Cornelius Castoriadis
Voie sans issue

(Extrait du livre collectif : Les scientifiques parlent, dirigé par Albert Jacquard. Hachette 1987) Cornelius Castoriadis (1922-1997) est un philosophe, économiste et psychanalyste grec, fondateur avec Claude Lefort du groupe Socialisme ou barbarie. Il consacra une grande part de sa réflexion à la notion d’autonomie, dont il proposa une conceptualisation particulière et qu’il défendit en élaborant […]

(Extrait du livre collectif : Les scientifiques parlent, dirigé par Albert Jacquard. Hachette 1987)

Cornelius Castoriadis (1922-1997) est un philosophe, économiste et psychanalyste grec, fondateur avec Claude Lefort du groupe Socialisme ou barbarie.
Il consacra une grande part de sa réflexion à la notion d’autonomie, dont il proposa une conceptualisation particulière et qu’il défendit en élaborant un « projet d’autonomie », projet de société visant l’autonomie individuelle et collective, soit une démocratie « radicale », qu’il opposait à l’hétéronomie, constitutive selon lui des sociétés religieuses et traditionnelles, des régimes capitalistes mais aussi du régime de l’URSS.
Son œuvre témoigne de la variété des champs disciplinaires auxquels il s’intéressa : l’épistémologie, l’anthropologie, la politique, l’économie, l’histoire, ou encore la « théorie de l’âme », voire la psychanalyse.

Tout a été déjà dit [1]. Tout est toujours à redire. Ce fait massif, à lui seul, pourrait conduire à désespérer. L’humanité semblerait sourde; elle l’est, pour l’essentiel. C’est de cela qu’il s’agit avant tout, dans toute discussion portant sur les questions politiques fondamentales. Telle est, pour l’humanité moderne, la question de ses rapports entre son savoir et son pouvoir — plus exactement : entre la puissance constamment croissante de la techno-science et l’impouvoir manifeste des collectivités humaines contemporaines. Le mot de rapport est déjà mauvais. Il n’y a pas de rapport. Il y a un pouvoir, qui est impouvoir quant à l’essentiel de la techno-science contempo­raine, pouvoir anonyme à tous égards, irresponsable et incontrôlable (car inassignable) et, pour l’instant (un très long instant en vérité) une passivité complète des humains (y compris des scientifiques et des techniciens eux-mêmes consi­dérés comme citoyens). Passivité complète et même complai­sante devant un cours des événements dont ils veulent croire encore qu’il leur est bénéfique, sans être plus tout à fait persuadés qu’il le leur sera à la longue [2].

Tous les termes du débat seraient à reprendre, à réinterroger, à réélucider. Je le tenterai plus bas pour certains d’entre eux. Mais, pour justifier mon propos avant d’aller plus loin, quelques questions : Qui a décidé les fécondations in vitro et les transplantations d’embryons ? Qui a décidé que la voie était libre aux manipulations et au « génie » génétique? Qui a décidé des dispositifs antipollution (retenant le CO2) qui ont produit les pluies acides?

Nous ne pouvons pas, depuis longtemps, et nous ne voulons pas — nous ne devons pas vouloir — renoncer à l’interrogation rationnelle, à la fouille du monde, de notre être, du mystère même faisant que nous sommes inlassable­ment poussés à chercher et à interroger. On peut se laisser absorber — et la société devrait être telle que tous ceux qui le voudraient en aient la possibilité — par une démonstration mathématique, les énigmes de la physique fondamentale et de la cosmologie, les inextricables méandres et rétro-méandres des interréactions des systèmes nerveux, hormonal et immu­nitaire, avec une joie dont la qualité certes diffère mais dont l’intensité ne le cède en rien à celle qu’on peut éprouver à écouter L’Offrande musicale, à contempler Les Époux Arnolfini, à lire Les Chants de Maldoror. L’auteur de ces lignes, pour autant qu’il jouit en humble amateur — amant, érastès est le mot vrai — d’un lointain regard sur ces domaines peut en témoigner pour son compte. Comme il peut témoigner qu’il doit sa survie, de même que celle des êtres qui lui sont chers, à l’efficacité technique de la médecine contemporaine, et cela plusieurs fois plutôt qu’une. Et qu’il a eu à maintes reprises l’occasion de critiquer l’inconséquence si répandue dans certains milieux écologiques, où l’on refuse en paroles l’indus­trie moderne sur fond de musique enregistrée, où l’on attend comme tout un chacun, lorsqu’on est malade, des miracles de la toute-puissance techno-médicale [3]. Ce n’est donc pas un préjugé antiscientifique ou antitechnique qui s’exprime ici ; le préjugé est franchement à l’opposé.

Aucune question véritable n’existerait, mais seulement un « problème pratique » (certes immense), si l’on pouvait dire, comme le font certains devant les potentialités apocalyptiques de la techno-science : interdisons la science, arrêtons la technique ou traçons-leur une limite précise. Tout bien pesé on ne le peut pas, à moins de renoncer à la liberté. Non pas parce qu’on imposerait des interdictions légales à une activité (après tout, il est interdit de tuer), mais parce que la création de la liberté, dans l’histoire gréco-occidentale, est indissociable de l’émergence de l’interrogation et de la recherche rationnelle. Et c’est parce qu’on ne le peut pas que la question conduit vers une antinomie qui n’est pas dépassable au plan strictement théorique, et ne peut être tranchée que par l’action et le jugement politiques des collectivités humaines. J’y reviendrai. Mais il faut aussi souligner que l’on reste dans l’inconscience de la même question lorsque l’on prétend que les « bons » et les « mauvais » côtés de la science et de la technique contemporaines sont parfaitement séparables et qu’il suffirait pour les séparer d’une plus grande attention, de quelques règles d’éthique techno-scientifique, de l’élimination du profit capitaliste ou de la suppression de la bureaucratie gestionnaire. Comprenons que ce n’est pas au niveau des dispositifs de surface ou même des institutions formelles que la question peut être réfléchie : une société véritablement démocratique, débarrassée des oligarchies économiques, poli­tiques ou autres, la rencontrerait avec la même intensité. Ce qui est en jeu ici est un des noyaux de l’imaginaire occidental moderne, l’imaginaire d’une maîtrise « rationnelle » et d’une rationalité artificialisée devenue non seulement impersonnelle (non individuelle) mais in-humaine (« objective »). Avant d’aller jusque-là, il nous faut nous attaquer à quelques-unes des strates extérieures.

LA RÉALITÉ EFFECTIVE DE LA TECHNO-SCIENCE

Tout le monde connaît les réalisations formidables de la technique moderne, derrière lesquelles se trouve évidemment la science. Elles impliquent une capacité de faire également formidable. Pourquoi parler alors d’impouvoir, pourquoi dire que cette puissance énorme va de pair avec une impuissance croissante?

Qu’appelons-nous pouvoir ou même puissance? Faudra-t-il désormais changer, par référendum ou autrement, la signification de ces mots? N’entendions-nous par pouvoir la possibilité pour quelqu’un, instrumentée dans les moyens et les dispositifs appropriés, de faire ce qu’il veut lorsqu’il le veut? Pour quelqu’un qui veut. Où et qui est ce quelqu’un aujourd’hui — individu, groupe, institution ou collectivité? En quel sens veut-il quelque chose, et que veut-il? Encore une fois : qui décide, et en vue de quoi?

Sans doute, les biologistes qui ont découvert/inventé les faits et les méthodes à la base du génie génétique voulaient-ils (?) ce qu’ils faisaient. Mais jusqu’à quel point voulaient-ils vraiment ces résultats? Comment pouvaient-ils les vouloir puisqu’ils ne les connaissaient pas et que personne à ce jour ne les connaît — pas plus que l’on ne connaissait Hiroshima et Tchernobyl lorsque Hahn, Strassman et Joliot-Curie, fin 1938, obtenaient les premières fissions d’atomes d’uranium? Cinq ans plus tôt Rutherford qualifiait la possibilité d’exploi­ter la puissance atomique de « conte à dormir debout [4] » Rutherford n’était pas seulement un des plus grands physi­ciens du siècle, il était aussi l’instigateur de certaines des expériences les plus importantes de la nouvelle physique.

L’illusion de la puissance recèle aussi une illusion relative au savoir : nous pourrions savoir tous les résultats (ou du moins ceux qui nous importent) de ce que nous faisons. Tel n’est évidemment jamais le cas. Les résultats de nos actes n’en finissent pas de se suivre et surtout, beaucoup plus concrète­ment, même des résultats les plus immédiats nous n’avons connaissance qu’à l’intérieur d’un petit voisinage du moment de l’acte, voisinage lui-même déchiré et fragmentaire. Il n’en résulte aucun agnosticisme ou indifférentisme éthique et pratique. Dans la vie quotidienne, dans le monde familier, nous en savons suffisamment — nous pouvons et devons en savoir suffisamment — pour que les résultats humainement prévisibles de nos actions dépendent suffisamment de ce que nous faisons et que donc soient possibles à la fois un agir raisonnable et un réquisit de responsabilité à l’égard de nos actes et de leurs conséquences. Cela ne veut pas dire que l’on puisse délimiter géométriquement les frontières de la prévisi­bilité. On ne pourra jamais remplacer les jurys par des ordinateurs. Nous traçons une frontière de ce qui est requis comme prévision — frontière qui elle-même est en quelque sorte tacitement instituée par la société considérée — et c’est à son intérieur que nous soulevons la question de la responsa­bilité. Cela déjà est une conquête de la civilisation. Il y a eu des cultures où le fait d’avoir été placé, réellement ou même imaginairement, à un point quelconque de la chaîne condui­sant à l’événement dommageable suffisait pour désigner quelqu’un comme coupable. En témoigne encore l’adage « malheur à celui par qui le scandale arrive » : non pas nécessairement à l’auteur authentique du scandale, mais à tous ceux qui, même aveugles, lui ont permis de survenir.

Que dans la vie quotidienne et le monde familier, dans des paysages explorés depuis un temps immémorial, nous puissions agir en connaissance de cause, cela doit être admis, d’abord et surtout parce que c’est vrai matériellement pour l’essentiel. La différence entre un bon et un mauvais artisan est presque toujours immédiatement repérable, sans cela il n’y aurait pas de vie sociale. Mais aussi, parce que l’hypothèse contraire conduirait à des conclusions directement opposées à tout discours et à toute vie : tout va, anything goes. Mais la légitimité du passage à un domaine où l’expression même « en connaissance de cause » perd toute signification est plus que problématique.

Cela, l’humanité l’a toujours su. Les mythes portant sur ce qui, sans raison « raisonnable », est interdit et spécialement sur les « secrets » qu’un héros ou une héroïne ne doit pas essayer de pénétrer — depuis le fruit de l’Arbre de la connaissance jusqu’à l’Apprenti sorcier — sont dans l’imagi­naire de tous les peuples. Il est vrai que nous devons les ranger parmi les piliers d’une institution hétéronome de la société : il existe ce que vous ne devez pas savoir sous peine de catastrophe ou de péché radical; il existe ce sur quoi jamais un regard humain ne doit être posé. Il y a pourtant dans notre tradition un autre mythe auquel on ne saurait attribuer cette fonction, mythe grec, belle image de la vérité. Ulysse — dont on a tenté récemment, naïvement et grossièrement, de faire un héros annonçant le capitalisme — Ulysse parvient à circonvenir le Cyclope, à exploiter les Sirènes, à déjouer Circé, à descendre aux Enfers pour y apprendre le secret ultime : la vie après la mort est infiniment pire que la vie sur terre. C’est après avoir appris cela qu’il rejette les offres d’immortalité de Calypso pour pouvoir revenir à Ithaque, pour pouvoir mourir comme un homme hors pair et mortel malgré tout.

Mais qu’avons-nous besoin de mythes? N’avons-nous pas devant les yeux les grands savants atomistes qui ont produit la bombe de Hiroshima et leur longue contrition ultérieure (Teller et quelques autres exceptés) ? N’avons-nous pas toujours sous les yeux l’inconscience de leurs successeurs et de ceux qui se livrent aujourd’hui dans d’autres domaines (le génie génétique) à des jeux potentiellement encore plus dangereux? Qu’avons-nous besoin de mythes lorsque l’envi­ronnement, la biosphère terrestre, sont détruits au rythme où nous les détruisons? « Nous ne voulions pas cela! Nous n’en connaissions pas les conséquences ! » Pourquoi donc continuez-vous de faire maintenant des choses dont ni vous ni personne ne pouvez prévoir les conséquences, et qui sont profondément analogues à d’autres dont on connaît déjà les résultats horribles?

« S’il vous plaît, dit Alice au Chat de Cheshire, pour­riez-vous me dire quel chemin devrais-je prendre à partir d’ici?

  • Cela dépend beaucoup de l’endroit où vous voulez aller, dit le Chat.

  • Cela m’importe peu, dit Alice.

  • Alors il importe peu aussi de savoir quel chemin vous prenez, dit le Chat.

  • pourvu que j’arrive QUELQUE PART, ajouta Alice en guise d’explication.

  • Oh, il est sûr que vous y parviendrez, dit le Chat, si seulement vous marchez assez longtemps. »

Si l’on ne sait pas où l’on veut aller, comment et pourquoi choisir un chemin plutôt qu’un autre? Qui, parmi les protagonistes de la techno-science contemporaine sait vraiment où il veut aller, non pas du point de vue du « pur savoir », mais quant au type de société qu’il souhaiterait et aux voies qui y mènent? Comment et pourquoi, dans ces conditions, refuser un chemin large qui s’ouvre apparemment devant vos pas?

Ce chemin — chose paradoxale, lorsqu’on pense à l’argent et aux efforts dépensés — est de moins en moins celui d’un souhaitable quelconque, et de plus en plus celui du simplement faisable. On n’essaie pas de faire ce qu’« il faudrait » ou ce que l’on pense « souhaitable ». De plus en plus, on fait ce que l’on peut faire, on travaille à ce que l’on estime faisable à plus ou moins courte échéance. De façon encore plus aiguë : ce que l’on croit pouvoir atteindre techniquement, on le pour­suit, quitte à inventer après des « utilisateurs ». Personne ne s’est demandé s’il y avait un véritable « besoin » d’ordinateurs familiaux; on pouvait les fabriquer à un prix non prohibitif pour certaines tranches de revenu, on les a donc fabriqués, l’on a en même temps fabriqué le « besoin » correspondant — et maintenant, on est en train de les imposer (Minitel en France, etc. [5]). Ce qui est techniquement faisable, sera fait regardless, comme on dit en anglais familier, sans égard pour aucune autre considération. De même, les transplantations d’embryons, fécondations in vitro, interventions chirurgicales sur les fœtus etc., ont été réalisées dés que la technique en a été maîtrisée. Actuellement, plusieurs années après, la question n’est même pas vraiment discutée, malgré le geste courageux et exemplaire du professeur Testard [6], et un livre qui plaide pour des insanités comme la « gestation » masculine sous couvert d’une idéologie à quatre sous reste en tête des best-sellers en France depuis de longs mois.

La meilleure image est celle d’une guerre de positions (1914-1918) contre Mère Nature. On tiraille constamment sur tout le front, mais les gros bataillons sont lancés là où une brèche semble apparaître ; on exploite les percées, sans aucune idée stratégique. Ici encore, c’est la logique qui conduit à l’illogisme. Il est parfaitement raisonnable de concentrer les efforts et les investissements là où ils semblent les plus rentables. Lorsqu’on avait demandé à Hilbert pourquoi il ne s’attaquait pas au « dernier » théorème de Fermat, il avait répondu qu’il lui faudrait pour cela trois ou quatre ans de travail préparatoire, sans être sûr qu’il parviendrait à un résultat. On l’a constaté bien souvent : tel grand physicien a pu faire avancer la science et accomplir une grande œuvre parce qu’il s’attaquait non pas aux problèmes importants dans l’absolu mais à ceux dont il avait eu le flair de percevoir qu’ils étaient « parvenus à maturité ». Comment critiquer cela? Mais comment aussi rester aveugle devant l’inattendu résultat global, lorsqu’il recouvre à peu près tout?

Il faudrait savoir les résultats. Il faudrait aussi les vouloir. Pour les vouloir, il faudrait qu’il y ait des orienta­tions, des choix. Hormis la faisabilité et certains cas de « demande sociale pressante » (recherche médicale, notam­ment sur le cancer — mais où aussi la problématique est moins simple qu’il n’y paraît, comme on le dira plus loin), un véritable choix exigerait l’établissement de critères et de priorités. Quels critères, quelles priorités, fixés par qui et à partir de quoi? Non seulement il est impossible dans ces matières, en dernière analyse de fonder de façon indiscutable des critères ; mais même si on en disposait, leur application tant soit peu cohérente (je ne dis même pas rigoureuse) soulèverait des problèmes formidables. Car cette application se fera toujours dans une situation hautement incertaine et multiplement changeante.

Prenons un exemple fort actuel. Le National Institute of Health des États-Unis a édicté un ensemble de règles à l’usage des laboratoires visant à éliminer (limiter?) les risques inhérents aux manipulations génétiques. On peut noter que si l’on croit qu’avec ces règles la question est résolue, on dote le NIH d’une sorte d’omniscience. On peut aussi noter que les gouvernements ne sont certainement pas « soumis aux règles » du NIH.

Précisément, le maréchal Serguei Akhroméev, chef de l’État-Major général des forces armées soviétiques, ne semble pas se soucier beaucoup des règles édictées par le NIH. Dans sa déclaration du 18 janvier 1986 [7], explicitant l’allusion de M. Gorbatchev quelques jours auparavant à des « armes non nucléaires, fondées sur des principes physiques nouveaux », il a indiqué, entre autres, les « armes génétiques ». Le correspondant du Monde à Moscou, Dominique Dhombres, com­mente : ce domaine « ne semblait pas jusqu’ici intéresser les militaires ». Pour ma part, je parierais volontiers quelques francs que dès que les possibilités du génie génétique sont apparues, les deux superpuissances au moins (et pourquoi pas d’autres?) lui ont consacré quelque argent et quelques experts. On sait du reste que les recherches sur ce que l’on appelait naguère les armes ABC (atomiques, bactériologiques, chimi­ques) n’ont jamais négligé le second terme de ce trinôme. En Russie, du moins, il y a eu en avril 1979 une explosion dans une usine de Sverdlovsk et, en juin de la même année, un autre accident dans une usine de la banlieue sud de Novos­sibirsk : dans les deux cas, ces usines fabriquent ou traitent des armes bactériologiques. A Novossibirsk, il s’agissait semble-t-il d’anthrax; à Sverdlovsk, d’un virus « V-21 » ou « U-21 ». Dans les deux cas, on a compté les morts par milliers [8]. Récemment encore, le président de la République française, parlant des armes chimiques, déclarait qu’il ne voyait aucune raison pour que la panoplie défensive de la France en soit dépourvue. Pour quelles raisons devrait-elle être privée d’armes biologiques?

D’ores et déjà, devant les possibilités du génie génétique, les armes « bactériologiques » prennent une sympathique couleur rétro. L’anthrax est au génie génétique ce que la poudre à canon est à la bombe H. Si les recherches et le stockage dans ce domaine restent limités (on n’en sait rien, sauf dans le cas de la Russie, où l’on peut supposer le contraire), c’est à cause de la saturation de la puissance meurtrière des armes nucléaires, de l’overkill ; et peut être aussi parce que, à l’instar des armes nucléaires, les armes biologiques posent le problème du choc en retour, créant encore une fois la situation des deux scorpions dans une bouteille [9].

Les armes chimiques que voudrait avoir (qu’a probable­ment déjà) le président français ne seront pas fabriquées par des plombiers; elles le seront par des chimistes. Lorsqu’on a eu besoin de physiciens et de mathématiciens pour fabriquer des armes nucléaires (sans Von Neumann et Ulam, il n’y aurait probablement pas eu de bombe A américaine) on en a facilement trouvé, aux États-Unis, en Russie, en Grande-Bretagne, en France, en Chine, en Inde, peut-être ailleurs aussi. Lorsque le KGB a besoin de psychiatres, il les trouve aussi facilement que la police argentine trouvait des médecins pour maintenir en vie la victime afin que son supplice puisse continuer. L’expérience prouve, si besoin en était, que les scientifiques comme tels ne sont ni meilleurs ni pires que les autres humains — et, l’on pourrait ajouter, ni moins ni plus sages (je ne dis pas « savants » ou « experts »).

Plusieurs considérations entrent en jeu ici, peu aisées à démêler. On peut laisser de côté la simple cupidité — contre laquelle la formation scientifique ne prémunit pas plus qu’une autre; elle ne prémunit pas non plus contre les motivations politiques ou nationales (pas forcément « chauvines ») — on en a eu la démonstration sur très grande échelle lors des deux guerres mondiales. Mais il y a aussi des motivations plus spécifiques. Toutes choses égales d’ailleurs, une carrière dans la recherche militaire est beaucoup plus facile qu’une carrière dans la recherche « civile ». La carrière n’est pas évoquée ici du point de vue de l’argent gagné, mais des possibilités de « faire des choses plus intéressantes », les « faire à sa propre façon », diriger un laboratoire plutôt que d’y travailler en subordonné. Et surtout il existe, en lui-même neutre sinon admirable, le virus de la recherche. Virus qui, en dernière analyse, commande les gestes des prisonniers de Staline dans Le Premier Cercle de Soljenitsyne, les amenant à collaborer passionnément à un projet dont l’objectif est de faciliter le repérage et l’identification des suspects par le KGB. Tous pensent que Staline est un monstre, que le KGB est son instrument encore plus monstrueux. Mais l’intérêt du pro­blème scientifique : identifier un individu à partir du spec­trogramme de sa voix, dépasse toutes les autres considérations. Il n’y a rien à redire à cela. Du point de vue scientifique, la question : comment détruire l’humanité? a même valeur que la question : comment la sauver [10] ?

On pourrait encore montrer facilement que la recherche militaire elle-même, comme la politique des armements dont elle est la commensale, qui est supposée avoir des critères univoques, n’a en fait nullement, trivialités à part, une orientation dominée par la rationalité instrumentale (Zweckra­-tionalität). Mais les utilisations militaires ne sont, même dans le pire des cas, qu’un petit aspect de la question, si l’on ose dire. Qu’on nous permette deux citations :

« La pire des choses qui peut arriver — qui va arriver — pendant les années 1980, [elles sont en fait finies, c.c.] ce n’est pas l’épuisement des ressources énergétiques, l’effondrement économique, une guerre nucléaire limitée ou la conquête par un gouvernement totalitaire. Aussi terribles que ces catastrophes puissent être pour nous, elles pourraient être réparées l’espace de quelques générations. Mais le processus, unique, qui est en cours pendant les années 1980 et qui exigera des millions d’années pour être corrigé, c’est la perte de la diversité génétique et spécifique du fait de la destruction des habitats naturels. C’est là la folie que nos descendants auront le plus de difficulté à nous pardonner. »

« Il y a peu de problèmes qui soient moins reconnus et plus importants que la disparition accélérée des ressources biologiques de la Terre. En poussant les autres espèces à extinction, l’humanité est en train de scier énergiquement la branche sur laquelle elle est assise [11]. »

Cette destruction n’est pas essentiellement celle que provoquent la chasse, le DDT ou même l’horrible pêche à la baleine, qui cependant a monopolisé les énergies des « environnementalistes ». Elle a pour nom : disparition quasi certaine de la forêt tropicale d’ici une trentaine d’années, résultat du défrichage et du déboisement intensifs auxquels se livrent, par la force des choses (il faut faire semblant de faire quelque chose pour nourrir les populations affamées, et les bailleurs de fonds développés y poussent), les pays de la zone tropicale et équatoriale. Les résultats catastrophiques de cette évolution se feront sentir non seulement sous forme d’extinc­tion certaine de dizaines, peut-être de centaines ou milliers d’espèces, mais aussi de perturbations très graves à la fois dans l’équilibre thermique de la Terre, son régime hydrologique et météorologique et les grands cycles de métabolisme biochimi­que. Une Terre dont la surface continentale est couverte de forêts, et une Terre dont la même surface est couverte de cultures de céréales, sont deux planètes tout à fait diffé­rentes.

Tchernobyl, qui a tellement ému, est évidemment une toute petite affaire. On n’a tellement crié sur l’événement Tchernobyl que parce qu’il permettait de baratter la population en exploitant sa peur immédiate en la dirigeant sur des objectifs politiques apparemment accessibles : la fermeture des centrales nucléaires (à la fois impossible dans le contexte actuel et dérisoirement insuffisante). Mais comment mobiliser la population contre la destruction de la forêt tropicale? Il faut bien que ces populations mangent. Si l’on rétorque que l’on pourrait pour commencer leur distribuer les surplus des pays industriels (lesquels sont surtout, comme on sait, des surplus agricoles), puis cesser de pénaliser dans ceux-ci les paysans qui pourraient produire beaucoup plus, on sera accusé de vouloir maintenir les pays du tiers monde dans la dépendance à l’égard de l’impérialisme. Si vous dites alors qu’évidemment, vous savez bien que cela ne pourrait se faire qu’à condition d’un changement radical de la structure politique et sociale des pays « développés », ce sera fini, vous serez l’utopiste incorrigible — alors que ceux qui ne sont pas capables de voir deux ans plus loin que leur nez sont évidemment des réalistes.

Qui soutiendra que l’ensemble de ces évolutions corres­pond à des choix élucidés tant que faire se peut? Et ces choix seraient les choix de qui ? Comme tels, les scientifiques ne décident pas ; comme tels, les scientifiques n’auraient aucun titre à décider (ce n’est pas en tant que spécialiste du laser qu’un physicien peut décider que cette recherche est ou non prioritaire par rapport aux recherches immunologiques). Pour autant qu’ils participent aux processus de décision, ils ne peuvent les influencer qu’en s’associant à un des clans ou en gagnant la confiance d’une des cliques politico-bureaucrati­ques qui se disputent le pouvoir et se servent des enjeux scientifiques et techniques comme emblèmes et drapeaux ou, beaucoup plus fréquemment, ont besoin d’« experts » pour habiller scientifiquement des options déjà prises et autrement motivées. (L’histoire de Churchill avec Lindemann, par la suite Lord Cherwell d’un côté, et Tizard de l’autre, bien documentée [12] appartient à la période simple, épique et « honnête » de cet état des choses.) Ajoutons à ce qui a été dit plus haut sur leurs motivations qu’obtenir du financement pour ses propres projets, en compétition avec ceux des autres, n’est pas seulement une question de carrière et de prestige personnels; pour chacun son idée est son enfant, l’« objectivi­té » est ici subjectivement presque impossible.

Quant aux politiciens, qui ont en dernier lieu la haute main sur les budgets de la recherche, la charité imposerait de ne pas insister. S’ils ne sont pas ignorants, ils ont leurs lubies personnelles ; c’est peut-être le pire des cas. On a pu récemment entendre un ancien président de la République française en colère défendre les avions renifleurs en invoquant la condamnation de Galilée. L’affaire en question avait du reste impliqué des experts et spécialistes patentés. Si les politiciens sont ignorants et le savent (ce n’est pas la même chose), ils sont menés par des conseillers qui, en règle générale, se sont tournés vers l’administration et les cabinets politiques parce que leur rendement scientifique personnel était négligeable ; ils sont à la vérité scientifique ce que les critiques sont à la création littéraire ou philosophique. Leurs motivations sont à un degré prédominant liées à la survie du clan auquel ils se sont intégrés.

On dira que nous sommes en démocratie, et que le public ou l’opinion publique peut — ou doit — contrôler ce qui se passe. Abstraction exsangue. Il ne suffit même pas de répéter ce qui était, il n’y a guère, bien connu et semble étrangement et massivement oublié depuis quelques années à la faveur de la redécouverte des « valeurs libérales » : l’opi­nion publique accède aux informations qu’on veut bien lui fournir, elle est manipulée de toutes les façons, il lui faut des efforts énormes pour faire barrage de temps en temps et seulement après coup à une petite partie de ce qui est perpétré par les appareils bureaucratiques étatiques, politiques et économiques vingt-quatre heures sur vingt-quatre. La ques­tion va beaucoup plus profond : elle concerne la formation des représentations et du vouloir de l’homme moderne. L’on peut dire, à un premier niveau, que ces représentations et ce vouloir sont constamment formés par l’ensemble du monde institué contemporain, y compris sa lourde composante techno-scientifique. Celle-ci a, en retour, doté le monde dont elle procède de cet instrument intrinsèquement adapté non seule­ment à l’étendue mais au contenu même de la manipulation à faire : les media modernes. Cela est vrai, mais n’épuise pas la question. Qui a voulu la techno-science moderne telle qu’elle est, et qui en veut la continuation et la prolifération indéfinie? Personne et tout le monde. Il faut cesser enfin de répéter sur l’humanité entière l’opération marxiste sur le prolétariat : un sujet tout-puissant et totalement innocent de ce qui lui arrive, hors du coup. Si jamais un hiver nucléaire survient, si jamais les calottes polaires fondent; si jamais un virus létal à propagation rapide sort d’un laboratoire de génie génétique — et si les survivants hirsutes et affamés traînent le physicien ou le biologiste résiduel devant un tribunal, les paradoxes et les apories seront aussi aiguës et aussi intenses que lorsqu’on évoque le tribunal de Nuremberg, la présence à celui-ci de procureurs soviétiques et l’élection récente de M. Waldheim à la présidence de l’Autriche. Car de même qu’aucun régime totalitaire n’aurait pu faire ce qu’il a fait sans des millions de Eichmann et de Waldheim (j’accepte, pour le deuxième cas, la version officielle la plus récente de l’intéressé, à savoir qu’il avait servi comme interprète dans une unité armée qui exterminait les partisans yougoslaves et grecs) — et ces derniers n’auraient été rien sans, au moins, la tolérance des peuples respectifs —, de même, encore plus clairement, l’avalanche de la techno-science contemporaine se nourrit, non pas d’une simple tolérance, mais de l’appui actif des peuples. Peut-on traîner des peuples entiers devant un tribunal? Quel tribunal, et qui les y traînerait? Mais peut-être sont-ils en train de s’y conduire eux-mêmes, enchaînant avec eux les trente-neuf justes de la parabole juive.

Tout le monde — libéraux, marxistes, riches, pauvres, savants, analphabètes — a cru, a voulu croire, croit toujours et veut toujours croire que la techno-science est quasi omnisciente, quasi omnipotente, qu’elle serait aussi presque toute bonne, si des méchants ne la détournaient de ses objectifs authentiques. La question dépasse donc de loin toute dimen­sion d’« intérêts particuliers » ou de « manipulation ». Elle concerne le noyau imaginaire de l’homme moderne, de la société et des institutions qu’il crée et qui le créent. J’y reviendrai à la fin de ce texte. Retenons seulement que, s’il en est vraiment ainsi, les transformations requises sont infiniment plus vastes et plus profondes que ce que l’on a pu imaginer jusqu’ici. La création par l’espèce humaine de la sédentarité ou de la domestication des espèces vivantes en offrent de pâles analogies.

Cette dernière affirmation ne paraîtra excessive qu’à ceux qui comprennent peu la dimension des enjeux, mais surtout le caractère déchirant des choix virtuels, enracinés dans des interrogations élémentaires antinomiques.

D’un point de vue abstrait : personne ne veut — personne ne doit vouloir — le retour à l’âge de pierre (bien qu’il semble que nous l’ayons déjà choisi sans le savoir ni le vouloir) ; et personne ne doit continuer à se bercer d’illusions sur la techno-science « excellent outil entre les mains de mauvais maîtres ».

Plus concrètement : qui a fait et qui pourrait faire, du point de vue de l’humanité, le calcul coûts/bénéfices entre les sommes consacrées à la recherche sur le cancer et celles qui seraient nécessaires pour venir en aide aux affamés du tiers monde? Quelle option « rationnelle » peut-il y avoir entre les admirables résultats des expériences du CERN (et les millions de dollars qui y sont consacrés) et les morts vivants dans les rues de Bombay et de Calcutta? Je ne parlerai pas du débat — qui du reste ne s’instaure même pas — sur le « droit des individus stériles à avoir leurs propres enfants », les recherches et l’argent qui y sont consacrés, tant la question me paraît une sinistre farce lorsqu’on montre en même temps à la télévision les squelettes remuants d’enfants éthiopiens ou érythréens. Le choix est déjà fait : M. et Mme N. N. auront leur propre enfant — au prix de sommes et de temps de travail qui auraient pu maintenir en vie peut-être cinquante enfants africains.

Je ne dis même pas que tous ces choix, et les milliers d’autres que l’on pourrait citer, sont « faux ». Ils sont, en première approximation, tout à fait « arbitraires » et, en seconde approximation, pas arbitraires du tout. Ils sont déterminés par tout autre chose que des priorités « rationnel­les » ou humaines. Lorsque l’on prétend qu’ils servent les intérêts permanents et universels de l’humanité (tout être humain pourrait un jour être atteint d’un cancer, par exemple) cette universalité s’avère vide (une bonne partie de l’humanité n’a même pas la chance d’atteindre les âges d’incidence importante du cancer). Les choix sont « déterminés » par ce processus, « aléatoire » dans ses détails mais bien vectorisé dans son ensemble, moyennant lequel se développe la techno-science, véritable marteau sans maître à la masse croissante et au mouvement accéléré.

SUR LES REPRÉSENTATIONS SOCIALES DE LA SCIENCE

On l’a dit mille fois, situation suprêmement paradoxale que celle de l’homme contemporain. Plus il est « puissant », plus il est impuissant. Plus il sait, moins il sait. Et, malgré la fantastique arrogance de quelques hommes de science, plus il sait, moins sait-il ce que c’est, ce que ce serait que savoir.

Plus il sait, moins il sait. Il n’est pas difficile d’illustrer cette idée aussi bien à l’intérieur du savoir lui-même, considéré « intrinsèquement » (j’en parlerai brièvement dans la troisième partie de cette contribution), que par le rapport de ce savoir à son sujet. Sujet individuel, d’abord, qui sait toujours plus sur toujours moins ; moins, non seulement dans l’étendue — chaque champ particulier se rétrécissant continuel­lement —, mais aussi et surtout pour ce qui concerne le sens et les conditions de son savoir. Sujet collectif aussi — commu­nautés scientifiques au sein desquelles trois décennies de discours sur la multi ou transdisciplinarité n’ont pas fait contrepoids à la réalité d’une spécialisation accélérée et à ses résultats. Sujet collectif surtout : la communauté humaine elle-même. Longtemps avant que l’on ne parle des « deux cultures » et de leur scission dans la société contemporaine, Max Weber remarquait qu’un sauvage en sait infiniment plus sur le monde pratique qui l’entoure qu’un contemporain sur le sien. Quant au monde « théorique », la foi religieuse d’antan a laissé la place à une vague croyance en la science et en la technique, croyance abstraite, enveloppe qui ne contient le plus souvent que quelques miettes rassises tombées de la table des vulgarisateurs (qui sont souvent des scientifiques). Comme le statut de cette croyance n’est qu’un filtrat délayé de représentations provenant des scientifiques eux-mêmes, il serait préférable de parler directement de celles-ci.

Je n’ai pas l’intention ni la possibilité de le faire ici : ce serait l’objet d’un livre. Je vais plutôt parler de deux fallaces qui me semblent extrêmement répandues, fortement représen­tatives, en elles-mêmes et dans leurs diverses combinaisons plus ou moins incohérentes, et précieuses — même si leurs tenants n’étaient pas majoritaires — pour dévoiler les problé­matiques sous-jacentes.

La première, la moins plausible et certainement presque jamais défendue ouvertement, dénie à la science toute valeur de vérité ou, ce qui revient au même, donne au terme vérité le sens le plus étroitement pragmatique, « ça marche ». Qu’est-ce qui marche? Comme il se doit, le pragmatisme accouche du scepticisme qu’il contient : tout marche, n’importe quoi marche (anything goes, Feyerabend). Cet aboutissement est inévitable. Thèse pragmatiste : nous acceptons comme vraies les théories qui « marchent ». Question : comment savons-nous qu’une théorie marche? Mon propos n’est pas de reprendre ici une « réfutation » philosophique du scepticisme, mais de remarquer que cette conception limite (1’« anar­chisme épistémologique ») part d’une constatation de fait qu’elle ne comprend ni n’énonce correctement : l’histoire de la science ne forme pas système se déployant dans le temps, pour oublier un autre fait tout aussi massif : loin que « tout marche », les théories pouvant à un moment donné entrer en compétition au vu de la masse des « faits admis » sont très peu nombreuses.

La deuxième, de loin la plus répandue — et que je crois largement majoritaire parmi les scientifiques — est une version du progressisme du XIXe siècle, prétendant que l’évolution de notre savoir dans le temps trace une asymptote vers une vérité serrée de plus en plus près, que les théories scientifiques qui se succèdent constituent des traductions de moins en moins inexactes de la réalité, et que, si succession il y a, c’est que les théories antérieures représentent des « cas particuliers » des théories ultérieures, lesquelles sont, en retour, des « générali­sations » des premières. Cette vue intenable porte inconsciem­ment une lourde métaphysique, impliquant entre autres une harmonie préétablie entre un ordonnancement de strates de l’être et un développement de notre pensée, ou encore que le plus « profond », le moins immédiatement phénoménal est nécessairement l’universel. On continue d’invoquer obstiné­ment, pour la fonder, la succession Newton-Einstein, du reste nullement typique de l’histoire de la science, oblitérant le bouleversement catégoriel, axiomatique et représentationnel qui les sépare. Elle conduit tout naturellement à un dogma­tisme triomphaliste — le dogme affirmant le presque dernier mot pour demain, et cela tous les jours — dont les exemples abondent. Déjà, en 1898, lord Kelvin, inaugurant un congrès de physiciens, affirmait que l’édifice de la physique était pratiquement achevé, sous réserve de deux petits problèmes dont sans doute les années immédiatement à venir allaient offrir la solution. On ne sait ce qu’il faut davantage admirer de l’arrogance mégalomaniaque ou de l’instinct sûr du génial physicien lui faisant mettre le doigt sur ce qui allait précisément mettre par terre l’édifice dont il célébrait l’achè­vement : l’expérience de Michelson et le rayonnement du corps noir, entre tant d’autres questions alors et parfois aujourd’hui encore ouvertes. Depuis lors, les proclamations analogues ne font pas défaut, amplifiées aussitôt par les vulgarisateurs et les journalistes qui vont répétant toutes les cinq semaines que la dernière énigme de la nature est enfin résolue.

Les deux fallaces ont des implications politiques. Nous savons, nous savons tout, donc laissez-nous faire. Nous ne savons rien et personne ne sait rien, il n’y a pas de discours cohérent possible (ou il y en a une infinité sur le même objet, ce qui revient au même), donc l’ordre des choses existant est aussi bon ou aussi mauvais que n’importe quel autre.

Les deux ont ceci de commun, qu’elles veulent occulter l’interrogation philosophique qui non seulement gît à l’origine de la science occidentale, mais est, aujourd’hui plus que jamais, requise par elle dans ses difficultés théoriques sans précédent.

Sociologiquement et historiquement, ce qui est peut-être le plus intéressant, c’est l’existence certaine (je ne discute pas ici de son importance statistique — à mes yeux elle est grande) d’une catégorie de scientifiques qui vivent dans le clivage mental, sur deux niveaux de « conscience de soi » ou de « représentation de soi » — sans que l’on puisse décrire l’un de ces deux niveaux comme premier par rapport à l’autre ou plus profond que l’autre.

A l’un de ces niveaux, le scientifique représentatif de cette catégorie pensera et dira : nous possédons la vérité, ou nous allons en posséder la meilleure approximation humaine­ment faisable. A un autre niveau, il dira : il est stupide (« métaphysique ») de se poser la question de la vérité, cette question n’a pas de sens, la science n’examine pas le quoi mais le comment; elle n’interroge pas l’objet, elle le manipule et en prévoit le comportement. Il y a des calculs et des expériences qui marchent, d’autres non, on les triture jusqu’au succès ou bien on change les hypothèses. S’il est plus sophistiqué épistémologiquement, il se reconnaîtra avec délices dans une conception qui réussit une étrange synthèse des deux précé­dentes et dira qu’une théorie n’est jamais vraie mais simple­ment « falsifiable » (ou réfutable), qu’elle est provisoirement acceptée aussi longtemps qu’elle n’a pas été réfutée. Bien entendu, il ne se posera pas la question de ce qui rend la réfutation d’une théorie « vraie » ou valide ; encore moins de tout ce qui est présupposé, du côté du sujet comme de l’objet de la science, pour que des procédures comme la position d’hypothèses et ensuite leur « falsification » ou « réfutation » soit possible.

Mais le plus grave c’est que, pour ce type de scientifique, les deux niveaux décrits sont complètement recouverts par son attitude réelle, en un sens la plus authentique. Attitude pour laquelle la question de la vérité ne se pose pas — ne se pose même pas au degré requis pour qu’on dise : la question n’a pas de sens. Certes, il se pose toujours une question de correction ou d’exactitude : de résultats corrects, d’observations exactes et, surtout, de cohérence ou correspondance de ce que l’on cherche, trouve et avance avec the accepted body of beliefs, le corps de croyances scientifiques chaque fois admises et considérées comme (provisoirement ou non) établies. A ce niveau réel, effectif, l’activité scientifique devient une activité techno-pragmatique qui manipule des objets, des instruments, des algorithmes et des concepts, se satisfait de ce que tout cela « marche » tant bien que mal, et s’interdit de s’interroger sur elle-même et sur les conditions de son succès, même pragma­tique.

Mais, pour que cette activité techno-pragmatique, le développement de ce techno-savoir soient sociologiquement possibles, pour que l’entreprise, avec ses coûts généralement immenses et non rationnellement justifiables (ce qui ne veut pas dire qu’ils soient positivement injustifiés) soit financée, pour qu’elle attire de jeunes gens doués, qu’elle accumule autorité et prestige et que les risques de toute sorte qu’elle engendre demeurent socialement refoulés, il faut présenter au public une certaine image de la science moderne qui est celle précisément que le public, sous l’emprise de la signification imaginaire de l’expansion illimitée de la maîtrise « ration­nelle », attend et demande. Cette image est celle d’une marche triomphale d’où incertitudes théoriques intérieures à la science et questions de fond relatives à son objet et à son rapport à la société doivent à tout prix être évacuées. Il faut aussi assurer, à l’encontre de l’évidence, qu’aucun problème ou risque majeur n’existe découlant de l’utilisation ou de la mise en application des découvertes scientifiques — ou que quelques règles de bonne conduite des laboratoires suffisent pour y parer.

Ainsi, de toutes les activités humaines, la science serait la seule à simplement résoudre des questions sans en soulever aucune, soustraite à l’interrogation comme à la responsabilité. Divine innocence, merveilleuse extra-territorialité.

Du coup aussi, il faudrait abolir toute communication entre science et philosophie ou plus simplement pensée, réflexion, interrogation. Les questions que soulèvent les crises successives de la science et son histoire, mais aussi les conditions et les fondements de l’activité scientifique, enfin et surtout, ce qu’elle dit ou ne dit pas sur ce qui est et son mode d’être, comme sur celui qui connaît et son mode d’être, ces questions doivent être oubliées. A tel point que je me demande si ce que je dis ici (et ailleurs depuis longtemps), ce langage, ces préoccupations (qui ont été, en leur temps, révérence parler, celles de ces faibles d’esprit nommés Démo­crite, Platon, Aristote, Descartes, Leibniz, Newton, Kant, Maxwell, Einstein, Poincaré, Bohr, Weyl, Eddington, Hilbert, Broglie, Heisenberg, etc.), cet étonnement même — le thau­mazein disait Aristote — qui ne peuvent être qu’amplifiés et intensifiés immensément par le succès même, en un sens déraisonnable, de la science moderne, si ce langage et ces préoccupations auront encore un sens quelconque, fût-il dérisoire, pour le scientifique d’ici trente ans, ou si elles lui paraîtront simplement inintelligibles.

SUR QUELQUES ASPECTS DE LA SCIENCE CONTEMPORAINE COMME THÉORIE

J’ai dit auparavant, plus on sait, moins on sait — et certes cela peut paraître une boutade jouant sur la différence entre la réalité du savoir et l’idée qu’on s’en fait, entre ce qu’on sait et ce qu’on croit savoir. En vérité, il n’en est pas ainsi. Les mondes « classiques » étaient pour ainsi dire complets (au sens « topologique »). Il n’y avait pas de « trous » manifestes dans le système du monde de Newton (de Laplace) pour Newton, ni dans les mathématiques d’Euclide pour Euclide. Dans les deux cas, il y avait évidemment des problèmes — ce qui est tout à fait autre chose. Le monde euclidien (avec sa réforme hilbertienne) est complet, une fois « exilée » la question de la validité du postulat des parallèles — il est complet avec cette validité indiscutée comme point à l’infini. Le monde newtonien est complet à condition d’interdire une ou quelques questions apparemment « périphériques » (par exemple, que signifie la simultanéité d’observations faites par des observateurs distants ou comment peut-on la vérifier). Et la miraculeuse convenance entre Euclide et Newton était « complète », elle aussi. Autrement dit, les « trous » étaient sur la « frontière » du système, et il y en avait un seul, ou très peu ; il était donc possible de les recouvrir, en tout cas de les « isoler ». Aujourd’hui cette isolation, ce voilement ne sont plus, ne doivent plus être possibles.

J’aimerais avoir la place pour esquisser de plus près les apories qui me semblent sourdre de l’intérieur de la science contemporaine, pour montrer leur importance à la fois pour la science et pour la philosophie [13]. A défaut, et pour secouer ce qui me semble une certaine torpeur épistémologique qui s’empare de l’époque, je donnerai seulement une série d’exem­ples majeurs qui me semblent justifier qu’un scientifique se penche sur les fondements de son activité et renoue avec l’interrogation philosophique.

A tout seigneur tout honneur, commençons par quelques questions relatives aux mathématiques. Après les deux théo­rèmes de Gödel (1931), d’autres théorèmes d’indécidabilité ont surgi (notamment Church, 1936; Turing, 1936). Au total ces théorèmes signifient que, en dehors des cas triviaux (finis), il existe en mathématiques des propositions indécidables, que la cohérence des systèmes formels ne peut jamais être démon­trée à l’intérieur de ces mêmes systèmes, qu’aucune machine (ou algorithme) indiquant d’avance si une proposition est ou non décidable ne pourra jamais exister. Depuis leur publica­tion, la discussion de ces théorèmes semble s’être progressive­ment cantonnée à l’intérieur d’un cercle étroit de spécialistes de logique mathématique. C’était en un sens naturel : ces théorèmes n’affectaient pas le travail courant des mathémati­ciens, quelle que soit la « profondeur » de son objet. Leur importance est ailleurs. Ils ruinent l’idée de la possibilité d’un savoir hypothético-déductif rigoureux, dans le seul domaine non trivial où nous avions semblé nous en approcher. Non seulement je n’en connais pas de véritable élaboration philo­sophique ; mais, à ma connaissance, personne n’a essayé d’examiner leurs implications pour la physique du réel (la­quelle est supposée, certes, n’avoir affaire qu’à des quantités finies, mais qui met en œuvre constamment des ensembles infinis dans les formalismes qu’elle utilise).

D’autre part, depuis Cantor la mathématique a été progressivement reconstruite de fond en comble sur la base de la théorie des ensembles — et, en tout cas (à part toute question de « fondement ») elle contient cette théorie comme une de ses parties essentielles. Or dans la théorie des ensembles surgit nécessairement une question — en apparence « secondaire » — portant sur la suite des nombres cardinaux des ensembles infinis. En termes grossiers, la question est : entre l’infini des nombres naturels (1, 2, 3…) et l’infini des nombres réels (ceux qui correspondent aux points d’une ligne), y a-t-il ou non un infini d’un autre « type de quantité » (d’un autre cardinal) ? L’hypothèse de Cantor, dite hypothèse du continu, répond par la négative : à l’infini des naturels succède immédiatement (du point de vue de la cardinalité) l’infini des réels. Or, d’abord Gödel démontre en 1940 que l’hypothèse du continu (et même une hypothèse plus forte, dite hypothèse du continu généralisée) est compa­tible avec les axiomes usuels de la théorie des ensembles, notamment le système d’axiomes dit de Zermelo-Fraenkal. Puis, en 1964, Paul J. Cohen démontre que la négation de l’hypothèse du continu est également compatible avec la théorie des ensembles. Il s’ensuit d’abord que la théorie des ensembles est incomplète; ensuite et surtout, que l’on pourrait la compléter en admettant tel ou tel axiome supplémentaire — ce qui conduirait à une situation comparable à celle des géométries euclidiennes et non euclidiennes. Il ne semble pas que l’on ait jusqu’ici élaboré les implications, probablement considérables, d’une pluralité de théories des ensembles.

En troisième lieu, une part énorme des résultats mathé­matiques du XXe siècle s’appuie sur l’axiome du choix, formulé par Zermelo, équivalent à l’assertion : tout ensemble peut être bien ordonné (ce qui reviendrait à dire que, en théorie, on pourrait désigner un nombre réel qui succède immédiatement à zéro). Or de cet axiome — qui a paru tout à fait contre-intuitif à des grands mathématiciens comme E. Borel ou H. Weyl et toute l’école intuitionniste — on peut montrer qu’il équivaut à la fois à des propositions qui semblent intuitivement évidentes (par exemple, que le pro­duit cartésien d’une famille d’ensembles non vides n’est pas vide) et qu’il est incompatible avec d’autres propositions qui semblent intuitivement tout aussi évidentes, comme l’axiome de la déterminité de J. Mycielski (1964; cet axiome affirme que tous les jeux infinis à information parfaite sont détermi­nés, au sens qu’il y a toujours une stratégie gagnante pour l’un des deux partenaires). Ici la question n’est pas seulement la possible fragilité d’une grande partie des résultats de la mathématique moderne (qui avait conduit N. Bourbaki à marquer d’un astérisque les théorèmes dont la démonstration dépend de l’acceptation de l’axiome du choix), mais la vacillation de l’intuition mathématique aux prises avec ses créations extrêmes.

A l’intersection de la mathématique et de la physique, au passage de l’une à l’autre, il faut rappeler que la question de l’extraordinaire efficacité des mathématiques appliquées au monde physique reste aussi ouverte que du temps de son premier auteur, Pythagore. Et qu’on ne vienne pas dire qu’elle a été résolue par la Critique de la raison pure. Car, d’une part, l’essentiel de ces applications présuppose la théorie mathéma­tique de la mesure sur des ensembles de réels, qui reste obscure même du point de vue strictement mathématique. D’autre part et surtout, l’explicandum est l’applicabilité à un monde physique qui n’est pas celui de l’expérience courante d’« outils » (de formes, si l’on préfère) venant de parties des mathématiques aussi complexes et aussi éloignées entre elles que, par exemple, le calcul différentiel absolu et la théorie des distributions, dont le rapport avec l’« Esthétique transcendan­tale » est hautement improbable, pour dire le moins.

En physique proprement dite, l’ouvrage — le grand ouvrage — est constamment remis sur le chantier. Ainsi, par exemple, et malgré une sorte de publicité unilatérale acharnée depuis trente-cinq ans au moins, il est inexact de dire que l’on puisse à l’heure actuelle décider entre les différents modèles cosmologiques, et notamment entre un Univers « ouvert » et un Univers « fermé ». Si, dans l’état actuel de nos connais­sances, une singularité « explosive » dans l’histoire de l’Uni­vers il y a quelque 15 ou 20 milliards d’années ne peut pas être sérieusement contestée, le modèle d’un Univers « ouvert » (en expansion indéfinie à partir d’un événement unique signant une origine absolue) est de plus en plus mis en question par les révisions constamment en hausse (ce qui n’était pas, a priori, difficile à prévoir!) des estimations de la densité moyenne de l’Univers. Si celle-ci s’avérait dépasser une certaine valeur critique (dont les estimations actuelles sem­blent assez proches) on serait obligé d’accepter un modèle « cyclique », alternativement en expansion et en contraction, dans l’histoire duquel donc le big bang n’aurait été qu’un événement important dans une série peut-être infinie d’événe­ments du même type. Mais dans ce dernier modèle, la matière-énergie ne se conserve pas (elle « croît » avec chaque cycle, pendant la phase de contraction). Notons simplement que, outre l’importance intrinsèque fondamentale de la cosmologie et du choix entre ces modèles (ou d’autres), la simple existence d’un modèle cohérent (découlant de la relativité générale et des équations de Friedmann), en principe compatible avec des observations possibles, au sein duquel des lois essentielles de conservation de la physique actuelle ne sont pas valides, suffit à montrer quelle extravagance il y aurait à penser que cette physique est vraiment assurée sur ses bases théoriques.

A l’autre bout de la physique (intimement lié au premier) la « zoologie » des particules élémentaires dont se plaignait Heisenberg a changé de forme, mais peut-être pas de fond. Si l’on a pu mettre de l’ordre dans les centaines de particules « élémentaires », cela laisse subsister une bonne trentaine de particules « vraiment fondamentales » — elles-mêmes « résultant » de la combinatoire d’un nombre plus limité de caractéristiques. L’on peut penser que la véritable question est moins la multiplicité des particules, que la pluralité des caractéristiques de base ; pourquoi la charge, le spin, le u, le d, le b, le t et tout le reste? Par ailleurs, les tentatives de construire une théorie vraiment unifiée se heurtent toujours à l’incompatibilité entre la structure de la relativité générale et celle de la théorie quantique — les deux constamment « confirmées » par des observations et des faits expérimentaux. Mais si, comme il le semble, la position quantique est inébranlable (cf. encore récemment le sort du « paradoxe EPR » et la question de la non-séparation), une unification exigerait une quantification de l’espace-temps — expression à laquelle il semble impossible de donner un sens. La situation de la physique fondamentale est toujours en flux et de nouveaux concepts de base sont périodiquement intro­duits — comme récemment la « super-symétrie », ou les « cordes » et « super-cordes » (strings et superstrings) qui devraient prendre la place des particules dans un Univers sous-jacent « vrai » à dix dimensions.

Dans le domaine de la biologie, il faut noter un malentendu de taille qui règne, à peu près depuis que le darwinisme originel a été dépassé. On parle constamment de théorie de l’évolution. Le terme d’évolution, aussi bien dans le langage commun que dans l’esprit de Darwin (cf., pour ne citer que cela, les termes de « sélection » et de « survie du plus apte ») a le sens incontournable d’un déploiement de potentialités, d’une progression, au moins d’une complexifi­cation. Or, si le fait de l’évolution est incontestable, il n’existe aucune théorie véritable de l’évolution. Il est évident que la théorie néo-darwinienne (la « synthèse moderne ») est une théorie de la différenciation des espèces — non pas de l’évolution des espèces. Car non seulement la même théorie « explique­rait » tout aussi bien une histoire de la Terre qui aurait conduit à l’existence d’espèces tout à fait différentes de celles qui existent ; mais rien, en elle, ne rend intelligible que le « sens » de cette évolution (sa direction) aille de quelques organismes primitifs aux hominidés ; rien, en elle, ne dit pourquoi la différenciation s’est faite dans le sens d’une complexification croissante et non pas, pour ainsi dire, « laté­ralement ». Pourquoi les millions d’espèces actuelles, et non pas, pour le dire grossièrement, quelques millions d’espèces de monocellulaires?

Enfin, après un tumulte de proclamations excessives qui a duré vingt ans, on a admis, semble-t-il, que l’ADN et le code génétique — découvertes fondamentales s’il en fût, qui le contesterait? — sont loin de fournir tout ce qu’il faut pour rendre intelligible l’autoproduction et même la reproduction de l’être vivant. Il suffit de rappeler que neurologistes aussi bien qu’immunologistes dans leur majorité repoussent l’idée d’une prédétermination génétique complète (codée dans l’ADN) des spécialisations des cellules nerveuses ou immuni­taires, en faveur des hypothèses dites épigénétiques (qui font de cette spécialisation le résultat de 1’« histoire » de chaque cellule, largement codéterminée par le « paysage » où elle se trouve, à savoir ses « voisinages »). Plus que probablement, ces hypothèses contiennent une grande part de vérité (de toute façon, l’hypothèse de la prédétermination est intenable pour les classes de cellules mentionnées). Mais l’on peut aussi se demander si la conception épigénétique ne reconduit pas à un autre niveau la difficulté, laquelle elle est censée répondre (il faudrait encore une prédétermination génétique, rendant telles cellules capables de tel développement épigénétique et pas d’autres, de telles séquences de réaction à son « histoire » et pas d’autres, etc.). Et, d’autre part, elle conduit à se réinterroger sur des capacités et propriétés tout à fait fonda­mentales de l’être vivant, dont il n’existe pour l’instant aucune amorce de compréhension théorique. C’est une chose de dire qu’un gène détermine un caractère précis. C’en est une autre de dire qu’un gène détermine la capacité de produire un nombre indéfini de caractères (ce dont nous avons par ailleurs la certitude via l’exemple des capacités linguistiques de l’être humain).

Que signifie tout cela, sinon que la science est, heureu­sement, plus ouverte que jamais, plus questionnante que jamais, moins reposante pour l’esprit que jamais? Que signifie tout cela, pour les véritables scientifiques et pour ceux qui ne peuvent pas rester indifférents devant leur immense travail, sinon un appel au renouvellement de la pensée humaine?

AU LIEU DE CONCLURE

La science est, devrait être, contrairement à ce qui s’est passé depuis Hegel, objet de passion pour le philosophe. Non pas comme ensemble de certitudes — mais comme puits interminable d’énigmes, mélange inextricable de lumière et d’obscurité, témoignage d’une incompréhensible rencontre toujours assurée et toujours fugitive entre nos créations imaginaires et ce qui est. Aussi, comme affirmation éclatante de notre autonomie, du rejet des croyances simplement héritées et instituées, de notre capacité à tisser constamment le nouveau dans une tradition, à nous transformer en nous appuyant sur nos transformations passées.

Mais nous devons distinguer la portée philosophique et les virtualités pratiques abstraites de la science de sa réalité social-historique, du rôle effectif qu’elle joue dans le monde contemporain et dans son immense dérive. Considéré dans sa totalité, ce rôle est loin d’être univoquement positif. La destruction de l’environnement, aux conséquences incalcula­bles et largement inconnues, a peut-être commencé déjà avec la fin du néolithique (début de l’élimination de diverses espèces vivantes, déboisement). Elle a pris des dimensions qualitativement autres depuis : non pas tellement la révolu­tion industrielle, mais la révolution scientifique de l’industrie, à savoir comme disait Marx, « l’application raisonnée (!) de la science à l’industrie ». En somme, depuis que nous ne vivons plus avec une technologie « naïve »(!), mais avec une techno­logie scientifique. Que pèseront les conforts, pour ceux qui en jouissent, de la vie moderne devant une éventuelle fonte des calottes glaciaires? Et combien de centimes vaudront toutes les conquêtes de la médecine moderne, si une Troisième Guerre mondiale explosait?

Ces comptes ne peuvent pas être faits, dans aucun domaine — le plus ou le moins s’enchevêtrent inextricable­ment. Ils peuvent encore moins être faits pour tous les domaines à la fois — à moins que la réalité ne les fasse un jour pour nous. Pour faire des comptes, il faudrait avoir des éléments séparables, qui n’existent pas ici. La fallace de la séparation : gardons la médecine moderne et rejetons (les conséquences militaires de) la physique nucléaire contient un illogisme identique à celui des jeunes écologistes qui fuient l’industrie en fondant des communautés rurales — au sein desquelles ils ne peuvent pas se passer des produits de l’industrie. La médecine moderne et la physique nucléaire (théorique et appliquée) ne sont pas des plants différents mais deux branches du même arbre pour ne pas dire deux substances contenues dans le même fruit. L’existence et le développement de l’une comme de l’autre présupposent le même type anthropologique, les mêmes attitudes à l’égard du monde et de l’existence humaine, les mêmes modes de pensée, de technicité et d’instrumentation.

Tout cela ne signifie pas que la recherche scientifique est « mauvaise » en soi, loin de là, ni qu’il faille l’arrêter (de toute façon on ne le pourrait pas et on ne le devrait pas). Nous sommes seulement rappelés à quelques évidences, certaines banales, d’autres moins.

Évidences banales : sortis de leur laboratoire, les scienti­fiques sont des hommes comme les autres, aussi vulnérables à l’ambition, au désir de pouvoir, à la flatterie, à la vanité, aux influences, aux préjugés, à la cupidité, aux erreurs de jugement et aux prises de position irréfléchies que n’importe qui. Aussi, comme on pouvait le prévoir, l’immense progrès du savoir positif et de ses applications ne s’est pas accompagné d’un millimètre de progrès moral, ni chez ses protagonistes ni chez leurs concitoyens.

Évidences moins banales : la fantastique autonomisation de la techno-science — que Jacques Ellul a eu l’imprescriptible mérite de formuler dès 1947 — et que scientifiques aussi bien que laïcs se masquent moyennant l’illusion de la séparabilité des « moyens » et des « fins » : un autre « maître » pourrait donner une autre orientation à l’évolution techno-scientifique. Mais cet ensemble de connaissances, de pratiques, de possibilités, qui fabrique des laboratoires, des laborantins, des imitateurs, des inventeurs, des découvreurs, des armes d’apocalypse, des bébés en éprouvette, des chimères réelles, des poisons et des médicaments — cette hyper-­mégamachine, personne ne la domine ni ne la contrôle et, dans l’état actuel des choses, la question de savoir si quelqu’un pourrait la contrôler ne se pose même pas. Avec la techno-science, l’homme moderne croit s’être donné la maî­trise. En réalité, s’il exerce un nombre grandissant de « maîtrises » ponctuelles, il est moins puissant que jamais devant la totalité des effets de ses actions, précisément parce que celles-ci se sont tellement multipliées, et parce qu’elles atteignent des strates de l’étant physique et biologique sur lesquelles il ne sait rien — ce qui ne l’empêche pas de fouiller avec un bâton toujours plus grand la fourmilière qui est certainement aussi un guêpier.

Il faut en finir avec l’idée que la science et la technique conféreraient à l’humanité un pouvoir qui serait actuellement « mal utilisé ». D’une part, la techno-science produit constamment du « pouvoir », au sens limité de la capacité effective de faire; d’autre part, avec l’évolution de la société contemporaine (cf. infra), ce pouvoir ne pouvait pas être « utilisé » autrement qu’il ne l’est, et par personne d’autre que celui qui l’utilise, c’est-à-dire Personne. Il n’y a ni technocra­tie, ni scientocratie. Loin de former un nouveau groupe dominant, scientifiques et techniciens servent des Appareils de pouvoir existants (à la rigueur ils en font partie) et ces Appareils exploitent, certes, et oppriment presque tout le monde, mais ne dirigent vraiment rien.

Au cœur de l’époque moderne, depuis la fin des « âges obscurs », deux significations imaginaires sociales, intrinsè­quement antinomiques quoique liées (mais cette liaison ne peut nous retenir ici). L’autonomie d’une part qui a animé aussi bien les mouvements émancipateurs et démocratiques qui parcourent l’histoire de l’Occident que la renaissance de l’interrogation et de l’enquête rationnelle. L’expansion illimi­tée de la maîtrise « rationnelle » d’autre part, au fondement de l’institution du capitalisme et de ses avatars (parmi lesquels, par une monstrueuse inversion, le totalitarisme) et qui sans doute culmine avec le déferlement de la techno-science.

Pour des raisons que j’ai longuement développées ailleurs, la maîtrise « rationnelle » en expansion illimitée ne peut être en réalité qu’une maîtrise pseudo-rationnelle. Mais une autre dimension importe ici davantage. Une « maîtrise ration­nelle » implique, exige en vérité, dès que la « rationalité » a été vue comme parfaitement « objectivable », ce qui a rapidement voulu dire : algorithmisable, une maîtrise imper­sonnelle. Mais une maîtrise impersonnelle étendue à tout est évidemment la maîtrise de outis, de personne — et par là même, c’est la non-maîtrise complète, l’impouvoir. (Dans une démocratie, il y a certes une règle rationnelle impersonnelle, la loi, pensée sans désir comme dirait Aristote, mais il y a aussi des gouvernants et des juges en chair et en os.)

Tout à fait symptomatique à cet égard est la tendance actuelle à l’« automatisation des décisions », déjà en cours dans un grand nombre de cas secondaires mais qui commence à prendre une autre allure avec les « systèmes experts ». Et encore plus illustrative est l’idée, qui en constitue en quelque sorte l’achèvement, de la Doomsday machine, système expert qui ferait partir automatiquement les fusées d’un camp dès que celles de l’autre seraient computées ou supposées parties, éliminant ainsi tout facteur politique-psychologique « subjectif » (donc à la fois faillible et influençable) dans la dissuasion, et dont en vérité nous ne sommes pas tellement loin.

Dans les sociétés qui ont précédé la nôtre, la négation de la mortalité humaine était assurée par la religion au sens le plus large de ce terme. Cette négation a toujours été une dénégation, au sens freudien du terme : négation qui, dans l’acte même de se formuler, démontre le contraire de ce qu’elle affirme explicitement. (Si l’homme était immortel, il n’aurait point besoin de toutes ces démonstrations et de tous ces articles de foi.) Ce rôle est aujourd’hui joué, autant que faire se peut, par la techno-science. Il ne suffit pas d’aller répétant que dans le monde moderne la science a pris la place de la religion ; il faut comprendre à la fois les limites de cette substitution (qui ne nous concernent pas ici) et la trace de vérité qu’elle comporte. La science offre un substitut à la religion pour autant qu’elle incarne derechef l’illusion de l’omniscience et de l’omnipotence — l’illusion de la maîtrise. Cette illusion se monnaye d’une infinité de manières — depuis l’attente du médicament-miracle, en passant par la croyance que les « experts » et les gouvernants savent ce qui est bon jusqu’à la consolation ultime : « Je suis faible et mortel, mais la Puissance existe. » La difficulté de l’homme moderne à admettre l’éventuelle nocivité de la techno-science n’est pas sans analogie avec le sentiment d’absurdité qu’éprouverait le fidèle devant l’assertion : Dieu est mauvais.

De la valorisation du pouvoir-faire en tant que tel à l’adoration de la force nue, l’écart est bien petit.

Le fantasme de la toute-puissance existe sans doute depuis que l’homme est homme. Il s’est monnayé par quelque puissance — et il s’est réfugié dans la magie, ou la conquête militaire. Pour la première fois sa fécondation par son rejeton — la rationalité — lui a permis de devenir puissance historique effective, signification imaginaire sociale dominant un monde entier. Si cela a pu être, ce n’est pas seulement que l’imaginaire humain a pris ce tournant et s’est donné des moyens autres que magiques ou naïvement militaires. C’est aussi que le monde — le monde « pré-humain » — s’y prête, qu’il est connaissable et même manipulable.

Il est connaissable de manière apparemment illimitée, dévoilant à notre travail les unes après les autres des strates connectées et pourtant hétérogènes. Mais il n’est visiblement pas manipulable sans limite — et cela, non pas d’un simple point de vue « extensif » (inverser le sens de la rotation de la Galaxie, par exemple) mais d’un point de vue qualitatif. Cette limite, nous l’avons visiblement atteinte et nous sommes en train de la franchir sur plusieurs points à la fois. Et le plus intime rapport existe, j’ai essayé de le montrer, entre le déploiement sans limite de notre connaissance et les limites qui devraient être imposées à nos manipulations.

Or, en même temps que s’épanche triomphante la rage de la « puissance », le fétichisme de la « maîtrise ration­nelle », en même temps semble subir une éclipse l’autre grande signification imaginaire créée par l’histoire gréco­-occidentale, celle de l’autonomie, notamment politique. La crise actuelle de l’humanité est crise de la politique au grand sens du terme, crise à la fois de la créativité et de l’imagination politiques, et de la participation politique des individus. La privatisation et l’« individualisme » régnants laissent libre cours à l’arbitraire des Appareils en premier lieu, à la marche autonomisée de la techno-science à un niveau plus profond.

C’est là le point ultime de la question. Les dangers énormes, l’absurdité même contenue dans le développement tous azimuts et sans aucune véritable « orientation » de la techno-science, ne peuvent être écartés par des « règles » édictées une fois pour toutes, ni par une « compagnie de sages » qui ne pourrait devenir qu’instrument, sinon même sujet, d’une tyrannie. Ce qui est requis est plus qu’une « réforme de l’entendement humain », c’est une réforme de l’être humain en tant qu’être social-historique, un ethos de la mortalité, un auto-dépassement de la Raison. Nous n’avons pas besoin de quelques « sages ». Nous avons besoin que le plus grand nombre acquière et exerce la sagesse — ce qui à son tour requiert une transformation radicale de la société comme société politique, instaurant non seulement la participation formelle mais la passion de tous pour les affaires communes. Or, des êtres humains sages, c’est la dernière chose que la culture actuelle produit.

« Que voulez-vous donc? Changer l’humanité?

Non, quelque chose d’ infiniment plus modeste : que l’humanité se change, comme elle l’a déjà fait deux ou trois fois ».

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1 Des considérations d’espace et de temps m’ont amené à plusieurs reprises à simplement affirmer dans ce texte des idées dont j’ai développé ailleurs et depuis longtemps l’argumentation. Je me permets de renvoyer, une fois pour toutes, le lecteur intéressé aux textes « Science moderne et interrogation philosophique » (1971-1973) et « Technique » (1973), repris dans Les Carrefours du labyrinthe, Paris, Le Seuil, 1978; « Déve­loppement et rationalité » (1974), « La Logique des magmas et la question de l’autonomie » (1981) et « Portée ontologique de l’histoire de la science » (1986), repris dans Domaines de l’homme, les Carrefours du labyrinthe II, Paris, Le Seuil, 1986 ; enfin De l’écologie à l’autonomie, Paris, Le Seuil, 1981.

2 A cette passivité il y a certes des exceptions, comme les mouvements écologiques, sans parler évidemment de quelques individus isolés.

3 Cf. « Développement et rationalité » et De l’écologie à l’autonomie, op. cit.

4 Nature, V. 132, 11.q.1933, p. 432-433. Cité par Pringle et Spigelman, Les Barons de l’atome, Paris, Le Seuil, 1982, p. 14.

5 Il se peut que les « ordinateurs familiaux » (qu’il ne faut pas confondre avec les micro-ordinateurs comme tels) se montrent par la suite d’une quelconque utilité. Le point que je veux souligner est qu’on a investi des sommes fabuleuses dans ce qui n’est pour le moment qu’un gadget.

6 Voir son interview dans Le Monde du 10 septembre 1986. C’est lui aussi qui avait dit, dans Libération il y a environ un an, à propos de la « gestation » masculine : « Ne vous inquiétez pas, si c’est techniquement faisable, certainement quelqu’un un jour aux États-Unis le fera. Voir aussi sur la chirurgie fœtale les déclarations du Dr F. Frigoletto de Harvard : « L’efficacité et l’innocuité de la chirurgie fœtale ne sont pas prouvées. » (Le Monde, 10 octobre 1986, p. 12). En fait, de telles opérations sont déjà pratiquées.

7 Telle qu’elle est rapportée par Le Monde du 21 janvier 1986, P. 3.

8 Marie Samatan, Droits de l’homme et répression en URSS, Paris, Le Seuil, 1980, p. 143 ; Boris Komarov, Le Rouge et le Vert, La destruction de la nature en URSS, Paris, Le Seuil, 1981, postface de Léonid Pliouchtch, p. 207.

9 Comme dans le cas nucléaire, cette dissuasion n’est pas absolue; et elle semble plus unilatérale que l’autre. L’URSS n’a pas, et de loin, dans le Nouveau Monde des intérêts comparables à ceux de l’Amérique dans l’Ancien. Elle serait donc moins atteinte si le Nouveau Monde devait être mis en quarantaine. Il faut aussi prendre en compte le relativement faible coût et la facilité déconcertante avec laquelle de telles armes pourraient être livrées. Notons que dans ce cas aussi il y a, en théorie, l’équivalent d’une première frappe chirurgicale et d’une « défense stratégique » : livrer l’agent pathogène après s’être assuré que l’on possède suffisamment d’antidotes pour les populations amies.

10 L’argument selon lequel, en détruisant l’humanité, le scientifique « se mettrait en contradiction avec lui-même » parce que sans humanité il n’y aurait pas de science n’est pas valide. Je n’ai nulle part vu de démonstration scientifique prouvant qu’il doit y avoir de la science. Un scientifique qui détruirait l’humanité se mettrait en contradiction, peut-être, avec lui-même en tant qu’homme — ou avec des valeurs éthiques, s’il en a — mais non pas avec une proposition scientifique quelconque qui valorise la science.

Valoriser la science n’est nullement obligatoire; cf. l’ayatollah Khomeiny et ses partisans, pour prendre l’exemple le plus proche. De même, on peut soutenir que la démonstration de la conjecture de Goldbach aurait, scientifiquement, plus d’intérêt que la découverte d’un traitement du cancer : elle porterait sur des objets d’une universalité beaucoup plus vaste. Le point de vue rigoureusement scientifique peut aboutir à cette conclusion — et en tout cas n’a aucun moyen, comme tel, d’évaluer relativement ces deux types de recherche.

11 Citations de E. O. Wilson, de Harvard, et de Paul Ehrlich, de Stanford, in Scientific American, février 1986, p. 97.

12 Par exemple par C.P. Snow dans Science and Government, Oxford University Press, 1961 et A Postscript to Science and Government, Oxford University Press, 1962.

13 Je l’avais fait il y a quinze ans dans « Science moderne et interrogation philosophique », op. cit.