André Niel
Message krishnamurtien et doctrine marxiste

Vous parlez de la « complexité de la vie », et des contingences où elle s’exprime. Mais cette complexité n’est justement qu’apparente. La vie des individus est d’une effarante simplicité, car elle se réduit pour chacun à n’être qu’un rouage dans l’immense superstructure de la contradiction de l’homme par l’homme. Chacun de nous ne pense et ne vit encore — tout à fait primitivement — que par contradiction à ceci ou à cela, à ceux-ci ou à ceux-là : on est contre la religion ou contre l’athéisme, contre la bourgeoisie ou contre le prolétariat, etc… La tendance est universelle et sans doute spontanée. C’est pourquoi il est si difficile d’y échapper ! Et pourtant, là serait notre seule chance de salut.

(Extrait de Krishnamurti et la Révolution 1953)

Je remercie Léonard Sainville [1] de sa collaboration à cette discussion. Elle est le résumé de plusieurs entretiens tenus au cours de diverses rencontres amicales. Une telle collaboration eût été, certes, impossible, si, au départ, ne nous eut rapproché le sentiment commun de la nécessité d’une réforme générale et profonde des rapports sociaux.

Tout de suite, évidemment, les espoirs et les méthodes divergent. Mais une autre commune certitude vient alors rendre possible le dialogue, malgré d’essentielles divergences. C’est que l’idéal révolutionnaire pose de si graves problèmes qu’aucune opinion ou proposition touchant à ces problèmes ne saurait être tenue a priori pour négligeable sans qu’il résultât de ce parti-pris une évidente preuve de faiblesse et un nouveau facteur d’ignorance.

A. N. — Je suis entré, pour moi, en contact avec la pensée de Krishnamurti de la manière la plus banale, en feuilletant négligemment un volume pris au hasard sur les rayons d’une Bibliothèque Municipale. Mais que étonnement fut le mien ! Je découvrais enfin un penseur, sinon un philosophe, qui me semblait « lisible ». J’étais, enfin, devant une pensée libérée de la contradiction et de l’absurde !

L. S. — Je ne m’étonne pus du tout, pour mon compte, que Krishnamurti ait éveillé en vous de si agréables résonances. Je crois pouvoir dire qu’il procède, comme vous, de ce que vous me permettrez pour l’instant, faute de disposer d’une terminologie plus précise, d’appeler idéalisme. Comme les vôtres, ses démarches, dont je reconnais volontiers l’absolue générosité et le désir d’humanisme, s’entendent à ne pas vouloir suivre les concours du réel, à faire fi en toute sérénité des contingences où s’exprime la complexité de la vie, et qu’on n’a pourtant pas le droit de supprimer d’un trait de plume !

A. N. — Quand je vous ai prêté ce volume [2], en insistant sur l’intérêt qu’il présenterait pour vous, j’avoue que je n’avais aucune idée de vos réactions…

L. S. — Soyez tout de suite convaincu, mon cher Niel, que Krishnamurti n’est pas parvenu à me séduire, ni à ébranler les fondements rationnels sur lesquels se base ma critique marxiste des sociétés humaines et des comportements humains, quoique sa visible honnêteté et son non-conformisme intellectuel aient déterminé en moi une attentive compréhension. Je l’ai immédiatement rattaché à la lignée prestigieuse des grands philosophes orientaux, habiles à disserter des problèmes de l’homme en toute fraîcheur d’esprit. Il y ajoute la contemplation nouvelle, la réflexion insinuante et parfois angoissée sur une vie humaine totalement transformée par l’utilisation des techniques modernes, et par là engagée dans des rapports sociaux d’un type nouveau. Je reconnais volontiers son adresse à poser clairement certains problèmes. Je suis également prêt à reconnaître son désintéressement, qui ne semble pas toujours être bien compris. Mais surtout — et là réside une de ses principales originalités — il nous invite à penser par nous-mêmes, en tournant le dos à tout dogmatisme. Il faut malheureusement regretter, chez lui, un manque absolu d’informations, touchant certains sujets, et une confiance par trop naïve dans l’excellence du bon jugement en soi.

« Connais-toi toi-même » ; en ce seul précepte résiderait toute vérité, tout bonheur, le secret de l’existence, affirme-t-il ; or, cette façon toute socratique de ramener le problème de l’homme à celui de la connaissance de soi n’a rien d’original, et ne satisfait pas. « L’homme vraiment serein est celui qui comprend ce qui est » dit-il encore. Cette conscience de tout, cette compréhension de tout, paraît être la pierre angulaire de son système. Mais encore ? Comment parvient-on à la compréhension ? Ce n’est pas, en tout cas, par l’effort, puisque pour lui l’effort, le devenir, opposent justement l’homme à sa réalité éternelle ! Avec Krishnamurti, on tourne toujours autour de la question… On n’en finirait pas de citer les passages où, au milieu de formules saisissantes, d’aphorismes acceptables, de remarques fondées et solides, se délaie le sophisme. Krishnamurti distribue la certitude, mais c’est une certitude qui s’apparente à la révélation !

Quand, du plan purement métaphysique ou métapsychique, où il peut encore sembler triompher assez souvent (mais encore faudrait-il l’amener à une discussion moins lâche) nous passons aux questions proprement sociales, le marxiste que je suis découvre sans plaisir que Krishnamurti a négligé de s’informer et qu’il peut, avec le plus grand aplomb, avancer les affirmations les plus invraisemblablement désarmantes. « Bravo Krishnamurti — peuvent s’écrier ceux qui, malgré lui, n’en sont pas moins des privilégiés — vous ne nous inquiétez nullement, et avec vous on peut dormir tranquilles ! »

A. N. — Je vous remercie, mon cher Sainville, de votre franchise. Tout ce que vous m’avez dit me confirme dans mon opinion que la vérité, si elle est difficile à découvrir, l’est peut-être encore plus à exprimer ! La vérité sur l’homme et sur la vie, Krishnamurti me semble l’avoir atteinte. Il se consacre maintenant à l’expression de cette vérité. Mais c’est là une tâche terriblement difficile et ingrate. C’est pourquoi il faut le lire en allant au devant de lui, et non en se tenant sur ses gardes.

Je rejette de toute mon énergie votre comparaison — même atténuée par vos aimables réserves — avec l’idéalisme. Les vieilles étiquettes ne peuvent plus ici servir. Nous sommes au sein d’une mentalité où les anciens antagonismes se sont dissous !… Pouvez-vous, mon cher Sainville, empêcher quelqu’un de penser non-contradictoirement, c’est-à-dire pour jamais en accord avec soi-même, jusqu’au plus profond de soi ? Je ne le pense pas. Or, le mot idéalisme n’est qu’un cri de guerre parmi d’autres. Il fait partie de l’arsenal des vieilles philosophies, et n’a de valeur que par opposition à réalisme, ou à matérialisme. Il n’embrasse pas de réalité objective sur l’existence de laquelle on puisse s’entendre.

Vous parlez de la « complexité de la vie », et des contingences où elle s’exprime. Mais cette complexité n’est justement qu’apparente. La vie des individus est d’une effarante simplicité, car elle se réduit pour chacun à n’être qu’un rouage dans l’immense superstructure de la contradiction de l’homme par l’homme. Chacun de nous ne pense et ne vit encore — tout à fait primitivement — que par contradiction à ceci ou à cela, à ceux-ci ou à ceux-là : on est contre la religion ou contre l’athéisme, contre la bourgeoisie ou contre le prolétariat, etc… La tendance est universelle et sans doute spontanée. C’est pourquoi il est si difficile d’y échapper ! Et pourtant, là serait notre seule chance de salut.

Krishnamurti n’est pas parvenu à vous séduire, m’avez-vous dit. Vous parlez là le langage de la contradiction et du conflit ; car la séduction est une arme. De la même manière que Krishnamurti ne peut être un idéaliste, qui est un terme de dualité, il ne peut non plus chercher à séduire, puisqu’il affirme un type de mentalité délivré du carcan de la contradiction, guérie de l’obsession du conflit !

Quant au « Connais-toi toi-même » krishnamurtien, il va beaucoup plus profond que chez Socrate. Celui-ci s’efforce simplement « d’accoucher » les esprits des pensées qu’ils enfermaient sans le savoir, alors que Krishnamurti veut faire atteindre à chacun sa propre réalité, à ce niveau profond où le moi est capable de se poser sans s’opposer.

Pour ce qui est de votre reproche : Krishnamurti inoffensif pour les privilégiés de la fortune, il ne peut pas, ici, avoir plus de sens que l’accusation d’idéalisme ou l’idée de séduction. Vous faites ici allusion à un nouveau conflit particulier : bourgeoisie contre prolétariat, mais il n’est, aussi bien, qu’un symptôme parmi d’autres de l’état général de conflit qui caractérise la mentalité oppositionnelle. Or, je pense, avec Krishnamurti, que nous devrions avant tout songer à nous guérir de cette mentalité. Massacrez, asservisses, ou séduisez tous les « bourgeois » de la terre : ne croyez pas pour autant que l’unité sociale universelle sera réalisée ! C’est cette croyance qui est un mythe, parce quelle ignore la vérité sur la nature, profonde des rapports humains. A supposer qu’un parti, une classe, un peuple, une race réalise jamais par la force l’unité politique de la planète, la réalité du comportement oppositionnel serait finalement la plus forte : la division renaîtrait nécessairement — reflet d’une mentalité essentielle inchangée — sous la forme de nouveaux combats fraternels pour l’appropriation de l’influence ou de la puissance.

Comprenez-vous maintenant pourquoi, dans sa critique des rapports sociaux, Krishnamurti croit pouvoir se passer de « documentation » spéciale ? Une seule information, mais capitale, lui semble digne, ici, du nom de connaissance : la perception du phénomène universel de déviation de l’action humaine dans la mentalité oppositionnelle — le mien et le tien, le nôtre et le vôtre : la possessivité sous toutes ses formes, idéale ou matérielle. Les statistiques, les courbes, les descriptions les plus fouillées de la sociologie ne sauraient remplacer une telle information fondamentale. A vrai dire, sociologues et penseurs politiques se sont, jusqu’ici, attaqués à de faux problèmes. Le seul rapport essentiel d’individu à individu fournit la donnée de toute la « question sociale». D’un homme à l’autre, faites disparaître le germe naturel d’opposition — qui en fait des « ennemis », ou des « amis » ayant un ennemi commun — et la révolution universelle est accomplie. Qu’au contraire ce germe subsiste, et toute révolution ne peut être qu’illusoire.

Il me semble qu’une révolution réelle — c’est-à-dire touchant à l’essence même des rapports humains — pourrait sortir d’un humble effort de connaissance relativement à la nature de ces rapports.

L. S. — Il me plaît d’entendre toutes ces objections, car elles mènent au cœur du débat, tout en reprenant à leur compte l’opinion bien souvent admise, et fausse, que le matérialisme dialectique est un scientisme, que ses conceptions de l’homme sont empruntes de rigidité et de mécanisme, qu’en un mot il méconnaît la nature humaine dans ce qu’elle a de complexe, de non encore déchiffrable, d’imperméable à la causalité. Je ne veux pas entreprendre ici une défense du marxisme. Il n’en a d’ailleurs pas besoin, et peut se défendre tout seul auprès des esprits clairs et non prévenus. Mais répondant ici à un certain nombre de critiques formulées contre la raideur ultra-objective des révolutionnaires sociaux de notre époque, je ne peux que m’inscrire en faux contre une regrettable ignorance touchant les principes des dits révolutionnaires, j’entends les bons, les vrais, ceux qui ne séparent pas ce qu’on ne peut pas logiquement séparer : révolution sociale et humanisme.

Non, le caractère d’objectivité abstrait de logique statistique que vous évoquez n’est pas imputable aux marxistes. Ce n’est qu’une déviation, une conséquence presque inévitable du développement accéléré des sciences sociales à notre époque. Nous succombons sous le sociologisme, mais le marxisme, quoiqu’il soit indéniablement sociologique, est loin de cette exagération. Vous avez raison de souligner que le phénomène social dépend tout aussi étroitement des actions collectives que des actions et réactions individuelles. Le marxisme est trop attaché à la réalité pour qu’il nie ce fait d’évidence. Considérant les individus pris isolément, il les explique d’après leur appartenance à une certaine classe sociale, ce qui prouve son souci majeur de connaître l’homme réel, vivant et agissant, aussi éloigné de l’homme abstrait des psychologies classiques que du robot immatriculé ; de la civilisation des machines.

Vous postulez que Krishnamurti part d’une certaine analyse de l’homme (c’est encore bien l’homme abstrait de l’introspection classique, je vous le fais remarquer) et qu’il voit dans chaque individu — point de départ évident des relations interhumaines — une société en puissance. Réflexion faite, je vous accorde cette interprétation. « Commençons par changer l’homme. Comment voulez-vous changer les rapports sociaux, ce qui est le but même de la Révolution, si auparavant vous ne modifiez l’individu, si vous n’en faites un être tout différent de ce qu’il est maintenant ? C’est une tâche urgente qui s’impose à toutes les bonnes volontés, car le danger d’une extermination totale de l’espèce est imminent. » Mais vraiment je vois rien de nouveau ici ! Il y a bien longtemps, me semble-t-il, que j’entends dire que l’accouchement de la société idéale, que nous attendons ne se fera pas avant l’apparition d’un homme nouveau. Seulement j’attends que Krishnamurti — et vous-même, Niel — m’indiquiez les moyens de faire naître cet homme nouveau !… des moyens autres que ceux qu’ont fait connaître les marxistes. Je voudrais savoir comment vous parviendrez à faire entendre à un ouvrier d’usine, à un propriétaire foncier, à un industriel, à un médecin, qu’ils devront, toutes affaires cessantes, venir faire amende honorable sur l’autel de la sainte fraternité, et se donner désormais la main, pour le plus grand bonheur de l’humanité ? Autrement dit, je voudrais savoir si vous prétendez pouvoir supprimer d’une chiquenaude les classes sociales et leur naturel antagonisme ?

A. N. — Encore une fois, je vous dirais que l’opposition des classes sociales, comme la guerre des sexes ou des peuples, ou des intérêts économiques, n’est qu’un symptôme particulier d’un mal plus essentiel. Il ne peut être, évidemment, question de franchir ici de telles barrières… à moins que les ennemis d’hier n’arrivent à se réconcilier dans quelque « union sacrée », destinée à les rassembler contre un adversaire commun. L’Histoire et la vie politique sont remplies de réconciliations de ce genre. Mais de tels accords ne résolvent en rien le problème général de la contradiction de l’homme par l’homme — pas plus que ne saurait le faire ici le déclenchement de rapports effectifs de violence !

Il n y a pas, d’ailleurs, de réelle solution possible au problème de la guerre proprement dite. S’il y a une solution, ce ne peut être qu’au mal profond dont toutes les contradictions particulières ne sont que des symptômes ; il ne peut y avoir de solution véritable qu’à l’opposition d’homme à homme, au besoin essentiel qu’a l’individu de s’opposer pour se poser, de nier pour s’affirmer, de condamner pour se sentir justifié !

Or, cette solution ne peut pas plus être découverte par d’adroits calculs au elle ne peut être conquise par la violence ou mûrie dans le silence d’une tour d’ivoire. Seul l’individu socialement actif en a la clé. C’est à lui qu’il appartient de sortir de la mentalité oppositionnelle, afin de prouver qu’il est possible de se poser sans s’opposer, de s’affirmer sans renier, de se justifier sans avoir à condamner. Un tel individu constitue alors la meilleure preuve que l’homme peut effectivement guérir de sa névrose originelle d’opposition. Ainsi l’efficacité de quelque remède à la souffrance physique est-elle généralement démontrée à partir d’un seul succès. Car il existe un type humain spécifique ! Ce type déborde les frontières de classes et de peuples, et c’est son existence qui rend immédiatement possible l’application universelle des découvertes de la chirurgie, de la médecine et de la biologie humaine. Là est l’homme concret : d’une part l’espèce, cette vaste société confraternelle où se rangent tous les individus, sans distinction de sexe, de race ou de classe, et d’autre part l’individu, qui résume à lui seul tous les caractères de l’espèce. L’homme abstrait (au sens étymologique de « tirer au dehors»), c’est l’homme arbitrairement séparé et exclu de cette universalité biologique concrète. Ainsi un Français, un Allemand, un Bourgeois, un Prolétaire, un Chrétien, un Musulman, sont-ils des hommes abstraits, sans autre existence que subjective et proprement mystique. Or, la découverte ou la reconnaissance du rapport essentiel de contradiction, qui oppose tout ensemble l’individu à soi-même et l’humanité à elle-même, nous permet justement d’entrer en contact avec la réalité psychologique de l’humanité concrète, c’est-à-dire spécifique. L’extension du comportement de contradiction, ou d’opposition, ou de division, est en effet aujourd’hui universelle ; il y a là un caractère psychologique propre à l’espèce tout entière. Mais qu’un seul individu soit, guéri, et c’est que le remède peut valoir pour tous ; parce que l’individu concret est, justement, situé sur le plan de l’universel : il n’y a pas d’individu hors de l’espèce ! La vérité pour un seul est vérité pour tous, nécessairement.

L’individu qui n’a plus d’ennemis — ni plus d’amis complices de quelque inimitié — est donc la preuve que l’humanité entière peut échapper à la division, à l’abstraction, à la contradiction de l’homme par l’homme. L’individu qui s’affranchit du réflexe d’opposition est la preuve que le type psychologique universel de l’homme peut être réformé dans le sens d’une libération de ce réflexe.

L. S. — Que ne puissiez-vous avoir raison, avec Krishnamurti ! Nous verrions ainsi résolus tous les problèmes ! Finie cette longue lutte épuisante ! Mais une histoire millénaire nous a faits plus que sceptiques et nous a abondamment prouvé que l’espèce humaine n’a pu jusqu’ici se laisser autrement guider et déterminer que par l’intérêt strictement égoïste et à courte vue !

A. N. — Je ne crois pas que nous passions ici sur le plan de la facilité, mais bien sur celui de la réalité. D’énormes difficultés subsistent, en effet, mais elles appartiennent cette fois à une entreprise qui ne mise plus sur une illusion. On est, alors, vraiment à pied d’œuvre, on ne se prépare pas à un assaut contre une forteresse imaginaire ! Krishnamurti fait lui-même souvent allusion à la grande difficulté qu’il y a, pour soi-même, à se libérer de la mentalité oppositionnelle. Seulement cette difficulté a un sens : quand elle est résolue, quelque chose est vraiment résolu, pour un individu et, corolairement, pour l’humanité entière.

L. S. — Que voulez-vous, mon cher Niel, je continue à croire qu’en toute objectivité l’homme en soi, l’homme de l’universel absolu, dégagé de toutes les contingences, n’est pour l’instant qu’une création des métaphysiciens. Il ne peut être qu’un espoir, et n’a été jusqu’ici qu’une recherche désespérée. L’humanité aura d’abord à résoudre ses contradictions réelles avant qu’apparaisse l’homme universel, posant clairement le problème de ses relations en tant qu’espèce avec le monde dans sa totalité.

C’est le franchissement de cette étape indispensable qui est le but même du marxisme. Il en charge le prolétariat. C’est le prolétariat (« Il n’a rien à perdre, et tout à gagner ») qui, de par sa position de classe entièrement aliénée, est en mesure de fixer nettement les données du problème pour l’humanité en général. Voilà pourquoi le marxisme lui assigne une mission historique. Le prolétariat ne peut être égoïste et borné. Il rêve seulement de supprimer les classes sociales, en remettant à la société tout entière la propriété des moyens de production et d’échange. Il veut briser ses chaînes, toutes les chaînes, et rendre possible le saut du règne de la nécessité dans le règne de la liberté.

A. N. — C’est la nécessité, la contrainte du comportement oppositionnel spécifique qui a créé l’antagonisme bourgeoisie-prolétariat. Mais l’histoire aurait pu prendre une tout autre route, et alors nous nous trouverions devant quelque autre opposition inhumaine.

Vous parlez d’aliénation : mais c’est là aujourd’hui un caractère propre à l’humanité universelle, qui est

autre qu’elle-même dans sa totalité, qui est aliénée par la croyance générale des individus dans l’existence simultanée d’une Supra et d’une Infra-humanité (bons et mauvais, élus et exclus, etc…). C’est le problème de cette aliénation originelle qu’il faut résoudre, afin de rendre l’humanité à elle-même !

Emprisonner, bannir, tuer, dénoncer, condamner, asservir tels ou tels individus, sous le prétexte de leur inclusion dans quelque infra-humanité est un non-sens, une perte irréparable de temps et de sang, une accumulation de douleurs inutiles. Je ne crois pas aux méchants, aux inférieurs, aux damnés des Religions, des Morales, de l’Économie ou de l’Histoire. Je crois qu’il a toujours existé une déviation universelle de la conscience réciproque des individus, et qui se traduit à l’échelle sociale par un antagonisme naturel des groupements qu’ils constituent. C’est une telle déviation qu’il convient de rectifier — et le plus vite possible — en commençant par nous-mêmes. Une fois accomplie cette rectification de notre propre comportement psycho-moral, nous pouvons alors essayer d’exprimer — dans le langage de l’art, de la philosophie ou sur le ton de la conversation, comme c’est le cas pour Krishnamurti — quels sont les éléments fondamentaux d’une telle psychologie délivrée de l’obsession oppositionnelle. Mais, de toutes manières, il n’est plus alors question de chercher à séduire, à convaincre dans le but d’entraîner à toute force l’adhésion ! On ne peut plus que vivre d’une vie universelle, c’est-à-dire délivrée du carcan abstrait des frontières politiques, religieuses, économiques et morales. On ne peut plus qu’essayer de prouver par l’exemple qu’une autre humanité morale est possible, qui se tient parfaitement debout, bien qu’elle se soit débarrassée du soutien psychologique et métaphysique de l’opposition !

Le remède, pour l’humanité déchirée, ne peut donc venir que de la découverte d’une vérité psychologique universelle capable de l’unir enfin à elle-même ; et cette vérité, bonne en elle-même, chacun doit être en mesure de la percevoir et d’en réaliser les bienfaits ! Les faux remèdes de la Religion et de la Politique, justement parce qu’ils n’ont aucune valeur en eux-mêmes, ont besoin du plus grand nombre possible d’adhérents, et qu’on réduise ou supprime le plus grand nombre possible de leurs contradicteurs — d’où la propagande et la répression. Autrement dit, ce sont ici les hommes qui doivent servir l’idée ! — en même temps, bien entendu, qu’une certaine classe sacerdotale, attachée à l’entretien du dogme. La mystification est évidente. N’est-ce pas, au contraire, à la vérité de prouver quelle est en elle-même vérité, par une réponse appropriée et immédiate aux aspirations indivisibles de l’individu et de l’espèce ?

L. S. — C’est bien ainsi que pense Krishnamurti quand, dans ses dialogues, il évoque l’emprise qu’organisent sur les consciences les partis politiques ou les religions, et cette curieuse exploitation de l’homme par l’homme qu’est l’utilisation du disciple par le maître, de l’élève par le théoricien, de la masse par le chef.

Certes, il ne s’agit pas de nier les mystifications innombrables qui, au cours des siècles, jalonnent l’histoire des hommes. Mais permettez-moi d’attirer votre attention sur les points suivants. Dans la révolte du prolétaire contre sa condition insupportable, il n’y a aucune mystification possible. Cette révolte est pure, entière, elle libère de toutes entraves, quelles qu’elles soient. Vous me direz : et plus tard, alors que se produit l’intervention des chefs, quand on cède au besoin d’organisation, les portes ne s’ouvrent-elles pas toutes grandes à la mystification ? Je répondrai : tant qu’il y a, d’une part, prise de conscience, et, d’autre part, révolte contre un ordre oppresseur, toutes les chances sont du côté de l’homme. Et elles s’y maintiennent tant que persiste le désir d’un ordre qui promouvoie la dignité de l’humain !

Toutes les chaînes qui entravent aujourd’hui le développement de l’humanité sont, pour ainsi dire, tenues par un même geôlier. Que disparaisse le geôlier, et ce sont toutes les entraves qui, du même coup, disparaissent ! Oui, Marx avait raison. Le prolétariat est porteur des germes de la société universelle.

A. N. — Dans la prison immense de la contradiction subjective et innée du Bien et du Mal absolus, l’humanité entière est aujourd’hui enfermée, les geôliers comme les autres. Supprimez les actuels geôliers : si la prison de la contradiction reste debout, son organisation veut que d’autres geôliers remplacent immédiatement ceux qu’on vient de chasser ou de supprimer !

Or, les murs de cette prison immense qu’est notre civilisation actuelle sont des murs intérieurs. Chacun de nous est à lui-même sa propre prison psychologique. Cette prison est la croyance, que quelque chose ou quelqu’un nous empêche de nous épanouir, et dont la destruction paraît, dès lors, souhaitable. Ce besoin de détruire ou de surmonter est partout, et c’est sur lui qu’est édifiée notre organisation sociale. Notre société — la société universelle actuelle, y compris toutes les organisations étatiques, religieuses, économiques qui la composent en ce moment — est un combat permanent, un conflit depuis la base jusqu’au faite, l’absurdité des rapports entre Nations-Molochs ne faisant que répéter l’absurdité de nos rapports à nous-autres, individus !

Une telle société se condamne elle-même dans sa biologie concrète, parce quelle tend à déchirer ce qui est uni, à disperser ce qui est fraternel.

L. S. — Eh ! oui ; mais pourtant ne trouve-t-on pas déposés en chaque homme, plus ou moins fécondables ou persistants, les germes de la société future ? Car, en tout homme, quel qu’il soit, couve le désir plus ou moins confusément ressenti d’une vie pleinement humaine. Mais dans le courant impitoyable qui emporte chacun vers son destin, qu’il ne connaît pas et qu’il voudrait saisir, qu’il croit déjà appréhender, même s’il oriente tous ses actes vers un but fallacieux et vain, qui pense vraiment à la libération matérielle, sociale et spirituelle de l’homme et y conforme son existence ? Est-ce celui qui est engagé dans de sordides calculs, ou encore celui qui cherche à s’évader des difficultés de la vie ? N’est-ce pas toujours le prolétaire ?

Mon cher Niel, je voudrais que vous montriez clairement ce qui vous paraît insuffisant, partiel, incomplet ou erroné dans mon raisonnement, dans la position marxiste. Quant à moi, je vois assez bien que, sans nier l’importance du facteur matériel, vous voulez introduire dans vos thèses générales sur la vie, la société, l’homme, la révolution sociale, tout ce qui déborde ce facteur matériel, et qui vous paraît essentiel, du point de vue qui nous occupe… Je vous écoute, mais je m’empresse de vous dire que je n’ai jamais nié, qu’aucun marxiste n’a jamais même pensé minimiser l’importance de l’esprit, de tout ce qui reflète, dans le cerveau de l’homme, les conditions objectives de sa propre existence.

A. N. — Les vieilles étiquettes sont décidément un terrible obstacle à notre compréhension mutuelle ! « Facteur matériel » et « facteur spirituel », matière et esprit : encore des mots qui n’ont, pour moi, d’autre valeur que combative, et qui sont privés de tout contenu objectif… Quant à « juger » telle ou telle doctrine particulière, je m’y refuse, car aussitôt je prendrais parti pour ou contre cette doctrine. Or, en fait de « parti » à prendre, je pense que l’homme n’a plus qu’un choix : la vie ou la mort de l’espèce, s’affranchir de la contradiction ou se laisser glisser jusqu’au bout dans l’ornière.

A ce point de vue, ni l’homme d’affaires capitaliste qui se débat en vain dans la jungle étouffante des conflits économiques et sociaux, ni le rêveur idéaliste ne sont des hommes capables d’une activité vraiment positive, c’est-à-dire libératrice. Leur action, partagée entre le mépris des autres et leur propre sacrifice sur l’autel de quelque Intérêt purement subjectif, fait également partie du jeu universel de la contradiction de l’idée par l’idée et de l’homme par l’homme. Je ne nie certes pas la bonne volonté révolutionnaire, l’espoir évident d’une vie plus heureuse et plus juste d’un grand nombre de travailleurs, mais justement, cette bonne volonté, si elle ne va jusqu’au bout d’elle-même par la route de l’exacte connaissance du mal réel qui fait notre commun malheur est condamnée à rester sans moyens pratiques. Bien plus, elle s’expose ainsi à se laisser toujours finalement enfermer dans quelque nouveau système d’injustice et de misère !

L, S. — Je vois bien où vous vous achoppez. Vous portez en vous la douloureuse conscience des échecs répétés de l’homme cherchant à devenir le maître de son histoire. Toutes ces théories aussitôt jetées à bas qu’échafaudées, quelle vanité ! Vous êtes hanté par le souvenir de tous ces piétinements, de ces faiblesses. Je pourrais vous répondre : Qu’est-ce que c’est que tout cela ? A peine quatre mille ans d’histoire ! De Prométhée à Lénine, une infinitésimale partie de la durée ! une goutte d’eau dans l’océan que sera probablement la vie des hommes sur la planète ! Nous commençons seulement…

Mais ce serait répondre à côté, et éluder la question. Comprenez-moi bien. Car c’est dans ce que je vais vous dire qu’est le point essentiel qui nous sépare.

Il n’y a pas une révolution morale et une révolution sociale. Il y a « la » Révolution, tout simplement. L’homme, produit d’une longue évolution biologique, puis de l’évolution historique, est avant tout un être perfectible. Les soutiens du statu quo, qui s’expriment d’une façon étroitement intéressée, ou d’autres qui sont mus par une insinuante lâcheté, prétendent au contraire que l’évolution n’est pas et ne peut pas être. Cela découlerait de la nature même de l’homme, pour toujours fixée, intransformable, d’essence à la fois diabolique et divine, responsable d’une société qui est et qui sera toujours mauvaise, mal organisée. Non ! L’homme est, avant tout, un être perfectible.

Mais par quel « Deus ex machina » voulez-vous qu’il se transforme, si les conditions mêmes qui forment le substrat de son existence, qui déterminent sa pensée et son action, ne changent pas ? « Cercle vicieux, direz vous. Si la mentalité de l’homme ne change pas, toute révolution sociale, aussi juste et humaine soit-elle, est vouée à l’échec, car l’homme retombera fatalement dans ses erreurs ! » Mais en raisonnant ainsi vous voyez les choses d’une façon trop rigide. Vous ne faites justement pas intervenir la notion d’évolution. Les changements importants ne s’opèrent pas du jour au lendemain, c’est le simple bon sens ! Ainsi peut-on affirmer qu’il n’y aura pas la moindre transformation révolutionnaire, si les conditions dans lesquelles doivent s’imposer les mutations ne sont pas d’abord progressivement établies.

En l’homme doit naître la volonté d’en finir avec un état de choses devenu insupportable. Cette volonté, cette volonté seule, est capable de faire naître les conditions dans lesquelles une mutation sociale réelle pourra avoir lieu. Cette volonté est aujourd’hui principalement ressentie et mise en œuvre par le prolétariat, classe aliénée mais porteuse d’avenir.

A. N. — Tout à l’heure, je parlais de la nécessité d’une auto-guérison rapide de l’homme d’un mal psychologique originel et néfaste. Disons qu’il vous semble, à vous, nécessaire de préparer le malade, comme pour une opération grave, par des remèdes appropriés. La mutation psycho-biologique que nous finissons, l’un et l’autre, par envisager bien en face, devrait être, selon vous, précédée par une certaine évolution — plus ou moins provoquée ou favorisée — du milieu économique et politique où vit l’humanité actuelle.

Mais justement, les conditions sociales et politiques où nous vivons me semblent très favorables à l’éclosion de cette mentalité non-oppositionnelle dont je vous ai parlé, et dont la lente mais progressive extension me semblerait seule capable de mettre fin au désordre où nous nous débattons. Jamais, en effet, n’avait encore existé une telle dénivellation entre l’état où est parvenu l’évolution technique et le mode vraiment primitif des rapports moraux où l’humanité s’attarde depuis les origines. Le progrès des sciences de la nature a mis aux mains de l’homme universel — c’est-à-dire de l’homme sans frontières, de l’homme concret. — une puissance d’action extraordinaire, alors que l’humanité sociale en est restée au stade de la Division politique et des abstractions mystiques, c’est-à-dire au niveau absolument inévolué de la négation de l’homme par l’homme ! Le danger qui en résulte est immense. Or, il n’y a rien à attendre ici de l’Histoire — sinon l’aggravation d’un tel déséquilibre. Aucun espoir non plus de percement d’une route triomphale — par le fer et par le sang — vers un futur âge d’or. Nous avons à nous hausser moralement et socialement jusqu’au niveau de la puissance quasi infinie de création et de destruction où six mille siècles d’efforts de compréhension de son milieu ont élevé notre espèce !

Une telle réforme devrait, à mon avis, s’accomplir le plus rapidement possible. Car l’humanité ne pourra échapper au désastre que si l’homme psycho-social parvient à se libérer à temps de sa mentalité oppositionnelle et abstraite au profit d’une mentalité d’homme réel, c’est-à-dire universel. Contrairement, à ce que vous croyez, mon cher Sainville, l’Évolution n’est pas cette puissance mystérieuse sur laquelle nous pourrions compter pour nous rapprocher d’un monde meilleur ! Nous sommes pris dans l’étau d’une évolution merveilleuse et d’une stagnation lamentable : l’évolution technique est un fait, mais la stagnation morale, métaphysique, sentimentale, politique et sociale est aussi un fait. C’est ici que nous devons accomplir un véritable saut hors des conditions qui ont jusqu’à maintenant déterminé l’Histoire. Mais nous ne pouvons plus nous servir des anciennes déterminations, puisqu’il nous faut justement nous en libérer !

Une révolution psycho-morale des individus doit s’accomplir avant que la fatalité de l’absurde qui régit depuis toujours les rapports humains n’ait acculé l’espèce à son suicide. Seulement, une telle révolution ne peut absolument pas avoir lieu à partir des anciennes déterminations psychologiques et morales, même si celles-ci sont déterminées à leur tour par certaines conditions économiques ou historiques ! Elle ne pourra consister que dans la substitution, par les voies les plus directes — qui sont ici les voies psychologiques — d’un ordre humain de la non-opposition au vieux système pourri de la contradiction de l’homme par l’homme. Une telle substitution ne peut évidemment pas avoir lieu sans un formidable effort d’abandon et d’intuition créatrice de la part de chacun. Mais, encore une fois, c’est là pour nous le seul effort possible qui ne soit plus entaché d’absurde !… Non, je n’envisage pas ici le mythe d’une création ex nihilo. Je reconnais avec vous les impératifs de révolution des connaissances et des techniques, mais celle-ci nous enjoint justement d’élever immédiatement notre connaissance de nous-mêmes à la hauteur de notre savoir scientifique. Notre action doit franchir aujourd’hui un terrible obstacle à l’évolution normale de l’humanité. Nous devons affranchir, en nous, l’évolution et le devenir, par un saltus décisif de notre activité hors de l’ornière limitative de la contradiction de l’homme par l’homme.

Je ne pense pas non plus que cela puisse se faire en un jour. Tous les hommes ne peuvent être touchés en même temps par la conscience de notre situation tragique. Mais alors, raison de plus pour commencer dès aujourd’hui à semer le grain de la vérité ! La terre est riche, mais encore voilée de ténèbres. Ce sont ces ténèbres, ceux de l’ignorance, qu’il faut tout de suite essayer de disperser. Le devoir en incombe à tous, sans exception, quoiqu’une plus grande responsabilité s’attache évidemment aux paroles et aux actes de tous ceux qui exercent déjà une certaine influence, intellectuelle ou psychologique.

La tension d’opposition et de folie s’accroît tous les jours. Croyez-vous donc que la situation ne soit pas assez mûre comme cela ? Ne trouvez-vous pas que l’homme a suffisamment souffert, d’une souffrance qui est à peine mesurable, puisqu’elle se chiffre par les milliards de victimes de nos conflits absurdes ?

L’homme a droit au bonheur, et au bonheur immédiat ; il a droit au salut actuel. Comment peut-on se résigner à ce que soit sacrifiée, même mentalement, notre existence, à nous autres hommes actuels, à une certaine conception temporelle de l’infini qui nous ravale au rang d’instrument du devenir ? Car le droit de l’homme au bonheur implique certainement la possibilité, pour l’individu, de vivre d’une vie infinie, c’est-à-dire d’une vie capable d’embrasser et d’unir, par la perfection de son développement harmonieux et créateur, toutes les époques du devenir ! Des milliards et des milliards d’années ne sont rien au regard de la plus humble vie injustement malheureuse. Que sera donc notre révolte, si elle ne nous hausse au niveau de l’illimité ? Si elle n’égale pas l’instant présent d’une seule conscience à toute la présence de ce qui existe et jamais existera ? Que sera notre bonheur s’il ne résulte de notre camaraderie avec ce qui n’a pas de limites ?

Sortir de la contradiction du Moi et du Toi, c’est aussi s’évader de l’opposition de l’humain et de l’infini ; et c’est aussi, pour l’homme, gagner le bonheur, en même temps que l’espèce accède à l’unité ! L’Évolution ne nous amène nulle part ; c’est nous qui devons amener l’évolution — par une révolution aux dimensions cosmiques de notre mentalité sociale — à se développer sur un plan d’existence pratiquement délivré de toute limitation d’ordre spatial ou temporel.

La loi sans doute la plus importante de l’activité psycho-morale veut que l’homme — simultanément individu et espèce — se ferme à lui-même la route de l’accomplissement dès qu’il tend à se fonder en existence par la négation morale d’une autre existence. Et c’est là une loi universelle, parce que concernant l’humanité concrète. Elle est valable pour tous les temps et dans tous les lieux où un seul homme est capable d’exister. Je vous concède que « nous ne faisons que commencer », mais je voudrais que vous compreniez que nous sommes aussi sur le point de finir si une telle loi — sous une forme ou sous une autre — n’est pas par nous comprise.

L. S. — Je reconnais ici, exprimée dans une forme qui vous est personnelle, en même temps que rendue solidaire de vos propres théories philosophiques, l’une des idées maîtresses de l’éthique krishnamurtienne. Il est lui-même un vibrant appel en faveur de la dignité et de l’autonomie de l’individu. Par là il rejoint le plus authentique humanisme.

Mais la volonté réformatrice d’un Krishnamurti, si pure d’intentions soit-elle, doit, à mon avis, rester lettre morte, et ne sera qu’une révolte de la pensée venant s’ajouter à d’autres révoltes simplement spirituelles, si la révolution prolétarienne ne lui donne les moyens de courir sa chance !

A. N. — La chance, à courir est une pour « la » révolution, pour reprendre une de vos expressions, mon cher Sainville. Je pense qu’il n’y a pas ici de concours séparé, et le même sort nous sera, finalement, commun à tous.

Novembre 1952.

[1] Léonard Sainville est l’auteur de Dominique, nègre esclave, qui a obtenu pour 1952, le Prix des Antilles. Il est également, dans un ouvrage paru en 1950, l’historien-biographe de l’anti-esclavagiste Victor Schoelcher.

[2] Krishnamurti (Madras, 1947 – Bénarès, 1949). Trad. de Carlo Suarès. Ed. «Le Cercle du Livre», 1950.