Archaka
Je et Moi

Passent les jours et les semaines. Passent les mois et les années. Les siècles et les millénaires peuvent passer de même. Cela est en nous. Et cela est la vérité. Extérieurement, comme une pluie ruisselant sur nos traits, les brouillant, les effaçant, nous empêchant d’y voir clair, les événements peuvent se succéder. Nous pouvons être précipités dans le torrent des passions, emportés par le vent de l’Histoire, disparaître dans les déserts d’époques sans vie ou dans les abysses de temps muets où se préparent les ères nouvelles, nous pouvons être prisonniers de toute cette quasi invincible apparence, entichés de ce presque inexpugnable visage des choses, cela existe : envers et contre tout, il y a en nous cette fleur de feu que nous avons vue un jour et qui ne cesse de s’épanouir, cette flamme d’or qui ne cesse de grandir et se nourrit de notre obscurité même, de notre confusion, de notre ignorance et fait de notre forme l’athanor où la Nuit se dénude et se transmue en Jour et où, lentement, l’expérience du Temps se change en la légende de l’Éternité.

(Extrait de Les temps pré-éternels. Édition Grasset 1985)

Chapitre précédent   Chapitre suivant

Tournant sur cette machine qui nous entraîne dans les cycles du Temps, que pouvons-nous faire qui ne soit d’avance établi et ne corresponde parfaitement à ce qui, de toute éternité, est décidé ? Si nous étions capables d’un seul acte personnel, d’un acte qui ne soit influencé ni par les traditions de la famille, de la race ou de l’espèce, ni par les comman­dements de la vie cosmique, si nous étions capables d’un seul geste indépendant, cet acte, ce geste, aussitôt, changerait la face du monde. Tissé dans l’étoffe chatoyante de l’univers, il ne peut être retran­ché de l’incommensurable déferlement de l’Espace et du Temps. Dépendance qui est en fait une interdépendance : notre destin n’est pas plus séparé de celui du cosmos que celui du cosmos n’est séparé du nôtre. Le mouvement des astres les plus lointains a sur nous une action que contrebalance l’action que nous avons sur eux .1

De quel acte s’agit-il alors ? Où en est le début et où en est la fin ? À qui appartient-il et qui en est l’auteur ? La parole que je prononce, le geste que j’accomplis, la pensée que j’élabore, le sentiment ou la sensation que j’éprouve ne m’appartiennent pas en propre, je n’en suis pas responsable. Tout cela est un détail dans un immense ensemble, une nuance dans le mouvement d’une fresque infinie ; tout cela fait partie de la texture de l’univers, en résulte et simultanément concourt à sa perfection. Si je pouvais avoir un seul sentiment ou une seule pensée ou faire un seul geste qui ne dépendissent en rien de la continuité cosmique, alors la dépassant je serais Dieu même. Ma petite individualité serait Dieu. Car quelque chose en moi est incapable de se sentir uni au reste du monde et, se sentant séparé, se croit nécessairement le maître et l’auteur de mes actes, c’est-à-dire le maître et l’auteur du monde. Et contre toute logique et tout vraisemblance, cette chose, à chaque instant, proclame son existence et sa prééminence : « Je dis, je fais, je pense, je sens », se vante à tous les échos : « Je suis né, je vis, je dois mourir, j’aime, j’espère, je suis, oh, je suis ». Et cette chose n’existe pas. Du moins n’a-t-elle pas d’exis­tence propre.

Sur cette illusion, repose toute notre psycholo­gie. Nous nous croyons bel et bien et constamment les seuls auteurs de ce que nous vivons : qui que je sois, c’est moi qui aime ou qui déteste, c’est moi qui crois ou qui suis hérétique, moi qui me révolte ou qui mate la révolte ; c’est moi qui rêve et regarde les étoiles ou les retrouve dans les yeux de l’être aimé ; c’est moi qui tue ou suis tué ; c’est moi qui déclare la guerre et qui voue ces multitudes à l’hé­catombe ou qui proteste contre la violence ; c’est moi qui écris des poèmes ou qui suis illettré – moi, encore moi, toujours moi ! Et en réalité, c’est autre chose. Aucun de mes actes ne m’appartient, aucun ne peut être séparé de l’action de l’humanité, et l’ac­tion de l’humanité ne peut non plus être séparée de celle de la Terre, ni celle de la Terre de celle de tout l’univers. C’est tout l’univers, alors, qui agit en moi lorsque j’aime ou déteste, crée ou détruis, prie Dieu ou Le renie. C’est tout l’univers qui s’exprime par ma voix et ma pensée. C’est tout l’univers qui aime par mon amour. Cet amour, oui, cet amour que je te porte, ô toi que j’aime, cet amour dont nous goû­tons l’intemporel écho, cet amour n’est pas à moi et il n’est pas à toi non plus ; il ne vient pas de moi, et ce n’est pas à toi qu’il va. S’il est vrai, comme nous le croyons, qu’il est éternel, il commença long­temps avant nous, ou plutôt ne commença jamais, il exista toujours et, infini, il se répand en tout. Regarde, en la fleur qui s’ouvre, notre amour douce­ment resplendir ; c’est notre amour qui chante en les oiseaux, notre amour qui allume les astres, notre amour qui fait tourner l’univers sur son axe mystique, oui, cela c’est notre amour, qu’ensemble nos mains réunies croient seules dessiner sur le sable des jours et qu’en vérité l’univers écrit à chaque instant du Temps éternel où nous nous sommes retrouvés pour le vivre.

Écoute, cela qui unit et rassemble toutes choses à travers les incalculables distances sidérales, cela qui protège et préserve la vie et cisèle la beauté ici-bas comme en les milliards de planètes que nous ne verrons jamais, cela qui permet que s’épousent les corps, les molécules ou les forces cosmiques pour sans cesse créer des mondes nouveaux, cela qui sourit dans tes yeux et brille dans le Soleil, cela qui agrège la Matière pour en faire la couche enchantée de l’Esprit, cela, ce Pouvoir qui n’a de début ni de fin et qui est le ciment du monde, son assise et son dais, c’est cela, en vérité, l’amour qui est en nous, et non pas la fragile émotion liée aux circonstances que nous éprouvons l’un face à l’autre ; c’est l’Amour universel, intemporel, éternel qui est en nous et s’exprime par nous ; c’est l’Amour de Dieu qui, dans nos formes enlacées, se traduit mot à mot et qui doucement rêve en nos songes réunis. Ce qui édifie les mondes, ce pouvoir qui amalgame les éléments et sans fin en célèbre les noces, les empêchant de se disperser, de sombrer dans le chaos et de s’y désa­gréger, ce qui chante à chaque instant le chant de la coalescence, l’hymne de la création, le psaume de gloire et de triomphe sur la Mort partout dans l’univers, c’est cela qui t’aime en moi, c’est Dieu, et nul autre que Dieu, qui t’aime en moi, et c’est Dieu que j’aime en toi, et nul autre que Dieu.

Dieu ? Oui, Dieu. Toi, Dieu. Moi, Dieu. Car il n’y a que Dieu. Écoute, regarde, adore. L’Éternité ouvre ses ailes en nous. Et nous voici au bord de l’infini, musant avec les sphinx. Un nouveau soleil nous semble se lever, un nouveau firmament s’ouvrir à notre vol. Comprenons-nous bien, enfin, de quoi est fait notre être et que nous ne nous appartenons pas, et qu’il ne peut être de joie plus grande ni de plus grande liberté ? Impersonnels, nous sommes infinis, nous sommes éternels, nous communions avec toutes les choses en leur unique centre, au lieu que le carcan de la personnalité nous sépare de tout. Se profile alors un royaume de beauté, d’harmonie et de paix – le royaume de Dieu sur la Terre. Et en ce royaume, le Mal n’existe pas. Ni le Mal ni le Bien n’existent plus pour la conscience parvenue à cet état. La Mort continue son ouvrage de destruction et de dissolution – mais l’âme, sans s’aveugler pourtant, ne voit plus que l’œuvre de construction et d’union de l’Amour. La Nuit continue d’exister ­mais l’âme ne connaît plus que le Jour. Les hommes continuent de souffrir et de tomber – mais l’âme n’a plus d’yeux que pour leur âme. Le seuil des ap­parences a été franchi, et tout est devenu un, tout est devenu Dieu et ne peut plus être souillé par rien. Les limbes d’opale sont loin, où nous avons si long­temps séjourné ; n’existe plus que la Lumière de Dieu, et Son regard, par nos yeux, contemple Son monde, qui n’est autre que Lui-même.

Cela, c’est ce vers quoi nous marchons, ce vers quoi s’élève la lignée terrestre et qu’au fil des âges, ont pressenti les voyants, qui ont pour nous recensé les îles de lumière, établi les portulans de la Divinité, affirmant la réalité de ce que nous ne pouvons même concevoir, nous appelant à la conquête du futur. L’immortalité est le nouveau monde dont leurs poèmes et leurs incantations nous enseignent le chemin. La caravelle de notre vie est au port, n’attendant qu’un ordre intérieur pour affronter l’aven­ture aux mille visages qui doit nous ouvrir les portes du Soleil et nous diviniser. Cette Amérique existe. Dieu existe. L’homme doit exister en Dieu.

La caravelle cingle vers l’inconnu. Depuis com­bien de temps déjà ? Toutes voiles déployées, elle défie le grand rire émeraude de l’océan. Les tempêtes s’abattent sur elle, menaçant de l’engloutir, et les mains énormes du vent brisent et arrachent ses mâts et l’enfoncent dans la houle. Et d’autres mains, cependant, colmatent ses plaies et apaisent sa dou­leur. La bonace succède à l’ouragan. Que s’est-il donc passé ? Le ciel est pur, à présent, et les flots sont retombés. Que s’est-il donc passé, ô Dieu ? Com­ment s’appelait cette chose où nous avons cru périr ? Cette guerre au-dedans ou au-dehors, nous ne savons plus, cette guerre à l’échelle de notre vie ou de la vie du monde, qui donc l’a déclarée ? Et qu’était ce tumulte où rien ne se reconnaissait ? Nous ne savions plus qui nous étions, face aux éléments déchaînés. Nous avions oublié le but de notre course. Nous nous imaginions mourir et ne savions plus que nous étions partis à la recherche de l’immortalité. Et voici que nous sommes sauvés et que nous contemplons le ciel calme. Mais c’est sans toucher encore aux rivages de la lointaine terre inconnue, sans même rien percevoir encore des continents de l’Éternel, et c’est même en les ou­bliant un peu dans cette diaphane tranquillité qui nous échoit après la tempête, en croyant même que cette tranquillité, si elle n’est pas le but, nous suffit en tout cas que la caresse des dieux et la beauté de leur cieux peuvent après tout remplacer l’étreinte et la splendeur de l’Esprit.

Puis, s’abat un nouveau typhon, auquel succède une autre accalmie. Puis, survient une autre tempête encore. La sainte lascivité des religions nous est arrachée ; nous voici nus, dépouillés de nos hautaines vertus et de nos bigoteries, précipités dans des gueules torturantes contre quoi rien ne semble nous avoir prémunis ; nos dieux s’effondrent, nos civilisa­tions s’écroulent; nos races les plus accomplies, l’abîme s’en repaît ; puis, une nouvelle aurore point et une nouvelle foi nous est donnée, au nom de la­quelle construire de nouveaux temples et de nouveaux palais, tout un monde nouveau qui durera quelques siècles et à son tour basculera dans la tourmente. Et l’alternance de calme et d’ouragan se poursuivra jusqu’à tant qu’à l’horizon se silhouette enfin le but du grand voyage.

Ainsi avançons-nous sur l’océan des millénaires, violentés et secourus tour à tour par des pouvoirs qu’en vérité nous ignorons lors même que nous les honorons et dont c’est l’opposition en nous qui nous fait progresser. D’un côté, la tempête qui veut nous noyer ; de l’autre, la sérénité qui vient nous protéger. D’un côté les Ténèbres ; de l’autre, la Lu­mière. D’un côté, la Mort et son maelström qui cherche à nous avaler ; de l’autre, la Vie comme une neige silencieuse qui vient nous conforter. Mais au?delà, il y a encore autre chose – quelque chose qui dépasse la Mort et surpasse la Vie, et cela c’est le vrai but de notre odyssée, que nous ne pouvons imaginer ni décrire, auquel il nous est simplement demandé de croire et auquel, selon les époques, suivant la tempête où nous nous démenons ou sui­vant la sérénité où nous nous élevons, nous accep­tons ou refusons d’adhérer. Aux pieds des dieux ou sous la coupe des chefs athées, avec la même ferveur nous affirmons un jour ce que nous nions le lende­main. Mais quoi que nous fassions, indifférent à notre casuistique et à nos arguties, le vaisseau du monde, lancé sur son erre, poursuit le voyage qui, par-delà les dualités, doit nous mener au bout du Temps et nous faire découvrir l’inexprimable géo­graphie de l’Éternité où, en tout, il n’existe que l’Un.

Or, nous vivons encore au rythme du Temps, et tout est double pour nous, qui sommes issus du perpétuel dédoublement de Dieu : l’Immuable devient le Muable ; le Non-Manifesté devient la Manifestation. Et cependant, l’Immuable ne cesse pas d’être ; le Non-Manifesté demeure. À la fois, Dieu est ce qui change et ce qui ne change pas, ce qui crée et ce qui est créé. Il est le vide resplendissant, l’immarcescible effulgence de l’Être en soi et Il est les tourbillons d’étoiles, le grain de poussière, l’en­fant qui naît, celui qui joue, l’homme qui meurt et celui qui aime, et Il est l’arbre et la fleur et la main qui se tend pour cueillir, meurtrir ou caresser, Il est le Soleil qui baigne la Terre et la Terre elle-même et les oiseaux qui passent, écrivant leurs mots de tire-d’aile au long du firmament.

Et double, de même, doit être notre nature. Comme Lui, si nous sommes Lui – puisque nous sommes Lui –, nous devons être l’Immuable et le Muable, le Créateur et le Créé, l’Esprit et la Matière ; nous devons être simultanément le principe de notre être et sa représentation matérielle, nous devons être une âme en même temps qu’un corps. Et cette âme doit être Dieu, entièrement et absolument. Rien ne doit pouvoir l’atteindre, nulle ombre l’obnubiler, nulle faute la salir, car cela signifierait que Dieu Lui?même peut être sali. Elle doit être éternelle et infinie comme Lui, n’être autre, en vérité, que Lui, pure et parfaite Lumière du Soleil dont toute vie procède. Elle doit être à la fois notre âme et l’âme de tout ce qui existe et, par là, gouverner toute chose et savoir le pourquoi de ce qui nous paraît incompréhensible. Elle doit être ce qui veut de toute éternité et ce qui accomplit cette volonté dans le Temps ; elle-même double, elle-même immuable et muable, elle doit être Dieu et une émanation de Dieu, ce qui transcende l’univers et ce qui y est immanent, être au-dessus de nous l’immobile Incendie de la Divinité et en nous l’orante flamme de Dieu qui joue à se reconquérir et conduit en secret l’équipage de nos jours. 2

Cette flamme projette-t-elle sa lueur dans la dimension où nous vivons, tout devient alors clair, et un Sourire nous semble soudain habiter le ciel, d’invisibles mains soutenir nos pas, un chant nous guider, nous aguerrir et nous donner la joie. Jus­qu’alors captifs des conventions du monde, nous ne pouvions nous définir que par nos goûts, nos réussites et nos échecs. Et subitement, les murs de la prison s’évanouissent. Une Lumière insoupçonnée est notre seule patrie, Dieu notre seule famille, notre seul amour, notre seul maître et notre unique moi. Lui seul est réel. Nous n’appartenons à personne ni à rien, qu’à Lui seul. Nous dépassons le Temps, nous dépassons l’Espace. Il n’y a partout que la liberté de l’Infini, que l’évidence de l’immortalité. Il n’y a, depuis toujours et à jamais, que Dieu, et Sa Joie d’être qui pulvérise la morosité où nous avons jusqu’alors vécu. Est-il donc vrai que nous ayons pleuré, souffert, maudit le destin et voulu disparaître ? Mais quand ? À quel moment ? Qui a gémi, douté, renié ? N’ai-je pas toujours été libre lors même que, sur mes épaules, je portais la cangue de la douleur du monde ? Mais quelle douleur ? Tout est amour, joie et beauté. Tout est liberté infinie. Tout est éternité.

Ainsi parle la flamme au cœur de l’homme. Elle abat le mur qui nous retient prisonniers et bâtit le pont de lumière qui mène de l’autre côté des choses, où nous devons découvrir en un radieux vertige que nous avons toujours tout su et tout accepté, depuis toujours voulu la Nuit où nous avons souffert et que nous venons de quitter. Cette souf­france d’une vie, cette souffrance de milliers et de milliers d’années, oui, nous y avons jadis consenti. Le découvrant à présent, allons-nous vouloir punir Dieu de nous l’avoir infligée ? Trop tard. Au moment même où nous comprenons, nous redevenons Dieu, et tout est effacé, oublié, nous ne sommes plus qu’Amour, Extase et Perfection.

Telle est la première vision du sens de notre vie, du but de notre voyage. Nous n’appartenons qu’à Dieu, et rien ne peut nous asservir, car nous sommes nous-mêmes Dieu. Nulle religion n’est plus néces­saire, ni aucune forme d’athéisme, car Dieu est bien au-delà, inatteint par notre pompeuse et frêle ima­gerie comme par nos dénégations les plus tranchantes, et nous avons en nous-mêmes accès à Lui.

Si fort que nous ayons pu jusqu’alors louer ou rejeter leurs œuvres, nous n’appartenons plus aux hommes, et leurs lois ne valent plus pour nous. L’Immémorial a ouvert les yeux au centre de nos yeux, et nous le sentons nous guider. Ou si, après quelque temps nous ne le sentons plus, du moins avons-nous reçu la preuve indélébile de son existence. Nous savons qu’il existe en nous quelque chose ou quelqu’un qui dépasse et le Mal et le Bien, qu’un nautonier en nous tient la barre et qu’il est plus grand que le calme et que la tempête, qu’il est toute lumière et toute beauté, tout amour, toute joie et toute liberté. Il nous suffit même de nous le rap­peler un peu clairement pour qu’un délice se déverse en notre être et y fasse frémir une musique où se consomme le ravissement de Dieu.

Peu à peu, nous apprenons. Et nous comprenons de plus en plus. Notre carrure s’étoffe. Cela que nous devenons, nous ne nous serions jamais doutés, avant, qu’il fût possible de l’être. Nous avions cru au Bien et au Mal, à la sainteté et au péché. Mais nous ne sommes pas destinés à devenir des saints ; nous sommes destinés à redevenir Dieu. Inexplicable­ment, cela s’écrit en nous. Qui écrit ? Aucun homme, à notre connaissance, ne pourrait s’exprimer ainsi. Est-ce Dieu Lui-même qui écrit, alors ? Et de le comprendre, nous voyons de nouvelles portes s’ou­vrir, sentons de nouveaux flots de Lumière nous emplir. Ce que disent les voyants et les sages est donc vrai ? Dieu parle vraiment à l’âme humaine ? Et il est donc vrai, aussi, que cela n’est qu’un début et qu’avec le temps le Verbe divin sera tout entier transcrit en nous ?

Oh, la tempête peut faire rage et nous détruire mille fois, ce qui dépasse la tempête et qui est immortel est en nous et nous protège à jamais. Et le calme peut ensuite revenir et répandre sur nous la fallacieuse invite au repos, nous endormir et nous faire oublier pour un temps la vraie vérité de notre être, ce qui dépasse ce calme-là et qui est la Paix éternelle vit en nous et nous rend à jamais vivants.

Passent les jours et les semaines. Passent les mois et les années. Les siècles et les millénaires peuvent passer de même. Cela est en nous. Et cela est la vérité. Extérieurement, comme une pluie ruisselant sur nos traits, les brouillant, les effaçant, nous empêchant d’y voir clair, les événements peuvent se succéder. Nous pouvons être précipités dans le torrent des passions, emportés par le vent de l’Histoire, disparaître dans les déserts d’époques sans vie ou dans les abysses de temps muets où se préparent les ères nouvelles, nous pouvons être prisonniers de toute cette quasi invincible apparence, entichés de ce presque inexpugnable visage des choses, cela existe : envers et contre tout, il y a en nous cette fleur de feu que nous avons vue un jour et qui ne cesse de s’épanouir, cette flamme d’or qui ne cesse de grandir et se nourrit de notre obscurité même, de notre confusion, de notre ignorance et fait de notre forme l’athanor où la Nuit se dénude et se transmue en Jour et où, lentement, l’expérience du Temps se change en la légende de l’Éternité.

Il y a des moments de semailles et des moments de moisson et il y a des moments de jachère. Tout peut sembler oublié, détruit, renié. Cela existe toujours. À la vision divine, peuvent succéder des cycles de ténèbres. Mais cela ne cesse pas d’exister, cela a toujours existé. Rien ne peut nier Dieu, ni rien Le faire disparaître. Le plus grand oubli est encore une forme de connaissance. Ce qui parait être le contraire de ce que nous croyons avoir perdu et que nous recherchons ou refusons de chercher, ce contraire angoissant auquel nous nous heurtons sans trêve est cela même qui nous manque et que nous ne reconnaissons pas. Et cela, en nous, le sait. Le vierge marin solaire en nous le sait et continue sans trembler de conduire la nef de notre vie sur les eaux trompeuses de l’univers que nous percevons.

D’une erreur, nous pouvons tomber dans une autre erreur, retourner en arrière, reprendre les béquilles d’une religion ancienne ou nouvelle, faire parade de vertu, revenir à l’adjuvant d’un rigoureux athéisme, rien ne peut empêcher d’exister cela qui est en nous. Aucun fard, aucun postiche n’en peut corrompre l’éclat. Nul mensonge ne peut prévaloir contre la vérité, nulle obscurité contre la Lumière. Cela seul existe, et le reste n’est que jeu, divertisse­ment cosmique où, au fil des éons, apparaissent, figurants innombrables, éphémères et contingents, nos noms et nos visages, comme les signes d’une indéchiffrable écriture composant l’épopée intermi­nable de la Divinité.

Oui, dis-tu, mais quand bien même parviendrions-nous à le penser ainsi, nous ne saurions, le vivre si facilement. Et sans une expérience qui l’incarne, toute parole est morte. Les voyants ont beau nous dire que nous sommes le Divin, en quoi cela change-t-il quoi que ce soit à ce monde où nous nous débattons du premier au dernier instant non seulement contre la virulence d’appétits que nous impose la Nature et qu’il nous semble impossible d’assouvir, mais aussi contre le poison de leur assouvissement lorsque celui-ci nous est enfin accordé ?

À chaque pas, notre expérience contredit celle des grandes voix divines. Non que nous nous révoltions contre la révélation transmise, mais parce que les instruments nous font défaut, qui nous permettraient d’en vivre le contenu. Peut-être ce qu’enseignent les sages est-il la vérité. Mais si nous sommes en­chaînés au mensonge, à l’illusion cosmique, à qui la faute ? Ni le Bien ni le Mal n’existent – peut-être 3. Mais si le Bien n’existe pas, qu’est ce frémissant désir en nous de recevoir ou de répandre la douceur ? Ce besoin d’aider et d’aimer, d’où vient-il ? Qui nous fait aspirer à l’harmonie ? Cette faim, cette soif d’être juste qu’il nous est offert si peu d’occasions d’apaiser, où en est la racine ? Et dira-t-on que ce n’est pas un idéal sublime que de donner sa vie, de se sacrifier pour les autres, que ce bien-là, si haut qu’il soit, n’est rien ? Et si le Mal n’existe pas, que sont d’autre part ces bras visqueux qui nous enserrent ? Et cette boue que, toujours, nous découvrons en nous ? Cette défiguration de notre lumière et de notre pureté ? Cette hideur constante où il nous faut croupir, ce mensonge, cette haine, cette trahison, ce meurtre, toute cette nuit lépreuse que nous nommons péché et dont nous avons honte, que nous voudrions blanchir afin de l’oublier et qui, sans fin, réapparaît sous le vernis des déca­logues, le fait craquer, nous ouvre et nous étripe et nous jette en pâture aux bêtes de l’abîme ? Quelle est donc cette fureur à laquelle, esclaves aveulis, fascinés, consentants, nous nous livrons en un grand rut hostile? Oh, quel est ce mal qui brûle et nous dévore, s’il n’existe que Dieu ?

Et s’il n’existe que Dieu, à quoi ou à qui attribuer non pas seulement les milliers et les milliers de morts quotidiennes, mais les horreurs où l’homme se fait périr, les horreurs de toutes les guerres depuis le début des temps et, à portée de mémoire encore, les quelque dix millions de morts de la Première Guerre Mondiale et les presque cinquante millions de morts de la Seconde ? Cinquante millions ! À quelles fins divines cette boucherie ? Quel sage osera répondre ? Et quel sage ou quel fou viendra benoîtement pré­tendre qu’Hiroshima était une manifestation de l’Esprit ?

N’est-ce pas en fin de compte purement et sim­plement insulter à la millénaire souffrance humaine que de dire que tout est Dieu ?

Si nous avons eu, ne serait-ce qu’une seconde, la vision de Dieu, alors, en dépit de cette déchirante contradiction, le doute n’est pas permis, nulle ques­tion ne se pose. L’enfer est partout, mais indéniable est l’omniprésence de Dieu. Selon que la conscience l’envisage d’une façon ou d’une autre, le même événement semble ignoble ou nécessaire à une insur­passable beauté : ignoble si nous le considérons isolément, il revêt un caractère de nécessité dès lors que nous le plaçons dans l’ensemble de la vie uni­verselle. 4 Fondue dans l’infini, la discordance contri­bue à l’harmonie, l’horreur se fait beauté. Savons-nous quels cauchemars se déroulent peut-être dans les mondes dont les étoiles nous font rêver ? Pour nous, ces cauchemars n’existent pas. Seule, existe la beauté que nous contemplons. De même nos horreurs s’effa­cent-elles dans l’infini. Mais c’est justement ce sens-là qui nous manque. Nous ne savons considérer notre monde de cet œil équanime qui embrasse toutes choses en un unique amour ; nous jetons des regards myopes et apeurés sur des lambeaux d’existence, et ceci nous semble bien et cela nous semble mal en soi, faute de nous apparaître dans le rythme de l’ensemble.

N’ayant pas la vision divine, nous interrogeons des simulacres qui, sans fin, se détériorent, nous errons dans l’abomination des choses et, à chaque pas, marchons sur des cadavres qui nous fixent de leurs yeux immobiles et glacés, et d’autres yeux partout nous suivent, le ciel tout entier est constellé d’yeux dont le regard marmoréen nous frôle. Courbant le front, nous trébuchons parmi les cohortes de la Souffrance et de la Mort, refusant de croire qu’un Dieu puisse exister ici-bas et tâchant d’abaisser suffi­samment nos espoirs pour n’en pas trop sentir le manque.

Non, non, Il ne peut être en ce qui nous torture et qui nous tue ; Il ne peut être ni dans les blessures de notre être intérieur ni dans les plaies de notre corps ; ni dans le vice ni dans le cancer ; ni dans la misère ni dans la folie ; ni dans les pogroms et les génocides ni dans la corruption ; Il ne peut être à la fois ce qui nous engendre et ce qui nous fait dis­paraître. Ce ne peut être Lui qui change nos champs d’honneur en abattoirs immondes. Ce ne peut être Lui qui nous enjoint de tuer nos semblables, nos frères, la chair de notre chair : « Tue-les, ceux-là qui, par Moi, sont déjà tués. » 5

S’Il existe, ce ne peut être en ce monde. Et s’Il n’est en ce monde, c’est pour nous comme s’Il n’existait pas. Depuis le premier instant, nous sommes séparés de Lui. Le dernier instant nous ramè­nera-t-il à Lui ? Nous pouvons prendre des paris, nous lancer dans des discussions byzantines, cela ne changera rien au résultat. Ici-bas, nous sommes con­damnés à une irrémédiable solitude qu’aucune ivresse ne sait vraiment travestir : à l’heure de la mort, la solitude que nous avons trompée toute notre vie, triomphe définitivement — nous sommes seuls, face au seul Mystère qui compte en définitive. En un instant, les poumons s’assèchent, le cœur se pétrifie, le sang cesse de couler, le souffle de circuler. Que sommes-nous devenus ? Qui sommes-nous ? Qui avons-nous été ? Sommes-nous enfin revenus en Ton sein, ô Seigneur que, sous tant de voiles, nous aimons et adorons jusqu’à notre insu même ? Cessons-nous totalement d’exister ? Ou autre chose nous attend-il encore ? Tout devient-il obscur ? Ou bien tout trans­parent ?

Nous croyons que la Mort nous rend à l’unité pri­mordiale, qu’en son étreinte irrésistible nous ne sentons plus cette absence qu’au fond de chaque chose nous retrouvons toujours, cette solitude qui, sans relâche, nous poursuit même au sein de la foule. Nous croyons qu’en nous fermant les yeux sur ce monde où tout est désir inextinguible et dé­sunion, la Mort nous les ouvre sur un autre, où tout est union dans la dissolution de la Matière ou de l’Esprit. Nous croyons que la Mort peut seule verser le baume de l’oubli et le nectar de la connais­sance, faire couler en nos veines le philtre du Léthé et nous noyer dans l’unique océan de l’Être. Nous croyons que la Mort seule possède les clefs de cet Un que la Vie constamment nous refuse tout en nous y faisant sans fin rêver. Nous croyons que la Mort est le principe de cet Un, qu’elle est cet Un lui-même en qui tout, à jamais, s’immerge et se confond.

Obscurément, obstinément, désespérément, nous croyons que la Mort est Dieu. Nos religions et nos philosophies, avec leurs promesses de paradis ou d’anéantissement dans le nirvâna, avec leurs oraisons sur la Matière et l’appa­rente fin des choses, en témoignent et le proclament : la Mort est Dieu, vivez, ô hommes, pour la caresse ultime de la Mort et pour son baiser où s’éteindra votre souffle. Bâtissez familles et nations en vue de votre mort. Elle-même vous donnera des armes pour lutter contre elle et, au moment de son choix, vous détruira. La Mort est Dieu, la Mort est Dieu et elle vous consolera de tout le désespoir de la Vie. Elle vous ouvrira les portes de l’infini et de l’éternité. Alors, vous serez purifiés de vos chagrins et de vos joies et, vides, vous resplendirez dans la vide pureté de la Mort. La Mort est Dieu, conver­tissez-vous, ô hommes, renoncez à ce monde qui vous blesse et donnez-vous à la Mort qui apaise, qui efface et qui donne l’oubli éternel de l’infini où rien n’existe. 6

Mais nous ne savons ni ce qu’est la Mort, ni ce que signifie mourir, ni ce que signifie être soi-même mort. Si être mort veut simplement dire cesser d’exister, alors il n’y a personne qui existe en tant que mort, personne, donc, qui soit mort. Et si être mort veut dire exister d’une autre manière, il n’y a personne non plus qui soit jamais mort. Ce qui re­vient à dire que la Mort n’existe pas. Ou du moins qu’elle n’est pas un état au sens où nous l’entendons, mais un passage, un moyen, un seuil que l’on franchit, une porte qui s’ouvre brutalement sur une nuit sans conscience ou sur une lumière différente.

Si nous n’existons plus après, elle ne nous con­cerne pas, cueillons dès aujourd’hui les roses de la vie. Si nous existons encore, mais autrement, quelle est cette chose qui survit, dont peut-être nous n’avons pas conscience tant que nous vivons, qui est nous plus que nous-mêmes, qu’ignorent nos jours terrestres ou qu’ils transcrivent si grossièrement et que libère la Mort ? Serait-il donc possible que tout ce que nous sommes et à quoi nous tenons tant, qui est pour nous notre seule réalité ne constitue au fond qu’un paravent derrière lequel notre vraie vie se déroule ?

La Mort nous démasque d’un coup. Nous voici le visage dépouillé, enfin révélés à nous-mêmes : néant, ou vie sans trêve perpétuée. De quelque façon que nous mourions, il y a ce moment, identi­quement le même pour chacun, où le voile est arraché. Du corps brusquement statufié, nous jaillis­sons pour vraiment n’être plus ou pour continuer d’être et voyager sans cesse de corps en corps, de monde en monde, mais alors dans quel but ?

Et quel est ce voyage ? Depuis quand com­mencé ? Et quelle place y tient notre actuelle présence sur Terre ? Il est des races qui veulent et d’autres qui refusent qu’il nous soit donné plus d’une vie pour nous accomplir. Mais quel accomplissement peut s’acquérir en une seule vie ? Autant demander à un nouveau-né d’expliquer les quanta. Et s’il faut plus d’une vie, comme il faut plus d’une année pour être un homme, combien de vies faut-il pour être ce que nous devons être ? Mais que devons-nous donc être, que notre marche incessante au long des millé­naires ne nous a toujours pas révélé ? Et la Mort, une mort définitive, est-elle encore au bout, ou bien autre chose doit-il nous échoir, une vie sans mort, une vie éternelle dans un corps et une âme ?

Mais alors quel rôle tient la Mort dans ce drame des jours ? Qu’est-elle pour nous, pour le monde créé, et qu’est-elle pour Dieu ? Oui, qu’est-elle pour Dieu ? Car nous ne la considérons jamais que de notre point de vue d’êtres qui devons mourir un jour, et jamais du point de vue du Divin qui ne peut pas mourir. Qu’est la Mort pour l’Immortel qui, seul, existe ? Nulle autre question ne se pose plus, peut-être, si celle-là trouve réponse.

La Mort qui marque notre fin est signe, également, que nous avons un début. Nous sommes des créa­tures finies, des êtres dessinés par le stylet du Temps, en lequel, un jour, nous commençons pour un jour nous achever, alors qu’infini, éternel, Dieu ne com­mence pas.

Dieu n’a jamais commencé d’être — comme des ailes de strige, les portes de l’effroi se rabattent sur nous. Que veut dire « n’a jamais commencé d’être » ? Même lorsque nous Le plaçons à l’origine de l’uni­vers, avant la création de toutes choses, nous faisons exister Dieu dans une dimension temporelle, autre sans doute, mais aussi réelle que la nôtre. Dieu peut être antérieur à l’univers et devoir lui survivre, Il n’en a pas moins, comme nous, un début et une fin – simplement plus éloignés que les nôtres. Nous ne pouvons concevoir qu’Il transcende totalement le Temps, qu’Il échappe à la Mort, qu’il ne soit jamais né et ne doive jamais cesser d’exister.

Celui qui n’a jamais commencé d’être, Celui qui a toujours existé, Celui qui ne finira jamais : Dieu.

Et même si, avec la Science moderne, nous imaginons les univers se succédant ainsi qu’en une immesurable respiration, chaque univers manifesté correspondant au souffle exhalé tandis que le souffle inhalé se traduirait par la réabsorption de cet univers, même si nous nous faisons fort d’échafauder une théorie de cette respiration cosmique, nous assigne­rons à l’Être qui respire un premier souffle et un dernier, nous dirons qu’un jour disparu dans les in­calculables révolutions du Temps, Dieu a créé un premier univers et a pour ce faire commencé d’exis­ter, de même qu’Il en créera un dernier dans un avenir prévisible mais indéterminé, après lequel Il s’éteindra. Nous pouvons rejeter dans le plus lointain passé et dans l’avenir le plus éloigné la création ou les créations de Dieu, mais là où s’arrête la portée de notre regard, là s’arrête pour nous le pouvoir de Dieu. Nous ne pouvons imaginer qu’il n’y eut jamais de premier univers et qu’il n’y en aura jamais de dernier. Et si cette idée nous frôle, un vertige nous prend devant son absurdité.

Il n’y eut jamais de premier univers. II n’y en aura jamais de dernier. Est-ce à dire que tous les univers sont simultanés et qu’ils sont éternels ? Mais la Mort qui nie l’Éternité, mesure le Temps, marque notre début et notre fin, la Mort dit qu’il y eut un début dans les cycles de la création et qu’il s’y trouvera une fin. Et nous la croyons. Si elle mentait, pourtant ? Si la Mort était mensonge ?

Ce Pouvoir qui ploie tous les êtres et auquel le corps même du cosmos obéit, ce Pouvoir où tout s’annule, de l’atome aux galaxies, ce Pouvoir qui commande à la création entière au point d’en sem­bler être l’auteur — ô Mort, ombre de Dieu, pourquoi n’existes-tu que là où ma conscience ne Le perçoit pas ? Aveuglement de la Lumière, en ce monde que je sais être Lui, est-ce ta seule présence qui m’em­pêche de Le voir ? Dépassant ce monde pour Le sen­tir et L’être, ma conscience te dépasse aussitôt. D’un côté, toi ; de l’autre, Lui. Et Lui seul est réel, l’immortalité seule est vraie, seule existe l’Éternité. Qui es-tu donc, ô Mort, envers de Dieu ?

L’esprit cherche et médite sans cesse, redoutant de trouver et s’abandonnant quand même peu à peu à ce qui va le détruire – là où je n’existe pas, là je suis immortel. En cette dimension où je n’ai pas d’exis­tence séparée, ô Mort, tu n’as pas de prise sur moi. Seule, peut mourir ma personnalité ; mon âme, elle, est immortelle. Et je peux connaître mon âme, je peux être Dieu, me savoir et me vivre éternel. Moi, le fini, peux me connaître infini et voir et savoir, en mon éternité, la cause qui m’arrache à moi-même, me morcelle et m’emmure dans le fini.

Encore un pas, et l’esprit va mourir et renaître la vérité – le corps infini de Dieu, la Mort le divise sans fin, transmuant l’Un en Innombrable. Elle impose la limite, le début et le terme, enfantant autant qu’elle tue, faisant apparaître et disparaître les myriades alors qu’à jamais il n’existe que l’Un.

Créant avec un cœur calme et insensible 7, est-ce donc elle, le Pouvoir créateur « obligeant le rien de prendre forme », le Pouvoir grâce auquel Dieu se manifeste ? Ô Mort, pouvoir de l’Immortel, toi qui transmues l’or en plomb, le Soleil en ténèbre et en pierre, est-ce donc toi qui te tiens à l’orée des mondes, mais possédant un autre visage que celui de vampire impérial qui nous hante, mais offrant des traits de feu et de diamant où n’existe peut-être que l’Amour ?

Sans relâche, l’homme interroge. Et sa voix éperdue monte dans la nuit. Tantôt voix de poète mettant en psaumes la gloire du vortex étoilé, tantôt voix de penseur mettant en postulats les phases de sa lutte contre l’insaisissable vérité. Et le même homme enivre de chants vivaces et fige en des aphorismes bientôt périmés les étapes de sa queste en il ne sait quoi vers ce qu’il ne connaît pas ; le même homme frémit d’extase en pressentant son au-delà de lumière et se perd dans les dédales obscurs du doute et de l’incompréhension. Le même homme adore et se débat. Inéluctable et folie dialectique dont la Mort, en souriant, énonce la thèse, qui est Dieu, puis l’antithèse, qui est l’univers, sans qu’aucune synthèse nous paraisse possible. Et pourtant, au fond de nous, se trouve la réponse. Pourtant, pourtant, se concilient en nous l’Éternité aspatiale et l’immensité spatio-temporelle. Faut-il, de guerre lasse, renoncer à trouver le chemin pour qu’enfin il se révèle, fermer les yeux, s’abandonner, quitter l’enclos de la cons­cience habituelle pour qu’une autre, insoupçonnée, s’éclaire alors ? Que faut-il faire pour connaître ce que nous savons depuis toujours, ou simplement pour l’accepter ? Faut-il, comme l’enjoignent les voyants, faut-il vraiment que s’endorme celui que nous croyons être afin que, glissant au fil d’un fleuve dont l’onde est mémoire d’autres mondes, nous puissions enfin rallier notre centre rayonnant où, depuis toujours, nous nous attendons nous-mêmes afin de nous étreindre et qu’alors soit un pour nous ce qui n’a jamais cessé de l’être mais qui, toujours, nous semble deux ?

Ferme les yeux, alors, et laisse-toi porter, être qui veux savoir. Laisse en toi retentir la Voix paisible de l’Amour en lequel tout est un. Écoute, ô âme humaine. Ouvre-toi doucement et pénètre en toi-même. Enfonce-toi sans fin en toi-même comme en un ciel sans bornes. Sois ce que dit la Voix muette dont ta vie est le son. Nul mot n’a besoin d’être prononcé. Tu es la parole vivante du Silence. C’est ainsi seulement que tu peux savoir, en te laissant porter par le Silence lumineux que tu es en toi-même.

Si Dieu n’a jamais commencé d’être ni com­mencé de créer, si l’univers, ou l’innombrable chaîne des univers n’a jamais commencé d’exister 8, si tous deux sont éternels, ils sont simultanés et se contiennent l’un l’autre, car il ne peut y avoir deux infinis. Ils sont deux états coexistants du même Être que la Mort semble dissocier, rendre paral­lèles et empêcher de se rejoindre lors même que, par-delà la conscience de leur dimension propre, ils continuent de ne constituer qu’un seul Être. 9 Un seul Être est Dieu, un seul Être est l’univers. Et l’Être qui est Dieu est en même temps l’univers. Dieu est l’âme, et l’univers le corps d’un seul Être. Et l’âme de cet Être n’est jamais née, le corps de cet Être n’est jamais né. Et jamais non plus ils ne mourront.

La Mort est simplement ce qui semble séparer le corps éternel du Divin de Son âme éternelle. Elle ne Lui est pas étrangère. Elle est l’acte éternel par lequel Il se manifeste sans fin, le geste par lequel Il passe perpétuellement de Son immobilité qui con­tient tout à Son mouvement qui exprime tout. Sans la limite qu’elle Lui impose, Il ne pourrait se traduire en univers. Sans la Mort, l’univers ne pourrait exister. Sans le début et la fin qu’elle im­pose, la forme serait impossible, tout serait fondu dans l’illimité, sans existence particulière. L’univers serait une informelle immensité de Lumière, serait précisément cela qu’est Dieu en Sa transcendance. Seul, existerait un Néant éblouissant, et Dieu ne serait pas infini, car manquerait alors à Son infini­tude cette traduction de l’univers.

L’infini, pour être infini, doit aller jusqu’à sembler fini. Rien, pas même ce pouvoir de sem­bler fini, n’en peut être retranché. Rien ne peut être retranché de Dieu, à moins de nier Sa divinité, qui est de tout être, fût-ce cela qui parait Le contredire ou L’exclure. 10

Ou bien l’univers est un aspect de Dieu, ou bien Dieu n’existe nulle part. Et si Dieu n’existe nulle part, l’univers ne peut exister. Inversement, si l’univers n’existe pas, Dieu ne peut exister non plus, car Sa divinité cesse alors d’être complète, Son infinitude se limite à Sa transcendance et, par là même, n’est plus infinie. Et Dieu n’étant plus Dieu, rien ne peut plus exister.

Mais le paradoxe est trop indéchiffrable. À nous hisser vers l’irrespiré, il nous semble que s’effondre tout ce que nous sommes et tout ce qui nous entoure et qu’Icares imprévoyants nous avons défié un ordre trop grand en voulant nous élever au-dessus du labyrinthe de la pensée. Les portes du Soleil nous sont à jamais fermées, devant lesquelles se tient la Mort 11 nous repoussant de son sourire inexorable : non, nous ne connaîtrons pas le secret de l’immorta­lité. Qu’Icare retombe et se fracasse dans l’océan des choses. Nous ne saurons jamais le mystère qui se déroule au-delà des portes de feu. À moins que nous n’en vainquions le gardien et ne chantions le chant qui doit dompter l’abîme.

Cela veut dire mourir à la Mort, cela veut dire tuer la Mort, la transfigurer en son contraire, l’inverser, la traverser les yeux ouverts afin de se retrouver au centre du Soleil, devenir – redevenir – soi-même Soleil, et Soleil du Soleil, infini de Lu­mière connaissante, Éternité, Vérité, Liberté.

Comme un miroir en feu, il nous faut traverser cette ultime apparence de nous-mêmes qu’est la Mort. Il nous faut accepter de disparaître pour tout redevenir, accepter de mourir à nous-mêmes pour nous savoir immortels. Il nous faut accepter qu’en cendres soit réduit l’infiniment petit que nous croyons être afin que resplendisse le Feu vivant de l’infiniment grand que nous sommes en réalité. Qu’à jamais se dissolve ce qui, en nous, dit Je pour qu’à jamais rayonne ce qui, en tous, est Moi.

Mourir – oui, il nous faut donc mourir, mais c’est à tout le factice où nous vivons, mais c’est pour renaître à notre vérité, c’est pour nous réveiller Dieu au terme d’un songe encore inachevé. Nous n’avons pas d’autre raison d’être que Dieu, pas d’autre raison de vivre que de redevenir Dieu. Y fallût-il mettre encore des âges, notre vol vers le Soleil sera un jour triomphant. Que rien ne nous contente, alors, que rien non plus ne nous désespère, ni ne nous affaiblisse. Nous entrerons dans le Soleil, nous serons immortels 12, et de nouveau nous serons Dieu.

 

1 « L’amour de l’inaction est sottise, et sottise le mépris de l’inaction — il n’y a pas d’inaction. La pierre inerte sur le sable, que tu envoies promener d’un coup de pied distrait, a produit son effet sur les hémisphères. » Sri Aurobindo, Pensées et aphorismes.
2 Pour Sri Aurobindo, l’être divin en l’homme a un double aspect : l’Esprit, ou Moi, qui est toujours un avec le Divin éternel et infini ; et l’être psychique, étincelle de la Divinité émise dans la manifestation évolutive et y grandissant de vie en vie, en sorte que c’est bien nous — ce qu’au fond de nous nous sommes — que concernent l’évolution de la race et sa transfigu­ration en une espèce surhumaine. C’est d’ailleurs là la clef de voûte de l’enseignement de Sri Aurobindo : seul, cet être psychique (dont le yoga peut nous rendre conscients) justifie, par son progressif épanouissement, notre présence, autrement incompréhen­sible et injustifiable, sur la Terre. Nous cessons, grâce à lui, d’être promis aux enfers et aux paradis des religions, au néant du matérialisme ou du bouddhisme. Notre vie, composée de vies innombrables, prend enfin tout son sens et trouve son couronnement en l’union, demain, avec Dieu, c’est à-dire en l’immortalité dans un corps transmué à l’image de la Divinité.
3 « Le bien et le mal sont un ». Héraclite.
4 C’est le point de vue de Spinoza, pour qui « la connaissance du mal est une connaissance inadéquate ». (Éthique) De son côté, Sri Aurobindo écrit : « Dans la Providence de Dieu, le mal n’existe pas : seul le bien existe, ou sa préparation. » (Pensées et aphorismes) Et : « La Providence n’est pas seulement ce qui me sauve du naufrage quand tous les autres ont péri. La Providence est aussi ce qui m’arrache ma dernière planche de salut, tandis que tous les autres sont sauvés, et me noie dans l’océan désert. » (ibid)
5 Bhagavad-Guîtâ, XI 33. (C’est Dieu — Krishna — qui parle.)
6 « En moi tous se réfugient, car moi, la Mort, je suis Dieu. » Sri Aurobindo, Savitri, Livre X, Chant III.
7 Sri Aurobindo, Savitri, Livre X, Chant 2. (C’est la Mort elle-même qui, dans ces vers, parle de son rôle.)
8 « Sache que le Pourousha [l’Esprit] et la Prakriti [la Nature] sont tous deux éternels sans commencement. » (Bhagavad-Guîtâ XIII, 20)
9 C’est le Pouroushôttama de la Guîtâ, le Suprême qui dépasse et le manifesté et le non-manifesté tout en les contenant tous les deux.
10 « Ce pouvoir de limiter sa force et d’œuvrer par cette auto-limitation, par le biais de ce que nous appelons labeur, lutte, difficulté, par ce qui nous semble une série d’échecs ou de succès à demi contrariés, et d’accomplir grâce à eux son intention secrète, n’est donc pas un signe, une preuve de la réalité d’une faiblesse, mais un signe, une preuve — les plus grands pos­sibles – de la réalité d’une omnipotence absolue. » Sri Aurobindo. La vie divine.
11 Dans l’ancienne pensée indienne, Yama, la Mort, est fils du Soleil. Il est aussi le Temps.
12 « De mort, il n’y en aura plus ; de pleur, de cri et de peine, il n’y en aura plus, car l’ancien monde s’en est allé. » Apocalypse.