Archaka
Avant le Déluge

Si élevées qu’elles puissent être, les paroles qui nous sont adressées ne sont que des conceptions qui, d’une voix à l’autre, semblent parfois se contredire. La réincarnation, absente du christianisme depuis le Ve siècle, est essentielle à la pensée bouddhique qui nie pourtant la réalité de l’individu, laquelle est fondamentale pour les chrétiens. D’une religion à l’autre, d’une philosophie à l’autre, les explications diffèrent et peuvent même diverger, comme elles le font d’une politique à l’autre. Toutes sont néan­moins justifiables. Toutes saisissent un reflet ou un écho de ce qui nous hante et qui, peut-être, est à jamais incompréhensible.

(Extrait de Alexandre Kalda: Le Dieu de Dieu. Flammarion 1989) 

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Le péché originel n’offense pas Dieu. Il le glorifie.

Le sacrifice célébré par nos premiers parents afin d’obtenir la connaissance, en quoi, en effet, pourrait-il être un délit contre la Divinité dont il nous rapproche au contraire en nous rendant plus conscients des composants du monde ? Devenir capables de mieux comprendre les lois qui gouvernent notre présence qu’elles ont mysté­rieusement suscitée hier et qu’elles annuleront peut-être demain leur porterait-il atteinte ? Notre progressive décou­verte de ce qui nous anime ne participe-t-elle donc pas de leur plan ? Comment pourrions-nous quelque chose qui aille à l’encontre des mécanismes de l’univers qu’aujourd’hui encore nous sommes loin d’avoir tous per­cés ?

Ne voyons-nous pas que, si, dans un passé mirifique, nous avions un jour possédé ce pouvoir, cela voudrait dire que nous avions alors une maîtrise absolue de l’univers ? Et que, si une telle maîtrise existe, elle ne peut, par défini­tion, se perdre en aucun cas ? Pour commettre le péché originel et contrevenir à l’ordre établi dans la Nature, il faut être Dieu. Il n’est pas une créature au monde qui soit capable de changer le cours de l’existence. Et à plus forte raison, il n’en était pas une dans ces mythiques temps reculés. Si un changement se produit, il est comme décrété depuis toujours, il fait partie des choses dès avant qu’elles soient modifiées, leur est inhérent dès le début de même que l’adulte et le vieillard sont contenus dans l’enfant.

Comment les algues unicellulaires auraient-elles décidé d’apparaître au fond de l’océan primitif il y a trois mil­liards et demi d’années, inaugurant ainsi l’éploiement de la vie ? Comment, il y a quatre cents millions d’années, de petits amphibiens auraient-ils choisi de s’aventurer sur la terre ferme, ouvrant la voie aux premiers reptiles et, plus tard, aux dinosaures ? Comment les oiseaux et comment les mammifères auraient-ils exigé d’apparaître dans l’écoulement ultérieur des millions d’années ? Comment les premiers primates auraient-ils, de leur propre chef, fixé la date de leur manifestation à une époque qui remonte à soixante-dix millions d’années? Comment la volonté des singes et des anthropoïdes aurait-elle joué dans leur développement, il y a quarante millions d’années ? Et, encore plus près de nous, comment ramapithecus aurait-il tenu à représenter la première esquisse humanoïde sur des territoires qu’aujourd’hui nous nommons Afrique et Inde? Et chez l’australopithèque, de quelle résolution pourrait-il s’agir ? Est-ce lui qui a demandé à apparaître sur la Terre il y a environ cinq millions d’années pour être le primate le plus proche de nous ? Et ceux qui l’ont suivi, l’avaient-ils voulu?

En une longue dynastie chaotique et hideuse, ils ont peuplé le Temps jusqu’à nous et, sans l’avoir voulu, sans avoir été capables de le vouloir, ils nous ont engendrés parce que nous devions apparaître. Et notre naissance les a rejetés au néant. Ni de leur part ni de la nôtre, il ne peut être question de volonté. Au contraire, il ne peut s’agir que d’une volonté qui s’exerce par notre intermédiaire après les avoir eux-mêmes utilisés. Si un péché a été commis, il l’a été, fatalement, par cette volonté qui voit, qui sait et qui agit et que, pour cela même, certains ont à cœur d’appeler Dieu. Ce qui est une autre manière de dire qu’il n’y a pas et qu’il ne peut y avoir eu de péché originel, et que la parabole biblique décrit bien la célébration d’un sacrifice.

Mais lorsque nous parlons de sacrifice, nous avons tendance à imaginer une assemblée de fidèles recueillis dans un espace sacré où un mage invoque la Divinité et lui offre, au nom de sa famille, de sa tribu ou de sa race, ou bien au nom du monde, l’oblation reconnue par sa foi. Les gestes et les mots changent avec les pays et les époques. Mais le rite, essentiellement, est identique et dessine un trait d’union entre l’invisible et le visible.

Adam et Eve ont-ils fait autre chose ? Le jardin d’Éden est en soi un espace sacré. Ils n’ont pas besoin d’autre temple, et de quoi leur servirait un autel quand l’arbre est pour eux le symbole sacrificiel et le saint des saints où s’accomplit l’alliance terrible avec le pouvoir supérieur ? La congrégation, enfin, n’est pas décrite autour d’eux car ils la contiennent en eux. Et il serait vain de peindre, par exemple, une foule de néandertaliens grognant des for­mules sacrées tandis que les deux plus évolués d’entre eux accompliraient autour d’un arbre, dans quelque forêt du pléistocène, les gestes rituels qui doivent aboutir à l’éclo­sion d’une nouvelle conscience.

Ce qui compte, c’est cette éclosion et ce qu’elle a de sacré. Télescopant les époques, résumant en un geste une action qui s’est déroulée sur des dizaines de milliers d’années, le mythe nous contraint de voir deux êtres per­pétrant un crime — ou célébrant un sacrifice — là où d’innombrables générations d’êtres, dont aujourd’hui la seule apparence nous mettrait en déroute, ont tâtonné vers un peu plus de lumière. Ce qui a mû ces générations se trouve animer deux êtres seulement. Et c’est ce qui, depuis le début, se crée de visage en visage dans le vertigi­neux passage du Temps. C’est la volonté qui est dans les choses et qui agit selon une logique si ordonnée que l’on peut parler de volonté intelligente et consentir à une énigme divine que nul n’a encore jamais cernée, même si d’aucuns l’ont frôlée ou en ont été pénétrés, enivrés, méta­morphosés. Tout simplement, c’est Dieu, si l’on accepte le mot ou que l’on en ait besoin pour nommer ce qui nous transcende et dont, pourtant, chaque chose, ainsi que chaque être, est le véhicule.

Mais alors, Dieu ne veut plus dire l’idole polymorphe autour de laquelle s’édifient les religions, avec, pour chaque Écriture, le monopole de la vérité absolue. Il s’agit d’autre chose, qu’il reste à définir et qui n’a guère à voir avec le Dieu du jardin d’Éden, qu’on l’appelle Yahvé ou Élohim. D’ailleurs, ce Dieu lui-même, placé par Moïse dans le paradis, ne pouvait être le même que celui du Sinaï : trop de millénaires les séparent, une trop grande distance aussi entre ce jardin dont nul ne saurait dire où il se trouvait et la montagne où l’on peut toujours se rendre aujourd’hui.

Pour en juger mieux encore, il suffit de voir combien, d’un pays à l’autre et d’une époque à l’autre, les images de la Divinité varient. Entre les premiers hommes dépeints par Moïse et ceux auxquels il s’adresse, le hiatus est encore plus colossal, puisqu’il n’est pas question de la même humanité, que nous sommes venus après le Déluge et que tout cela se situe bien avant.

Que savons-nous des dieux antédiluviens et des cultes qui leur étaient voués ? Sans doute, dans le détail, cela n’a-t-il pas grande importance. Simplement, il importe de poser la question afin de comprendre que l’idée de Dieu ne pouvait, alors, être la même que celle de Moïse, laquelle diffère déjà beaucoup de celles que, de son temps, on avait en Inde ou en Chine.

Prêter au Dieu d’Éden une attitude juive est une impos­sibilité dans les termes. Si Moïse, en homme d’après le Déluge, avait quelques motifs de concevoir un Dieu de colère, il n’en ressort pas automatiquement que les dieux d’avant le Déluge étaient des justiciers. Il est peut-être normal d’imaginer que celui qui a noyé toute une huma­nité l’ait fait dans un accès de courroux céleste, et normal d’en déduire qu’il a pu en châtier une autre, encore avant, représentée par Adam et Eve. Mais cela ne veut nulle­ment dire que les figures adorées par l’humanité disparue aient été féroces. Elles étaient peut-être très douces, au contraire, liées à la perception de réalités occultes plus paisibles et harmonieuses, sans rien qui pût les incliner à maudire les hommes qui, eux-mêmes, sous une pareille égide, n’avaient rien de pervers ou de violent, même si, l’atavisme des bêtes jouant en eux comme en nous, ils étaient capables de faire le mal.

Comment pourrions-nous rien savoir des religions d’alors ? Découvrant aujourd’hui des centaines de momies âgées de près de huit mille ans dans le sol d’une ville sud-américaine [1], nous demeurons confondus : des suaires d’argile ont préservé deux fois plus longtemps que les sar­cophages égyptiens des corps qui n’appartenaient pas à des pharaons ou à des personnes royales, mais à n’importe qui, sans doute. Qu’en devons-nous déduire ? Quelles connaissances en biologie ? Quelle vénération de la vie matérielle ? Quel apprentissage au cours des siècles précé­dents ?

À plus forte raison, nous sommes donc incapables de retracer la physionomie des religions d’avant de Déluge. Tout au plus pouvons-nous être certains qu’il y en eut, ainsi que l’atteste l’ancienneté du respect des morts : d’après des fouilles exécutées au Proche-Orient et en Europe et qui ont livré des tombes avec offrandes de fleurs, les rites funéraires dateraient de soixante mille ans et seraient donc antérieurs de vingt mille ans à l’appari­tion de l’homme de Cro-Magnon.

Que pourrions-nous dire des temples et des sacrifices, de l’initiation et de la loi ? D’un côté, la rêverie atlan­téenne nous fournit le mirage d’une civilisation analogue à la nôtre avec des cités colossales et de titanesques aires sacrificielles. De l’autre, la paléontologie, pour décrire la même époque, nous renseigne avec plus de discrétion sur des mystères au fond des grottes qui, s’il nous était donné d’y assister, nous sembleraient peut-être bien naïfs, ou peut-être nous glaceraient d’effroi, n’évoqueraient pour nous, dans leur chamanisme supposé, rien de vraiment divin, mais plutôt quelque chose de grossièrement diabo­lique, une forme de sorcellerie avec envoûtements et pos­sessions pour révéler une vie au-delà de la vie.

Dans le constant brassage des éléments qui nous composent, il se peut de surcroît que l’homme de cette époque ait pensé ou senti différemment de nous, qu’une mutation biologique soit à envisager, qui nous distingue­rait d’ancêtres en tout point semblables à nous extérieure­ment. Une variation dans le système endocrinien nous aurait, par exemple, rendus plus intellectuels, alors qu’ils étaient plus intuitifs. Et à des races intuitives, la Divinité ne peut se manifester comme à des races intellectuelles. Nous aurions tort de supposer qu’à chaque race, pour atteindre son zénith, il faut nécessairement un Jésus, un Michel-Ange, un Napoléon et un Marx. Les civilisations englouties ont pu ne pas connaître le cinéma, les fusées, la musique d’orchestre ou la bombe atomique et, cependant, avoir été, à leur manière, aussi grandes que la nôtre, qui ne se doute pas de ce qui faisait leur prix. Il serait vain de tirer de notre propre histoire l’image de la leur et l’expli­cation de leur fin.

Aujourd’hui, nous parlons de magie lorsque nous cher­chons à définir le mode de vie que nous prêtons à nos ancêtres. Mais pourquoi devrions-nous juger en termes culturels une chose que nous induisons du comportement des derniers sauvages ? Qui nous dit que, pour eux, il se soit agi de magie et non d’une perception naturelle du monde ? Et à quoi bon nous donner des frissons faciles en supposant que, plus intuitifs et spontanés, moins logiciens que nous, nos ancêtres nous étaient sûrement supérieurs ?

Il se peut qu’ils aient possédé des pouvoirs, et même de grands pouvoirs, leur permettant de réaliser ce qui nous est à présent devenu impossible, du moins sans le recours à la machine. Mais devons-nous compter pour rien le pou­voir de la pensée telle que nous la captons et sommes peut-être les seuls à la capter ?

Il se peut que ce qui nous paraît surnaturel ait été en ce temps-là naturel pour des hommes qui, au contraire, trou­veraient surnaturel tout ce qui nous parait le plus naturel. Nous-mêmes, infirmes que nous sommes à nos propres yeux, ferions figure de mages, le plus démuni d’entre nous semblerait un être quasi divin à ces hommes d’autrefois, à ces races d’avant le Déluge dont notre imagination exalte le charme sorcier.

Une certaine stimulation des cellules du cerveau, une variation dans les sécrétions glandulaires, et nous passons d’un côté ou de l’autre. Telle faculté vient en avant, telle autre disparaît à l’arrière-plan. Ce qui, en nous, voit le monde selon un angle particulier, le veut selon cette vision, l’utilise selon cette volonté, peut n’avoir compté pour rien chez les hommes qui nous ont précédés, aux yeux desquels tout se présentait différemment, pour d’autres fins et d’autres joies.

On dit assez que l’homme de Cro-Magnon était en tout point notre semblable, notre moi antérieur, identique et sauvage. Sauf en cela, justement, que l’on oublie tou­jours : son être pouvait être tourné dans un autre sens, le fonctionnement s’en avérer différent ; les sens et l’intel­ligence, tout en étant homologues des nôtres, pouvaient comprendre le monde selon d’autres perspectives qui ne rendaient en rien nécessaire ce qui nous est indispensable.

Même à cette heure, il existe, d’une race à l’autre, des différences colossales. Une nation aussi énorme que l’Inde ne voit pas l’univers comme le voient les autres pays. Elle vit dans ce qui peut sembler un imaginaire forcené, en compagnie de dieux dont rien ne lui prouve qu’ils existent et que, pourtant, elle vénère et qu’elle choie, ou bien dans l’idée — qui l’a matériellement érodée — que rien n’existe vraiment. D’aucuns affirment qu’elle ne s’en relèvera pas. Il n’empêche que, depuis des millénaires, sa culture se déploie dans une dimension où les autres n’ont générale­ment pas accès. Rien ne sert de condamner sa philosophie qui rejette ce monde, ni rien ne sert d’en faire le sommet de la sagesse. C’est un point de vue. Il y en a d’autres, tout aussi valables, qui vont dans un sens ou un autre. Et force nous est de constater que tout semble possible à notre esprit et que, finalement, rien n’est sûr.

Par exemple, si les Indiens vivent facilement dans l’idée que l’univers est le jeu de la Divinité, dont ils sont en quel­que sorte les partenaires, et s’ils n’ont aucun mal à croire que cette Divinité créatrice des milliards de systèmes de notre galaxie et des milliards d’autres galaxies s’incarne régulièrement dans un avatar, s’ils peuvent demander en toute candeur à un tel homme comment il a créé le monde, s’ils vivent dans un Temps qui n’a pas de valeur historique et où la réalité des héros, des rois et des saints ne se prouve pas par des dates mais par l’impression qu’ils laissent dans la conscience populaire, l’attitude des boud­dhistes est toute différente. Bien qu’ils se soient eux aussi entourés de tout un panthéon auspicieux, il n’existe pour eux pas de Dieu, le monde n’est pas une imagination ludique comme pour l’Hindou, mais une illusion radicale, la personnalité humaine n’est elle-même qu’un leurre. De ce triple mirage sans cause et sans objet, il faut s’affran­chir en se dissolvant dans le nirvâna. Si aucune attitude religieuse ne va plus loin que la pensée hindoue, il n’est pas de nihilisme qui soit plus absolu que celui du boud­dhisme [2].

L’Occidental, lui, voue un culte à la raison et à la Matière. Le réel est cette Matière physique que sa raison peut saisir et pourchasser jusqu’en le plan où elle se trans­mue en énergie. Né de la confluence des courants juif et grec, il croit au monde visible, il croit aux hommes, il croit aux lois, décalogue, nombre d’or ou relativité, et que tout peut s’expliquer, se conquérir, se mettre en formules, le Temps comme l’Espace qu’en dépit de leur évanescence il veut s’approprier. Son investigation du monde extérieur ou objectif est aussi éblouissante et rigoureuse que l’inves­tigation indienne du monde intérieur ou subjectif ou que la réduction bouddhique de l’être illusoire au non-être réel.

Ce sont là des conceptions nées du génie humain, qui conviennent à des tempéraments particuliers, et il serait aussi vain d’en trouver une meilleure que les autres que de vouloir donner la préférence à un groupe sanguin. Le groupe A est plus répandu en Europe, le groupe B davan­tage en Asie. Cela n’entraîne aucune prééminence de l’un sur l’autre. Les conditions climatériques font que l’élé­phant d’Asie a de petites oreilles et que celui d’Afrique les a très larges. Mais on n’en conclut pas que l’un est plus éléphant que l’autre. Les conceptions du matérialisme, du bouddhisme et de l’hindouisme ne sont, de même, que trois façons d’envisager actuellement le monde. Il a dû y en avoir d’autres avant. Il y en aura sans doute d’autres après.

Comment, dès lors, pourrions-nous appliquer nos conceptions — façonnées par l’époque et la race — à des cultures dont nous ne savons rien, juger les peuples d’avant le Déluge selon des normes sémitiques et pré­tendre que le Yahvé du Sinaï soit le Dieu qui gouvernait Éden ?

Or, depuis que nous sommes capables de penser, un seul problème semble nous accaparer, un seul désir nous brû­ler : savoir d’où nous venons, et c’est, croyons-nous confu­sément, qu’il doit exister un « ailleurs » dont nous nous sommes détachés par un phénomène inexplicable.

Tendant éperdument notre esprit, nous cherchons à déterminer cet ailleurs. Depuis des millénaires, nous ne cessons de l’évoquer d’une manière ou d’une autre. Et par­fois, nous en effleurons un reflet, auquel va notre nostal­gie, se consacre notre amour, aspire aveuglément notre âme. Et nous fondons des religions, car cela, dans notre langue, porte le nom de Dieu. Ou bien nous créons des sys­tèmes philosophiques, car cela s’appelle aussi l’Être. Ou bien nous disons que cela ne peut être décrit, que cela est ineffable et suprême, éternel et infini, pur et immuable, que cet être « ne fut ni ne sera, parce qu’il est, en sa tota­lité, maintenant et seulement maintenant [3] ». Et cette éva­sion sublime en une autre dimension où le Temps n’existe pas et où l’Espace, en conséquence, ne peut se concevoir, à la fois nous stupéfie et nous exaspère.

Si près du but, faut-il que nous voyions se volatiliser l’objet de notre quête ? Tant de cérémonies propitiatoires, ou de macérations ou d’études fastidieuses pour en arriver à ce seuil où se désagrège la vision de ce monde, où tout ce que nous vivions d’habitude est frappé de vanité, où, par un jeu de passe-passe, ce qui est n’est plus et où, seul, existe ce qui n’existe pas ?

Dans ce renversement de la vision où s’annule son contenu habituel, réside l’extase de ceux que l’on appelle les voyants. C’est la béatitude dont, à mots couverts, parlent les sages, la connaissance qui, sans donner à pro­prement parler de réponse, désagrège toutes les questions. La patrie perdue est retrouvée, l’être reconquis, Dieu découvert, qui ne ressemble à aucune des images de la Divinité proposées par les religions et les philosophies, car il est toujours autre que les paroles ne peuvent le décrire.

Qu’importe le reste ? Le monde peut bien aller à vau-l’eau. Il y a cette réalité foudroyante qui rend aveugle à l’univers et ne permet de voir que son origine éternelle et abstraite. Quelle importance, si le vol, le mensonge, le meurtre sont partout répandus, si l’on emprisonne et si l’on torture et si l’on exécute, si les attentats, les révolu­tions et les guerres font rage ? Tout cela est-il encore réel ? Les hommes doivent être victimes d’une hallucination, disent les uns. Ou avoir commis de bien grands péchés, disent les autres. Ne voient-ils pas que tout cela n’est que fantasmagorie ? insistent les premiers. Qu’ils détruisent l’harmonie primitive ? soulignent les seconds. Et les hommes, effrayés, baissent la tête. En tremblant, nous continuons de fouiller la terre de notre bagne afin d’en arracher une nouvelle réponse à l’énigme.

De nos jours, le communisme prétend avoir trouvé la solution en instituant une communauté humaine agnos­tique. Mais à l’instar des autres religions, c’est finalement pour condamner l’homme, le trouver impur, lui promettre le paradis — une humanité heureuse dans un avenir tou­jours repoussé — et le mutiler à l’image de ce paradis, le réduire en esclavage, pour le rendre parfait après avoir opéré le nécessaire changement d’optique, après avoir évangélisé les masses au nom de Marx et de Lénine.

Toujours, il semble que le résultat soit le même : après l’espérance en un autre état, après la révolution ardente et douloureuse pour se frayer un chemin jusqu’à cette nou­velle conscience, l’homme est de nouveau asservi, comme si, en ce monde piranésien, il ne faisait qu’être transféré d’une cellule à l’autre, qu’échanger de vieilles chaînes contre des fers nouveaux.

Le sang se mêle à la fange où les cadavres pourrissent par milliers. Enfants, femmes, vieillards sont éventrés par la Révolution, déesse et gueuse, qui, elle-même en gue­nilles, brandit le drapeau rouge au-dessus des terres qu’elle veut annexer. Par la voix de jeunes hommes qu’elle enivre de visions, elle crie des mots d’ordre, des insultes et des chants fraternels ; par leurs mains, elle place des bombes, jette des grenades, manie des mitrailleuses, assas­sine les uns et sauve les autres. Audace, noblesse et igno­minie dans ses rangs s’opposent à l’audace, à la noblesse et à l’ignominie de ses adversaires. Jungles piégées, villes minées, martyre et carnage afin d’enfanter un homme nouveau, une société nouvelle : le prix ne paraît jamais assez élevé, le tribut assez lourd. Et le problème reste entier.

Lorsque cesse le feu et que s’apaisent les fureurs, que la police fait respecter le nouveau dogme, qu’au lieu de l’amour promis l’espionnage s’établit avec la délation, les interrogatoires, les sévices, le cachot, les camps de travail, lorsque l’homme nouveau est officiellement né et peine sous le joug d’une nouvelle Inquisition, nos questions continuent de se poser, nous ne savons toujours pas ce qu’est la réalité.

Ni religions, ni philosophies, ni politique ne peuvent nous fournir la réponse, car la réalité se situe en dehors du champ qu’elles circonscrivent et, si hautes qu’elles soient, elles ne peuvent y atteindre. Elles sont des expressions humaines d’une chose qui n’est humaine en rien. Elles tra­duisent l’amour et la compassion que certains hommes ont pour l’espèce lorsqu’ils s’aperçoivent du mal universel — lorsqu’ils ont mal à l’humanité — et sont prêts à tout don­ner, leur argent, leur talent et leur sang, ou bien, s’ils y croient, leur bonheur au-delà pour apaiser ne serait-ce que la souffrance d’un enfant, pour empêcher ne serait-ce qu’une larme sur le visage de l’innocence.

Mais nul, jamais, n’a sauvé le monde. Non que tout cela soit vains discours, pitié futile, cabotinage de mystiques ou de chefs. Cela, au contraire, est la grandeur de l’homme, et d’autant plus grande, en vérité, qu’elle est d’avance condamnée. Le sang d’un homme peut être versé, le sang d’un peuple répandu en offrande à l’avenir inconnu, rien n’y fait. Cela est le sacrifice auquel, toujours, nous consentons, et qui est toujours accepté par le sort, mais qui ne nous accorde aucune lueur sur cette réa­lité de notre être et qu’anxieusement nous continuons de chercher un peu plus loin, plus haut, ou plus profond, au prix de nouveaux pleurs et de nouveaux massacres, comme si nous ne savions pas que l’attente sera encore déçue, et qu’aucune réponse ne nous sera donnée.

De grandes voix, sans doute, ont retenti au long des mil­lénaires, calmant notre douleur, sublimement humaines en l’abnégation qu’elles attestaient, en le désir qu’elles manifestaient de nous sauver ou de nous éclairer. Mais ce désir, justement, n’est peut-être qu’humain : si Jésus, le Fils de l’homme, sauve au nom de son Père céleste, le Bouddha, lui, insiste sur sa propre humanité tandis qu’il nous éclaire sur la nature illusoire du monde et l’absence de Dieu. Ni l’un ni l’autre ne transforment notre existence (sinon sur le plan de l’éthique) en nous enseignant l’amour et la compassion. Ni l’un ni l’autre ne déracinent le mal qui nous ronge de l’intérieur. Ni l’un ni l’autre ne font resplen­dir devant nous le royaume ou le vide dont ils se disent les messagers et qu’ils nous promettent néanmoins au-delà. Pour y atteindre, il faut mourir en chrétien ou se dissoudre bouddhiquement dans le nirvâna — ne plus être. Mais ce que nous sommes ici-bas, en ce moment, et depuis tou­jours, et peut-être à jamais, cela ne change pas. Cela continue de nous brûler, de nous briser, de nous broyer sans recours.

Si élevées qu’elles puissent être, les paroles qui nous sont adressées ne sont que des conceptions qui, d’une voix à l’autre, semblent parfois se contredire. La réincarnation, absente du christianisme depuis le Ve siècle, est essentielle à la pensée bouddhique qui nie pourtant la réalité de l’individu, laquelle est fondamentale pour les chrétiens. D’une religion à l’autre, d’une philosophie à l’autre, les explications diffèrent et peuvent même diverger, comme elles le font d’une politique à l’autre. Toutes sont néan­moins justifiables. Toutes saisissent un reflet ou un écho de ce qui nous hante et qui, peut-être, est à jamais incompréhensible.

Elles ne nous guérissent pas de nos maux. Elles sont des représentations culturelles, des symboles ethniques et, lorsqu’elles s’affirment sacrées, ne sont pas moins pro­fanes, cependant, que les devises des partis qui, eux aussi, veulent le bien des hommes. Car, en réalité, ce bien, notre bien est notre seul objectif pour nous-mêmes ou les géné­rations à venir, ici ou au-delà.

Cette vie avec les trompeuses oasis du plaisir et de l’amour est un désert maudit où nous nous croisons sans nous voir vraiment, ou sans nous comprendre ni nous sup­porter. Et à ce cauchemar, d’une manière ou d’une autre, nous voulons mettre fin. Mais de quels pauvres moyens disposons-nous ! Et de leur précarité, tous nos actes rendent compte, qui obéissent à des déductions érigées en lois, en devoirs et en nécessités, et qui changent avec les pays et les époques.

Nous ne pouvons deviner ce que nous croirons demain, quels credo régiront notre vie et nous aideront à supporter la souffrance et la Mort. Mais du moins, lorsque nous regardons en arrière, pouvons-nous désormais comprendre que, dans le passé, il a été d’autres explications du monde et qu’elles ont eu leur sens et leur utilité, que les dieux d’avant le Déluge n’étaient donc pas les mêmes que ceux que nous avons adorés ou niés depuis, que le Seigneur de Moïse, même s’il a été celui d’Abraham, ne pouvait en aucun cas être celui de Noé, moins encore celui d’Adam et d’Eve.

Simplement, en son monothéisme intransigeant, Moïse ne pouvait admettre qu’à cette époque-là un autre Dieu — une autre conception de la Divinité — eût régné sur la Terre.

Son Dieu unique, son Dieu de justice et de courroux devait exister depuis le début, ce qui est théologiquement défendable, mais aussi avoir été reconnu dés le début, ce qui, bien sûr, est humainement impossible. Les premiers hommes, quels qu’ils aient été, ne pouvaient concevoir Yahvé, d’autres idoles, oui, d’autres déités, animistes ou non, et peut-être très puissantes, mais pas Yahvé, pas l’abstraction de l’Être pur et pas le maître de la Thora, le démiurge inexorable qui ne montre aucune pitié pour une créature encore plus démunie que nous.

Pourquoi, d’ailleurs, les dieux antédiluviens auraient-ils, à l’exemple du Dieu sémite, été des juges sans pitié ? Il est encore aujourd’hui des peuples pour lesquels la notion de châtiment divin n’existe pas, est même irrecevable : ainsi les Indiens, pour qui, en revanche, l’amour du prochain prôné par le judaïsme, puis par le christianisme, ou la compassion enseignée par le bouddhisme ne signifient rien.

Pour eux, le Déluge, châtiment aux yeux des Grecs et des Juifs, puis de tout l’Occident, correspond à une loi cos­mique : dans les cycles du temps, la vie apparaît et dispa­raît ; ce qui naît doit mourir ; de même que l’homme vient au monde, vit et meurt, de même une race, une civilisa­tion, une espèce doivent-elles fleurir et se faner, et de même la Terre, les planètes, les constellations, de même l’univers entier. Tout se manifeste et se résorbe sans fin au rythme d’une immesurable respiration qui exhale les choses et, après des milliards d’années, les engloutit. Il ne peut en ce cas être question de châtiment — ni donc de faute —, même si les Indiens sont férus de combats où, en nous et hors de nous, s’opposent les pouvoirs du Bien et les forces du Mal et même si, parfois, ces dernières semblent l’emporter et nous conduire à notre perdition.

Il y a dès lors ceci à ne pas perdre de vue : comment le Dieu de Moïse aurait-il rétrospectivement envoyé le Déluge aux hommes pour les punir d’une attitude dont Moïse ne pouvait rien savoir ? Comment, à plus forte rai­son, aurait-il pu châtier Adam et Eve si, en ces temps que le mythe prétend restituer, il n’existait pas de conception justicière de la Divinité ?

Quelles conceptions, hideuses ou ravissantes, primaient alors ? Nous n’en pouvons rien savoir, puisque nous ne pouvons même pas tenir pour certain que des hommes qui nous ressemblaient en tout aient perçu le monde de la même manière que nous, que leurs sens aient opéré iden­tiquement, que leur conscience ait été une réplique de la nôtre. Les mêmes questions sur la Vie et la Mort, sur la douceur et la souffrance, sur le Bien et le Mal, sur l’ori­gine du monde et sur sa destination s’élevaient-elles en eux ? Ou bien l’univers était-il à leurs yeux autre chose que pour nous ? Et s’y inscrivaient-ils autrement, s’ils ne possédaient pas les mêmes instruments intellectuels ni, peut-être, les mêmes outils sensoriels que nous ?

Qu’arriverait-il, si notre conscience n’était pas, comme aujourd’hui, enclose dans notre corps, mais diffuse dans ce qui nous entoure aussi bien qu’en nous-mêmes, s’éveil­lant tantôt ici et tantôt là, nous faisant être tantôt le ciel que nous regardons, et tantôt un grain de poussière, ou le visage d’un être, ou une partie quelconque de notre forme humaine ? Et qu’arriverait-il, si nous entrions en contact avec les choses de façon non pas continue, comme aujourd’hui, mais discontinue, sans qu’elles soient psycho­logiquement reliées par rien comme elles le sont pour nous ? En l’unicité de la conscience et de ses objets, de même qu’en la discontinuité de la perception, où y aurait-il place pour la causalité ?

Pour le principe d’identité, une chose ne conduit pas à l’autre. Toutes étant semblables en essence, l’enchaîne­ment est remplacé par l’égalité — ou simultanéité —, le Temps par l’Éternité, car c’est toujours la même chose qui est vécue.

La discontinuité, elle, efface automatiquement la rela­tion de cause à effet : chaque chose existe en soi, isolé­ment, sans rien contenir de ce qui la précède ou de ce qui lui succède et, par là, échappe également au Temps.

Ainsi peut-on regarder fixement une chose pendant un très long temps sans que s’en élève aucun contenu émotif, intellectuel ou religieux — contemplation à l’état pur dont participent la fascination animale, l’innocence enfantine et l’extase mystique.

Qui nous dit que ce n’était pas là, d’ailleurs, l’état où vivaient les premiers hommes ? Qui nous dit qu’avant l’homme de Cro-Magnon, qui nous ressemblait tant, les néandertaliens ne vivaient pas dans une stupeur sem­blable, n’enregistrant les phénomènes que sporadique­ment, en dehors de toute association, de toute causalité ? Qui nous dit que ce n’est pas à partir du moment où leur conscience est devenue capable d’enchaîner les choses, de les percevoir dans une continuité, de sentir alors l’écoule­ment du Temps qu’ils ont acquis une rudimentaire indivi­dualité ? Qui nous dit que ce n’est pas à ce moment-là, où les nasses de la pensée se sont resserrées autour d’eux et où ils ont su réunir deux événements, qu’ils ont commis le péché originel ?

Car la science du Bien et du Mal est nécessairement liée au principe de causalité. Aussi longtemps que les élé­ments matériels et psychologiques de la vie sont dissociés, aussi longtemps que rien n’est l’origine ni la conséquence de rien, il ne peut y avoir de Bien ni de Mal, seulement l’être dans un état d’innocence absolue, d’idiotie divine ou d’amnésie éternelle.

Derrière le mythe du jardin d’Éden, il faut donc, non seulement reconnaître le symbole psychologique du pre­mier sacrifice là où il semble être question d’un crime, mais voir aussi le difficile passage physique d’une conscience différemment équipée jusqu’à la nôtre, l’acqui­sition d’un regard qui discerne la dualité parce qu’il relie les choses entre elles et qui, étant par là même sensible à la durée, à l’écoulement du temps, est dépouillé du senti­ment de l’éternité, qu’il remplace par la mémoire et l’angoisse de la mort qu’elle amène fatalement.

Il ne s’agit aucunement de péché, de profanation de l’univers créé, mais uniquement d’un autre regard qui se pose sur le monde et le voit différemment — ne le déforme pas, mais le saisit sous une autre forme, n’en rompt pas l’harmonie, mais, malgré soi, en découvre l’aspect de dés-harmonie : cette causalité qui donne un début et une fin aux choses qui, auparavant, se contentaient d’être, appa­raissaient sans raison et semblaient exister depuis toujours et à jamais avant de disparaître sans que rien en eût conscience.

De cet autre regard, sont nés, peu à peu, en une inso­luble dualité, ce que nous appelons la Matière et ce que nous appelons Dieu, qui, auparavant, pour la conscience, n’avaient évidemment rien à voir avec nos concepts de Matière et de Dieu. Et si, demain, notre regard à nous aussi changeait ? Si ni Dieu ni la Matière n’étaient la solu­tion ?

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1 Dans la ville d’Arica, au nord du Chili, où les habitants ont eux-mêmes exhumé les momies par centaines, dont celle, plus étonnante que toutes les autres, d’un fœtus.

2 Cependant, l’éléatisme, au VIe siècle avant notre ère — époque où le Boud­dha est censé avoir vécu — et au Ve siècle, ira dans ce sens de l’illusion, en parti­culier avec Parménide, puis avec Zénon dont les célèbres paradoxes visent à détruire l’idée de mouvement et, partant, celle d’Espace ou d’univers.

3 Parménide, Fragment 8, vers 5.