L’UNIVERS COMME RÉALITÉ ÉTERNELLE— UN «ÊTRE-LÀ » QUI EST CRÉATION
(Extrait de La révolution du Réel, Krishnamurti, Édition Le Courrier Du Livre 1985)
L’univers serait-il l’image temporelle d’une réalité éternelle et éternellement créatrice, enveloppée dans le mirage des consciences individuelles indestructibles qu’elle aurait engendrées ?
« Ni le temps ni l’espace n’existent pour l’homme qui connaît l’éternel » nous dit Krishnamurti dans ce beau texte intitulé « Neither time… » par lequel s’ouvre le recueil « Poems and Parables ». [1]
Krishnamurti nous parle de deux modes de conscience spécifiques de l’être humain : le mode de conscience égocentrique, qui nous est familier, et celui, tout autre, qu’il prête aux libérés.
Si peu qu’on y réfléchisse, sans vouloir aucunement les solliciter, les propos qu’il nous tient nous font inévitablement penser à deux niveaux de fonctionnement de la conscience humaine qui correspondraient, l’un à une conscience de surface, dotée d’un caractère personnel manifeste ; l’autre à une conscience de profondeur qui, bien qu’accessible à tout individu humain dans certaines conditions, n’appartiendrait en propre à personne, serait au-delà du temps et de l’espace.
Ce qui suggère tout naturellement, chez des esprits tels que les nôtres, une certaine vision métaphysique ou ontologique des choses, qui n’a, en principe, aucune vertu efficace, aucune valeur transformante et ne doit être l’objet d’aucun acte de foi.
Mais il n’y a pas lieu, pour autant, de vouloir l’écarter systématiquement et délibérément de notre pensée. Elle n’est peut-être, en fait, qu’une autre manière, qu’il vaut mieux envisager franchement, de traduire en mots ce que Krishnamurti s’efforce de nous enseigner.
Elle est intellectuelle, certes, mais, encore une fois, elle vient tout naturellement à l’esprit, qu’elle soit vaguement entrevue ou qu’on la formule dans un langage philosophiquement précis.
Elle souffre, bien sûr, de toutes les limitations inhérentes à l’intellect, à la pensée, mais qui n’excluent pas qu’on puisse peut-être, au moyen d’un langage qu’elles affectent, éveiller une intuition qui les dépasse et qui n’est peut-être pas sans intérêt.
Quelle que puisse être, à certains égards, son indigence, cette vision métaphysique pourrait s’exprimer ainsi :
On peut concevoir que ce que nous appelons l’univers — cet univers dans lequel chacun de nous est, à son jugement, inclus — soit une expression ou une image temporelle d’une réalité éternelle, étrangère au temps, ce dernier étant une sorte de mirage qu’elle a créé, mais auquel elle est ontologiquement soustraite. Il est « inclus » en elle mais, si l’on peut dire, elle n’est pas incluse en lui [2].
Quelque chose est là, éternellement là, caché sous le manteau des apparences, et qui est l’être même, la substance de l’être et l’essence de tout.
Cette essence est là depuis toujours. Un « toujours » qu’elle a inventé, de même que l’espace [3], cette autre illusion de la fragmentation apparente de l’être. Mais ni le temps ni l’espace, qui sont ses fabrications engrenées, ne peuvent menacer son essentiel, son immuable « être-là ». [4]
C’est comme si, ayant éternellement su qu’il n’y a pas d’être sans conscience d’être [5], cette mystérieuse source de l’univers et de nous-mêmes avait porté en elle l’exigence de se percevoir elle-même, d’être un objet de conscience pour elle-même. Ce qui, exprimé dans notre perspective temporelle et spatiale, dans notre langage assujetti au temps, signifiait qu’elle dût être dédoublée en apparence pour que pût surgir en elle cette fonction de miroir psychologique indispensable à la vision, à la contemplation de soi. Dédoublement fictif sur le plan de l’être, mais efficace et révélateur.
Elle n’a pas créé le monde, elle est cette création même, cette éternelle création. Il n’est pas en dehors d’elle, si ce n’est en mode imaginaire.
Avec des yeux sans nombre — indestructibles dans leur principe, mais impermanents dans leur manifestation —, elle se regarde elle-même ou, du moins, regarde ce voile d’images dont elle se recouvre, dont elle enveloppe et dissimule sa nudité métaphysique, ontologique. Et elle est au fond de chacun de ces regards, tournés vers l’extérieur, qu’elle a fait surgir [6].
Que cette évocation métaphysique ne puisse nous conduire à la libération, à cette libération vers laquelle, selon Krishnamurti, aucun chemin ne conduit, c’est un fait. Un fait que je n’ai pas le moins du monde cherché à dissimuler.
Mais, après tout, ce que nous dit Krishnamurti lui-même au sujet de la non-individualité de l’être humain ou des états perçus par une conscience libérée de tout égocentrisme, n’est pas, non plus, nécessaire à cette libération même. Laquelle ne nécessite que la prise de conscience totale du processus du moi et de nos propres contradictions, contradictions qui se révèlent insolubles dans le cadre des « techniques » psychologiques que nous mettons en œuvre dans le fol espoir de les résoudre.
(D’après des notes des 7.8. et 28.9.1982, remaniées le 3.10.1982, complétées et transcrites le 13.5.1983)
[1] V. Gollancz Ltd, p. xi, London 1981. Ce texte s’achève par ces lignes admirables et grandioses que je cite ailleurs :
« Le vent du désert balaie la trace du voyageur. Seul s’imprime le pas présent. Le passé, le futur… du sable lissé par le vent ».
[2] J’ai parlé de l’univers comme d’un mirage et je me souviens qu’à un interlocuteur qui lui disait que l’univers était une illusion, H.P. Blavatsky avait répondu en substance, avec autant de profondeur que d’esprit : « Si vous êtes vous-même une illusion, alors l’univers est pour vous une réalité ».
[3] Dire que l’univers tient dans un point est métaphysiquement absurde, car un point s’inscrit dans le concept d’espace, de dimension. L’univers essentiel n’est ni grand ni petit. Il est hors du concept de dimension, étranger à toute dimension, immensurable ; irreprésentable, bien qu’il soit à la source de toute représentation.
[4] Je me suis servi du terme « être-là » comme d’un substitut du mot « présence » dont il n’est pas loin d’exprimer le sens étymologique.
Toutefois, non seulement une « présence » n’est pas, en principe, soustraite au temps, mais encore le mot « présence » est proche parent du mot « présent », lequel a pris, lui, dans de nombreux cas d’emploi, une signification manifestement temporelle, puisque désignant un moment du temps ; moment qui s’oppose à ces autres moments que sont le passé et le futur.
[5] Comme le dit admirablement Berkeley « Etre, c’est percevoir ou être perçu ». On pourra lire aussi ce que j’écris dans le paragraphe qui commence à la page 72 du présent ouvrage.
[6] « L’être qui existe par lui-même nous a donné des sens percés vers l’extérieur ; c’est pourquoi l’homme perçoit le monde qui est en dehors de lui, et non l’âtman qui est en lui » (texte de la Kâthaka upanishad cité par René Grousset dans le Tome I, page 13, de son ouvrage « Les philosophies indiennes », Desclée De Brouwer, Paris 1931).