(Extrait de La révolution du Réel, Krishnamurti, Édition Le Courrier Du Livre 1985)
L’action de la prise de conscience est, comme je l’ai déjà dit, un phénomène psychologique naturel qu’on observe, dans la vie courante, lorsqu’on découvre soudainement et perçoit très clairement qu’une conduite particulière est, de façon indiscutable et flagrante, foncièrement et irrémédiablement inapte à produire l’effet, le résultat qu’on en attendait et en vue duquel on l’avait adoptée.
Cette perception entraîne une chute, un retrait instantanés de l’énergie et de l’attention qui se trouvaient jusque-là investies dans la mise en œuvre et l’entretien de cette conduite.
Ce retrait de l’énergie et de l’attention qu’on avait jusqu’alors accordées à cette conduite se traduit lui-même par une décoloration, un effacement soudains de toutes les images qui étaient associées dans notre esprit à la conduite en question, de toutes les directives qui la concernaient et en assuraient la continuité active, la programmation ; de tout ce qui donnait forme et force à cette conduite.
N’intervenant plus dans cette entreprise qui a perdu son sens et son attrait, dont la valeur efficace s’est avérée nulle, tous ces éléments se décolorent et s’éteignent, sont perdus de vue comme on perd de vue les êtres et les choses auxquels on n’accorde plus aucun intérêt, dont on n’attend plus rien pour l’enrichissement, l’épanouissement de sa propre vie ; qui intervenaient dans des activités qui ont cessé d’être nôtres.
Mais notre attention se reporte sur d’autres activités, d’autres êtres ou objets qui entrent dans le cercle de ces nouvelles activités.
Là, il y a passage d’une forme d’activité à une autre. Notre intérêt change d’objet, d’autres images viennent attirer et retenir notre attention, nous gardons présentes à l’esprit d’autres initiatives, nous poursuivons l’exécution d’autres projets.
Tout cela est banal et aisément observable dans la vie de tous les jours.
Mais si nous découvrons tout à coup que toutes nos conduites psychologiques sont, dans leur principe même, inconséquentes, fondamentalement inaptes à nous procurer ce que nous en espérons, ne sont que des entreprises aveugles et irrémédiablement vouées à l’échec, les mêmes désaffections, les mêmes désintérêts qui s’étaient manifestés à propos d’une conduite particulière se manifestent à propos de la totalité de nos conduites. Et, si naturel que cela puisse être, nous sommes placés par cette désaffection générale, par ce désintérêt global, dans une situation très étonnante et sans précédent, une situation que nous n’avions jamais connue.
Notre attention ne se détourne plus de certains objets, de certaines conduites, de certaines images pour se reporter sur d’autres, et notre énergie ne se borne plus à changer de point d’application.
Dans l’ordre de tout ce qui est usuellement concevable, cette attention et cette énergie n’ont plus d’objet d’intérêt ou de point d’application perceptibles. Elles sont devant une sorte de vide énigmatique et inattendu.
En l’absence de tout projet, de toute image, notre conscience se trouve comme enveloppée soudainement dans le silence et dans la nuit. Une nuit d’où va bientôt jaillir un indicible éclair.
Car l’espace intérieur laissé vide par l’effacement de nos intentions et représentations coutumières, par la dissolution subite de toutes les images qui nous étaient familières, va se remplir tout à coup d’une présence, d’une lumière inattendues. D’une présence et d’une lumière qui sont celles-mêmes de la vie dans toute sa profondeur insoupçonnée.
C’est la libération.
12.1.1984 — 10.4.1984