Écrit en 1978.
Le christianisme est une théorie générale du Réel. C’est même l’une des quelques théories actuellement existantes sur notre planète, avec le bouddhisme, le marxisme et quelques autres, en tout petit nombre. Je sais fort bien que cette affirmation fera bondir maints chroniqueurs, laïcs ou ecclésiastiques, qui passent leur temps à répéter, depuis des années, à longueur de colonnes ou de livres, que le christianisme n’est pas une doctrine, ni une métaphysique et que le contenu intelligible du christianisme n’a quasi aucune importance. Ils s’efforcent de vider le christianisme de son contenu pensable, de son aspect théorique. Forcément, si l’on enlève la pensée, il ne reste plus qu’un contenu pratique. Aussi bien s’efforcent-ils de réduire le christianisme à n’être qu’un humanisme et même parfois à n’être qu’une politique.
Les évêques du monde entier se sont demandé il y quelque temps à quelles conditions le christianisme peut être communiqué aux générations qui viennent. Dans une chronique précédente, nous avons indiqué une première condition : c’est que le langage utilisé pour communiquer le contenu de la doctrine chrétienne soit intelligible pour les intelligences, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui (La catéchèse, 2 décembre 1977, p. 87). Une autre condition, plus fondamentale encore, c’est que le christianisme soit exposé dans sa plénitude, dans toutes ses dimensions pratiques mais aussi et d’abord théoriques. Car dans le christianisme orthodoxe, la pratique résulte de la théorie, elle en est une conséquence et on ne peut comprendre les exigences pratiques du christianisme que si l’on a compris en quoi consiste la doctrine chrétienne, la théorie chrétienne du réel.
L’erreur fatale, depuis plusieurs générations, a consisté à diminuer le plus possible cet enseignement théorique, en sorte que la doctrine chrétienne n’est plus connue. La question fondamentale qui se pose pour l’Église en cette fin du XXe siècle est celle-ci : à quelles conditions le christianisme pourra-t-il présenter un intérêt pour les intelligences de demain comme une théorie générale du réel, désirable, aimable et vraie.
En quoi consiste donc cette théorie générale du Réel qu’est le christianisme orthodoxe, celui des Pères, grecs et latins, celui des Docteurs à travers les siècles, y compris et même d’abord les Docteurs mystiques comme saint Bonaventure, sainte Thérèse d’Avila et saint Jean de la Croix, celui des Conciles œcuméniques ?
Le christianisme est une doctrine selon laquelle la Création tout entière, — l’Univers physique et tout ce qu’il renferme, l’Homme le dernier paru, — est une œuvre qui comporte une finalité, un dessein. Le but de la Création, selon cette doctrine, c’est finalement de constituer un être capable de prendre part à la vie de l’Unique incréé, d’une manière personnelle, sans confusion des personnes, sans confusion des natures. Et c’est la raison pour laquelle, selon le christianisme orthodoxe, le Christ est la cellule mère et le Germe de cette nouvelle création, parce qu’en lui se réalise effectivement ce qui est visé depuis le commencement : l’union de l’Homme créé à Dieu l’incréé. Selon le christianisme orthodoxe, le Christ est donc celui par qui, en qui toute la Création trouve son achèvement et sa consistance, il est la clef de voûte de toute la Création qui est en ce moment inachevée. Et l’homme créé est appelé à coopérer activement et intelligemment à cette création inachevée, de même que dans l’unique personne du Christ l’intelligence humaine, la volonté humaine, la liberté humaine coopèrent activement avec l’intelligence, la volonté et la liberté divines. Il existe donc une relation entre la cosmologie — la théorie de l’Univers — et la christologie, la science qui a le Christ pour objet. L’Univers, la Création tout entière ne peuvent pas s’achever, se réaliser sans le Christ qui est le but de toute la Création puisque c’est en lui que s’effectue ce qui est visé depuis le commencement.
Voilà donc une théorie générale du Réel qui est distincte du bouddhisme, du marxisme, du taoïsme, du matérialisme anglo-saxon.
Reste à savoir si cette théorie générale du Réel est vraie. La tradition chrétienne orthodoxe unanime affirme que tout cela est vérifiable, tout cela doit être vérifié par l’intelligence humaine, et celle-ci ne doit accorder son assentiment qu’après avoir vu de ses yeux que cette théorie est vraie. Comment faire ? Que l’Univers soit une création, et une création en train de s’effectuer, c’est ce que l’analyse rationnelle peut établir en partant de l’expérience universelle : c’est cela l’analyse philosophique.
Que l’humanité soit en régime de transformation, depuis bientôt vingt siècles, sous l’influence et l’action actuelle du Christ, c’est aussi ce que l’analyse fondée dans l’expérience peut établir. Que la Révélation soit un fait, c’est ce que l’intelligence doit aller vérifier en étudiant ce qui s’est passé dans ce peuple hébreu dont le christianisme est issu. La Révélation n’est rien d’autre que la communication par Dieu le créateur d’une nouvelle information créatrice. Tout, dans l’Univers et dans la nature, est créé par la communication d’une information nouvelle, d’un nouveau message. La création d’une nouvelle humanité est aussi réalisée par la communication d’un message, d’un enseignement, qui s’adresse à l’intelligence de l’homme. Que l’Incarnation, c’est-à-dire l’union de l’Homme créé à Dieu incréé, soit un fait, c’est aussi ce que l’intelligence humaine doit aller vérifier en étudiant de près ce qui s’est passé autour des années 30 en Judée et en Galilée. Jamais l’assentiment de l’intelligence ne doit être aveugle. La question est de savoir si l’enseignement chrétien, l’enseignement évangélique, est bon, est positif pour l’homme : cela aussi doit être vérifié en utilisant tous les moyens dont nous disposons aujourd’hui. Finalement, la question est de savoir si le message chrétien crée en effet, ou non, une humanité nouvelle et sainte : cela encore doit être l’objet d’une analyse critique.
Paul, dans l’une de ses lettres aux chrétiens de Corinthe, dit en substance ceci : Jusqu’à présent, je vous ai donné du lait mais non pas de la nourriture solide, car vous êtes encore des bébés dans le Christ et vous êtes incapables de supporter la forte nourriture de la connaissance et de la science du Christ. — De nombreux prédicateurs aujourd’hui semblent avoir opté pour un régime très différent de celui que Paul estime finalement nécessaire. Ils imposent aux intelligences un régime à base de bouillie au lait et cela jusqu’à la fin de leurs jours, un régime pour édenté. Il n’est pas étonnant que les jeunes intelligences qui s’initient aux théories scientifiques modernes, aux mathématiques modernes, à la physique moderne, à la biologie moderne, vomissent cette nourriture. Il serait temps de passer à la nourriture solide. Une théorie quelconque n’est acceptable que si elle est consistante et vraie, c’est-à-dire fondée dans la réalité objective. Cette condition est valable aussi pour le christianisme.