Robert Powell
Vivre l'essentiel

Il faut beaucoup d’énergie pour saisir l’instant sans dépendre de la durée ; cela devient une vigilance nécessaire. Croire que lorsqu’on a acquis une compréhension générale des voies de la pensée, on peut se détendre et s’imaginer que l’on est arrivé, est une illusion. Selon moi, il n’y a pas du tout d’arrivée, il n’y a qu’une poursuite, un voyage interminable.

Robert Powell (1918-2013) est né à Amsterdam. Après avoir obtenu un doctorat en chimie de l’Université de Londres, il poursuit une carrière d’abord comme un chimiste industriel et plus tard comme un écrivain de science et rédacteur en Grande-Bretagne et aux États-Unis. Son exploration de la spiritualité a commencé dans les années 1960. Sa quête l’a amené au Zen et plus tard à un certain nombre de maîtres spirituels dont J. Krishnamurti, Ramana Maharshi et Nisargadatta Maharaj. Avec Wei Wu Wei, Douglas Harding et Alan Watts, Robert Powell était un des pionniers qui ont contribué à répandre les enseignements de la non-dualité. Il a écrit plusieurs livres s’inspirant des enseignements non duels et de son propre vécu et a édité trois livres d’entretiens avec Nisargadatta. Il a passé la dernière partie de sa vie avec son épouse Gina, à La Jolla, en Californie.

(Extrait de L’esprit Libre 1977)

Les lettres suivantes sont un choix représentatif de celles que je reçois et je les crois d’un grand intérêt. Elles expriment différents points de vue. Je les ai incluses dans ce livre en me disant qu’elles le feraient ressembler à un forum public plutôt qu’à une dissertation d’auteur. J’espère que de cette façon, l’ouvrage contribuera efficacement au brassage des idées et au changement des personnalités ; ces différents témoignages viennent étayer et diversifier le point de vue de l’auteur qui ne veut pas être considéré comme un maître à penser.

Mme J. S., Johannesburg, Afrique du Sud

Cher M. Powell,

Je ne suis pas sure que cette lettre vous parviendra. Je viens de terminer votre livre le Zen et la réalité qui m’a éclairé sur plusieurs points. Vos remarques et extraits sur Krishnamurti m’ont particulièrement intéressé, j’avais étudié son enseignement pendant plusieurs années. C’est un sujet intéressant et absorbant ; je cois que c’est la seule chose qui compte, après avoir vu la futilité des choses. J’ai traversé une période de profonde mélancolie et je me suis longtemps apitoyée sur moi-même en voyant que la vie joue un vilain tour à l’humanité, mais je vois maintenant que le conflit a été créé par moi — ce moi, ravisseur de bonheur.

L’énoncé que fait Krishnamurti sur l’auto alimentation perpétuelle du moi à chaque instant est bien fondé et pertinent. Il m’a ouvert les yeux et je peux maintenant percevoir l’importance de cet « instant » par l’observation du mouvement de la pensée. On dirait que cela met un terme au temps.

Tout ce que nous désirons connaître, poursuivre, ne semble qu’une illusion ; il ne reste plus qu’à écouter. C’est merveilleux de se défaire du lourd poids des connaissances qui flattaient notre moi, et de vivre dans un monde différent où plus rien n’a d’importance véritable. Mais je me demande, si une certaine importance doit continuer à exister, et qu’elle en ai, alors, la raison.

Peu de gens s’intéressent à cette question, mais j’apprends avec beaucoup d’enthousiasme que quelques-uns se sont libérés des conflits et des tristesses de ce monde.

Sincèrement

J.S.

Chère Madame S.

Il est malheureusement vrai, comme vous l’écrivez, que « peu de gens s’intéressent à cette question ». On pourrait peut-être se demander si, parmi ceux qui se disent intéressés, il y en a beaucoup qui comprennent de quoi il s’agit, et combien parmi ceux-là sont vraiment sérieux.

Découvrir que le soi est la cause de la tristesse et de la misère implique que pour la première fois, l’on devienne responsable tout à fait. Quand on réalise que ce sont les pensées qui causent la tristesse, et non quelque chose d’extérieur, on en arrive au véritable point de départ de la méditation ; plus jamais nous ne chercherons de direction ou de salut en s’adressant à une divinité ou à une personne en dehors de nous.

Quand on dit, comme vous le faites dans votre lettre, que « rien n’a plus d’importance », cela est vrai jusqu’à un certain point seulement. On peut énoncer paradoxalement, et ce serait tout aussi valable, que toute chose que l’on dit ou pense ou fait devient très important à partir du moment où l’on a saisie la vanité de toute chose. Plus que jamais, il importe de vivre selon l’essentiel (qui pourrait être sur le même pied que la « vie spirituelle » ou vie dépouillée de tout superflu), sinon on risque de retomber dans un nouveau dilemme et de créer autour de soi plus de confusion encore et d’autres conflits.

Il faut beaucoup d’énergie pour saisir l’instant sans dépendre de la durée ; cela devient une vigilance nécessaire. Croire que lorsqu’on a acquis une compréhension générale des voies de la pensée, on peut se détendre et s’imaginer que l’on est arrivé, est une illusion. Selon moi, il n’y a pas du tout d’arrivée, il n’y a qu’une poursuite, un voyage interminable.

On a écrit beaucoup de livres qui tendent à nous laisser croire qu’il y a un point d’arrivée (peut-être même mon livre le Zen et la réalité a-t-il ce défaut) et que l’on peut se reposer comme après avoir passé un examen. Cette sorte de proposition est basée sur une fausse idée de la durée. Car comme vous le dites, lorsqu’on est conscient, que l’on vit avec les faits, avec la réalité, il n’y a plus de durée, le temps n’existe plus. Cependant, au moment même où nous négligeons cette vigilance, la vieille dualité de l’observateur et de l’observé réapparaît : l’observateur regardant l’observé à travers tout son héritage de souvenirs, d’expériences, d’idées toutes faites qui l’empêchent de saisir l’essentiel. Chaque instant doit donc être une découverte toute neuve et la vie un enseignement permanent.

Sincèrement

   R.P.