(Revue Voir. No 9. Printemps 1983)
Nécessité des compensations
Comme les maîtres du Tch’an, Jésus met l’accent sur le travail négatif qui consiste à se désencombrer pour voir juste. Autant dire que notre société moderne, avec ses multiples conditionnements, laisse peu de place à l’aventure du Royaume, à l’isolement, à l’interrogation qui provoque la réflexion, à l’intériorisation qui prélude à l’éveil. Le catéchisme, cette somme de recettes théologiques, constitue déjà un endoctrinement préjudiciable à l’expérience. En effet, toute théorie qui est imposée avant que ne naisse l’interrogation représente un handicap à la structuration de l’individu, car, comme nous allons le montrer, une spiritualité comprise dans le sens d’une opposition à la nature doit être répudiée et remplacée par une attitude d’accueil à la vie. En effet avant de « perdre sa vie » — autrement dit, avant de renoncer à l’affirmation de son moi à cause du Soi —, il faut l’avoir vécue. Or, on ne peut la vivre pleinement que si l’on est délivré de tout mensonge envers soi-même.
Dans un premier temps; qui est celui de sa formation physique et psychique, l’homme doit vivre sa vie naturelle, cette vie qui, dès la naissance, l’invite à explorer le monde extérieur. C’est son être phénoménal qui participe à cette première réalisation dans le temps et l’espace où il cherche ses compensations et où il doit les trouver sous peine de perturbations; car, si des incidents de parcours, surtout dans la petite enfance, viennent à entraver ce développement, il s’ensuivra des névroses ou des psychoses qui apparaîtront au moment de la formation, ou plus tard, sous forme de blocage empêchant un véritable épanouissement. On a dit à juste titre que le « non vécu » était plus traumatisant que le « trop vécu ». Dans la perspective de la réalisation intemporelle, il importe que la phase naturelle du développement humain se déroule dans des conditions satisfaisantes.
Hélas! pour une réussite, combien de ratages, surtout dans les milieux intellectuels! La structure psychique présente des lacunes parce que l’une ou l’autre des facultés sont restées à un stade infantile. C’est du reste souvent la vie affective qui a été plus ou moins perturbée par les premiers contacts de l’enfant avec le milieu ambiant. De là l’importance capitale du rôle de la mère durant les trois premières années de l’enfant. Si la mère n’est pas pour l’enfant le havre de paix, de confiance et d’amour qu’il cherche instinctivement, c’est toute une destinée qui est compromise, car l’école, au lieu de favoriser un développement équilibré, accentue encore les déficiences premières.
Le climat dans lequel vivent les jeunes mères dans nos sociétés modernes est souvent néfaste à leur épanouissement et, par voie de conséquence, à celui de leurs enfants. Au départ donc les chances de réalisation humaines sont minces et s’amenuisent de plus en plus. Et lorsque les conditions physiques et psychiques sont réunies, la réalisation n’est pas acquise, tant s’en faut. En effet, celle-ci suppose le dépassement des divers dualismes et en particulier de celui qui met traditionnellement aux prises dans un affrontement stérilisant la chair et l’esprit.
L’ange et la bête
Il n’est pas nécessaire d’aller chercher chez les jansénistes ou chez les calvinistes une attitude négative envers les qualités naturelles qui permettent à la vie de s’exprimer, de se perpétuer, de s’accomplir; elle est décelable tout au long de l’histoire des Eglises chrétiennes. Ainsi, les sources mêmes de la vie deviennent suspectes, et, de positives qu’elles sont dans l’ordre naturel par rapport à la mort physique, elles ont été inversées dans l’ordre moral et entachées de faute dans l’esprit de beaucoup de gens, engendrant ainsi de profondes névroses qui traînent avec elles tout un cortège de refoulements, de déviations, de perversions, de dépravations et de débordements.
La sublimation est le cas type d’une transformation et d’un transfert de la force que représente la pulsion sexuelle. Cette force est mise à la disposition d’un idéal religieux ou même d’un travail intellectuel. Elle représente une énergie extraordinairement grande; et la sublimation comporte cette particularité de mobiliser, sans en affaiblir l’intensité, l’essentiel de cette force. La chasteté demandée aux prêtres, aux moines et aux religieuses représente une forme de sublimation. Le vœu de chasteté ne prend tout son sens que lorsque les instincts et le devoir ont cessé de s’opposer. Sinon, les pulsions sexuelles vont donner lieu à des refoulements, des inhibitions, des formations réactionnelles. La sublimation elle-même avortera et deviendra au mieux une idéalisation. Or on connaît l’adage: « Qui veut faire l’ange, fait la bête. »
Dans cette perspective dualiste, le choix demandé est, sauf exceptions, prématuré. L’engagement n’est pas réellement pris en connaissance de cause, et l’énergie est ainsi mobilisée en pure perte. On n’insistera jamais assez sur les conséquences de certaines contraintes à un âge où des engagements irréversibles ne peuvent être pris parce que des données essentielles font défaut. Le besoin de perfection, l’influence de l’entourage, le désir de montrer de soi-même une image idéale, invitent l’ange à étrangler la bête, à refouler les pulsions inconscientes et à ne pas donner droit de cité à toute une partie intégrante de l’être. Il se crée ainsi un procès profond. Or celui-ci ne peut avoir une issue favorable que si la bête est en bonne santé. Sinon la réalisation angélique serait compromise et la brouille intérieure pourrait aller jusqu’au suicide, car la bête ne peut attendre, passive, le jugement d’une juridiction supérieure. Ce serait l’état de guerre entre les pulsions et l’idéal. Les exigences de la bête tendent à s’exprimer avec d’autant plus de force qu’elles sont réprouvées par les instances supérieures. Dans le moment où l’acte sexuel, normal ou dévié, s’accomplit, le sujet en éprouve un soulagement. Il se sent libéré de l’angoisse. Cependant, celle-ci ne tarde pas à revenir, augmentée de la culpabilité. Le refoulé ne se rend pas compte que ses pulsions aboutissant à l’acte sexuel, même prohibé, sont salutaires car il vise au rétablissement d’un équilibre compromis.
Il importe que le sujet ait une vision juste de son état, sinon son cas ne manque pas de s’aggraver. S’il n’est pas à même d’analyser son comportement, il aura tendance à s’identifier à sa faute qui, peut-être, lui fait horreur. Avec les meilleures intentions du monde, il s’est fourvoyé et il risque de tourner dans un cercle vicieux, s’il ne réussit pas à se rendre compte de l’erreur d’aiguillage et du processus qui l’ont conduit à l’impasse. Le travail de redressement n’est pas aisé car le « pécheur » a contre lui la morale établie dont le pouvoir coercitif est beaucoup plus grand qu’on ne le suppose généralement. Or, le fait de placer sa dérogation sur le plan de la culpabilité ne peut qu’enfoncer le pécheur dans sa névrose. Au contraire, s’il arrive à accepter ses pulsions sans se culpabiliser et à considérer les contraintes morales sous leur aspect social, il réussira à apaiser son angoisse. Par contre, le fait de prendre des résolutions énergiques ne peut, que donner au patient des succès momentanés suivis de rechutes aggravées.
Les ordres extérieurs ou intérieurs ne font qu’envenimer le conflit entre deux contraires, l’une sociale et l’autre personnelle. Le refoulement sexuel est essentiellement un conflit intérieur dont la guérison nécessite une thérapeutique psychologique adéquate qui relève des spécialistes.
Ce qu’il faut souligner, c’est l’importance de l’état intérieur de celui qui recherche sa réalisation. La liberté et l’harmonie ne peuvent s’instaurer que chez l’homme qui a surmonté le dualisme: ce qui suppose que sa vision compensatrice du monde a pu se faire d’une façon aisée et naturelle favorisant une acceptation sans laquelle la vie conduirait au désespoir.
L’homme qui reste dans l’optique dualiste tend à accorder au principe positif une valeur exclusive par rapport au principe négatif et à l’identifier à Dieu, tandis que le second devient le Diable. Cette opposition est contraire à l’idée de l’Etre suprême qui englobe les inverses complémentaires. Dès lors, l’existence du Diable en face de Dieu pose à l’homme des problèmes que les théologiens s’efforcent de résoudre, sans arriver à convaincre ceux qui veulent dépasser une conception anthropomorphique de la divinité et se situer au-delà du dualisme bien-mal.
Notre instinct de sauvegarde nous oriente vers ce qui est positif et nous pousse à écarter ce qui est négatif; jusqu’ici, tout se passe naturellement. Mais notre mental ne s’en tient pas à ces données de la conscience organique. Il qualifie de bons les élans constructeurs et de mauvais les élans destructeurs et il pense que sa progression est liée à l’élimination des éléments mauvais afin de ne laisser subsister que les qualités. Il s’imagine un Paradis, où les aspects négatifs de la vie n’existent pas. L’image du saint qu’il se représente ne comporte que ces qualités positives. Les vertus n’ont pas de contrepartie ou du moins l’idéal veut qu’elles n’en aient point. Les litanies de la Vierge ne chantent que les vertus. La légèreté et la transparence de l’esprit sont jugées préférables aux pesanteurs de la chair vouée à la décomposition. L’âme est le principe immortel de son pauvre compagnon le corps qui sera réduit en poussière, etc.
L’angélisme résulte d’un choix où une partie de l’être humain a été sacrifiée au profit de l’autre: il manque le but visé: l’accomplissement. Celui-ci ne peut être entrevu que si l’homme a risqué la rencontre avec le Dragon, c’est-à-dire avec ce qui offense et nie la partie positive de l’Etre. Symbole chez certains peuples du mal et des ténèbres, le Dragon prend la figure du Démon que terrassent un saint Michel et un saint Georges.
Nous savons, surtout depuis Freud, que l’animal terrifiant est en nous comme en une prison et qu’il demande une issue. Affronter la bête, l’accepter en nous plutôt que de vouloir l’écraser; tolérer qu’elle cohabite avec l’ange dans le même personnage, comme l’ivraie avec le bon grain, tel est, en définitive, l’enseignement de Jésus, tel est également celui des grandes traditions qui ont aimé les animaux fantastiques et les ont assimilés aux phénomènes naturels. Tandis que Jésus se situe dans la lignée de la pensée orientale, il n’est pas douteux qu’un saint Michel ou un saint Georges continuent une tradition paulinienne. En attendant l’unification, nous vivons partagés entre la « terre » et le « ciel », déchirés entre le « bien » et le « mal ». La tradition nous enseigne que la création résulte du jeu de trois forces, l’une positive, l’autre négative et une troisième qui unifie les deux premières. La troisième force ne peut entrer en jeu qu’à partir du moment où l’homme accepte les éléments positifs et négatifs de son comportement, et où il renonce aux partialités de son mental. Peu à peu, l’homme arrive à surmonter le dualisme en assumant les éléments positifs et négatifs de son comportement. Peu à peu, il se rend compte que les joies sont passagères et qu’il ne parvient pas, quoi qu’il fasse, à éliminer la souffrance. Les épreuves, les désillusions dans la recherche d’un bonheur qui ne livre que sa trace, l’amènent à s’interroger. Le poète se fait l’écho de cet ardent sanglot:
« Je ne vois pas clair dans tes offres.
Le petit peu que je veux, jamais tu ne l’apportes,
A cause de ce manque, j’aspire à tant,
A tant de choses, à presque l’infini…
A cause de ce peu qui manque,
que jamais tu n’apportes » (Henri MICHAUX, Ma vie. La nuit remue, 1932)
Mais pourquoi la vie ne tient-elle pas ses promesses? Dieu semble être l’auteur de notre cécité puisqu’il crée le monde des phénomènes et tourne nos sens vers les phénomènes. Et puis, petit à petit, la vie se dévalue par l’absurdité qu’elle comporte. Notre aspiration au bonheur n’est pas satisfaite; elle le sera de moins en moins, et c’est ce qui nous fait assister au spectacle affligeant de tant d’hommes qui, n’ayant pas réalisé les promesses qu’ils portaient en eux, sont marqués dès l’entrée dans l’âge mûr par un phénomène de dégénérescence.
(… )
Une thérapeutique ordinaire peut soulager un état fortement névrotique, mais la psychanalyse a un objectif limité. (…) Dans la seule perspective de l’analyse, le traitement pourra tout au plus améliorer des mécanismes compensatoires. Or, c’est d’un éveil qu’il doit s’agir, d’un accès au monde de la réalisation intemporelle. La transformation radicale que propose le Tch’an est celle où le moi aura perdu toute consistance au point de n’être plus ni sujet ni objet. Il aura perdu la bataille qu’il devait perdre. N’étant plus ni sujet, ni objet, il sera désarmé, incapable d’une lutte quelconque, sans recours, même celui du suicide, et sans ressource, car, tant qu’il est à même de se supprimer, il est encore agissant. A ce moment dramatique de son existence, le patient, plongé dans un abîme de torture, a besoin d’un maître pour le guider dans sa mort à lui-même et dans sa nouvelle naissance.
Extrait de Emile Gillabert, Paroles de Jésus et pensée orientale, éditions Métanoïa, I974, pages 70 à 77
Principaux ouvrages de ÉMILE GILLABERT:
Saint Paul ou le Colosse aux pieds d’argile, 1974 ;
Paroles de Jésus et Pensée orientale, I974 ;
Moise et le Phénomène judéo-chrétien, I976 ;
Évangile selon Thomas, I979 ;
Jésus et la Gnose, éd. Dervy-Livres, 1981.