Peter Sjöstedt-Hughes
Voyages dans le paysage mental

J’exposerai d’abord brièvement les types et l’histoire de l’idéalisme en général. Je donnerai ensuite un résumé rapide du cœur de l’idéalisme analytique de Kastrup – c’est-à-dire, décrire Analytic Idealism in a Nutshell, en quelques mots – puis proposerai un résumé plus large et critique. Troisièmement, certains points d’intérêt seront mis en avant : « Cerveaux et vers » examine les limites métaphysiques des neurosciences ; « Champ de bataille psychédélique » se demande si les psychédéliques diminuent l’activité cérébrale tout en augmentant l’activité mentale ; et « Tableaux de bord poreux » propose une métaphore étendue alternative qui présente la relation entre les esprits individuels et la nature comme une continuité plutôt qu’une aliénation. Tout cela concerne la manière dont nous comprenons la conscience et la réalité – une saga de métaphysique et de science empirique entrelacée avec la politique et l’histoire.

Compte rendu de Analytic Idealism in a Nutshell (tr fr L’idéalisme analytique en quelques mots) de Bernardo Kastrup

Aux portes

Bernardo Kastrup est une figure plutôt unique, avec un héritage et une formation hybrides : aujourd’hui néerlandais, mais d’ascendance dano-portugaise, une acculturation précoce au Brésil, et détenteur de doctorats à la fois en ingénierie informatique et en philosophie. Après avoir travaillé au CERN (l’Organisation européenne pour la recherche nucléaire) et au laboratoire de recherche Philips, entre autres institutions notables, il a changé de cap pour se consacrer au domaine plus profond de la métaphysique, en obtenant un doctorat à l’Université Radboud aux Pays-Bas sur ce qu’il appelle « l’idéalisme analytique ». Ce compte rendu se base uniquement sur sa publication la plus récente, qui vise à être une version concise, claire et simplifiée de cette thèse – son livre Analytic Idealism in a Nutshell: A Straightforward Summary of the 21st Century’s Only Plausible Metaphysics (tr fr L’idéalisme analytique en quelques mots, Iff Books, 2024).

Pour situer le contexte, j’exposerai d’abord brièvement les types et l’histoire de l’idéalisme en général. Je donnerai ensuite un résumé rapide du cœur de l’idéalisme analytique de Kastrup – c’est-à-dire, décrire Analytic Idealism in a Nutshell, en quelques mots – puis proposerai un résumé plus large et critique. Troisièmement, certains points d’intérêt seront mis en avant : « Cerveaux et vers » examine les limites métaphysiques des neurosciences ; « Champ de bataille psychédélique » se demande si les psychédéliques diminuent l’activité cérébrale tout en augmentant l’activité mentale ; et « Tableaux de bord poreux » propose une métaphore étendue alternative qui présente la relation entre les esprits individuels et la nature comme une continuité plutôt qu’une aliénation. Tout cela concerne la manière dont nous comprenons la conscience et la réalité – une saga de métaphysique et de science empirique entrelacée avec la politique et l’histoire.

L’idéalisme en général

En termes généraux, l’idéalisme est la conception selon laquelle notre réalité est mentale, et non matérielle ou physique. Il en existe de nombreuses variantes, dont voici les quatre principales :

1. Idéalisme Transcendantal : la réalité perçue et conçue est radicalement distincte de la réalité en soi. La philosophie d’Emmanuel Kant (m. 1804) incarne cette position, où non seulement les couleurs, sons, odeurs que nous percevons dépendent entièrement de l’esprit, mais où même le temps et l’espace ne sont que des projections de notre esprit. Kant appelle notre réalité perçue le Phénomène, et la réalité qui se situe au-delà de notre perception, la réalité en soi, le Noumène. Le Noumène est inconnaissable pour l’homme.

2. Idéalisme Absolu : la réalité perçue et conçue est identique à la réalité en soi, car la réalité en soi est mentale. C’était, de manière générale, la position de Schelling et Hegel, ce dernier ayant particulièrement inspiré l’idéalisme absolu qui prévalait en Grande-Bretagne et aux États-Unis à la fin du XIX? et au début du XX? siècle, culminant peut-être dans l’œuvre de F. H. Bradley (m. 1924).

3. Le Solipsisme : on ne peut savoir que son propre esprit est la réalité. Bien que cette position soit souvent considérée comme un doute nécessaire dont on ne peut se défaire, le chapitre que Bradley lui consacre dans son œuvre majeure Appearance and Reality (1893) en propose une critique persuasive quant à sa vérité et à sa nécessité. L’idéalisme absolu, en revanche, affirme qu’un esprit universel, « l’Absolu », plutôt que son esprit individuel, est la réalité.

4. Idéalisme Platonicien : la position de Platon selon laquelle notre monde physico-mental est l’ombre du domaine plus fondamental et éternel des « Idées » – du grec Eidos (Idée / Forme).

Historiquement, en Occident, l’idéalisme a acquis une certaine importance chez certains penseurs de la Renaissance, avec la redécouverte de Platon. Il a été renouvelé par les platoniciens de Cambridge au XVII? siècle, puis, sous des formes plus modernes, on voit l’idéalisme s’affirmer dans les philosophies de Leibniz (m. 1716) et Berkeley (m. 1753). Mais c’est l’idéalisme de Kant (m. 1804) qui eut l’influence la plus profonde sur la pensée moderne. Toutefois, certains problèmes perçus dans l’idéalisme kantien furent ceux que Fichte (m. 1814), Schelling (m. 1854) et, surtout, Hegel (m. 1831) cherchèrent à résoudre, faisant ainsi progresser leur idéalisme absolu. (Voir, par exemple, mon ancien mémoire de maîtrise sur la critique kantienne par Schelling.)

Arthur Schopenhauer (m. 1860) chercha lui aussi à prolonger l’idéalisme de Kant, mais d’une manière différente des penseurs du cercle d’Iéna mentionnés – mettant davantage l’accent sur les pulsions primordiales que sur la rationalité de la réalité – et c’est le type d’idéalisme de Schopenhauer auquel Kastrup adhère principalement. Ces formes d’idéalisme essentiellement allemandes eurent un effet artistique sur le romantisme (notamment par Coleridge et Wordsworth) au début du XIX? siècle, et plus tard, dans ce même siècle, sur le mouvement académique britannique et américain de l’idéalisme absolu, qui prospéra de 1875 à 1925 environ.

Mais l’idéalisme sembla ensuite disparaître. Les raisons furent nombreuses, comme le développement logique du réalisme (auquel je reviendrai dans mon analyse de Kastrup), mais aussi des raisons politiques, telles que la réaction à la Première Guerre mondiale, qui favorisa un sentiment quelque peu anti-allemand et antinationaliste dans le monde anglophone (particulièrement à l’égard de Fichte et Hegel). W. J. Mander, dans son livre British Idealism (2011), va jusqu’à dire :

L’antipathie envers le passé immédiat a laissé place au rejet, alors qu’une version de l’histoire de la philosophie britannique commença à être enseignée, sautant directement de Mill [m. 1873] à Russell [m. 1970]. Il en résulta qu’encore aujourd’hui, la plupart des philosophes ne savent rien de l’idéalisme britannique ; ils sont réellement surpris d’apprendre l’existence de cette « aberration idéaliste » dans la grande tradition empirique britannique. (ch. 15, p. 527)

Au XX? siècle, l’idéalisme fut maintenu en vie par certains penseurs, comme May Sinclair (m. 1946), Hilda Oakley (m. 1950) et Timothy Sprigge (m. 2007). Mais il ne retrouva jamais sa popularité passée. Aujourd’hui, au XXI? siècle, on assiste à sa renaissance, et Bernardo Kastrup en est l’un des défenseurs.

L’essentiel en quelques mots

Je commencerai ici en affirmant que « l’idéalisme analytique » de Kastrup, jugé d’après ce seul ouvrage, se situe, à mon sens, entre l’idéalisme transcendantal et l’idéalisme absolu : la réalité est radicalement distincte de son apparence, de la façon dont elle est perçue (à la Kant) – mais elle est aussi radicalement semblable, dans la mesure où la réalité, comme l’apparence, est également mentale (à la Hegel).

Noisette

L’idéalisme analytique en une minuscule coquille : nous percevons la réalité d’une manière spécifiquement humaine, comme un monde physique. Mais la réalité en soi est très distincte de la manière dont nous la percevons et, en tant que telle, elle n’est pas physique, mais plus proche de ce que nous concevons comme non physique : nos esprits. La réalité est donc mentale, et cet esprit de l’univers existe comme une entité simple, non rationnelle, ou comme un domaine dont nos esprits individuels sont des parties dissociées, un peu comme nos personnages de rêve sont dissociés de notre être total. Au terme de cette dissociation, à la mort (et dans certains états modifiés de conscience), nous nous éveillons dans cet « Esprit-Univers » et nous devenons cette réalité plus vaste plutôt que de la percevoir.

Noix

Voici maintenant un résumé plus vaste de l’argument de Kastrup en faveur de la vérité de l’idéalisme analytique, entremêlée de quelques réflexions critiques.

A.

L’argument de Kastrup pour l’idéalisme analytique comporte un pôle négatif et un pôle positif. Commençons par le négatif. Le monde que nous percevons ne peut pas être tel qu’il est réellement, l’apparence ne peut représenter fidèlement la réalité. Nous, les humains avons évolué pour percevoir le monde d’une certaine manière, d’autres organismes ont évolué différemment et perçoivent donc le monde différemment, y compris en termes d’espace et de temps. Kastrup utilise la métaphore du tableau de bord d’un avion, par opposition à celle d’une fenêtre transparente pour la perception. Bien que les cadrans et les affichages du cockpit nous donnent des informations sur le monde – la température, la lumière, l’altitude, la vitesse, etc. – il s’agit néanmoins d’informations codées.

La température extérieure n’est pas identique au cadran du thermomètre, le signe n’est pas le signifié, la représentation n’est pas le représenté, l’apparence n’est pas la réalité. En outre, nous ne pouvons pas supposer que notre perception de la réalité est semblable à une fenêtre transparente, c’est-à-dire que la réalité apparaît telle qu’elle est, non seulement parce que différents organismes ont développé des « fenêtres » différentes comme indiqué plus haut, mais aussi, selon Kastrup, parce que la complexité ou l’entropie illimitée de la réalité ne pourrait être reproduite telle quelle en nous sans que notre constitution se disperse dans cette entropie illimitée reflétée, en une « soupe de viande chaude » (p. 14). Nous devons simplifier notre perception de la réalité pour fonctionner – la perception est nécessairement une abstraction.

B.

Vient maintenant le second mouvement négatif de Kastrup. Nous ne percevons pas la réalité telle qu’elle est, mais nous percevons la réalité comme physique. Par conséquent, Kastrup soutient qu’il est peu probable que la réalité soit physique. Autrement dit, le physicalisme est probablement faux. Comme le physicalisme est considéré comme l’antithèse de l’idéalisme, Kastrup cherche à renforcer son argument contre le physicalisme à la fois sur le plan logique et sur le plan sociologique. Logiquement, il invoque le « problème difficile » de la conscience : le physicalisme échoue à expliquer comment la conscience existe. Sociologiquement, Kastrup passe en revue plusieurs théories intéressantes sur les raisons pour lesquelles le physicalisme a été défendu pour des raisons de pouvoir, liées par exemple à l’élévation de la bourgeoisie au-dessus du clergé, à l’industrie et à ses acolytes scientifiques au détriment de l’Église dominante – comme l’écrit Kastrup, « le physicalisme n’est pas une hypothèse motivée par des preuves et une réflexion claire, mais un effet secondaire philosophique d’un jeu de pouvoir psycho-socio-politique » (p. 28). On pourrait presque dire que le livre est davantage une critique du physicalisme qu’une promotion de l’idéalisme, tant l’aversion de Kastrup pour ce qu’il considère comme l’idéologie dominante en Occident est véhémente.

C.

Le troisième mouvement dans l’argument pour l’idéalisme analytique marque le début de l’avancée positive : de ce que le monde n’est pas à ce qu’il ressemble. Kastrup écrit que « nous avons toutes les raisons de croire que les états réels du monde – qui sont extérieurs à, et indépendants de, nos représentations perceptuelles – sont non physiques, au sens de ne pas pouvoir être décrits par des quantités physiques » (p. 19). Ma tasse de thé peut être décrite physiquement (par sa masse, son diamètre, son volume, etc.), mais le plaisir que je retire de son goût ne peut pas l’être (quel est le poids du plaisir ?). L’argument se poursuit alors (de façon quelque peu ténue ici, faute d’argumentation suffisante) : ce qui ne peut être décrit par des quantités physiques est non physique : « les états expérientiels endogènes… tels que les pensées et les émotions… ne peuvent pas être décrits par des quantités physiques. En tant que tels, ce sont des états non physiques » (p. 20).

Ainsi, le raisonnement est le suivant : la réalité est non physique, le mental est non physique, et pour relier les deux : donc la réalité est mentale – idéalisme. Cependant, cela commet l’idée fausse du moyen terme non distribué : Tous les R sont N, tous les M sont N, donc tous les R sont M – (considérons R, M et N représentant respectivement la mer, l’air et le non solide, par exemple). Autrement dit, même en acceptant que la réalité et le mental soient non physiques, cela n’implique pas nécessairement que la réalité soit donc mentale (idéalisme) – une autre possibilité logique est que la réalité ne soit fondamentalement ni physique ni mentale (comme dans le spinozisme). Bien que Kastrup ne signale pas explicitement cette limitation, il l’accepte implicitement : « Je ne sais pas ce que c’est que d’être le monde réel là dehors. Mais nos pensées et nos émotions apportent une preuve de l’existence du type en question, c’est-à-dire d’états non physiques. En tant que tel, il est cohérent de poser que le monde réel est constitué d’états non physiques » (p. 20, italiques finaux de l’auteur). En somme, même si le physicalisme est faux, l’idéalisme peut être vrai plutôt qu’il doit l’être – une incertitude qui contraste avec la certitude affichée dans le sous-titre du livre, affirmant que l’idéalisme analytique est la « seule métaphysique plausible ».

D.

L’avancée positive suivante de Kastrup est de distinguer les esprits individuels d’un esprit universel. Ce dernier, il en vient à l’appeler, après Aldous Huxley, l’« Esprit-Universel (Mind-at-Large)». C’est essentiellement l’esprit de l’univers, quelque peu analogue à « l’Absolu » de l’idéalisme absolu. Mais, contrairement à l’Absolu rationnel de Hegel, l’Esprit-Universel de Kastrup est non rationnel, car il n’a pas eu à évoluer « dans les contraintes d’un écosystème planétaire exigeant l’adaptabilité » (p. 58). Dans l’idéalisme de Kastrup, l’esprit de l’univers est donc « un esprit relativement simple et prévisible ; un esprit spontané, instinctif, non réflexif » (ibid.). Ce n’est donc guère un panthéisme, à moins que Dieu n’ait l’esprit d’un poisson rouge.

E.

En descendant vers l’esprit individuel, Kastrup le considère comme un « sous-ensemble » de l’Esprit-Universel, un peu comme nos avatars de rêve sont des sous-ensembles de notre esprit général. Différencier mon esprit de l’esprit de l’univers requiert une frontière, car « [s]ans la frontière, nous ne percevrions pas le monde, mais serions le monde » (p. 103). En plus de l’analogie du rêve, Kastrup utilise l’analogie des « alters », personnalités alternatives d’un même individu humain, qui se manifestent dans le trouble dissociatif de l’identité. Les humains sont donc chacun des alters de l’Esprit-Universel, mais jusqu’où descend la conscience individuelle dissociée ? Kastrup va jusqu’aux organismes unicellulaires, leurs membranes cellulaires agissant comme la limite représentée de l’individuation dissociée (p. 110).

Cela le classe comme un « biopsychiste » plutôt que comme un panpsychiste – en fait, un chapitre entier est consacré à dénigrer une forme particulière de panpsychisme (« panpsychisme micro-constitutif », une forme associée à la pensée de Russell plutôt qu’à la forme « panexpérientielle » plus plausible de Whitehead). Je considère personnellement cette limite proposée de la membrane cellulaire comme quelque peu arbitraire, préférant la vision de Leibniz et de Whitehead selon laquelle la distinction entre « organique » et « inorganique » est une fausse dichotomie – même les ondulations conçues comme des atomes et les plasmoïdes possèdent des propriétés d’auto-organisation, ces derniers ayant même une membrane magnétique protectrice qui les individualise. Quoi qu’il en soit, la mort corporelle signifie la fin de l’individuation, de la dissociation, de l’alter, et donc, dans le cas humain, le réveil du rêve de soi que vous êtes. Mais ce n’est pas pour autant la fin : « La mort n’est qu’un changement de perspective : la transition de percevoir le monde à être le monde » (p. 144).

Cerveaux et vers

Une objection courante à l’idéalisme en général est qu’il rend l’activité du cerveau superflue : à quoi bon l’existence de « corrélats neuronaux de la conscience » s’ils ne servaient pas à générer la conscience ? Mais d’un point de vue idéaliste, à l’inverse, c’est la conscience qui génère la représentation du cerveau, les corrélats neuronaux de la conscience. Et comme toutes les représentations, elles ne sont que des abstractions (des descriptions simplifiées et insuffisantes). Les soi-disant corrélats neuronaux de la conscience sont, dans l’idéalisme, des effets plutôt que des causes de la conscience, des représentations plutôt que des conditions nécessaires. Ce que nous percevons comme activité neuronale n’est ici qu’une représentation simplifiée, codée sur un tableau de bord, d’une réalité consciente plus profonde qui est représentée.

Ainsi, de même que le panneau de signalisation est moins complexe que la ville, l’activité neuronale est moins complexe que la phénoménologie à laquelle elle est corréléeil y a plus dans l’esprit que dans le cerveau. Une illustration intéressante donnée par Kastrup à ce sujet concerne la mémoire : on a observé (en 2013) que des vers aquatiques plats appelés planaires peuvent être entraînés à se souvenir de la manière de naviguer sur une surface pour trouver de la nourriture. Mais après avoir subi une décapitation, perdant ainsi les neurones de leur tête, les vers peuvent néanmoins se souvenir de cette navigation quelque deux semaines plus tard, lorsque leur tête a repoussé, « contredisant l’hypothèse que les souvenirs sont physiquement stockés dans (des réseaux de) neurones » (p. 77). Cela rejoint beaucoup la théorie de la matière et de la mémoire d’Henri Bergson (m. 1941), et il est excitant d’attendre d’autres expériences de ce genre.

Un point ultérieur que soulève Kastrup est que les corrélats neuronaux de la conscience ne peuvent capturer que la mentalité dont les humains peuvent rendre compte parce qu’ils en sont conscients : conscients de leur conscience, c’est-à-dire des états « métacognitifs ». Bien sûr, cela signifie que les états mentaux que nous vivons, mais dont nous ne sommes pas conscients (comme une sonnerie lointaine non enregistrée, une légère douleur, une inquiétude persistante, un désir refoulé, le subconscient en général), ou dont nous ne nous souvenons pas, ne seront pas rapportés et donc ne seront pas corrélés à l’activité neuronale.

(On pourrait ajouter que, de plus, les états de conscience des organismes non humains sont également non rapportables et donc non corrélables.) Seule la métacognition humaine rappelée, et non toute la mentalité, peut être corrélée à l’activité neuronale. Par conséquent, les corrélats neuronaux recherchés de l’esprit sont toujours insuffisants pour cette raison ainsi que pour la précédente raison idéaliste. Ce n’est pas une attaque contre les neurosciences, mais la proposition d’un cadre métaphysique alternatif dans lequel elles peuvent opérer. Les neurosciences n’ont pas besoin d’être une entreprise physicaliste.

Champ de bataille psychédélique

Si les états mystiques d’expérience sont ineffables, comme l’a soutenu William James, alors, à l’instar du subconscient, ces états ne pourraient être réduits à des corrélats neuronaux connaissables, puisqu’ils ne pourraient être rapportés d’aucune manière, et encore moins en détail suffisant. Incidemment, William James lui-même a soutenu que les drogues psychoactives, en particulier le protoxyde d’azote, lui avaient permis de comprendre plus clairement l’idéalisme de Hegel que ne le permettait sa rationalité sobre (« On Some Hegelisms », 1892). Kastrup adopte une autre approche pour défendre le point de vue idéaliste face à l’hypothèse physicaliste dominante qui sous-tend la neuroscience contemporaine florissante des psychédéliques.

En fait, Kastrup consacre une section substantielle de son petit livre à défendre son affirmation selon laquelle les psychédéliques induisent une phénoménologie accrue en diminuant l’activité cérébrale. Cela est d’abord utilisé comme un argument contre la doctrine physicaliste dominante de l’émergentisme : que le cerveau génère l’esprit, donc une diminution de l’activité cérébrale dans les zones concernées doit, sous cette doctrine métaphysique, conduire à une diminution de l’activité mentale. Or, il se produit, affirme Kastrup, le contraire, ce qui réfute l’émergentisme et donc le physicalisme en tant que tel. La réplique qu’il considère est que les psychédéliques peuvent diminuer l’activité cérébrale globale, mais que l’activité neuronale pertinente pour une telle conscience doit augmenter quelque part, « alors la chasse est ouverte pour trouver quelque chose dans le cerveau qui augmente sous l’effet des psychédéliques » (p. 41). Il rejette la réponse de Robin Carhart-Harris, l’« hypothèse du cerveau entropique », comme « invraisemblable au point d’être ridicule » (p. 42), où une entropie accrue (désordre) est censée provoquer une phénoménologie accrue.

Une entropie accrue signifie bien sûr réellement une diminution de l’ordre de l’activité. Kastrup conteste les définitions de « l’information » au milieu d’accusations de désinformation : après que Kastrup a plaidé pour cette diminution il y a quelques années, une dispute a éclaté, chaque camp accusant l’autre d’un manque de compréhension, certains affirmant qu’aucune diminution de l’activité n’a été constatée. J’aimerais voir émerger de nouvelles expériences et hypothèses pour trancher cette question, idéalement avec des neuroscientifiques séparant leurs conclusions empiriques de tout biais métaphysique, autant que possible.

Dans l’idéalisme analytique, la diminution de l’activité cérébrale induite par les psychédéliques représenterait, comme dans la mort, la suspension du mécanisme dissociatif qui sépare l’esprit individuel de l’Esprit universel, du paysage mental dont nous faisons partie. Cette ouverture temporaire sur la totalité pourrait expliquer certaines expériences mystiques rapportées d’unité et de connexion avec la nature. Cela rejoint quelque peu la théorie de Huxley, influencée notamment par Bergson, selon laquelle les psychédéliques (dans son cas la mescaline, puis le LSD) interrompent la « valve réductrice » de la conscience dans le cerveau, permettant ainsi l’afflux de l’Esprit universel. Mais Bergson était dualiste (en un sens), non un idéaliste, et une diminution de l’activité cérébrale induite par les psychédéliques serait également attendue dans le cadre de sa théorie métaphysique particulière. Ainsi, si une diminution de l’activité cérébrale induite par les psychédéliques était solidement confirmée, cela ne prouverait pas en soi une théorie métaphysique précise, bien que cela puisse en réfuter une (l’émergentisme). Je considère qu’il s’agit d’un domaine important de recherches futures, à la fois philosophiques et scientifiques, et cela montre une fois encore l’importance que la recherche sur les psychédéliques peut avoir pour la recherche sur la conscience en général.

Tableaux de bord poreux

Comme je l’ai soutenu dans ma récente conversation enregistrée avec Kastrup, je considère qu’il s’agit d’un faux dilemme que de présenter comme seules options viables de perception de la réalité soit un tableau de bord, soit une fenêtre transparente. Ce dilemme n’est peut-être apparu que parce qu’il s’agit d’un bref ouvrage synoptique qui doit passer sous silence certains détails. Quoi qu’il en soit, historiquement, l’idéalisme a évolué vers un réalisme (distinct du sens que Kastrup donne au mot « réalisme », p. 2) parce qu’une troisième voie a été envisagée : celle où l’on voit « à travers un verre, obscurément », pour ainsi dire – que nous disposons en réalité d’un tableau de bord poreux avec des hublots de verre coloré et des évents d’aération en plus des cadrans, pour prolonger et fusionner les métaphores. Ainsi, la distinction essentielle, pour le réalisme, est que la différence entre l’apparence et la réalité n’est pas de nature, mais de degré. Avec F. H. Bradley, puis plus explicitement avec « le réalisme organique (organic realism) » d’A. N. Whitehead, des éléments de la réalité extérieure (et du passé) sont absorbés par le sujet et le constituent. Une partie du processus qui est « l’objet » devient une partie du processus qui est « le sujet ». Le processus lumineux devient le processus cérébral et corporel, un seul et même événement prolongé.

De cette manière, nous sommes continus avec la nature, et non aliénés d’elle – une perspective résumée par l’expression « métaphysique processus-relationnelle ». Je trouve que Kastrup est plus kantien dans sa stricte séparation entre apparence et réalité, tableau de bord et ciel, tandis que je préfère un idéalisme bradleyen devenu réalisme, où l’on ne peut pas supposer que ce qui est vécu n’est pas, du moins dans certains cas, identique à l’expérience elle-même. Comme Bradley le soutenait, la séparation entre sujet et objet, entre expérience et expérimenté, n’est pas en elle-même une expérience directe, mais une inférence intellectuelle ultérieure – nous ne partons pas de la séparation. De plus, si, comme le soutient Kastrup, la réalité extérieure est mentale de toute façon, il n’est guère inconcevable que cet extérieur-mental puisse s’écouler vers l’intérieur et ainsi être le même (numériquement et donc qualitativement) que l’intérieur-mental. Refuser cette idée conduit à des conclusions étranges, comme l’affirmation de Kastrup selon laquelle « la rougeur perçue représente une autre qualité [mentale] – qui n’est pas en soi la rougeur – là-bas dans le monde » (p. 126). Autrement dit, l’expérience de la rougeur en nous ne représente pas la rougeur là dehors, mais elle représente tout de même une autre qualité mentale.

Étrange. Pourquoi ne pas accroître la parcimonie et considérer que la qualité est identique à l’intérieur comme à l’extérieur, dissolvant ainsi la netteté même de cette dichotomie (et réfutant également la nécessité du solipsisme) ? Comme l’écrit Bradley : « Je nie que la réalité ressentie soit enfermée et confinée dans mon sentiment. … [Un état mental] peut rester positivement lui-même, tout en étant absorbé dans quelque chose de plus vaste » (Appearance and Reality, 1893, chap. 21). Nous absorbons le monde extérieur autant que nous le représentons. Cette conception peut néanmoins être considérée comme un idéalisme. Comme Bradley lui-même, le reconnaissait : « Je ne sais pas si [ma philosophie] doit être qualifiée de réalisme ou d’idéalisme » (ibid., chap. 27). Même le réaliste organique Whitehead avoue, dans la préface de Process and Reality (1929), que son « rapprochement avec Bradley est évident » et que son œuvre pourrait être « une transformation de certaines doctrines de l’idéalisme absolu sur une base réaliste » (p. xiii). Je dirais donc que je ne trouve pas l’idéalisme de Kastrup assez réaliste, dans ce sens spécifique et continu.

Approche finale

Le livre de Kastrup est une lecture agréable, qui soulève de nombreuses questions fascinantes et constitue une excellente porte d’entrée pour ceux qui n’ont jamais lu les œuvres classiques de l’idéalisme. Ces formes classiques y sont distillées et présentées efficacement, enrichies par des résultats scientifiques contemporains. Je suis globalement d’accord avec la vision de Kastrup, notamment sur l’inutilité du physicalisme pour expliquer la conscience – mais je maintiens les points de divergence et de contestation suivants :

i) Je n’accepte pas le faux dilemme qui consiste à choisir entre tableau de bord et fenêtre transparente pour la perception, et je préfère la métaphore réaliste d’un tableau de bord poreux : l’apparence et la réalité ne sont pas aussi séparées que Kastrup le soutient ici ;

ii) Je n’accepte pas sans argument suffisant que ce qui n’est pas susceptible d’être décrit physiquement soit par là même non physique ;

iii) Le sophisme du moyen terme non distribué, appliqué à la réalité, à la mentalité et au non-physique, implique que l’idéalisme analytique n’est pas logiquement nécessaire, même s’il peut être juste et plausible ;

iv) Je ne vois pas la nécessité de considérer que la cellule avec sa membrane constitue la limite ultime de l’individuation subjective et, pour cette raison et d’autres, je préfère un panpsychisme à un biopsychisme, conformément au « panexpérientialisme » de Whitehead ;

v) Je ne vois pas la nécessité de supposer que les qualités extérieures-mentales soient nécessairement distinctes des qualités intérieures-mentales dans tous les cas prosaïques ;

vi) Je souhaiterais davantage d’expériences neuroscientifiques et de théorisations collaboratives pour parvenir à un accord plus décisif sur la relation entre l’expérience mystique induite par les psychédéliques et les niveaux pertinents d’activité cérébrale.

Bien entendu, tous ces points de discussion sont ouverts au débat, et je suis conscient qu’il est plus facile de critiquer une doctrine que d’en élaborer une. Kastrup a accompli un travail remarquable en portant l’idéalisme à un public plus large grâce à sa passion et à son intelligence, et j’espère et je crois qu’il continuera à faire progresser sa pensée fascinante.

Pour regarder la discussion virtuelle entre Peter et Bernardo, cliquez ici.

Texte original publié le 31 janvier 2025 : https://www.feedyourhead.blog/p/flights-in-the-mindscape

Le Dr Peter Sjöstedt-Hughes est philosophe de l’esprit et métaphysicien à l’université d’Exeter. Il est spécialisé dans la pensée de Whitehead, Spinoza et Nietzsche, ainsi que dans les domaines liés à la conscience altérée et panpsychologique. www.philosopher.eu.