chef Gayle High Pine
Wakan Tanka Le grand esprit, permanent et stable

Toute notre existence est faite de révérence. Nos rituels renouvellent l’harmonie sacrée qui est nous. Chacun de nos actes — manger, dormir, respirer, faire l’amour — est une cérémonie qui rappelle notre dépendance à l’égard de la Terre Mère et notre parenté avec tous ses enfants. Les chrétiens eux, séparent le spirituel du physique, mettent la religion dans son compartiment et jugent le monde physique comme malin, mauvais et comme la préparation vulgaire d’un monde à venir.

(Revue Question De. No 34. Janvier-Février 1980)

Il pourrait sembler que les Vieilles Coutumes ne peuvent plus apporter de moyen de survie spirituelle dans le monde blanc vicieusement disharmonieux. On pourrait croire que les Vieilles Coutumes sont une faible défense contre l’attaque des pratiques étrangères au « monde naturel ». La plupart d’entre nous considèrent l’assaut culturel et spirituel des Blancs comme une force diluante ou affaiblissante — nous croyons qu’il faut protéger les Coutumes plutôt que de les laisser nous protéger.

Il est vrai que les Vieilles Coutumes nous ont été léguées pour une époque que nos ancêtres n’auraient pas pu imaginer. Ainsi, lorsqu’on les intègre complètement, lorsqu’on s’en remet totalement à elles, les Vieilles Coutumes nous rendent invulnérables. Grâce à elles, nous ne ferons pas que survivre dans le monde blanc, mais nous le comprendrons mieux que ne le font les Blancs. Nous ne devons pas seulement chercher l’application des Vieilles Coutumes au « monde moderne » mais aussi comprendre celui-ci dans leur contexte.

Nous nous ouvrons comme l’air, et le monde coule en nous comme le vent. Le monde fait partie de nous comme le vent fait partie de l’air. Nous n’avons pas de frontières — nous sommes tout ce que nous expérimentons, savons, sentons — et cela entre en interaction avec tout, nous faisant appartenir à la terre entière. Nous ne cherchons pas à déterminer notre Forme, mais nous pouvons la laisser se mouler à travers le rythme particulier de la conscience tribale qui crée notre perception, qui nous crée nous-mêmes.

Nos corps grandissent et ne se déploient pas par l’effet d’un choix et d’une décision, pas plus que nos esprits. Des actes disharmonieux et destructifs naissent automatiquement dans des conditions bouleversées. A travers les Vieilles Coutumes, nous sommes en harmonie avec toutes les circonstances — le déroulement correct et harmonieux d’une action peut toujours être découvert en nous-mêmes pour autant que nous soyons en contact avec notre intériorité. Toute existence nous imprègne, donc nous connaissons la dimension sacrée de tout être. C’est une connaissance qui ne peut pas être énoncée distinctement, elle nous est inhérente. C’est un sacré qui ne peut être analysé ni défini, absolu en lui-même, sans signification au-delà de lui-même.

Tout est situé au centre de l’univers. Tu es le centre, le point de mire, de convergence de la Terre qui coule en toi, physiquement aussi bien que spirituellement : l’air, l’eau, les êtres vivants qui te nourrissent, qui se fondent en ton existence. Tout est défini en relation avec toi.

La lune est elle-même dans son propre centre, tout comme le pin, le rocher, l’élan, le tonnerre. Ils ne sont pas l’un l’autre, ni même un autre de la même espèce. Chaque pin particulier a sa propre disposition unique et sacrée d’aiguilles, de branches, d’écorce. Le soleil, l’eau, le sol, le vent créent la forme de tous les pins. Mais la forme de chaque pin n’est définie ni par sa similarité ni par sa différence avec les autres pins : elle est absolue, elle n’est pas une chose, mais un processus — comme nous.

Le Grand Esprit n’est ni en nous ni en dehors de nous. Les Vieilles Coutumes ne sont ni imposées de l’extérieur, ni créées de l’intérieur, mais elles sont un rythme tribal particulier qui nous garde dans le courant de la Vie.

Comme l’air qui se déplace avec le vent, celui qui suit les Vieilles Coutumes reçoit un grand pouvoir qu’il ou elle ne contient pas ou ne peut créer.

La Terre Mère

Les Américains non originaires de ce continent — puisque la plupart sont si déséquilibrés spirituellement — eux aussi sont contraints d’agir selon les lois du Grand Esprit. Même pour bétonner notre Mère ou pour faire leurs immeubles, ils doivent adhérer aux « lois de la nature » d’une certaine manière — s’ils ne s’y conforment pas, leurs immeubles suivront ces « lois » en tombant. Personne ne peut se départir du Grand Esprit, et si l’on agit sans révérence et sans conscience, on devient une épave spirituelle (et peut-être physique) à cause du déséquilibre créé ; ainsi, faire un écart en marchant au bord d’une haute falaise ne viole pas la Nature mais peut conduire à la mort.

La plupart des Américains non originaires de ce continent sont piégés dans des processus qu’ils ne comprennent pas, auxquels ils ne peuvent s’adapter, et qui les détruisent spirituellement et physiquement. Ils refusent de comprendre que ce n’est qu’une illusion que d’essayer de contrôler la Machine qui les contient totalement. Et, comme membres de notre espèce, ils servent à nous avertir de ce que nous pourrions aussi devenir.

Toute notre existence est faite de révérence. Nos rituels renouvèlent l’harmonie sacrée qui est nous. Chacun de nos actes — manger, dormir, respirer, faire l’amour — est une cérémonie qui rappelle notre dépendance à l’égard de la Terre Mère et notre parenté avec tous ses enfants. Les chrétiens eux, séparent le spirituel du physique, mettent la religion dans son compartiment et jugent le monde physique comme malin, mauvais et comme la préparation vulgaire d’un monde à venir.

Le sens du sacré

Au contraire, nous reconnaissons le spirituel et le physique comme faisant un. Loin des dichotomies occidentales entre Dieu et l’humanité, Dieu et la nature, la nature et l’humanité, nous sommes proches, par l’intimité et la chaleur du cœur, de la Terre Mère et du Grand Esprit. A la différence du dogme chrétien qui établit que l’homme est à la fois mauvais par nature et promu maître de droit divin sur la Terre, nous savons que, par appartenance à notre Mère sacrée la Terre, nous sommes également sacrés.

Se conformer aux Vieilles Coutumes signifie vivre avec le sens du sacré, se tenir et marcher droit, respecter nos frères et sœurs des différentes nations et espèces. C’est nous ouvrir comme l’air, comme le ciel afin de connaître les montagnes, les eaux, le vent, les lumières du ciel, les plantes et les animaux à quatre pattes, à six pattes, sans pattes et les êtres ailés. C’est respecter les manières sacrées lorsque l’on est amené à tuer, lorsqu’on doit épargner la souffrance, lorsqu’on connaît l’amour, le chagrin, la colère et la joie, lorsqu’il faut mourir.

Tout ce qui nous est donné du Grand Esprit est sacré : la vie, la mort, le désir d’éviter la mort et le désir de la recevoir, la peine, la faim, la colère, la croissance. Pour vivre en harmonie avec la Terre et avec toute vie, on ne recourt pas aux jugements de valeur des Occidentaux, qui isolent ce qui est étiqueté « bon » (comme la vie, l’amour ou ce qui est agréable) et évitent le « mauvais » ou la difficulté (l’obscurité, la colère, l’inconfort, la souffrance ou la mort). Etre en harmonie avec la mort d’un être cher, par exemple, c’est connaître la souffrance — non pas la supprimer, la nier ou y échapper, mais couler avec, grandir avec, s’y immerger, et la célébrer.

Les modes de vie de chaque nation permettent l’expression du « négatif » si bien que chacun peut constamment maintenir son équilibre et son harmonie. « C’est un bon jour pour mourir ! » s’écria le Dakota dans une bataille — pour mourir à la hauteur de la vie, pour transcender les conflits, pour s’offrir dans une sorte d’auto-immolation rituelle, pour unir la vie et la mort en une pureté exquise. De même que l’extrême contrainte de soi-même dans la Danse du Soleil représente une libération et une révélation, l’extase est dans la rencontre explosive de la vie et de la mort, de la douleur et du plaisir.

La vie naît de la mort

La mort fait partie de la vie, et toute vie est née de la mort. Nous tuons et nous mourons avec la conscience et le respect du sacré. Les animaux et les plantes que nous devons tuer le sont avec révérence, respect, gratitude et amour — et avec la conscience que nous le leur paierons avec nos propres corps. Nos corps ne sont pas à nous mais à la Terre Mère ; elle nous permet de vivre grâce à d’autres de ses enfants, elle passe constamment en nous quand nous absorbons leurs corps et quand nous nous donnons à notre tour à eux. Lors de notre mort, nos corps retournent à notre Mère et à ses enfants qui nous ont prêté la vie ; et nos esprits se fondent dans le courant de conscience — énergie, comme une vague qui reflue vers la rivière. Tous les êtres vivants s’appartiennent mutuellement car nous ne sommes pas des êtres séparés, mais des dynamismes, ou les étapes d’un processus. Il n’y a pas de mort, seulement une transformation.

Une grande différence peut être décrite entre les conceptions occidentales et les conceptions indiennes du temps. La perception occidentale du temps est linéaire et progressive : vous vous déplacez le long d’une ligne, avec le passé derrière vous et le futur devant, et vous espérez avancer, progresser (« tu as six ans, cesse d’agir comme un enfant de deux ans »). (« Il nous a fallu un million d’années pour sortir de la boue, et maintenant nous avons réussi à aller sur la lune. ») Chaque moment est considéré comme une étape par rapport aux autres ; chaque moment est supérieur aux moments précédents, mais pas aussi agréable que celui qui suivra.

Cette progression du temps pousse la plupart des non-Américains à renier le Grand Esprit non progressiste et la Terre Mère. Elle entraîne le comportement tyrannique mais prétendument rationnel des adultes à l’égard de leurs enfants (et souvenez-vous qu’ils nous appellent « enfants » par euphémisme pour « sauvages»), la manière aveugle et frénétique dont ils ont l’habitude de persécuter les espèces « inférieures » et leur tentative de détruire les peuples tribaux.

Le mot « primitif », dérivé de la même racine que « premier », signifie un stade premier, antérieur, par opposition au stade « avancé », développé. Ainsi, un peuple tribal est jugé en fonction de ce que les Occidentaux croient qu’il devrait finalement devenir — « mais cette évolution a besoin qu’on l’aide », soupirent-ils, piaffant d’impatience devant la lenteur avec laquelle ces êtres arriérés acceptent le nécessaire Progrès.

Malgré l’existence de structures sociales et économiques « primitives », l’Occident définit « primitif » et « développé » en termes de technologie. Et l’utilisation interchangeable des termes « primitifs » et « tribal » crée l’affirmation implicite que si la technologie devient plus complexe, les formes tribales disparaîtront. Comme l’Occident s’est servi de ces prémisses pour justifier l’exploitation coloniale et l’impérialisme culturel, cette affirmation est devenue une prophétie vérifiée.

Une perception sphérique

Notre perception du temps est, au contraire, sphérique — il n’y a ni passé ni futur, car ils font un avec le présent. Chaque moment du temps est propre à lui-même — l’unique interaction d’évènements infinis depuis le commencement du temps — et a des conséquences infinies. De même que chaque point de l’espace est le centre de l’univers, chaque moment est le centre du temps, l’unique et précieux instant auquel la Terre s’est préparée depuis son origine.

Rien ne progresse, n’avance, ni ne s’améliore. Tout est dans tout ce qui a été et ce qui sera. Un arbre haut de trois pieds n’est ni supérieur ni inférieur à un arbre de trente pieds. Il n’est jamais ni supérieur ni inférieur à ce qu’il était, ou à ce qu’il sera. Il doit toujours être en harmonie avec lui-même. Si les Européens n’étaient arrivés ici que dans plusieurs centaines de milliers d’années, ils auraient trouvé chez nous une technologie plus complexe — mais nous n’aurions pas été supérieurs à ce que nous étions.

Les vieilles coutumes

La technologie est une forme très superficielle de croissance. Un peuple tribal, pour lequel la spiritualité prime tout, expérimente chaque chose nouvelle ou ancienne en fonction de son harmonie spirituelle et sociale ; c’est à son propre pas que ce peuple l’assimilera ou la rejettera en accord avec son rythme spirituel.

Tout cela n’est pas nos cultures. C’est la base à partir de laquelle se développent nos cultures. Nous ne créons pas nous-mêmes nos nations — et elles ne nous arrivent pas non plus de l’extérieur. Elles sont modelées à partir de la forme brute de notre extase, c’est-à-dire qu’elles viennent du Grand Esprit.

Être conscient de l’existence est terrifiant et sacré. Notre conscience réfléchit sur elle-même : les mots nous sont donnés. Le verbe doit être traité avec respect, sinon son pouvoir devient incontrôlé et il œuvre pour le mal. Mentir était impensable selon les Vieilles Coutumes, car faire abus de la parole, c’est mettre en danger la nation. Les gens qui n’ont pas de respect pour la parole permettent aux mots de créer des mondes qui les enferment et où ils vivent en permanence. Ceci est la manière dont la plupart des non-Américains d’origine réussissent à prétendre que leur espèce est le nombril et la finalité du monde et que tout le reste est subordonné et insignifiant.

Le mot ne contient pas la vie de ce qu’il reflète ; le mot est comme le verre qui concentre le rayon de lumière. J’oriente le verre vers quelque chose et vous regardez à travers pour voir ce que je désigne. Mais l’étendue de la parole est limitée, et c’est pourquoi le chant nous est donné, né comme une vague qui coule en nous, individuellement ou collectivement, en un précieux moment de conscience unifiée. Par le chant, nous résonnons avec le pouls de la terre. Le chant est éternel, mais comme une surface plane, c’est pourquoi la cérémonie nous est donnée par la sacralité qui nous entoure, s’étendant de tous côtés pour toujours. Par la cérémonie, le sacré prend forme. Mais la cérémonie est limitée dans le temps, c’est pourquoi nous avons notre conscience individuelle qui nous permet de sentir, d’acquérir de l’expérience et des connaissances — et, comme individus, nous sommes de toute la terre et de tous les temps.

Peu importe si une nation est vieille de plusieurs millénaires ; elle est neuve, elle se crée, elle grandit. Le langage, les mythes, les légendes, les chants, les cérémonies, l’art sont à un moment donné des manifestations de la conscience tribale et des instruments de sa créativité. Dans nos mythes et légendes, il n’y a pas de distinction entre l’histoire physique et l’histoire spirituelle parce qu’elle n’aurait pas de sens.

Si nous avons créé des mythes et des traditions qui, par exemple, attribuent la vie à une rivière, si nous agissons et pensons dans cet esprit, nous ne nous opposons pas à la réalité. De même que sculpter un cerf dans un morceau de bois, ce n’est pas imposer au bois une forme étrangère : le travail du sculpteur, en fonction des caractéristiques spéciales du bois, crée une vie qui existe dans sa tête et est effectivement bien réelle. Peu importe le degré de « réalisme » avec lequel une chose est vue, son image n’existe que chez l’observateur, ce qui ne la rend pas moins réelle et vraie. Les Occidentaux s’efforcent de voir les choses en « réalistes » et par conséquent confondent leurs perceptions avec la réalité. Donc, puisqu’ils voient si peu et comprennent encore moins, ils se sont laissés aller à créer le ridicule concept de « surnaturel » — littéralement, au-dessus de la nature — et ils ont ensuite eu l’audace d’appliquer ce mot aux religions des peuples tribaux qui savent que la nature englobe tout.

Les voix de la ville

Notre épreuve n’est pas seulement la nôtre mais celle de notre Mère et de tous ses enfants, y compris le bipède blanc. Ce qui importe maintenant, c’est la solidarité au sein de toute l’espèce humaine, non pas seulement la solidarité intertribale. Nous ne pouvons pas protéger les Vieilles Coutumes en nous recroquevillant petitement, isolés dans notre indignité. Les Vieilles Coutumes ne peuvent même pas être circonscrites — les formes extérieures de notre religion sont de simples instruments. Les Vieilles Coutumes sont les moyens de réaliser une totale osmose avec la Terre — et nous ne pouvons pas la déserter maintenant.

Nous sommes opprimés surtout sur le plan spirituel. Répliquer en harmonie avec nos conditions physiques actuelles consiste à offrir certaines formes de résistance physique. Nous devons consolider nos cœurs, nos esprits et nos âmes, et cela signifie refuser de nous soumettre aux moyens de l’oppression : la privation matérielle, la tyrannie bureaucratique, la dégradation et la dépossession de nous-mêmes hors de notre Mère la Terre.

Mais, reconstruire les nations indiennes exige bien plus que la résistance à ces moyens. Seuls ceux qui demeureront fidèles aux Vieilles Coutumes — qui comprennent qu’elles sont l’évolution, que les « nouvelles manières » viennent aussi du Grand Esprit et qu’elles sont par conséquent contenues dans les Vieilles Coutumes — seuls ceux qui évitent d’accentuer ou de craindre automatiquement les « nouvelles manières » — ceux-là survivront en tant que nations.

Chacun de nous doit connaître sa nation, son langage, ses mythes, son histoire, ses cérémonies et ses coutumes pour la vie de la nation. Les vieilles religions et les coutumes tribales constituent le cadre de référence qui nous permet d’absorber les nouvelles. C’est de notre for intérieur que nous créons les prophètes et les chefs spirituels qui vont guider chaque nation pour qu’elle suive sa voie propre au travers de ces circonstances nouvelles. Mon Peuple, il n’y a pas de monde « moderne ». Il n’y a même pas de monde blanc — il y a le monde du Grand Esprit et le monde de la Terre Mère. C’est par les anciennes coutumes sacrées que nous avons su cela, et c’est seulement par elles que nous pourrons survivre en tant que peuples et en tant que nations.

Mon Peuple, dans la ville j’entends ces voix. Elles me parviennent non seulement par la pluie ou par les petits craquements qui se font dans la couche de ciment. Elles s’expriment aussi dans les lézardes des pylônes en ciment qui ont la forme des arbres en hiver, et par les arcs-en-ciel des flaques d’huile dans les rues. J’ai parlé.

Traduit de l’anglais par Roland de Miller