(Revue Yoga Énergie. No 1. Janvier-Février-Mars 1980)
Le monde scientifique est aujourd’hui confronté inéluctablement avec le problème de l’énergie et « l’énergétique » qui en est la science dans ses diverses manifestations concerne au plus haut point une vision rénovée de l’Homme « Intégral » dans sa structure et son dynamisme fonctionnel. C’est dire que cet homme ne sera pas seulement considéré dans sa Conscience, définie en termes d’énergie biologique.
Les physiciens nous disent que « l’Energie est la raison même de notre existence propre et de l’existence du monde cosmique… qu’elle est Tout pour nous… qu’elle constitue le plus fascinant des sujets, permettant de comprendre l’unité des choses et des causes premières, si elle n’est, en fin de compte la « cause première »[1]. Et, plus encore, les spécialistes de la physique « quantique », à la pointe même de la recherche, ne craignent pas d’écrire : « La Conscience pure est maintenant considérée comme l’ultime essence de l’univers, y compris l’univers physique », conformément à la plus haute tradition philosophique (entendre par là, la tradition orale)[2].
Or, bien avant même que ces gigantesques progrès scientifiques aient attiré l’attention sur une « énergétique humaine » toute entière intégrée dans l’énergie suprême de la Conscience Primordiale, le YOGA, science subjective de cette énergétique avait élaboré et proposé à l’évolution humaine, des disciplines pragmatiques diversifiées qui toutes, sans exception, différenciaient la Conscience « Une » de ses niveaux de manifestations et lui attribuaient le rôle de « niveau supérieur » d’une constitution trinitaire.
En effet, le but de la pratique, de même que les différentes techniques exploitées concernent toujours le dégagement de cette Conscience, niveau après niveau (physiologique puis psychique), jusqu’à réintégration dans l’Universel et l’« Absolu » libéré de ses formes. C’est dire que le Yoga nous met en présence d’une structure humaine trinitaire qui complète la dualité psychosomatique de la biologie occidentale dans laquelle la Conscience n’était considérée qu’en tant que qualité du niveau psychique. De même qu’un exercice de gymnastique utilise toujours une structure organique, de même, l’exercice spirituel du Yoga implique et utilise une structure différenciée qui culmine dans les plus hautes potentialités humaines. Une simple dualité psychosomatique ne saurait servir de cadre à une science expérimentale subjective dont les méthodes et le but impliquent précisément le dépassement des états de Conscience qui nous sont habituels.
Du point de vue de la Tradition, le Yoga est intimement lié au système Samkhya dont la description énergétique de la constitution humaine énumère les interactions des différents éléments dans l’état d’intégration dont le « désenchevêtrement » réalisera la délivrance de la Conscience. Le Yoga traite alors de la dynamique de ce désenchevêtrement. Toutefois on ne saurait négliger les liens qui unissent également le Yoga au Vedanta-Advaïta invoquant l’unique « Essence » qui se déploie pour former le « mirage cosmique ». Les deux systèmes sont considérés comme les plus élevés du fait que « le Vedanta décrit l’objet dernier de la connaissance et le Yoga, la Voie qui mène à l’expérience des principes définis dans le Vedanta »[3].
A cet égard, il convient alors de considérer le Vedanta Advaïta sous son aspect « énergétique » tel qu’il nous est présenté par Sir Woodroffe, initié tantrique[4] en tant que « Shakta-Vedanta » (impliquant la « puissance » de la Divine Shakti, dans la manifestation) car c’est, dit-il, la présentation traditionnelle qui est la plus conforme à la physique quantique. S’il existe encore la moindre divergence entre les deux, disait l’auteur il y a deux décennies, ce n’est pas la Tradition qui peut être prise en défaut, c’est la Science qui n’a pas encore poussé assez loin ses investigations et ses découvertes. Voilà qui est fait aujourd’hui ainsi que nous allons le voir. Les données de la Tradition nous sont résumées en ces termes : l’Énergie est le Réel… L’Univers est Énergie… L’Énergie est la Conscience. Ainsi, il ne peut y avoir qu’énergie dans le monde et énergie consciente puisque la Conscience elle-même est Énergie.
Ainsi, le Yoga ne peut être qu’un Yoga de l’Énergie, mais il doit en être conscient, sinon, il manie l’Énergie comme Mr Jourdain faisait de la prose… Sans le savoir.
En dépit de ces différents niveaux qui participent à la structure humaine, une unité fondamentale est préservée dans la complexité croissante des mécanismes nerveux hérités du règne animal grâce à une intégration hiérarchisée. Les éléments successifs ne sont pas surajoutés, ils sont « intégrés » progressivement en unités successives elles aussi. La loi de l’évolution biologique est la loi de l’unité par intégration. Si le Vishnou Purana nous en décrit le mécanisme dans sa doctrine des « tattvas », la physique énergétique nous informe de même que la logique même de l’énergie a constitué par emboîtements ce phénomène d’intégration anatomique qui aura pour corollaire fonctionnel la loi de subordination préservant elle aussi l’unité dans le dynamisme. On ne saurait trop insister sur cette loi de subordination fonctionnelle, cheville ouvrière d’une science de l’homme sur le plan fonctionnel comme l’intégration en est la pierre angulaire sur le plan structural. Grâce à ces deux lois, le problème de l’homme peut être posé en termes d’énergie hiérarchisée et résolu en termes de fonction.
Cette loi fonctionnelle exprime la subordination d’un niveau donné de la structure au niveau sus-jacent : lorsqu’un certain niveau entre en activité sur son propre plan, il freine automatiquement l’activité du niveau sus-jacent. Cette loi fut mise en évidence sur le plan énergétique par les travaux du Pr Lapicque concernant la « chronaxie » (temps d’excitabilité électrique des tissus)[5]. Un nerf périphérique coupé du système nerveux central présente une chronaxie fixe ; si la connexion est préservée, cette chronaxie devient fluctuante ; cette chronaxie corticale présente elle aussi une fixité qui disparaît lors de l’intervention de la Conscience (travaux réalisés chez l’homme par le Pr Bourguignon[6]). Cette loi va nous permettre de mettre un terme aux fluctuations psychiques en mettant en activité la Conscience supérieure.
L’énergéticien Stéphane Lupasco[7] nous décrit les différents niveaux de la structure en termes de systèmes énergétiques emboîtés et, s’il n’explicite pas un niveau supérieur en termes de conscience, il en détaille les caractères d’une façon telle qu’il nous est aisé de l’identifier. L’auteur affirme d’ailleurs que la Conscience n’est pas le psychisme, mais qu’elle représente l’énergie potentielle à chacun des niveaux décrits de la façon suivante : un système énergétique physique engendre l’homogénéisation conduisant à la mort ; un système biologique engendre l’hétérogénéisation, la vie et l’individualisation, luttant contre la mort et, au-dessus de ces deux derniers, une systématisation énergétique psychique qui n’est pas une synthèse des précédents mais plutôt leur lutte, leur conflit inhibiteur les tient sous sa dépendance ainsi que le veut la prérogative du niveau supérieur. De ce fait, ce psychisme est en perpétuelle instabilité ainsi qu’en témoignent la dysharmonie de nos émotions et de nos pensées fluctuantes qui grèvent si lourdement l’équilibre individuel et social. Nos efforts pour maîtriser ce système entaché constitutionnellement de dualité n’engendrent que de désastreux refoulements. Il apparaît évident que seule l’activité d’un niveau supérieur mettrait un terme ipso facto à ce tumulte psychique du fait de la loi de subordination fonctionnelle.
Notre physicien ne nous décrit pas un tel niveau susceptible d’intégrer et de maîtriser les éléments sous-jacents mais nous fournit la possibilité de l’identifier, nous qui par la tradition hindoue sous son aspect énergétique, connaissons l’existence de la « Conscience-Énergie » Primordiale. En effet, cette dernière nous est décrite de la façon suivante : outre les trois niveaux énergétiques déjà envisagés, il existe un système énergétique microphysique qui présente les concentrations énergétiques les plus élevées avec les relations d’antagonisme les plus puissantes au niveau du noyau de l’atome. Ce système est toujours présent au sein des deux autres pour y assumer un rôle fonctionnel capital (catalytique, enzymatique). Il semble exister quelque part dans un état originel, pour ainsi dire, comme à la source. N’est-ce pas la définition même de la Conscience-Énergie dans la totalité de ses manifestations aussi bien que dans sa pureté primordiale ?
L’énergéticien, ignorant totalement la tradition hindoue, d’une part et ne soupçonnant pas l’utilisation possible de cette Énergie en tant que niveau supérieur d’intégration, ne pouvait faire mieux que d’en décrire les propriétés privilégiées. En ce qui nous concerne, un complément capital de documentation allait nous permettre d’authentifier cette hypothèse.
Si la « Conscience-Énergie » représente effectivement le niveau supérieur d’intégration de notre structure énergétique conformément à la Révélation du Shakta-Vedanta, comment doit-elle se manifester en toutes circonstances pour assumer la fonction bénéfique dont elle est supposée détenir seule le privilège ?
Cette Conscience est essentiellement une fonction d’« attention » ; nul ne le conteste chez nos savants aussi bien que les sages de l’Inde. Toutefois, lorsqu’elle s’exerce dans le cadre de nos conditionnements psychiques, jugeant, condamnant, appréciant, elle s’avère totalement impropre à maîtriser ce psychisme où elle réside provisoirement, limitée et voilée. Sous cette forme qui nous est coutumière, il ne saurait être question de la considérer fonctionnellement en tant que niveau supérieur.
C’est alors le message mondial de Krishnamurti dont la psychologie rénovée et complétée se constitue en véritable « noétique » (niveau supérieur à la psyché) que surgit la solution à cet apparent dilemme, en même temps que la justification du postulat qui définit la « Conscience-Énergie » en tant que niveau supérieur d’une structure trinitaire.
C’est dans la « qualité » de l’attention que réside la mise en jeu de la Conscience pure avec les prérogatives fonctionnelles de niveau intégrant la totalité de notre constitution.
Une telle « attention » ne doit pas être une « concentration » s’exerçant avec force car c’est le psychisme qui met en jeu un tel processus. Elle doit être une lucidité permanente, simple présence, sans choix et partant dégagée du psychisme, entraînant de ce fait, sans effort, la stabilisation mentale. Une action aussi merveilleuse dans son unicité ne nous est compréhensible que si elle exprime l’efficacité de la loi de subordination au niveau supérieur. Ce processus qui nous est offert nous soustrait à l’hégémonie d’un ego tyrannique qui a joué son rôle dans la stratégie évolutive mais qui la compromet maintenant dans sa volonté de pérennité et de suprématie.
Bien que cette attentive lucidité soit dépourvue d’effort, c’est néanmoins sous une forme énergétique que Krishnamurti nous la présente au cours de ses avertissements réitérés. A titre d’exemple : « L’énergie ne peut être rassemblée que lorsqu’elle n’est pas dissipée dans le contrôle. Pour que le mental soit tranquille, il faut la totalité de l’énergie dans l’attention, sans objet, sans représentation du connu, c’est l’énergie consciente statique potentielle, non pas l’énergie dissipée dans le conflit. Nous reconnaissons là, de toute évidence la « Conscience-Énergie » à l’état pur de niveau supérieur.
Le bien-fondé de cette « fonction noétique » nous apparaît dans la multiplicité de ses conséquences bénéfiques (santé et hygiène mentale individuelle et sociale, morale biologique, méthode libérale d’éducation, créativité). Correctement assumée, elle donne à tout être humain la possibilité de s’accomplir normalement, conformément à son statut biologique, chacun à son degré d’évolution avec les caractéristiques qui lui sont propres.
Mais il y a plus : si la stabilité mentale que détermine cette activité supérieure assure une harmonie fonctionnelle totale, elle est également le « Sésame » qui seul peut donner accès à la Conscience Universelle que ne limite plus la prison de l’ego. Rappelons-nous à cet égard les aphorismes de Patanjali attribuant au silence mental la clef et la définition même du Yoga. Krishnamurti ne cache pas que le message heuristique qu’il délivre au nom de la seule expérience de son intériorité, n’est rien moins qu’une possibilité de surgissement du Réel, de CELA qui n’a pas de nom.
Cet appel peut s’adresser indifféremment à la totalité de l’humanité, mais il peut être particulièrement efficace pour le praticien du Yoga de l’Énergie, au cours de ses exercices multiples, élaborés dans le but de coopérer à une évolution accélérée. Si cette attention permanente n’est pas toujours aisée, elle peut être du moins compensée par un abandon réitéré à la Conscience pure, nous rappelant cette parole de Sri Ramana Maharshi : « C’est la Puissance Supérieure qui fait toute chose, l’homme n’est qu’un instrument. S’il accepte cette position, il se libère de tous ses troubles ; sinon, il les favorise ».
[1] Charles Noël Martin : « L’énergie moteur du monde ».
[2] Article d’Aimé Michel dans « Questions de… », n° 20.
[3] Alain Daniélou : « Yoga, technique de réintégration ».
[4] Sir Woodroffe : « The world as Power » et « Power as Consciousness ».
[5] Louis Lapicque : « L’excitabilité en fonction du temps ».
[6] (6) Georges Bourguignon : « La chronaxie chez l’homme ».
[7] Stéphane Lupasco : « Les trois matières ».