avec l’interdépendance croissante entre les nations on devrait s’attendre à une opération internationale plus solidaire, il sera cependant difficile de parvenir à un véritable esprit de coopération tant que les gens demeureront indifférents aux sentiments et au bonheur des autres. Il est impossible, pour des gens essentiellement motivés par l’avidité et la jalousie, de vivre en harmonie. Une démarche spirituelle peut ne pas résoudre tous les problèmes politiques causés par l’attitude égocentrique qui prévaut actuellement mais, à long terme, c’est bien cela qui permettra d’éliminer la racine même des problèmes auxquels nous sommes aujourd’hui confrontés.

D’autre part, si l’humanité continue d’aborder ses problèmes en se contentant de solutions de facilité, les générations futures auront à faire face à d’énormes difficultés. La population du globe augmente et nos ressources s’épuisent rapidement. Voyez l’exemple des arbres. Personne ne peut dire avec exactitude quels effets négatifs un déboisement massif peut avoir sur le climat, le sol et l’écologie toute entière du globe. Nous sommes confrontés à des problèmes parce que les gens ne voient que leur propre intérêt à court terme et ne pensent pas à la famille humaine dans sa totalité. Ils n’envisagent pas la terre et les conséquences à long terme sur la vie universelle dans leur totalité. Si la génération actuelle, c’est-à-dire nous-mêmes, ne pensons pas à cela maintenant, les générations futures pourraient bien être incapables d’assumer leurs problèmes.

La compassion, pilier de la paix mondiale

D’après la psychologie bouddhiste, la plupart de nos difficultés sont dues à un désir ardent et à un attachement envers les objets que nous tenons à tort pour être des entités durables. Dans la poursuite de ces objets de désir et d’attachement, l’agressivité et la compétitivité nous apparaissent comme des outils efficaces. Ces processus mentaux se traduisent facilement en actions et leur résultat évident est la guerre. Ces processus se poursuivent dans l’esprit humain depuis des temps immémoriaux, mais les conditions du monde moderne ont rendu leur mise en application encore plus effective. Ces « poisons » que sont l’ignorance, l’avidité, la haine, sont à l’origine de presque tous les malheurs dans le monde. Dès lors, qu’est-il possible de faire pour les contrôler et les maîtriser ? De par mon éducation dans la tradition du Bouddhisme Mahayaniste, je suis convaincu que l’amour et la compassion constituent la trame morale de la paix dans le monde. Permettez-moi; tout d’abord, de définir ce que j’entends par compassion. Lorsque vous éprouvez de la pitié ou de la compassion pour une personne très pauvre, vous lui montrez de la sympathie parce qu’elle est pauvre, c’est-à-dire que votre compassion repose sur des considérations altruistes. Par contre, l’amour que vous ressentez pour votre femme, votre mari, vos enfants ou un ami proche repose également sur l’attachement. Lorsque cet attachement change, la bienveillance qui en découlait change également et peut même disparaître. Cela n’est pas l’amour véritable. Le véritable amour ne se fonde pas sur l’attachement mais sur l’altruisme. Dans ce cas, tant que les êtres continueront à souffrir, votre compassion restera une réponse humaine à cette souffrance.

C’est une compassion de ce type que nous devons nous efforcer de cultiver et de développer en nous-mêmes pour que, de limitée qu’elle est au départ, elle devienne sans limite. Une compassion spontanée et infinie, sans discrimination, pour tous les êtres vivants, n’est évidemment pas comparable à l’amour ordinaire que l’on ressent pour ses amis ou sa famille, celui-ci étant lié à l’ignorance, au désir et à l’attachement. Le type d’amour que nous préconisons, est cet amour plus vaste, qui embrasse même quelqu’un qui vous a blessé: votre ennemi.

Un sentiment universel

Croyance religieuse ou pas, tout le monde tombe d’accord pour apprécier l’amour et la compassion. Dès l’instant même de notre naissance, nous jouissons des soins et de la bonté de nos parents. Plus tard dans la vie, lorsque nous connaissons les souffrances de la maladie et de la vieillesse, nous dépendons à nouveau de la bienveillance d’autrui. Si, au début et à la fin de notre vie, nous sommes dépendants de la gentillesse des autres, pourquoi alors entre-temps ne pas agir nous-mêmes avec bonté envers eux ?

Développer un cœur bon (c’est-à-dire se sentir proche de tous les êtres humains), cela n’a rien à voir avec la religiosité que nous associons d’ordinaire à la pratique conventionnelle d’une religion. Cela ne concerne pas uniquement les gens qui croient en une religion mais est valable pour tous, sans distinction de race, de religion ou de tendance politique. C’est l’affaire de quiconque se considère avant tout comme membre de la famille humaine et qui, partant de là, a une vision des choses plus ouverte et plus étende. Il s’agit là d’un sentiment puissant qu’il nous faut développer et mettre en pratique alors que nous avons le plus souvent tendance à le négliger, surtout au cours de nos premières années, période où nous vivons dans un climat de sécurité illusoire.

Lorsque nous adoptons une perspective plus vaste, à savoir que chacun souhaite obtenir le bonheur et éviter la souffrance, et que nous gardons présente à l’esprit notre relative insignifiance au regard du nombre infini des autres êtres, nous pouvons arriver à la conclusion qu’il est valable de partager nos possessions avec autrui. En s’habituant à ce type d’attitude, il deviendra possible de faire naître un véritable sentiment de compassion — un amour et un respect sincères pour les autres. La recherche du bonheur individuel cesse alors d’être un effort égocentrique conscient; au contraire, un bonheur individuel bien supérieur découle automatiquement du processus global par lequel on aime et on sert les autres.

Un résultat du développement spirituel, particulièrement utile dans la vie de tous les jours, est qu’il procure calme et présence d’esprit. Notre vie est en mouvement constant, occasionnant de nombreuses difficultés. En les abordant avec un esprit clair et paisible, nous pouvons résoudre ces problèmes efficacement. Mais si, au contraire, la haine, l’égoïsme, la jalousie et la colère nous font perdre tout contrôle sur notre esprit, nous perdons aussi toute faculté de jugement. Notre esprit est aveuglé et, lors de ces terribles moments, tout peut se produire, y compris la guerre. Ainsi la pratique de la compassion et de la sagesse est utile à tous, particulièrement à ceux qui ont des responsabilités de direction au niveau des affaires nationales et qui ont entre leurs mains le pouvoir et la possibilité de mettre sur pied une structure rendant possible la paix mondiale.

Les religions mondiales pour la paix dans le monde

Les principes présentés jusqu’ici sont en accord avec l’éthique de toutes les religions du monde. Je maintiens que toutes les grandes religions — Bouddhisme, Christianisme, Confucianisme, Hindouisme, Islamisme, Jaïnisme, Judaïsme, Sikhisme, Taoïsme, Zoroastrisme — ont le même idéal d’amour, le même but visant à aider l’humanité par la pratique spirituelle et le même effet: transformer leurs adeptes en des hommes meilleurs. Toutes les religions proposent des préceptes moraux destinés à perfectionner les fonctions de l’esprit, du corps et de la parole. Toutes enseignent à ne pas mentir, ne pas voler, ne pas supprimer la vie d’autrui, etc… L’objectif commun de tous ces principes moraux tels que les établirent les grands maîtres de l’humanité est le renoncement à l’égoïsme. Ces grands maîtres voulaient détourner leurs disciples des chemins propices aux actions négatives, produits de l’ignorance, et les acheminer sur les voies de la bonté.

Toutes les religions s’accordent sur la nécessité de contrôler cet esprit indiscipliné qui nourrit l’égoïsme et d’autres sources d’affliction et chacune enseigne une voie menant à un état spirituel de paix, de discipline, d’éthique et de sagesse. Dans ce sens, je suis persuadé que toutes les religions ont un message dont l’essence est identique. Les divergences dogmatiques peuvent être attribuées aux différences de temps et de circonstances ainsi qu’aux diverses influences culturelles. En vérité, si nous considérons le côté purement métaphysique de la religion, le débat scholastique est sans fin. Mais on gagne beaucoup plus à appliquer dans la vie quotidienne les préceptes communs de bonté enseignés par toutes les religions qu’à vouloir argumenter sur les différences mineures de leurs approches respectives.

Il existe de nombreuses religions différentes pour apporter réconfort et bonheur à l’humanité, de la même manière qu’il existe des traitements particuliers pour les différentes maladies. Car toutes les religions s’efforcent, à leur façon, d’aider les êtres vivants à éliminer la souffrance et à obtenir le bonheur. Et bien qu’il soit toujours possible de trouver des raisons de préférer telle ou telle interprétation des vérités religieuses, il est une raison bien plus importante qui nous pousse à l’unité et elle émane du cœur humain. Chaque religion œuvre d’une manière qui lui est propre afin, d’alléger la souffrance humaine et de contribuer au développement de la civilisation mondiale. Il n’est certes pas question ici de conversion. Par exemple, mon but n’est pas de convertir les autres au Bouddhisme ou simplement de promouvoir la cause bouddhiste. Je m’efforce plutôt, en tant que bouddhiste conscient des besoins humanitaires, de réfléchir au moyen de contribuer au bonheur de l’être humain.

Lorsque je souligne les similitudes fondamentales qui unissent les grandes religions du monde, je ne défends pas une religion particulière au détriment des autres et je ne suis pas non plus en quête d’une nouvelle « religion mondiale ». Toutes les diverses religions du globe servent à enrichir l’expérience humaine et la civilisation de la Terre. L’esprit des hommes étant de capacité et de disposition variées, il requiert donc un éventail varié d’approches pour la paix et le bonheur. Cela se passe exactement comme pour la nourriture. Certains trouvent le Christianisme plus attrayant, d’autres préfèrent le Bouddhisme parce qu’il ne mentionne pas de créateur et que, selon sa philosophie, tout dépend de nos propres actions. Nous pouvons discuter pareillement des autres religions. Tout ceci est donc clair, l’humanité a besoin des diverses religions du monde qui s’accordent aux divers styles de vie, répondent à des besoins spirituels différents et sont l’héritage des traditions nationales de la grande variété d’êtres humains.

Des objectifs communs

Les pratiquants d’une religion qui sont concernés par la paix dans le monde doivent s’atteler à deux tâches primordiales. Premièrement nous devons promouvoir une meilleure compréhension d’une religion à une autre, afin d’atteindre un degré d’unité suffisant pour qu’elles puissent travailler ensemble. Ce sera accompli d’abord en respectant les croyances de chacun, puis en mettant l’accent sur nos préoccupations communes au regard du bien-être des humains. Deuxièmement, nous devons établir un consensus viable sur les valeurs spirituelles fondamentales capables de toucher le cœur de chaque être humain et d’intensifier le bonheur en général. Cela signifie que nous devons mettre en évidence le dénominateur commun à toutes les religions du monde — à savoir leurs idéaux humanitaires. Ces deux étapes nous permettront d’agir sur deux niveaux, individuel et collectif, pour créer les conditions spirituelles nécessaires à la paix dans le monde.

Malgré la laïcisation progressive, fruit de la modernisation mondiale, et en dépit des tentatives systématiques de destruction des valeurs spirituelles dans certaines parties du globe, la grande majorité de 1’humanité croit toujours en une religion ou une autre. Il est clair que, même soumis à des régimes politiques antireligieux, l’homme garde vivante sa foi en une religion, ce qui est la preuve évidente de la force de la religion en tant que telle.

Cette énergie, cette puissance spirituelles peuvent être mises à profit dans le but de faire naître les conditions spirituelles nécessaires à la paix mondiale. Les dirigeants religieux et humanitaires ont ici un rôle important à jouer.

Que nous atteignions ou non ce but — faire régner la paix dans le monde — nous n’avons pas d’autre choix que d’y travailler. Si notre esprit est dominé par la colère, nous perdons la meilleure part de l’intelligence humaine — la sagesse, la capacité de choisir entre ce qui est juste et ce qui est faux. La colère est l’un des problèmes les plus sérieux auquel le monde doit faire face aujourd’hui.

Le pouvoir de l’individu dans la formation des institutions

Dans les conflits actuels, ceux du Moyen-Orient, du Sud-Est Asiatique, le problème du Nord-Sud, etc., le rôle de la colère est plus qu’important. Ces conflits naissent de l’incapacité de reconnaître de part et d’autre notre même nature humaine. La solution du problème n’est pas le développement et l’utilisation d’une force militaire plus puissante, ni la course aux armements. Pas plus qu’elle ne relève de la politique ou de la technologie pure. Tout ce qui est nécessaire, c’est une compréhension aiguë de notre situation commune d’êtres humains, et dans ce sens la solution aux conflits est fondamentalement spirituelle. La haine et le combat ne peuvent apporter le bonheur à personne, pas même aux vainqueurs des batailles. La violence est toujours cause de souffrance et, de ce fait, va essentiellement à l’encontre du résultat espéré. Il est donc temps pour les dirigeants du monde d’apprendre à transcender les différences de race, de culture et d’idéologie et à se considérer les uns les autres d’un nouveau regard: celui qui perçoit que nous avons tous en nous la nature humaine commune. Ce changement d’attitude serait bénéfique aux individus, aux communautés, aux nations et finalement au monde tout entier.

Je suggère que les dirigeants mondiaux se rencontrent environ une fois par an, dans un cadre agréable, sans aucun ordre du jour, dans le seul but de mieux se connaître en tant qu’êtres humains. Plus tard, ils pourront se rencontrer pour discuter de leurs problèmes mutuels et des problèmes du monde. Je suis sûr que beaucoup d’autres personnes souhaitent comme moi voir les dirigeants des différentes nations se rencontrer à la table de conférence dans cette atmosphère de respect mutuel et de compréhension; de la nature humaine de chacun.

Afin de développer les rapports d’individu à individu dans le monde en général, j’aimerais que l’on encourage davantage le tourisme international. Les mass media également, surtout dans les sociétés démocratiques, peuvent contribuer considérablement à la paix dans le monde, en donnant une plus grande place aux sujets d’intérêt humanitaire qui mettent en lumière l’unité ultime du genre humain. Avec la montée au pouvoir de quelques superpuissances dans l’arène internationale, les organisations internationales, dans leur fonction humanitaire, en particulier l’Organisation des Nations Unies, pourront être plus actives et efficaces en assurant le maximum de bienfaits à l’humanité et en encourageant la compréhension internationale. Il serait réellement tragique que les quelques membres tout puissants continuent à détourner de leur seul but des structures mondiales telles que l’O.N.U. pour les mettre au service de leurs seuls intérêts. L’O.N.U. doit devenir l’instrument de la paix dans le monde. Cette structure mondiale doit être respectée par tous, car l’O.N.U. est la source d’espoirs pour les petites nations opprimées et donc pour la planète entière.

Puisque, plus que jamais auparavant, les nations sont économiquement dépendantes les unes des autres, l’homme doit faire porter sa compréhension au-delà des frontières nationales et embrasser l’ensemble de la communauté internationale. En vérité, si nous ne parvenons pas à faire régner une atmosphère de coopération authentique, non pas obtenue par l’intimidation ou l’usage de la force, mais réalisée grâce à une compréhension mutuelle sincère, les problèmes du monde ne feront qu’augmenter. Si le bonheur auquel aspirent et ont droit les hommes des pays les plus pauvres leur est refusé, ils seront naturellement insatisfaits et poseront des problèmes aux pays riches. Si des formes sociales, politiques et culturelles indésirables continuent d’être imposées à des personnes contre leur gré, il est douteux que la paix dans le monde puisse un jour se réaliser. Mais, par contre, si l’on donne aux gens des satisfactions profondes qui leur touchent le cœur, la paix viendra sûrement.

Au sein de chaque nation, l’individu devrait avoir le droit au bonheur, et parmi les nations, le bien-être de chacune, même de la plus petite d’entre elles, devrait être l’objet d’une égale préoccupation. Je ne suggère pas que tel système soit meilleur qu’un autre et que tous devraient l’adopter. Bien au contraire, des systèmes politiques et idéologiques variés sont souhaitables; ils correspondent aux dispositions variées existant dans la communauté humaine. Cette variété provoque la quête incessante de l’homme vers le bonheur. Ainsi, sur la base du principe de l’autodétermination, chaque communauté devrait être libre de développer son propre système politique et socio-économique.

Un travail à long terme

L’établissement de la justice, de l’harmonie et de la paix dépend de nombreux facteurs. Nous devons les envisager comme des bienfaits pour les humains à long terme plutôt qu’à court terme. Je réalise l’énormité de la tâche qui nous attend mais je ne vois aucune autre alternative que celle que je propose, fondée sur le fait que nous partageons tous la même nature humaine. Les nations n’ont pas d’autre choix que de s’inquiéter du bien-être des autres; et ceci non pas tellement par idéologie humanitaire, mais plutôt parce qu’il y va de l’intérêt à long terme de tous ceux concernés. La reconnaissance de cette nouvelle réalité est prouvée par l’apparition d’organisations économiques régionales ou continentales telles que la Communauté Économique Européenne, l’Associations des Nations du Sud-Est Asiatique, etc. J’espère que d’autres organisations similaires, regroupant des nations diverses, verront le jour, particulièrement dans les régions où le développement économique et la stabilité régionale semblent faire défaut.

Dans les conditions actuelles, il est absolument certain qu’il existe un besoin croissant de compréhension humaine et de sens des responsabilités universelles. Pour réaliser de tels idéaux, nous devons développer un cœur bon et aimant, sans lequel ni le bonheur universel ni une paix mondiale durable ne pourront être atteints. On ne peut créer la paix sur le papier. Même si nous défendons la cause de la responsabilité et de la fraternité universelles, les faits montrent que l’humanité est organisée en entités séparées sous la forme de sociétés nationales. Ainsi, il me semble réaliste de penser que ce sont ces mêmes sociétés qui doivent servir de pierres de construction pour bâtir la paix du monde.

Politique et religion

Par le passé, des hommes ont tenté de créer des sociétés plus justes et plus équitables. Des institutions ont été établies, pourvues de nobles chartes chargées de lutter contre les forces asociales. Malheureusement, tous ces idéaux ont été détournés par l’égoïsme. Plus que jamais nous sommes aujourd’hui témoins du fait que les principes éthiques et nobles sont recouverts par le voile de l’égoïsme, particulièrement dans le domaine politique. Un certain courant de pensée nous pousse à nous écarter de toute forme de politique, sous prétexte que la politique est devenue synonyme d’immoralité. La politiqué dénuée d’éthique ne fait pas progresser le bien-être de l’homme, de même que vivre sans éthique rabaisse les humains au rang de bestiaux. Pourtant, la politique en elle-même n’est pas fondamentalement « impure ». Ce sont plutôt les instruments de notre culture politique qui ont déformé les idéaux élevés et les nobles concepts destinés à faire progresser le bien-être du genre humain. Naturellement, certaines personnes, qui se préoccupent de vie spirituelle, s’inquiètent de voir des dirigeants religieux se « mêler » de politique, car ils craignent la contamination de la religion par la politique impure.

Je m’interroge sur cette croyance populaire selon laquelle la religion et l’éthique n’ont pas de place au sein de la politique et que les pratiquants d’une religion feraient mieux de se faire ermites. Une telle vue de la religion est trop unilatérale, elle manque d’une perspective correcte sur la relation que l’individu entretient avec sa société et sur le rôle de la religion dans nos vies. L’éthique est aussi cruciale pour un politicien qu’elle l’est pour un pratiquant religieux.

Des qualités humaines telles que la moralité, la compassion, la modestie, la sagesse… ont été le fondement de toutes les grandes civilisations. Si nous souhaitons voir l’apparition d’un monde plus humain, ce sont ces qualités qu’il nous faut cultiver et maintenir grâce à une éducation morale systématique, dans un environnement social favorable. Les qualités requises pour créer un tel monde doivent être inculquées dès le début, dès l’enfance. Nous ne pouvons pas nous permettre d’attendre que la prochaine génération se charge de ce changement, la génération actuelle doit tenter de ressusciter les valeurs humaines fondamentales. S’il existe quelque espoir, il est dans la génération future, mais à condition que nous effectuions à l’échelle mondiale un changement radical dans notre système éducatif actuel. Nous avons besoin d’une révolution dans notre engagement envers l’humanité et dans notre pratique des valeurs humanitaires universelles.

Il ne suffit pas de faire des appels retentissants pour arrêter la dégénérescence morale, nous devons faire quelque chose à ce sujet. Puisque les gouvernements actuels n’endossent pas de telles responsabilités « religieuses », ce sont les dirigeants humanistes et religieux qui doivent soutenir les organisations civiques, sociales, culturelles, éducatives et religieuses existantes, afin de faire revivre les valeurs humaines et spirituelles. Là où cela s’avère nécessaire, nous devons créer de nouvelles organisations. Ce n’est qu’à ce prix que nous pouvons espérer établir une base plus stable pour la paix dans le monde.

Vivant en société, nous devrions partager les souffrances de nos concitoyens et pratiquer la compassion et la tolérance, non seulement envers ceux que nous aimons, mais aussi envers nos ennemis. Là est la mesure de notre force morale. Nous devons donner l’exemple par notre propre pratique car qui peut espérer convaincre les autres de la valeur de la religion par de simples mots ? Nous devons exiger de nous-mêmes autant d’intégrité et de sacrifices que des autres. Le but ultime de toutes les religions est de servir et d’être bénéfique à l’humanité. C’est la raison pour laquelle il est si important que la religion soit toujours au service du bonheur et de la paix de tous les êtres et ne cherche pas uniquement à convertir les autres.

Deux habitudes très importantes doivent être acquises: celle de l’auto-examen et celle de l’autocorrection. Cela signifie que notre attitude envers les autres doit être constamment surveillée par un examen soigneux de nous-même et immédiatement rectifiée en cas d’erreur.

Pour terminer, quelques mots au sujet du progrès matériel. J’ai souvent entendu les occidentaux se plaindre de ce progrès matériel alors que paradoxalement le progrès matériel a constitué le véritable orgueil du monde occidental. Je ne vois rien de mauvais en soi dans le progrès matériel tant que la priorité est toujours accordée aux personnes. Je crois fermement que pour résoudre les problèmes humains à tous les niveaux, la croissance économique et le développement spirituel doivent aller de pair en une combinaison harmonieuse.

Cependant nous devons être conscients des limites d’un tel progrès. La connaissance matérialiste, de par la science et la technologie, a certes apporté une contribution énorme au bien-être de l’homme, mais elle est incapable d’apporter un bonheur durable. Aux Etats-Unis par exemple, où le développement technologique est peut-être plus avancé que dans n’importe quel autre pays, on endure encore de grandes souffrances mentales. Ceci parce que le type de bonheur que la connaissance matérialiste est en mesure d’apporter est dépendant de conditions physiques. Elle est incapable d’offrir un bonheur qui surgisse d’un développement intérieur, et qui soit indépendant de facteurs extérieurs. Si nous voulons faire revivre les valeurs humaines et établir un bonheur durable, il nous faut chercher dans l’héritage humain commun à toutes les nations de par le monde. Puisse cet essai nous remettre en mémoire, de façon pressante, les valeurs humaines qui nous unissent tous en une seule et unique famille sur cette planète.