Joë Bousquet, René Daumal & Carlo Suarès
Dialogues sur la comédie psychologique

Ainsi, d’une part, il se sait et se dit conditionné, d’autre part, il a la certitude que ce conditionnement-là, de ce côté-là de la barricade, entraîne comme conséquence, le privilège d’une lucidité objective ! Cette contradiction est si forte qu’en lisant ceci tu pourrais croire, à un renversement de positions si tu ne savais que cette cristallisation de l’Idée est, depuis que l’homme cherche à prendre contact avec lui-même, la barrière qu’oppose à la vérité la perception de la vérité. En effet, il ne semble pas qu’on ait encore proposé à la pensée de se fondre à la perception sans la représenter. Au lieu d’être le mouvement même de la perception, la pensée s’imagine fonctionner lorsqu’elle manipule des idées à la manière dont un maçon manipule des briques. Mais hélas, aussitôt qu’apparaît l’idée que je m’en fais, la perception s’arrête en admettant même qu’elle ait été authentique. Car chaque idée ou chaque représentation vient se greffer à la blessure-qui-s’ignore, à ce moi qui ne peut s’empêcher de faire que cette perception devienne « ma » perception et l’idée que je m’en fais le déguisement de sa Terreur ou de son avidité. Cet envoûtement n’est jamais en défaut, il nous définit et nous n’en sommes que le jeu, un jeu qui ne consiste qu’à tricher.

(Extrait de Critique de la raison impure par Carlo Suarès. Édition Stock 1955)

Chapitre précédent  Chapitre suivant

DIALOGUES SUR LA COMÉDIE PSYCHOLOGIQUE

(INTRODUCTION)

SUARÈS

Le grondement des canons en Chine n’est que le pré­lude de l’orage. Un conflit qui secouera le monde mettra aux prises deux univers. À l’heure la plus grave de notre histoire, pourquoi trouvons-nous le temps de méditer sur la fonction de la conscience ? Parce que la conscience est destructrice du moi…

DAUMAL

… du moi égocentrique, de ses œuvres et de ses idoles. Parce que la conscience est toujours révolutionnaire.

BOUSQUET

Sans entrer dans des détails, je demanderai qu’on admette avec moi que le moi est une conscience qui se perçoit en tant qu’unité indivisible et simple. Si le moi peut être défini autre­ment, je demande que l’on me concède ceci : ma définition est celle sur laquelle le plus grand nombre de philosophes peuvent tomber d’accord… etc… quelque chose d’appro­chant…

SUARÈS

Un des objets de cet ouvrage sera de montrer que cette conscience de soi émane uniquement d’associations contrac­tées par l’agrégat humain avec des éléments dont il s’imagine qu’ils sont lui… Le moi est une contradiction aux termes abso­lument antinomiques… nous décrirons assez la « mort » du moi pour dissiper tous les doutes à ce sujet : cette mort doit être l’aboutissement d’un éclatement dialectique, par l’intérieur, semblable à la rupture de la coquille de l’œuf à la nais­sance du poussin. La principale association contractée par la conscience est la durée. En elle se fondent et s’unissent toutes les autres. Elle est le « désir » le plus intime du moi : une cristallisation permanente qui n’est faite que de cristallisa­tions : un « enroulement » autour d’elle-même. Dedans, il n’y a rien. Une persistance de mémoire sans souvenirs, mêlée de souvenirs persistants. Je postule que le moi n’est qu’humain : le je animal n’a pas ce pouvoir de cristallisation autour du néant. Le néant humain, je le définis extrême plasticité. L’agrégat humain (dès sa naissance ou peut-être dès sa vie intra-utérine) est une cire molle où s’impriment les impacts. Ils y demeurent, s’opposant, par leur durée, aux « possibles possibles », à tout ce par quoi l’homme cherche à ne se point définir (tandis que les espèces animales sont conditionnées par des accumulations spécifiques d’automatismes). Tout cela, mal dit, appelle des volumes d’explications. Je veux retenir ceci : le moi n’est que sa propre mémoire. De ce fait, il est toujours réactionnaire. Il n’est que durée, donc volonté de faire durer. Le moi et le présent ne se rencontrent jamais. Je comprends mal vos « moi-individuel », « moi-égocentrique », « moi-objectif »…

DAUMAL

L’individu, c’est l’ensemble de tous les caractères par lesquels on peut différencier un homme d’un autre : le corps, ses appétits, ses tendances, la situation sociale, etc. Chaque individu perçoit, à chaque instant, une partie de ces caractères ; tous les autres restent dans l’ombre. Le « moi » c’est l’individu qui s’affirme tel, sans douter de cette affirmation.

La soi-conscience… Mot définitivement impossible (relent théosophicard).

SUARÈS

Oui. Non. Mais traduction impossible du self-conscious­ness anglais. Je reprends, vous verrez : le moi, dites-vous, c’est l’individu qui s’affirme tel, sans douter de cette affir­mation… donc il agit, il est dans la peau d’un rôle ; soudain une provocation, le personnage se décolle, l’individu désem­paré se retrouve self-conscious (se percevant en train de jouer).

DAUMAL

C’est la partie de temps en temps consciente du moi. L’« inconscient » en est la partie non-consciente.

SUARÈS

La mémoire sans souvenirs (que la psychanalyse connaît bien).

BOUSQUET

Je t’écris une note, dont tu feras ce que tu voudras, et qui aura rempli son objet si, à toi et à DAUMAL elle révèle ce que j’éprouve dans le cercle de mon expérience poétique et qui me semble vérifier sur le plan, presque de la sensation, ta position idéologique. Admises une fois pour toutes les correc­tions que l’on doit sous-entendre toutes les fois que l’on passe du plan intellectuel au plan matériel, ou, si tu préfères, toutes les fois que l’idée se vit dans un autre moment de son devenir. Voici donc mes réflexions :

Un homme, moi, qui, inlassablement, cherche quelque chose comme la substance, c’est-à-dire ce qui, dans mon expé­rience à moi constitue à la fois l’élément objectif et absolu de ma pensée et des choses que cette pensée se donne. (Ceci est mal posé, mais n’est qu’un acheminement, donc : peu importe…)

Une vérité entr’aperçue : Le moi est du domaine de l’objectif. Il n’y a pas de moi « subjectif ». Sinon en tant que renvoyé par une somme de perceptions. (Nous n’avons de moi subjectif qu’enfanté par des perceptions de choses du monde réel).

Le moi est comme un sommet que les choses se mettent à plusieurs pour se découvrir, un sommet qu’elles se décou­vrent en raréfiant leur matière dans l’invention de leur qualité la plus exceptionnelle, en raréfiant la matière de cette qualité jusqu’à l’accomplir dans une autre qualité particulière à ce qui leur est extérieur, pointe de glace qui a sa transparence dans l’esprit qu’elle change ainsi en un esprit.

(Cela ne peut pas être plus mal dit. Mais éprouve, plus ou moins du dehors, le mécanisme du moi, avant qu’il s’éveille « moi »).

Je reprends maintenant, en termes affectifs.

Le moi m’est donné du dehors. Il n’y a en moi que la lumière qui le fait apparaître.

Nous sommes le théâtre de convulsions qui ont pris leurs feux dans les abîmes les plus reculés et sur les cimes les plus inaccessibles à notre réalité.

Je suis une lumière qui ne jouit d’elle-même qu’en se mêlant à ce qu’elle éclaire. Mon corps n’est pas à moi : il est tout ce que j’aspire à quitter, tout ce sur quoi j’aspire à m’élever.

Redevenir à moitié le parfum que l’on respire, épeler à travers l’amour des couleurs l’espoir d’une lumière primitive… Exemple : je feuillette Cahiers d’Art, et j’y prends un léger plaisir, c’est moi qui lis une revue, que la vue d’un bel Ernst ou d’un Braque absorbe tout entier, c’est mon moi qu’elle a absorbé et dissous, fondant ma joie (esthétique, disent les imbéciles) sur la dissolution de mon moi… (lequel moi res­suscitera voilé de totalité, d’intégration, dans le désir de pos­séder le tableau… mais nous sommes de nouveau à la surface).

J’ajoute pour DAUMAL et pour toi le fond de ma pensée : ce moi objectif qui grandit sur la ligne de conjonctions et de circonstances qui se donnent à lui sous la forme d’une vie, on peut supposer qu’il se réduirait à un point géométrique, à la négation de l’être qui le manifeste, sans empêcher la vie de cet être absent d’être ce qu’elle est.

Ceci est excessivement important. Car j’y trouve l’expli­cation de ces coïncidences qui m’ont souvent frappé et qui se multiplient plus je vis. Car moi, séparé accidentellement de ma vie réelle, homme cadavre, je vois ma vie se poursuivre sans moi, me chercher, me pêcher parfois au fond de mes ruines physiques. Le moi est une image suivie que la vie dans le miroir mouvant d’un homme conscient, se donne ; image dans laquelle tout homme vivant s’ingère, sans le savoir, s’ingère dans l’opération inconsciente qui fait de lui un moi. Ce moi, en lequel nous nous sommes ingérés, il nous appar­tient de le digérer…

Le je est le télescopage du monde intérieur et du monde extérieur. Il doit être consumé.

SUARÈS

Par qui ? Par le moi lui-même, chose (j’emploie ce terme à dessein) auto-engendrée, cellule féconde mais se stérilisant dans la perception calcificatrice qu’elle a d’elle-même. Cette perception d’être cela, était elle-même, contre cela. Mouve­ment dialectique qui n’existe que dans son auto-perception laquelle le détruit. Voir, voir. Les résistances de la durée à l’instant qui frappe, agissant invisibles, magiquement, Con­science. Prises instantanées de conscience. C’est la mort vertigineuse des renouvellements où l’incréé s’offre aux infinis possibles. C’est la dialectique du moi.

LA DIALECTIQUE DE MOI

BOUSQUET

La dialectique du moi me paraît un titre choisi avec un sens singulier de toutes les possibilités mises en jeu par notre ordre de mouvement. Il y a là-dedans, non pas comme un défi, mais comme l’envoi d’une sorte de cartel à Hegel ; on secoue le sol au-dessous de son édifice, on ouvre le terrain sur lequel il a bâti ; pour montrer que ses assises sont autres et plus fortes qu’il ne pensait. Hegel a balayé la notion d’Absolu. N’oublie jamais que Marx était son élève. Croire que l’objectif de Marx ne considérait pas le subjectif comme un moment de son propre devenir c’est sous-entendre, ou que Marx n’a pas compris Hegel, ce qui est absurde, ou que l’ayant compris, il a négligé de tenir compte d’une position qui ne pouvait ou qu’être la sienne, ou compromettre la sienne. À vrai dire, nous considé­rons le système de Hegel comme parfaitement cohérent, apte à rendre compte de tous les points qu’il a négligé de développer. Mais, nous fondant sur l’incertitude qui règne quant à l’adhésion ou non adhésion implicite aux idées de Hegel qu’on peut apercevoir ou ne pas apercevoir dans la philosophie de Karl Marx, nous fondant sur le fait que d’excellents marxistes peuvent appeler idéalistes d’autres marxistes dont tout le tort est de s’être instruits comme Marx lui-même à l’école de Hegel, nous fondant donc sur la certitude que du système de Hegel il peut naître une philosophie qui ramène ou ne ramène pas à lui, selon la nature des hommes qui la suivent…

SUARÈS

Bien. Mais je remplacerais nature par autre chose… « lucidité » ?

BOUSQUET

… nous avons entrepris de choisir un point particulier de la philosophie de Hegel qui, nous guidant à travers le psycho­logique nous permette de traverser dans toute son étendue, sans sortir jamais du cercle de l’expérience humaine, le système hégélien. Que notre exploration nous ramène tout naturelle­ment, à son dernier terme, à une adhésion entière à la doctrine de Karl Marx, et j’aurai assez prouvé, je l’espère, que le marxisme intégrait l’idéalisme, et qu’il ne pourrait pas com­mander sans violence à la destinée d’hommes étrangers à la conscience créée ou découverte par l’hégélianisme. La trans­formation qu’au terme de son évolution la dialectique maté­rialiste doit avoir accomplie dans l’individu (pris dans le deve­nir historique) ne peut-on pas, en partant de l’humain, aller, chacun pour son compte, à la recherche des conjonctions qui sauront la favoriser ou la déterminer ?

SUARÈS

Chacun pour son compte, oui, c’est ainsi que je le vois.

BOUSQUET

Tu vois, Joë, c’est très important, cela. DAUMAL le sait sans doute. Une confusion épouvantable est en train de pren­dre corps. Tu sais que, pour Hegel, il est impossible de poser un rapport : la bougie est blanche p. ex. sans que ce rapport pose à son tour la pensée qui l’affirme. La grande difficulté de sa dialectique, justement, c’est ceci : Puisque les lois de l’esprit sont les lois de la nature, que l’esprit est enveloppé avec ses lois dans l’existence des choses, il s’agit de découvrir l’ordre selon lequel les choses sortent des choses, c’est-à-dire selon lequel les catégories sortent des catégories : cet ordre, c’est l’ordre dialectique fondé sur la négation du principe de contradiction. Bien. Mais Marx qui savait ça l’a considéré comme acquis et a bâti sa philosophie matérialiste, laquelle est entendue tout de travers, bien souvent. La plupart des com­munistes veulent que le fait de poser l’objet anéantisse l’être de celui qui le pose : le monde est comme nous le voyons, et l’être qui le perçoit est ce que ce monde invente à son dernier terme afin de se percevoir soi-même : non même pas de se percevoir soi-même, ce qui ne serait déjà pas mal : afin d’être perçu… Sais-tu où on en est ?…

SUARÈS

Cher Joë, je ne sais plus où j’en suis moi-même, car il me semble évident que poser un objet engendre au contraire l’être qui le pose et que nous sommes comme nous voyons le monde. Cette infortunée dialectique, de Hegel à Marx, de Marx à nous, ne sait plus où sont ses pieds et sa tête.

BOUSQUET

J’ai entendu un vrai, un grand philosophe marxiste s’échi­ner pour créer un univers matériel où l’homme serait comme invité. Au début, cela allait assez : il posait un objet : le verre, et puis un autre objet, la bouteille : mais comment penser, sans intervention du sujet, l’idée de relation : le verre est près de la bouteille ? Dans son ardeur à créer un univers matériel, mais de matière éteinte, de matière comme je lui ai dit, sans entrailles, il arrivait à ceci : ce rapport existe parce que com­pris dans l’unité de tous les rapports matériels, et à travers cette hypothèse il entrait dans une sorte de monisme, mais d’où, au moins, lui, individu, était absent. Il donnait au monde matériel ce dont il se dépossédait lui-même.

SUARÈS

Cela me semble à la fois dépourvu de sens et de bon sens.

BOUSQUET

Il ne faut pas hausser les épaules. Le philosophe dont je te parle est plus fort que moi. Il n’en a pas moins tort. Je lui ai posé une question dont j’attendais la réponse : que pensez-vous de Voltaire ? Il admire Voltaire. Il y a un marxisme de contrebande qui, pour recueillir les forces révolutionnaires françaises toutes imbues de l’esprit de 48 est prêt à laisser Hegel en route. Or, je prétends qu’au dernier terme du maté­rialisme, l’idée de Dieu reste possible. Dieu dont je me fous plus que personne mais qui devient le nom qu’X ou Y peut donner à ce devenir. Le matérialisme est matérialisme + idéa­lisme ou il n’est pas.

Le subjectif ne s’oppose pas ci l’objectif mais est un moment de l’objectif.

Mon cher Joë, ton entreprise à toi revient à allumer dans les profondeurs de l’être pensant la lumière même de son devenir, et, dans l’imminence de cette révolution, où chaque individu devra tourner sur lui-même, à lui donner sous forme de pressentiment la pensée de ce faisceau lumineux où s’ouvrira la perspective de la nouvelle route à suivre… On ne peut pas prendre Hegel pour un idéaliste. Il est l’inventeur du matérialisme. Il est, jusque dans les profondeurs de l’idée, prisonnier de la matière qu’il emprisonne. Je mets qui que ce soit au défit de bâtir un matérialisme purement objectif (négli­geant le mystère de l’être qui perçoit) sans que l’inachèvement du système sauve la mise à un Dieu transcendant.

SUARÈS

… Le mystère de l’être qui perçoit et le simple mystère du : il y a quelque chose…

Nous sommes parvenus à une crise humaine, à la fois matérielle et psychologique, si profonde, qu’elle doit faire éclater, non seulement les cadres de nos civilisations, mais nos jugements sur ce que l’on appelle « la nature humaine ».

BOUSQUET

Cela, ce n’est pas la peine de le dire : on verra bien. Pourquoi ce ton de journaliste quand on va parler en philoso­phe et en grand philosophe ?

DAUMAL

Je ne suis pas tout à fait de cet avis : mais maintenant, en effet, ceci sera avantageusement remplacé par notre intro­duction.

SUARÈS

Je ne suis pas un philosophe. La dialectique matérialiste, la seule qui ait expliqué les sociétés humaines en fonction des milieux qui leur ont donné naissance, n’est encore qu’à mi-che­min de son investigation, arrêtée devant le problème psycholo­gique individuel. Ses réponses à ce problème n’ont encore rien révélé sur la nature de l’être humain ni sur la façon d’entrer en contact avec leur propre essence,

BOUSQUET

J’aurais essayé de poser que la dialectique matérialiste, me semblant rendre compte de tous les problèmes à l’instant particulier de leur devenir, sûr de la voir à son dernier terme envelopper aussi les positions singulières (lyriques, poétiques) je m’étais déterminé à développer une pensée toute rompue à la dialectique en partant d’un bout quelconque du système insuffisamment à mon gré remagnétisé par Hegel. Autrement dit : cette transformation qu’au terme de son évolution la dialectique matérialiste doit avoir accomplie dans l’individu pris dans le devenir historique, ne peut-on pas, en partant de l’humain et du moi psychologique, déceler les moyens d’aller, pour soi-même, à sa rencontre ?

DAUMAL

Je relève le mot « essence ». L’abus de ce mot dans le langage philosophique en a obscurci malheureusement le sens. Qu’on se rapporte à l’étymologie : « esse », être. Ce qui est étant toujours acte en mouvement, l’essence d’une chose parti­culière est l’antinomie même qui la fait exister. L’essence d’un être pensant ne diffère de l’essence d’une chose inerte que par une tendance à résoudre perpétuellement des antinomies sans cesse renaissantes. Si l’on entend par matière, selon Engels, ce dont le mode d’existence est mouvement, on comprend que l’essence d’une chose quelconque est le mode d’exis­tence particulière de la matière que cette chose exprime.

SUARÈS

L’homme se perçoit absurde, sa pensée n’étant faite que de durée (impensable, qu’elle ait commencé ou non, qu’elle aille ou non à sa fin) et d’espace (impensable fini ou infini). Ces deux assises impensables de la pensée engendrent la rai­son, mais la pensée rejette comme inadmissibles et le oui et le non, et se perçoit incohérente : elle a admis que des causes engendrent des effets…

BOUSQUET

… mais elle n’ira pas plus loin sans comprendre qu’elle se soumettait ainsi à la plus impérieuse de ses lois, la loi de causalité, qu’elle ne faisait que s’envelopper de plus en plus étroitement dans ses propres déterminations. Temps, espace, loi de causalité sont l’armature de notre pensée.

(SUARÈS 1953)

Ainsi que la loi d’identité (A = A) anéantie par la notion de relativité.

SUARÈS

Ainsi, par l’entremise de la pensée, l’espace et le temps impensables, plongent l’être, uni à sa pensée, dans l’illusion qu’il se pense.

BOUSQUET

Mon cher Joë, tu as un peu le génie de ces musiciens qui tirent un chef-d’œuvre d’une fausse note. Unité de la pensée et de l’être : c’est l’unité de la pensée. Pensée et de l’Être qualité qui s’oppose au non-Être et non pas à l’être vivant. L’Être, ce qu’il y a de plus positif et de plus négatif à la fois, car l’Être c’est tout, et Être, si c’est seulement être sans attribut, ce n’est rien. Être, dans la dialectique de Hegel s’oppose à non-être pour former le devenir.

SUARÈS

Opération par laquelle un concept se matérialise brusque­ment en une chose qui remue… je ne connais pas de système philosophique qui ne soit l’expression de positions assumées par l’inconscient.

BOUSQUET

Ceci te met en opposition radicale avec le surréalisme, pour qui l’inconscient est la nature de l’homme dans toute son unité et dans toute son honnêteté. L’inconscient ignore la religion. Tu devrais remplacer ce mot inconscient. Il y a là une terminologie à changer. « Inconscient » dans l’ancienne philosophie avait un sens négatif : cela représentait un résidu. On lui a découvert, grâce à Freud, un contenu immense ; l’Inconscient s’est affecté d’un coefficient positif de plus en plus élevé. C’est lui qui est chargé de tous nos dynamismes. Il me semble que ton inconscient à toi n’est pas quelque chose d’organique. Je peux dire que ton inconscient à toi, ne devien­dra clair que par l’effet révélateur de l’inconscient. Alors ?…

Disons que l’inconscient est ce à travers quoi les plus solides des biens qui nous tiennent se manifestent sous un déguisement.

SUARÈS

Je veux bien, si l’on admet avec moi que les plus solides biens qui nous tiennent sont nos pensées, lesquelles ne sont que le déguisement du motif inconscient qui nous les fait retenir ou adopter. Le langage populaire nous montre l’homme plongé dans ses pensées, inconscient du monde qui l’entoure. Quelles que soient nos représentations : morales, religieuses, philosophiques, sociales, économiques, politiques, notre conscient n’y est-il pas plongé ? L’inconscient selon moi est ce monde de symboles et de mythes, lequel incarne le conscient et lui donne ses visages et ses paroles. L’inconscient individuel baigne dans l’inconscient collectif qui distribue aux individus leurs rôles dans les Comédies (religieuses) dont ils sont les acteurs. L’inconscient n’est donc ni le résidu des anciennes philosophies ni cette sorte de somme des surréalistes, mais l’état de délire onirique où se trouve à de rares exceptions près l’humanité telle qu’on la constate. L’état conscient dans le sens que je donne à ce mot est celui d’une conscience constatant l’impénétrable à tous les instants…

BOUSQUET

Je t’arrête. Prenons le problème philosophique de la réalité du dehors, en nous posant comme un ignorant qui intégrerait un à un les systèmes philosophiques connus. Il y a le contenu de ma perception qui se présente sous forme de phénomènes auxquels il faut bien que j’incarne en pensée un soutien impé­nétrable, inconnaissable. Appelons-le l’impénétrable : pour Kant c’est le noumène, qui figurera ensuite comme pensée dans les catégories de l’esprit. Pour Fichte, l’impénétrable c’est le moi, lequel crée le monde par un processus inconscient, pour en prendre conscience à travers sa vie. Dans la philoso­phie de Schelling le sujet et l’objet s’identifient l’un à l’autre dans cet impénétrable qui est Dieu. Tout ceci grossièrement dit, Hegel achève d’intégrer cet impénétrable en posant que les lois de la pensée sont aussi les lois de la nature. Tout l’impénétrable des systèmes antérieurs passe dans le mouvement dont est doué cet univers où les catégories de l’entende­ment sont les catégories de la nature. La vérité du monde est enveloppée dans le fait que le monde est. Il n’y a pas à sortir de là. C’est la vérité du monde qui le crée et comprendre sa vérité, c’est se sentir créé à travers lui. Tout ceci est fort clair. Mais chaque homme a le droit de se demander comment, objet de cette magnifique expression — vérité — il parviendra à « penser ce qui l’agit », à être jusque dans sa propre pensée, dans ses amours, dans ses habitudes, dans sa nourriture spiri­tuelle et matérielle, à être jusque dans la profondeur de sa conscience une incarnation de son propre destin. Comprendre un système jusqu’à se voir, par toutes les forces de sa volonté, compris en lui.

SUARÈS

Je ne te suis plus. Ce système (quel qu’il soit) est une représentation, cette volonté une organisation du désir que l’on a de satisfaire l’intellect en lui accordant tout au moins que les voies du pensable mènent à l’intégration de l’impéné­trable. Revenons à ce que tu disais un peu plus haut : la vérité du monde est enveloppée dans le fait que le monde est. Partons de là à la découverte de l’affirmation la plus indestruc­tible que l’on puisse prononcer (car les mots vérité, monde, enveloppement, être, sont encore trop étendus). Tu vois ? Et en projetant le doute sur chacun de ces mots, j’en arrive à la seule affirmation possible, à la seule table rase possible : « il y a quelque chose ». Que ce quelque chose chacun le dépouille à sa manière. Que ce il y a soit privé de la notion d’être : Le doute total se heurte à il y a quelque chose. Je ne sais même pas si c’est un univers. Je ne sais rien. Il y a quelque chose et quelque chose se présente à soi en tant que constatation : il y a quelque chose. (Cette constatation est intégrée dans le quelque chose). Le doute total parvenu à cette nudité a éprouvé le désir de se retirer dans la seule constatation qui soit irréfutable. Et voici qui est important : cette constata­tion est une pensée mais non un concept. Tout concept qui naî­trait de cette pensée-constatation serai symbolique, mythique, inconsciente (dans le sens que je donne à ce mot). Pourquoi ? Parce que il y a quelque chose est proprement impensable. Que l’esprit accepte face à cet impensable, de se mettre en état de stupeur : cette stupeur est l’état que j’appelle conscient. Car en cet état, il perçoit la puérilité des théologies et des philosophies. (Dieu a créé l’univers = l’impensable a engendré l’impensable, etc… l’esprit, redoutant l’impensable, s’abêtit de fausses explications). Pensée-concept = constatation + désir de représentation. Celle-ci abstraite ou imagée est mythique. Il y a est l’impénétrable. Mais la conscience de l’impénétrable se pénètre.

BOUSQUET

Je voudrais poser cela ainsi : Dans quelle mesure par­viendrons-nous à pénétrer l’impénétrable ?

SUARÈS

D’où la nécessité d’une psychologie dialectique, basée sur l’auto-perception, d’instant en instant, des rapports entre la conscience et le milieu.

DAUMAL

Du point de vue méthodologique, il est frappant de con­stater encore une fois qu’une psychologie révolutionnaire est forcément une psychologie dialectique. La vieille psychologie étudiait le moi comme un objet statique, une donnée immédiate, sans mettre en question son origine ni sa fin. Quelques pen­seurs, comme Bergson, ont essayé de saisir le moi dans son évolution ; mais toujours les conceptions finalistes, dualistes, etc… se sont glissées dans leurs théories. Aujourd’hui, l’œuvre du psychologue révolutionnaire doit être :

1° de décrire, à partir de l’agrégat vivant, les naissances et les résolutions successives de conflits internes qui constituent les différentes modalités de la vie psychique ; (c’est cette première partie qui est traitée ici) ;

2° de montrer que cette dialectique est la même que celle qui se développe dans tous les concepts de l’histoire : dans l’histoire des sociétés humaines, elle s’appelle le matérialisme historique.

SUARÈS

Il est évident que la condensation du je en moi fut le résultat de l’activité humaine (rapports des hommes entre eux et rapports entre l’homme et son milieu) greffée à l’évolution biologique des espèces. Celle-ci se prolonge dans le règne humain : conflits entre l’état de stase (d’arrêt) psychique tendant à limiter l’homme dans ses rapports mythiques avec l’impénétrable (religions), c’est-à-dire à arrêter l’évolution dans une Espèce ; et l’état conscient où ces conditionnements sont brisés révolutionnairement : l’humain n’est pas une Espèce.

DAUMAL

Voici quelques remarques sur les mots « évolution » et « humain ».

a) Evolution : le sens que nous lui donnons est précis ; il exclut nettement tous les autres susceptibles de lui corres­pondre, et c’est pourquoi nous tenons à l’exprimer immédiatement.

Par évolution nous n’entendons pas englober, sous une idée générale, un groupe de faits biologiques ou physiques dont le lien causal immédiat échappe à l’expérience actuelle. Procéder de cette façon aurait été se servir d’une hypothèse comme d’un fait existant et à l’abri du doute.

Étymologiquement évolution signifie : déroulement. Ce sens est net. Il ne laisse aucune place à l’arbitraire. Une idée, un organe, une espèce animale, un phénomène quelconque évoluent dans l’histoire du monde lorsque l’état postérieur est potentiellement implicite dans l’état antérieur, dont il n’est que le déroulement. L’évolution est donc une transformation dans le temps, conditionnée par la nature propre de la chose qui se transforme et qui varie dans les limites imposées par les condi­tions extérieures. En aucun cas la conception idéaliste (Schel­ling : « il existe un principe d’élévation, une tendance et une poussée vers une vie plus haute… ») reprise avec une légère variation par Bergson : (« il existe une poussée vers les formes supérieures de la vie »), finaliste ou darwinienne de l’évolu­tion ne s’accorde avec ce que nous voulons dire. Les deux premières supposent l’existence d’un type idéal de l’être qui attire vers lui, comme une sorte d’aimant, les formes impar­faites de la vie en progrès continu. La dernière se base sur l’observation tâtonnante, cherchant dans l’analogie extérieure un lien causal et déduisant de cette comparaison un ensemble d’hypothèses sur la légalité de l’évolution dont l’homme serait le produit parfait. Nous n’admettons pas ces théories. Elles conditionnent le réel par le transcendantal, le concret par l’ab­strait, l’existant par l’inexistant. Une forme type ne peut pas modeler les êtres concrets, c’est tout au contraire la forme type qui est modelée par la spéculation. Ces remarques très brèves nous ont parues indispensables pour éviter tout malentendu. Nous ne voulons pas savoir si, oui ou non, l’homme est au faîte d’une échelle de valeurs hiérarchisées : nous ne croyons pas à l’existence de ces valeurs. L’homme de Darwin est une valeur au même titre que l’idée de Bien dans la morale.

b) Humain : Tout ce qui s’est donné jusqu’ici le nom d’« humanisme », « humanitarisme », n’était que la glorifi­cation d’un état monstrueux et provisoire de l’humanité. Toute conception de l’humanisme fondée sur l’existence des moi individuels aboutit (ainsi l’école positiviste) plus ou moins nettement à une déification de l’homme, à une idéologie. La réalité sociale de l’école sociologique française (Durkheim) est, exactement, comme les anciens dieux, une projection du moi individuel qui veut s’éterniser en se retrouvant dans une substance supposée moins périssable. Il n’y a pas d’humanité transcendante à l’homme. L’homme est humain ou refuse de l’être et c’est tout.

SUARÈS

Voir par rapport à la société, comment les entités humai­nes à la fois sont créés par elle et réagissent sur elles ; par quels moyens elles peuvent libérer le social en se libérant elles-mêmes ; envisager, par rapport à la nature, le moi comme une crise qui se produit lorsque le subjectif, ayant augmenté d’intensité à travers les espèces est devenu aigu au point d’assumer à sa propre perception la valeur d’entités isolées (condensation) ; prolonger ainsi, dans le psychologique, la dialectique matérialiste qui verra sauter ses propres cadres.

DAUMAL

Bon. Tout ceci va. Parfait, parfait.

SUARÈS

Préciser : l’identification de la conscience avec le sens d’isolement de la cellule psychique qu’est le moi s’oppose à l’éclatement dialectique (créateur) du moi ; nos civilisations basées sur le moi en tant qu’Être, sont de ce fait pré-humaines ;

le moi : réaction au milieu, création du milieu + désir-volonté de durer ; l’identification du moi et de ce désir qui n’est autre que le moi lutte contre sa dialectique interne, laquelle, si elle n’éclate vitalement (génie créateur) éclatera catastrophiquement (volonté de puissance, guerre, etc…) ou sera suicidée (masses amorphes, façonnées par les propagandes). L’être, par définition, ne peut se détruire lui-même, disent les philo­sophes…

BOUSQUET

… en résumé ta critique préalable des positions philoso­phiques ne vaut rien. Pour la bonne raison que tu n’es pas un philosophe de profession. Et tout le reste est génial. Procure-toi donc « Le paysan de Paris » d’Aragon. Relis les 20 pre­mières pages. Vois comment il soutient qu’il est absurde de suspendre tout développement philosophique à une critique de tous les systèmes antérieurs. La vérité, dit-il, ne m’atteint que là où j’ai porté l’erreur…

SUARÈS

… et cependant le moi ne cesse de se détruire ; ses actions s’opposent à leurs mobiles ; car le moi n’est pas l’être mais une résistance placée dans le courant de la vie universelle, dont la fonction créatrice serait de se laisser détruire.

BOUSQUET

Que penses-tu du suicide? L’acte suprême du moi, lequel devrait bien éterniser ce moi, c’est-à-dire éterniser l’insatis­faction du moi, éterniser le malheur de la destinée humaine.

DAUMAL

Fort juste.

SUARÈS

Tout geste symbolique est du monde de l’inconscient. Et il n’existe pas, en dialectique, d’acte suprême. Mais nous pourrions en effet considérer le suicide du moi comme la seule démarche qui lui serait naturelle. Du moi, non de l’homme s’identifiant au moi. À noter qu’en la constatation il y a quel­que chose l’esprit se trouve contraint et forcé d’admettre quel­que chose et de demeurer suspendu dans la nue stupeur d’admettre en même temps que cette affirmation la plus élé­mentaire lui révèle qu’il ne pourra jamais comprendre les choses que sans comprendre qu’elles soient là. Car l’esprit pétri dans la durée, se dit que même si le quelque chose a été créé du néant, il résulte que ce néant, contenant quelque chose qui crée quelque chose est encore quelque chose, impen­sable. Et, prenant le contre-pied de cet impensable, l’esprit se dit qu’il ne pourrait comprendre que le néant, notion émi­nemment inconséquente et absurde. Cette sorte d’affinité intime que le moi se découvre avec le néant, lui révèle son essence qui est (en mouvement) anéantissement. L’on pourrait envisager le suicide en partant de l’aspiration au néant.

QUOI ? L’ÉTERNITÉ

BOUSQUET

La pensée rencontre son contraire. Naître et mourir sont même chose.

SUARÈS

Oui, oui. Mais tu vas trop vite. On pourrait croire que je viens de poser le problème de l’inconnaissable, tandis que je voudrais avoir, au contraire, posé le connaissable comme le contraire de la pensée en tant que représentation.

BOUSQUET

Ce serait ici le lieu de faire le procès de tels systèmes, donnés comme matérialistes et qui commencent à poser le réel comme inconnaissable, et donnent à l’univers matériel des assises dans un impénétrable qu’ils se défendent à tout jamais de pénétrer, circonscrivant ainsi leur matérialisme dans les limites qu’ils imposent à la connaissance. Ces matérialistes ne peuvent que tomber un jour ou l’autre d’accord avec des théis­tes à la différence prés qu’ils se montrent plus réservés que ces derniers. Pas de matérialisme qui n’enveloppe et ne résolve dans sa totalité cette substance qui, sous un nom ou sous un autre ne demande qu’à reparaître.

Cette substance devait être traversée, perçue jusqu’à ne plus se distinguer de ce qui la perçoit.

Je dirai ici que nous sommes tous entièrement d’accord sur les principes suivants :

La raison n’est pas une faculté humaine, un ensemble de principes, de règles suivant lesquelles nous pensons les choses. Elle est le code selon lequel l’être se produit, se constitue, s’épanouit. Elle est à la fois faculté subjective et réalité objective.

Elle est en nous comme essence et norme de pensée. Elle est dans les choses comme essence et loi de leur évolution. Penser ne peut être que penser les choses, et penser c’est agir.

L’Absolu n’est pas transcendant par rapport aux choses, il est le processus qui les fait apparaître. Il n’est donc pas l’Absolu. Et aussi : Rien n’est qui ne s’enveloppe de notre pensée. Car notre pensée, aussi, est matérielle ; et pèse de toutes ses forces dans notre volonté d’objectivation des moi, préalable au parti-pris de désintégration du moi.

SUARÈS

Cher Joë, cet Absolu qui n’est pas l’Absolu, ne pourrions-nous le nommer l’Incréé? Ce nom que les théistes auraient du mal à récuser pourrait avoir l’avantage de nous aider à balayer des notions telle que : L’Absolu étant absolu est immuable et autres sottises. Notre procès des systèmes qui se donnent comme matérialistes ou idéalistes est, en fait, celui de la pensée-idéation ; le procès du monde des Idées. La pensée est action, dis-tu. Elle est donc, simultanément constatation et création. Je veux dire perception directe, donc irruption de. l’incréé dans l’événement dont la présence m’effriterait, moi, qui ne suis que mon passé. Renversement de la notion de Connaissance. Celle-ci, l’Idée ne la pénétrera jamais ; mais la Connaissance violera l’idéation, l’assassinera. A noter que l’idéation est le moi.

DAUMAL

L’Éternité : oui, ce mot peut et doit être dépouillé de tout caractère métaphysique ou mystique. L’éternité ou adhérence au présent, consiste à penser simplement, mais avec tout l’être, et non seulement avec la logique abstraite de l’enten­dement : le passé n’est plus ! le futur n’est pas encore.

La poésie, affranchie de l’individualisme peut donner un avant-goût de l’éternel présent. Telle, souvent, la poésie désensibilisation de l’univers de Paul Eluard. BOUSQUET nous rap­pelait aussi de ces vers de Rimbaud :

« Elle est retrouvée

Quoi ? L’éternité.

C’est la mer allée

Avec le soleil. »

Mais c’est jusqu’ici la musique hindoue, absolument purgée d’individualisme, musique objective qui m’a donné la saveur la plus proche de celle de l’éternel présent. Le moi qui continue à vivre en reçoit une intolérable angoisse ; il cherche aussitôt à expliquer par ses propres ressources, de peur de périr, cette adhérence au présent. Dans un éclair, c’est tou­jours cette explication qui se forme : j’adhère à cet instant parce que j’en ai l’habitude je l’ai déjà éprouvé, je le recon­nais… Je me souviens de m’être trouvé exactement dans la même situation, faisant la même chose, je me souviens de chaque petit détail et même que j’avais aussi le sentiment d’angoisse, et le même souvenir du même instant… et ainsi indéfiniment. Ce phénomène est bien connu des psychologues sous le nom de paramnésie ou fausse reconnaissance. J’ai rarement rencontré d’hommes qui ne se souviennent pas de l’avoir éprouvé. L’adhérence au présent acquise par la disso­lution consciente du moi aboutit au même sentiment de présence, d’intimité avec le monde à chaque instant mais alors cette conscience est durable et n’est plus sujette à l’angoisse. L’éternité c’est la paramnésie volontaire.

Des phénomènes analogues, lorsque l’explication en est transposée dans l’ordre universel et en termes métaphysiques, peuvent être l’origine de mythes tels que : la réminiscence d’une vie antérieure, le retour éternel, etc…

SUARÈS

Parallèlement à cette soudaine contraction du moi menacé par le présent, je tiens à rappeler une angoisse que beaucoup de personnes ont éprouvée dans leur enfance, sous forme de questions terrorisantes telles que : Comment se fait-il que je sois « précisément » moi ?. Et que le monde soit « justement » celui-ci ?… Et par quel hasard ne suis-je pas un autre ?… Et pourquoi mes parents sont-ils mes parents à moi ?… Angoisses bien faciles à observer chez l’enfant identifié à son prénom, si, en manière de plaisanterie on lui dit : tu n’es pas Pierre, tu es Paul ; etc…

Le romantique allemand Jean-Paul écrit : « Un matin, tout enfant, je me tenais sur le seuil de la maison et je regardais à gauche, vers le bûcher, lorsque soudain me vint du ciel, comme un éclair, cette idée : je suis un moi, qui dès lors ne me quitte plus ; mon moi s’était vu lui-même pour la première fois et pour toujours. »

Et citant :

We are such stuff

As dreams are made on, and our little life

Is rounded with a sleep.

« Ces lignes de Shakespeare, écrit-il dans son journal, » ont fait jaillir de moi des livres entiers. »

Si l’on peut percevoir, éprouver ces deux expériences, on entre de plain-pied dans la dialectique du moi :

1° ré-évoquer, ré-animer, faire surgir du royaume des morts l’angoisse enfantine de la condensation du moi. (C’est cette interrogation éperdue qui, poussée à l’extrême, se heurte, aux confins du doute, à la constatation il y a quelque chose ; et c’est en cette interrogation, finalement privée d’idées, d’ima­ges et de mots que l’esprit suspendu en lui-même, n’est plus, dans ce silence sacré, que la brèche par laquelle fait irruption, dans le monde des relations, l’éternel incréé, créant).

2° Constater qu’à cet éventrement de l’esprit s’opposent toujours le social qui n’est qu’accumulation et le moi qui n’est qu’accumulation. (Rien de ce qui est moi n’est moi : le moi est le social en état d’auto-négation.)

3° Voir dans l’expérience de Jean-Paul un cas-type de vampirisation de l’éternité par le moi, lequel n’est que son propre rêve. (Le moi s’est vu lui-même dans l’acte de conden­ser la conscience au sein d’une cellule psychique, et est demeuré tel en état d’isolement, donc de rêve ; cette prise de conscience, faite une fois pour toutes, a engendré et entretenu la capacité de faire jaillir de son identification avec la substance du rêve, des livres entiers ; il suffit au temporel de se savoir rêve pour capter et exploiter l’incréé, dans ce que l’on appelle l’œuvre d’art, etc…)

4° La dialectique du moi doit nécessairement aboutir à un nouveau règne sur la planète, à un humain intégré, et tel qu’on ne peut l’imaginer : à une naissance…

DAUMAL

Naissance = réveil. (Peut-être?)

BOUSQUET

Un reproche : l’emploi d’un mot comme naissance, bien qu’il soit tout à fait pertinent rend le lecteur méfiant. Il est d’un vocabulaire employé trop souvent à des fins impures. Il faut être en garde contre la vigilance psychanalytique de nos contemporains… qui, agissant en critiques littéraires, décèlent à travers l’emploi d’un mot-image le contenu affectif d’un esprit. (C’est du moins ce qu’ils croient faire ; et il n’est pas dit qu’il soit rigoureusement valable.) Naissance est le mot d’un esprit empoisonné de mystique religieuse. Il charrie encore des images qui ne sont plus de toi. Réfléchis-y bien. L’idéalisme (au mauvais sens du mot) peut se réfugier dans l’emploi d’un mot.

SUARÈS

Je l’emploie dans son sens le plus strictement biologique. C’est celui que redoutent le plus les mystiques et les psycha­nalystes. Le surmoi de ceux-ci tend de plus en plus à appeler à sa rescousse un soi cosmique, atmân et le reste de la gamme métaphysique. Mais la dialectique du moi considère le moi comme une des phases de l’évolution de la conscience (évolu­tion dans le sens défini par DAUMAL), et constate qu’il est une cellule psychique dont le processus vital est comparable à celui d’un œuf qui aurait le pouvoir soit de pétrifier la coquille en étouffant sa vie, soit de permettre à sa vie inté­rieure de se développer jusqu’à briser la coquille. Et il suffit de pénétrer en ce processus (ce n’est pas difficile) pour voir que cette Comédie Psychologique est une tragédie. Car si la conscience ne fabrique pas une coquille solide et dure, le germe intérieur ne peut se développer et si, à maturité, le renversement ne se produit pas, le germe meurt étouffé. Or ce renversement est impensable car le moi n’est que coquille, c’est-à-dire associations dans le sentiment inexorable de n’être que dissociations. Celle-ci est le je suis moi, lequel ne peut que s’attribuer l’universel au sein de son isolement, ce qui est absurde, ou se sentir prisonnier de l’universel. Le moi qui se cogne à l’extrême limite de l’absurde ne peut en supporter le choc. Moment décisif. En un fragment de seconde, le drame est joué : si à la dissociation se mêle la peur, c’est la psychose, la démence, etc… ; si la joie l’emporte, le moi se referme sur l’instant arraché à l’intemporel et Pascal n’ayant plus que son génie, reconstitue Pascal autour d’une misérable feuille de papier où les mots joie, joie, pleurs de joie, Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, etc…, etc… consacrent l’aveu, le refus, le regret, le mythe, le souvenir, la poursuite du souvenir, la faillite.

Il est difficile d’admettre que se savoir au Paradis c’est n’y être point, du fait que toute perception appartient au moi. Mais la conscience qui ne se perçoit qu’en ce qu’elle aban­donne d’elle-même…

L’homme ne retrouve en lui que le vide sur lequel il ouvre les yeux…

BOUSQUET

L’homme retrouve en lui la totalité sur laquelle il ferme les yeux : le je n’est que le télescopage du monde intérieur et du monde extérieur ; il exprime les limites intellectuelles et spirituelles de l’homme dans l’investigation intérieure, limites dont les yeux puisent un modèle dans les dimensions qu’ils imposent au monde créé.

Le moi c’est le poteau-frontière entre ce qui est en nous et ce qui est extérieur à nous.

SUARÈS

Pascal s’est servi en toute hâte de son Dieu comme d’une massue pour assommer l’indicible perception de ce quelque chose qui est là parce qu’il a lieu. Il s’est interdit, de ce fait, de voir le cela qui a lieu, jamais reconnaissable parce que toujours neuf : cela, c’est-à-dire je et l’univers de mes relations, au poteau-frontière dressé comme tu dis, par le moi. Le déve­loppement biologique de la coquille du moi est un fait d’obser­vation simple : cette coquille se compose de tout ce que l’on appelle expérience (sensations, perceptions, jugements, créa­tions d’automatismes, organisation des désirs, des besoins et de leur satisfaction, mise en ordre des éléments qui nous situent dans l’espace et le temps et nous permettent d’y agir en êtres conscients et responsables). Une coquille inadéquate crée des arriérés mentaux, des délinquants, des fous. Dire que l’on est « contre » le moi serait dire une sottise. Les racines du moi se trouvent aussi bien dans les systèmes nerveux sympathique et parasympathique que dans l’abstraction conceptuelle. Tout ce à quoi je peux penser, en moi et en-dehors de moi n’est que moi pensé. Si cela n’était ainsi, s’il pouvait subsister un seul élément de ma pensée qui ne fût moi, le problème de la Connaissance ne se poserait pas : cet élément serait le seuil de la sagesse, on le connaîtrait et les cent mille systèmes religieux et philosophiques seraient tous d’accord. À cette pseudo-connaissance statique s’opposera toujours l’acte créateur bouleversant, révolutionnaire et spon­tané qui transformera l’état humain, en l’arrachant aux défi­nitions de lui-même avec lesquelles le social l’endort.

BOUSQUET

À ce que je disais plus haut du poteau-frontière j’ajoute : à la lumière de ton texte : il faut bien avertir le lecteur que la suppression du je n’est pas une mutilation. Le langage nous trahit : c’est digérer le moi qu’il faudrait dire, comme toutes les sensations fortes, au fond, le digèrent, comme il est digéré dans l’opération d’un esprit créateur. Où est le moi de Shakespeare ? Où est le moi de Rimbaud ?

DAUMAL

Très bien. La digestion du moi dans l’acte créateur pré­figure sa dissolution totale (sans toutefois, en général, la réaliser vraiment).

SUARÈS

Non, non. Je crains que ceci n’ouvre la porte à la confu­sion. L’acte créateur, bouleversant et spontané est commu­nion humaine dans un présent qu’aucun raisonnement n’atteint.

BOUSQUET

Nous verrons toutefois que le présent peut se laisser investir par un raisonnement qui, retrouvant son terme initial à l’issue de son développement, s’est accompli sans éveiller le temps et a fait épouser à ce terme initial toutes les vertus de ce Présent enveloppé, pris comme otage (tout ceci d’ail­leurs, dans le Mythe de la Belle au Bois dormant ; l’homme vivant qui s’approche de la femme endormie, qui va recréer le recommencement du Temps dans le présent).

Très important : à vérifier en poésie. Je dis : en poésie. Pour ne pas dire « dans l’expression poétique » ce qui serait absurde étant donné ma pensée. Nous verrions l’élément vivant et fécond de la poésie plus haut que dans l’expression, ailleurs que dans cette activité de l’esprit. Nous verrions comment la poésie est faite par tous et non pas doit être faite par tous, contresens qui a enfanté des démonstrations ridicules.

Je m’explique : il y a des évocations, des formes d’évo­cations plus exactement, des magies qui sont poétiques. (C’est Nelli qui me disait cela et qui ajoutait en riant : on pourrait en dresser la liste, une sorte de corpus, en tous cas désintégrer la poésie en révélant de quels mythes inconscients elle procède.)

SUARÈS

Oh. Bravo. C’est important.

BOUSQUET

Nelli citait l’exemple du Centaure dans Faust : De grâce modère ta course. Si tu ne peux pas t’arrêter, emporte-moi. Ce mouvement-là, traduis-le en paroles françaises, russes, anglaises, la poésie y restera intacte ; mets-le, convenablement transposé, à la scène, au cinéma, ou peut-être même imagine un objet à fonctionnement symbolique (pour parler comme les surréalistes) où il apparaîtrait, je crois qu’il représente le cadre où le présent peut apparaître sous une figure de durée. Assimilable peut-être à cela (à voir) l’identité des contraires – et, toujours – du point de vue poétique une image comme celle-ci de Rilke (Une Cascade).

O nymphe qui te vêts

De ce qui te dénude

Image qui sème en route le moi rationnel, le moi créateur de temps pour en maintenir l’attention intacte dans l’appa­rition d’une beauté enveloppée d’une contradiction.

Je jette ceci au galop, nous en reparlerons. Je ne te le dis que pour t’indiquer quelle rigoureuse enquête doit être menée dans la poésie à la lumière de tes idées à toi.

LE « QUELQUE CHOSE », LES OBJETS, L’HUMAIN

BOUSQUET

Quand l’homme ne trouve plus en lui que la possibilité pour les choses d’être ce qu’elles sont… quand il ne sent en lui que la totalité de ce qui lui apparaissait comme une multi­plicité à vaincre ou à dominer…

Et ce présent c’est dans une sorte de poésie au sens large qu’il aura son image.

SUARÈS

Les métaphysiciens, ne se contentant pas de constater qu’il y a des objets, prétendent constater que les objets sont. Ce commun point de départ transforme aussitôt le verbe être en substantif et le système est déjà là. L’intellect ne peut pas plus résoudre le moi que les règles du jeu d’échecs ne nous peuvent expliquer pour quelles raisons l’on joue aux échecs.

BOUSQUET

Donner dans cet exercice harassant au cours duquel on parle au nom du moi, on le perd, on le retrouve afin que le système achevé suppose intact ce moi dont on a trois ou quatre fois ouvert le ventre par surcroît. Nous soutiendrons que la philosophie de Kant, plus qu’aucune autre, nous a révélé qu’elle avait, elle, dans le monde matériel, toutes les routes de son système ; elle nous a éclairé le moi au centre d’un univers de catégories, où il avait sa place comme un point lumineux, qui est un soleil dans le système sidéral. D’où impossibilité de donner à un développement philoso­phique un point de départ qui ne soit qu’intellectuel. L’œil est prisonnier de l’objet qu’il voit, comme les lunettes font partie du monde matériel qu’elles donnent comme contenu à notre vision subjective. C’est la philosophie de Kant. (En tant que négatrice de tous les systèmes fondés sur un télesco­page verbal de la pensée et de la matière, et notamment de celui qui veut que la possibilité pour l’homme d’imaginer l’être compromette dans cette notion tout ce qui s’insurge contre elle dans notre impossibilité de la limiter). (On devrait dire que la notion d’être nous échappe parce que nous n’en concevons que le commencement et qu’il nous est impossible de lui donner des limites. Nous ne pouvons que l’apercevoir). La philosophie de Kant, nous retenons ici qu’elle a rétabli la circulation entre le moi et l’univers où il est compris, qu’elle lui a enlevé la tentation de disparaître derrière le raisonnement qu’il édifie. Elle lui a donné pour limites les limites de ce qu’il percevait, l’a amené à ne plus se découvrir que sous la forme d’une pensée du monde – laquelle ne devait pas se faire faute de jouer l’homuncule dans les philosophies ulté­rieures, soucieuses de moderniser à tout prix l’idéalisme de tous les temps.

(Cher Joë, peut-être voulais-tu mettre l’accent sur le droit que tu te donnais de bâtir un équivalent panoramique d’une philosophie systématique. Je l’ai négligé parce que tu peux l’ajouter d’un mot à la note ci-dessus.)

SUARÈS

Mon « équivalent panoramique » comme tu l’appelles si bien, je voudrais l’esquisser en ne négligeant à aucun instant d’y projeter la lumière, ou plutôt la flamme du « il y a quelque chose », flamme destinée à brûler, à détruire toute considération sur la transcendance. Observant ce « il y a », je ne vois que des mouvements qui, tour à tour, donnent forme à des objets et les détruisent. (Un théologien – thomiste, je crois – s’appliquait l’autre jour à me démontrer que cette table est ; ce qui, pour lui était l’évidence même, mais je lui proposai de scier successivement un pied après l’autre jusqu’à ne laisser qu’un plateau et de me dire avec exactitude à quel moment la table a été abandonnée par l’Être…) Ainsi, le panorama du « il y a » est entièrement composé d’états provisoires du mouvement (sous l’apparence d’objets) suscep­tibles de ruptures brusques. L’ensemble de ces apparitions et disparitions, de ces naissances et de ces morts, est une per­manence (celle du « il y a ») : la résultante permanente de tout ce qui n’est pas permanent. La vérité du « il y a » est une résultante, marquée du signe + (puisqu’« il y a ») : la résultante positive des mouvements de ce qu’il y a dans le « il y a ». En somme tout, dans le « il y a » tend vers le signe « moins » (destruction, mort) et l’ensemble de ces « moins » est un « plus ». Il y a donc à trouver un rapport, une relation variable entre ces deux signes contraires, au sein de chaque objet. Ce rapport est l’essence de chaque objet (minéral, végétal, animal ou humain). Et je tiens pour certain que l’homme dispose d’un instrument de perception (son intelli­gence) qui lui permet de discerner en lui-même la relation mouvante (variable) du « moins » (sa vie) et du « plus » (sa mort) qu’il porte en lui au cours de toute son existence. Cette relation variable n’est autre que lui. Elle est son essence. Or l’esprit humain, cherchant à s’identifier à la permanence (au signe +) se voit précipité tout au long de son existence vers ce qu’il appelle la mort, dont l’acte rendu final et triom­phant de ce fait, devient l’aboutissement du mouvement dia­lectique méconnu, et qui était toujours là. Tout le drame humain réside dans la lutte des hommes contre leur propre essence.

BOUSQUET

Tout le drame humain réside dans la lutte des hommes contre leur propre essence… je montrerai de quelle profon­deur jaillit cette aspiration, en révélant qu’elle était exprimée dans un passage de Saint-Augustin « Utnam, homo, Roma­niane, sibi aptus sit ». Et le développement d’une des idées sous-entendues par la négation enveloppée dans le souhait ci-dessus est précisément cette espèce de vue panoramique. J’entends reprendre ici une note qui m’était venue à l’esprit sur le bonheur et la chasse au bonheur.

Je me souviens que dans une première version de ton écrit, tu avais déclaré : tous les hommes souffrent et vou­draient ne plus souffrir, affirmation à laquelle je ne pus me résigner à souscrire qu’après avoir, vingt pages plus loin, pris connaissance de cet aperçu du drame humain : tout le drame humain réside dans la lutte… etc…

À entendre le mot souffrance au sens ordinaire qui met en jeu la totalité du bonheur objectif sous une forme négative, à entendre le mot souffrance au sens général qui suppose qu’elle est la pensée du bonheur, on peut soutenir que le pire état pour l’homme c’est l’état de non-souffrance, l’état où le Temps se développe à l’image d’une stabilité plus grande que le Temps, état où « l’être est comme le cancer de la durée » ; état de déchéance qui a été magnifiquement décrit par Rainer Maria Rilke dans un poème de « Vergers » que je ne peux résister au désir de transcrire en entier :

« Ce soir, quelque chose dans l’air a passé

Qui fait pencher la tête

On voudrait prier pour les prisonniers

Dont la vie s’arrête

Et on pense à la vie arrêtée.

À la vie qui ne bouge plus vers la mort

Et d’où l’avenir est absent

Où il faut être inutilement fort

Et triste, inutilement.

Où tous les jours piétinent sur place

Où toutes les nuits tombent dans l’abîme

Et où la conscience de l’enfance intime à ce point s’efface

Qu’on a le cœur trop vieux pour penser un enfant

Ce n’est pas tant que la vie soit hostile

Mais on lui ment

Enfermé dans le bloc d’un sort immobile. »

Cet état où la vie ne nous fait pas souffrir, où elle ne se sert pas de nos infirmités pour nous rendre imaginable sa plénitude est l’état dont l’homme peut le plus difficilement se satisfaire. Il est celui dans lequel les religions occidentales prétendent nous faire trouver nos aises, et dans lequel certai­nes disgrâces physiques, celles qu’apporte l’âge, pour ne citer que celles-là, commenceraient à faire un nid à notre salut… j’ai peu de chose à dire après avoir recopié l’admirable poème de Rilke qui marque bien le front extrême de la Présence dans la Poésie, qui suppose tout d’un coup une immobilité ennemie développée contre le Temps, à la place de celle-là où le temps a atteint ses limites. Lutte désespérée de l’essence, étouffe­ment de l’essence dans un bonheur qui ne lui est pas appro­prié ; parce qu’il s’oppose à toutes les images vivantes du bonheur, parce que le bonheur est comme la tranquillité d’un malheur qui a épuisé toutes ses possibilités.

SUARÈS

Cher Joë, la lecture de ta note éveille en moi un tel four­millement de certitudes que j’aurais du mal à te dire par quelles associations l’expression cause première m’apparaît tout à coup sotte dans ses implications. Car si cette cause n’était sans cesse son propre renouvellement… si cette soi-disant cause première n’était ici, en ce moment… Et puis, non. Il n’y a pas de causes. Une cause c’est quelque chose. Je brûle, j’incendie cause dans le il y a. Et – écoute bien – la durée s’oppose au temps. Mon esprit ne voit pas de durée. Mon esprit se perçoit intermittent. Il passe d’une pensée à l’autre. Entre l’une et l’autre, du fait que je ne sais où il est, il n’est pas. Est-ce clair ? Et j’ajoute ceci qui est peut-être trop simple pour les philosophes : ces successions d’intermittences tombent en syn­cope toutes les nuits. Pourquoi, au réveil, l’esprit ne prati­querait-il pas, comme une saine gymnastique, la paramnésie volontaire de DAUMAL ? Pourquoi ne reconnaîtrait-il pas ce qu’il ne connait pas encore, ce qui aiguiserait ses facultés et surtout sa faculté de se rendre compte de ce qu’il veut ? Se rendre compte de ce qu’il veut serait se rendre compte de ce qu’il est à ce moment-là. Et de ce que son essence (en mouvement) est à ce moment-là. Et s’il ne se vide pas de sa durée, comment peut-il adhérer au temps ? Ne lui suffit-il pas de savoir que chacun de nous contient, est, la totalité de la succession indé­finie de ce qui n’a jamais pu commencer ? Chaque objet, chaque grain de sable du fait qu’il est là, n’indique-t-il pas qu’il contient, qu’il est, la totalité de tous les temps, la succes­sion indéfinie de la permanence du il y a ? Et cette résultante, n’est-elle pas sa propre intégration ? Mais l’on aspire à un bonheur imaginaire.

BOUSQUET

La sensibilité, enfant du Temps, dévorant le Temps dans l’exercice de sa puissance la plus haute : voilà ce que tu trou­veras en creusant l’idée de bonheur. Et qui te conduirait par d’autres chemins à la dissolution du moi.

Les hommes aspirent au bonheur, dira-t-on. Affirmation bien peu philosophique, le bonheur n’étant que le plus vague des mots vagues, et pouvant se définir seulement comme l’état auquel aspirent tous les hommes. Voilà encore un ensemble de ces utopies dont on ne peut que décrire, de son mieux, le contenu. Notre bonheur, le plus souvent, apparaît dans l’opération qui nous dépossède de nous-mêmes au seuil de l’activité que nous avons choisie. Quand nous agissons sur les choses jusqu’à les douer du pouvoir qui nous était donné sur elles, jusqu’à nous sentir, en elles agir et comme créé en vue d’un sort séparé de nous par toute l’épaisseur de la matière, quand nous obtenons un objet longtemps souhaité et dont la possession ne pourrait pas être pensée dans l’idée que nous nous faisions de nous-mêmes, c’est notre bonheur de nous reporter de notre existence dans l’existence de ces choses ou dans la possession de cet objet, de nous plonger à travers eux dans l’oubli de l’être que nous étions jusqu’à en sentir le moi éclater sur son contenu affectif, et se voir pour ainsi dire, par ce contenu affectif, créé du dehors… et créé uniquement pour les besoins de la cause, créé dans sa dissolution prochaine.

Je ne peux que passer très rapidement sur ces indications, et regretter de ne pouvoir analyser ici le bonheur particulier dont l’amour est le principe. On verrait comment dans la lumière particulière de l’amour le bonheur est de créer le moi, mais de ne le créer qu’afin de mieux le détruire, comme on met à nu la victime avant de l’élever sur l’autel où elle sera sacrifiée. (Le bonheur d’être aimé, c’est de sentir que ce n’était pas le premier venu qu’il fallait à cet amour, que ce n’était pas le premier venu qu’il voulait dissoudre.) Et précisément, dans l’amour le moi au sein de ce bonheur d’être plus que jamais un moi, devance le processus de dissolution en digérant le temps, en disant : toujours, en compromettant un avenir qui ne lui appartient pas, pour mieux figurer l’intensité de ce qui l’emplit de menace de le désintégrer, en prétendant même annexer et digérer le passé, comme il apparaît dans la jalousie rétrospective.

Comme tous les mots du langage symbolique, bonheur a un sens statique et un sens dynamique, un sens d’état et un sens d’acte. Au premier sens, le bonheur est un état dans lequel l’homme espère pouvoir se reposer enfin : il exprime une aspiration au sommeil, à la mort. Le sens dynamique apparaît dans les expressions : « agir, danser, marcher, écrire avec bonheur », « faire un geste heureux », etc. Ce bonheur actif, celui de la création poétique, ne se connaît pas comme état : il est le sens dynamique de tout acte désintéressé, au sens très fort de ce mot.

SUARÈS

Peut-être donc ai-je introduit avec bonheur le mot bon­heur, puisque t’ayant fait préciser que le bonheur, dans le sens que nous donnons à ce mot, ne se connaît pas comme état, mais je m’aperçois qu’il est grand temps de dire que la dialectique du moi ne peut aboutir en aucun cas à son anéan­tissement confessionnel : Le moi, à qui je rapportais tout autrefois, doit être anéanti pour jamais (Fénélon). La piété chrétienne anéantit le moi humain (Pascal citant Cousin) … Ces anéantissements se définissent états (de grâce, de béati­tude, de sainteté, etc…) dans la perception d’une durée anéan­tie par sa propre fixité au sein d’une immuable perfection. Il est utile de relever en passant que ces mots n’ont aucun contenu et expriment de ce fait fidèlement le moi vidé de son contenu que proposent les religions en vue de l’apaisement définitif qu’elles parviennent souvent à obtenir.

Mais je reviens à mon panorama.

Après y avoir vu des objets en équilibre entre le + et le – je me demande : a) quels sont les rapports qu’entretiennent ce morceau de fer et le + universel, cet arbre, cet homme, et ce + ? et : b) quels sont les rapports que les objets entretiennent les uns avec les autres ?

(je suis à la recherche de l’évolution du subjectif dans la nature : à cet effet je présenterai mes objets à la façon d’un dessin animé ; n’ai-je pas amorcé une Comédie ?)

Voici un morceau de fer propre, dur, bien en équilibre. Mais la rouille l’attaque. La dureté du fer n’y peut rien. La rouille le ronge.

Maintenant voici H2 et voici O, chacun bien en équilibre. Je les fais se rencontrer, ils sont précipités l’un dans l’autre et perdus à eux-mêmes en tant qu’hydrogène et oxygène : voici de l’eau.

Résumé : un équilibre statique est sans défense.

Maintenant voici une cellule vivante. L’amibe absorbe, assimile et rejette les déchets. Naissance de l’équilibre dyna­mique. L’organisme vivant est un lieu d’échanges. En examiner les propriétés fondamentales : réaction aux agents extérieurs ; digestion et nutrition ; augmentation de masse ; dissociation interne par division ; rôle du noyau. Naissance de trois carac­tères : déplacements, adaptabilité, adaptation.

Voilà la dialectique installée dans la solution positive du il y a, solution insoluble pour l’être vivant-mourant qui en est le lieu.

Le panorama s’élargit. Voici des fonctions, permettant des échanges de plus en plus intenses, au fur et à mesure que nous examinons des organismes qui sont de plus en plus évolués grâce à leurs cellules de plus en plus spécialisées. En d’autres termes, nous voyons des organismes de plus en plus adaptables, grâce à une organisation de plus en plus adaptée. Et, tout de suite, afin que nous comprenions ce drame vie-mort en spectateurs participants, qu’apparaisse l’antinomie, la contradiction essentielle entre adaptation et adaptabilité !

Voici, au sein des organismes, se poursuivre sans arrêt la guerre des deux équilibres, guerre qu’un hasard, peut-être, arrête en telle espèce ou telle autre, en faveur d’un compromis. L’arrêt définit l’espèce dans sa spécification, dans le cercle magique de ses possibilités, qu’en aucun cas elle ne pourra franchir…

DAUMAL

Au sujet de l’équilibre, il serait peut-être utile de rappeler que le déterminisme dialectique commence déjà, dans la science moderne, à supplanter le mécanisme pur et simple. La notion de loi statistique est déjà un acheminement vers la loi dialec­tique ; elle ne l’est pas encore en ce sens qu’elle doit faire appel à une indétermination des phénomènes élémentaires, à la base de tout phénomène global. Ainsi, soient deux corps A et B qui se combinent pour en donner un troisième ; la réaction entre A et B ne se fait pas d’un bloc, tout d’un coup. Chaque atome de A peut se comporter, vis-à-vis des atomes de B qu’il rencontre, d’une multitude de façons différentes ; et rien ne peut faire prévoir comment il se comportera ; mais ici joue la loi des grands nombres (comme dans les jeux de hasard) ; justement à cause de cette indétermination apparente il n’y aura pas plus d’atomes qui se seront comportés de telle façon que d’atomes qui se seront comportés de telle autre, et la réaction totale aboutira à un équilibre constant (je schématise beaucoup l’exemple).

SUARÈS

La réaction globale, définie par une espèce végétale ou animale aboutit à un équilibre qui varie entre deux limites : le degré d’adaptation de l’espèce et son degré d’adaptabilité. Il est certain que nous sommes encore loin de pouvoir situer ces points limites pour les espèces : les chevaux d’Eberfeld n’ont acquis leur célébrité que parce qu’ils furent un des premiers cas connus d’intelligence scolaire chez les animaux (1953). Je connais un chien qui sait épeler des mots de six lettres et soustraire des nombres de deux chiffres. Des tests pratiqués sur des souris, des poissons, des singes, des élé­phants, voire des fourmis et des abeilles, nous démontrent aujourd’hui que si par raison nous entendons la faculté de juger et d’agir par raisonnement et non par simples associations ou par instinct, il est faux qu’elle s’appuie sur des prin­cipes. Le mot instinct n’est d’ailleurs inventé que pour donner une apparence faussement intelligible à un phénomène inex­pliqué.

BOUSQUET

L’on retrouve ici une pensée hégélienne qu’il me tarde de te faire connaître. Pour Hegel l’absolu c’est la Raison qui se personnifie dans l’homme en passant par tous les degrés suc­cessifs de l’inorganique et du vivant. La raison n’est plus une faculté humaine, un ensemble de principes, de règles, suivant lesquels nous pensons les choses. Elle est le code selon lequel l’être se produit, se constitue, s’épanouit. Elle est à la fois faculté subjective et réalité objective. Elle est en nous comme essence et norme de pensée. Elle est dans les choses comme essence et loi de leur évolution. L’Absolu qui est cette raison ainsi entendue n’est plus transcendant par rapport aux choses. Il est le processus même qui les fait apparaître, processus intelligible, entièrement intelligible dis-je, dans la mesure où la raison suit en nous le même chemin que les choses ont suivi pour se traduire à travers elle : c’est cela la dialectique, et quelque chose de plus, bien entendu.

SUARÈS

Le processus dialectique est intelligible parce que nous pouvons l’observer en nous et hors de nous. La raison nous permet de relier nos observations en fonction de la dialectique commune aux faits observés et à la raison elle-même. Ainsi la raison n’est ni déductive ni inductive mais mouvement se per­cevant tel à travers ses stades dans la nature.

Je me suis emparé des notions adaptation et adaptabilité comme pouvant illustrer le thème du drame dialectique à tra­vers les espèces. On pourrait, en dramaturge, choisir d’autres symboles, ou en poète, briser les symboles au moyen de leur contenu… trouver l’indicible expression très aiguë, qui anéan­tisse les mots à leur passage…

BOUSQUET

Voilà en effet où tu ne peux t’aventurer que par les moyens d’une expérience mystique, donc poétique.

Estève est venu hier. Nous n’avons parlé que de toi. Il se trouve qu’il me charge de te dire que ce que tu écris devrait te conduire à une expression parfois lyrique (voir Nietzsche, dit-il). Il dit, en somme, ce qu’il m’est arrivé de te dire moi-même.

Beau de trouver l’unité d’une manifestation à travers plu­sieurs esprits. Je ne te dirai jamais assez combien ton activité actuelle me passionne. Tu auras, toi, quarante ans, puis cin­quante, puis soixante et tu écriras encore. Tu devrais rendre à ton activité philosophique sa véritable qualité de dialogue. Ton erreur (et ta grandeur) c’est de croire qu’une expérience comme la tienne peut se communiquer à travers un seul livre. Il faudrait recommencer l’expérience inutile de Voie Libre, avec un manifeste de toi et battre le rappel des poètes.

Il faut : ou faire une note avec ce que je te faisais observer au commencement de ces papiers en citant Nelli qui m’a vrai­ment éclairé ce débat sur la poésie, ou, partout où j’ai men­tionné la poésie, la mentionner comme l’activité directe où le tout de nos idées sur la Présence s’exprime et se fait invention d’un langage, nous réservant une possibilité de mise en œuvre totale dans le domaine politique… le faire dans une note serait encore prématuré, et comme un gâchage. Je t’en parlerai tout au long, de façon à faire tiennes toutes mes idées. DAUMAL, d’ailleurs, doit déjà voir où je veux en venir.

Tu vois le sens large du mot Poésie. Poésie activité de l’esprit. Langage direct quand les exposés ne sont, en atten­dant, que des vues panoramiques auxquelles correspondent – fatalement – un nouvel état de ton esprit. À rapprocher de ce que je disais : le temps fait explosion comme dans toute activité sur-passionnelle, scène de rupture entre des amants ou coup de foudre : tout ce qui semble ramasser en un instant la totalité d’une durée. On peut chanter… respirer dans la nuit, dans tous les murmures de l’univers, parler dans le bruit de la mer, dans les rafales du vent… créer. Poésie.

L’intuition de ceci apparaît dans la volonté de connaître. Connaître c’est donner pour totalité à l’univers un corps de vérité qui aurait puisé sa transparence dans l’illusion que nous sommes un individu. Le moi, souvent détourné d’ailleurs de sa mission, n’étant que la direction imposée à la recherche.

SUARÈS

Je pourrais dire, au contraire, afin de confirmer ces défi­nitions, que la volonté de tout ceci révèle l’intuition de la connaissance ; que donner pour totalité à l’univers un corps de vérité c’est puiser dans la transparence de la connaissance l’opacité qui démontre quelle illusion c’est de se croire un indi­vidu. Nul ne sait mieux que toi, cher Joë, que nos écrits n’ont pour toute origine qu’une sorte de désintégration interne en vertu de laquelle un je ne sais quoi d’intemporel fait pression. Je te l’ai révélé, et le jour et le lieu où cela a commencé de se produire. Peut-être s’agit-il de ce verbe être dont, comme tu dis, nous pouvons connaître le commencement mais jamais la fin. Et cela que Pascal a trahi avec son Dieu et la jouissance qu’il en a ressentie, cela qui construisit l’œuvre de Proust sur la recherche minutieuse des éléments d’une durée escamotée, cela me fera recommencer jusqu’à ma mort des expériences inutiles et qu’aucun manifeste, aucun rappel ne sauveraient du désastre. Car je te révèle que le génie est la trahison de cela : comment peut-on sans rougir proposer le génie comme étape vers cela ? Le génie (pas celui qui est une longue patience : le vrai) peut en effet être une étape, au cours de la désintégration du moi, mais à partir de laquelle – Nietzsche, Van Gogh – s’allonge aussi la voie de la démence.

Or cette expérience (ce n’en est pas une : si l’on s’en tenait à l’expérience, sa transcendance n’y serait déjà plus), qui rend bavard par un processus de prolifération interne (que Proust a bien connu), il se trouve que, dans sa nouveauté, dans son caractère d’incréation – le seul que l’on puisse attribuer à l’intemporel – elle n’a aucun talent. Il y a là un ne pas savoir, lequel, s’il se maintient vivant, doit nécessairement sacrifier l’individu qui fait quelque chose. Tout cela tu le sais en vertu d’une expérience inverse de la mienne (car la mort-vie nous a frappés en sens opposés). Aussi cherches-tu à opérer un sauvetage de mes pensées flottantes en les recueil­lant dans des havres construits par des philosophes, Kant, Hegel, que sais-je. Je t’en serai toujours reconnaissant, car n’ai-je pas moi-même appelé au secours ?

Et alors, patiemment, en écolier, je me remets à la con­fection de mon panorama, qui constitue une sorte d’accumulation de Raison. Et lorsque celle-ci, sous sa propre pression, éclate en aspiration lyrique, tu me tends la main et l’on reprend le fil.

Je disais donc que les espèces animales se situent sur une échelle double, dont les branches s’éloignent indéfiniment : la non-spécialisation de plus en plus grande du germe, la spécialisation de plus en plus grande des cellules, des tissus, de tout ce qu’organise l’organisme. Ceci étant les innombrables champs de bataille de la guerre des deux équilibres. Guerre entretenue par les rapports des espèces entre elles : elles ont besoin les unes des autres parce qu’elles s’entre-dévorent. D’où une perpétuelle tendance vers l’adaptation et une perpétuelle tendance inverse, vers l’adaptabilité.

L’homme se tient en déséquilibre sur les deux extrémités de la double échelle divergente, qui ne cessent de s’éloigner l’une de l’autre. Si le fœtus humain passe par tous les stades animaux c’est parce qu’il ne s’y arrête pas. Ce germe assume (admettons-le pour les besoins de mon drame : je simplifie) successivement les caractères d’un poisson, puis d’un cheval, puis d’un singe, puis naît humain. Tout se passe comme si le germe vivant était unique et ne demeure poisson, cheval, singe, qu’en naissant avant terme. Les espèces sont des germes demeurés : happés par l’équilibre statique qui sacrifie les possi­bles possibles, pour les possibles réalisés. En ce sens, on peut dire que l’humain est la lutte contre le temps. Et l’on voit comment les sociétés nous font violence pour nous faire naître dans le passé, en nous injectant une conscience brahmanique, hébraïque ou chrétienne, qui date de plusieurs siècles, (ceci à titre d’exemple). La guerre des deux équilibres, en fonction de laquelle je classe les espèces, se prolonge entre la société et l’individu que je suis, la société me définissant dans une espèce qu’elle invente, française ou turque, bouddhiste ou chrétienne, cherchant à m’amputer de tout ce que je veux igno­rer en moi de possibles, et à me définir dans le cercle magique d’une perception de moi-même qui m’interdirait de la dépasser du fait qu’elle me dépasse en m’englobant dans une catégorie. En me désignant, la société me dépouille de ce que je suis, car je ne suis que ce que je pourrai être tout à l’heure.

Si une espèce est le germe demeuré, par contre l’humain n’est rien s’il n’est le germe retardé : retardé jusqu’à cet instant actuel que je vis ou plutôt que je fais éclater par une naissance que, sitôt advenue, je nie en faveur de cette nouvelle naissance de l’instant qui s’offre à ma nouvelle négation. Je reconnais que ce jeu est difficile et qu’il consiste plutôt à s’apercevoir à tout instant qu’on l’a mal joué. Et peut-être est-ce dans la notion très exacte de la quasi-impossibilité où l’on se trouve de retrouver en soi les éléments de la durée que réside, en fait, la création ? Et si je ne me définis, que suis-je si ce n’est ma constante interrogation suspendue muette en elle-même et se suppliant de ne se point répondre?

Voilà où se condamne le je suis moi. C’est une adaptation. Et voilà où il triomphe sur sa condamnation. Car si je n’étais pleinement adapté à ce moment-ci, adhérant aux nuan­ces subtiles que m’offrent l’expression de ce visage, l’intona­tion de cette voix, le gris du ciel, les problèmes quotidiens à résoudre, je serais, inconsciemment en train de rêver mes idées. Mais si, tirant des conclusions, je m’expliquais tout cela, le prochain changement ne me retrouverait plus. Il ne retrouverait que des idées. D’où la nécessité, non pas de détruire ou digérer ou anéantir le moi, mais de le restituer à ses intermittences. Et, d’une intermittence à l’autre, retrouvant sa palpitation, il peut enfin mourir-vivre et, à la fois, être et n’être pas. L’adaptabilité brise d’instant en instant l’adap­tation.

Cet éclatement du subjectif dans l’immanence de l’incréé est la raison d’être humaine. Éclatement par perception : connaissance.

Et si je n’ai pas encore parlé de liberté c’est que, vue dialectiquement, elle est extravagante. Ici, mon panorama me ramène à l’amibe. La comparant au morceau de fer, je dis qu’elle possède une certaine liberté, c’est-à-dire une certaine capacité de défendre son équilibre particulier.

BOUSQUET

Bien.

SUARÈS

Me voici amené à résumer en un paragraphe l’évolution du subjectif à travers la nature. Je ne puis, à celle-ci, attribuer aucune finalité ; elle est + quelque chose, et c’est tout ce que je peux en dire : le reste est descriptif. Mais, cherchant à décrire un agrégat vivant, je peux dire qu’il est animé vers une défense de son équilibre propre. D’où la création d’organismes de plus en plus aptes à s’adapter aux circonstances, de façon à asseoir leur équilibre. Deux voies sont possibles et, en fait, existent : la victoire définitive de l’équilibre statique est celle des termitières ; la victoire définitive de l’équilibre en perpétuelle rupture d’équilibre est celle de l’homme – je suis tenté de dire : du Fils de l’Homme, en langage symbolique : peut-être expliquerai-je un jour pourquoi. Or il est évident que le subjectif est intimement pétri de tout ce qui compose l’équilibre particulier de l’agrégat ; il est évident qu’en fin de compte c’est l’homme qui détruit les termitières et non les termites qui gagnent ; il est évident que l’homme, étant la personnification, malgré lui, de la mise en déroute des automatismes accumulés par la durée, il est évident que l’homme, sujet, lutte avec acharnement pour conserver cet équilibre enfin acquis, mais au prix d’un perpétuel arrachement, au prix de la défaite du vainqueur. Infiniment plastique et malléable, le sujet, ayant égaré en cours de combat, les armes qui l’eussent protégé dans la défaite de ses possibles possibles, se trouve être le lieu de réactions propres et devient espèce à lui-même, avant de le savoir, de sorte que sa liberté est devenue cela même qui l’enchaîne.

BOUSQUET

Bravo. C’est un coup de théâtre que je croyais être seul à prévoir. Cette marche à l’étoile. Fin de la liberté étant un bien. Mais je suis si heureux de me trouver en toi. Il me sem­blait que mon regard m’ouvrait les portes d’une vie étrangère à toute surprise. Toute apparition d’une créature ou d’un objet nouveau prévenait un de mes souhaits, me l’inspirait tout accompli, me semblait-il…

En faisant le jeu des événements j’étais devenu la chair de la volonté qui s’accomplissait en eux.

Dans tous les endroits du monde, il y avait mon regard qui m’attendait nu comme un Dieu. On aurait dit que ma vie brûlait en lui de m’appartenir. Ah ! le chemin que je quittais savait mieux que moi le chemin que j’allais prendre. j’extrais ces lignes de En attendant la dame blanche. Est-ce assez la négation de la liberté ? Donc, nous sommes d’accord.

SUARÈS

L’on a écrit trop de sottises sur la nécessité de la spécia­lisation et les avantages qu’auraient les sociétés humaines à se conformer à celles des termites… mais un préambule s’im­pose. Le voici : l’équilibre moyen en lequel s’installe une espèce trébuche chez les mâles dans la direction dynamique, chez les femelles dans la direction statique. Le mâle est centrifugé, la femelle est centripète. Le rôle et l’influence du mâle dans telle ou telle société expriment le degré de pénétration du mouve­ment dialectique dans cette société. Les sociétés des abeilles, des fourmis, des termites sont des sociétés femelles. Dans le vol nuptial de la reine des abeilles, la dialectique est assassinée en la personne du mâle. Sociétés purement fonctionnelles.

(J’ai souvent pensé : assassinat du Verbe… rapprochement des mots Verbe, Parole, dialectique, qui, par ailleurs, se rap­portent au langage… n’est-ce pas significatif d’une constante de symboles dans l’esprit ?)

Un sujet d’étude : comment, dans les sociétés humaines, le sexe a été arraché au rythme des saisons, à l’équilibre de la nature.

DAUMAL

J’oublie toujours de vous parler d’un curieux livre d’occul­tisme où, en langage mythique il y a des lumières de vérités… (la Totémisation est un rite d’individualisation, marquant le début de la période historique des moi. Si l’évolution se pour­suit ainsi, l’homme deviendra insecte, spécialisé à l’extrême). C’est donc dans les conclusions le contre-pied de ceci. Mais il y a là un peu de la juste Apocalypse.

Des sociologues diront : depuis les temps historiques les plus reculés, les hommes se spécialisent de plus en plus : soit par formation de castes, soit par adaptation à des techniques diverses. De nos jours, bien que le machinisme tende à trans­former l’ouvrier en simple manœuvre non spécialisé, une foule de métiers subsistent où les spécialistes ne vont qu’en se multi­pliant. Il est vrai que les forces d’inertie, de retardement, tant sociales, qu’individuelles s’expriment ainsi. À la limite, cette évolution aboutirait à la fourmilière. À notre époque où l’homme commence à s’éveiller, la tendance de l’insecte réagit fortement ; elle s’exprime par le genre de rationalisation qui règne aux U.S.A. Le machinisme, ici, n’est qu’un prétexte : il n’est pas encore démontré que des hommes sachant tout faire… universellement développés (Lénine) dussent être inca­pables de se servir de machines. À vrai dire, notre malheu­reuse civilisation ne peut, elle, que servir les machines. Si elle ne sacrifie pas l’insecte à l’homme, tant pis pour elle.

BOUSQUET

Il serait peut-être bon de montrer au passage comment le darwinisme a erré en considérant uniquement ce qui ne devait être que des conséquences et des conséquences toutes secondaires d’une évolution plus haute. Il a tout regardé sous le jour du naturaliste et non du penseur.

SUARÈS

Les entomologistes considèrent une termitière comme un organisme, dont les cellules mobiles construisent le corps d’une matière plus dure que le ciment. Cela me semble si vrai que, pour détruire une termitière, il suffit de s’emparer de sa reine. Celle-ci, apparemment, ne fait que pondre ; toutefois, aussitôt qu’elle est retirée, la termitière devient comme folle, et cela instantanément. Il y a, imagine-t-on, entre la reine et ses… cellules sujettes… un réseau qui nous échappe, équivalent à notre système nerveux. Il y aurait là un conte à faire, à la Wells ou à la Poe : des hommes construisent leurs maisons, leurs cités, leurs lois et institutions, leurs idéologies et leurs religions. Tout cela, visible et invisible, est plus dur que le ciment. Plus l’édifice durcit et se complique, plus ces hommes travaillent – le travail devenant but-en-soi – et sont intelligents, c’est-à-dire capables d’aller et venir au sein d’un monde extrêmement complexe. Et voici que l’intelligence devient, elle aussi fonctionnelle (la termitière est intelligente). De ce fait elle a conscience d’être et devient philosophie. Mais, quel­que part, caché au fond d’un sanctuaire secret, un magicien a créé un centre nerveux relié aux ventres et aux sexes de tous les individus. C’est un colossal monstre vivant, à l’image de la reine des termites, un ventre-sexe mille fois à l’échelle naturelle. Ce monstre ayant drainé toutes les consciences confère à chaque individu, soulagé d’autant, le sentiment qu’il a d’exister. Ce conte mettrait en relief ceci : la transcendance est ce qui, se connaissant, tend à ne pas se connaître et ne se connaissant pas, tend à le savoir… ou quelque chose d’ana­logue.

BOUSQUET

Dans une version précédente, tu parlais d’aboutissement humain, et c’était là où l’on pouvait t’accrocher. D’après les hégéliens la dualité doit durer, considérée qu’elle est comme l’élément moteur. Sa résolution doit en être toujours possible et toujours différée. Mais la résolution que tu en voies suppose comme un éclatement actif du monde du temps, et enveloppe la réalité présente d’une réalité possible où toutes les condi­tions régissant celle-ci seront inventées. Cela me va à moi. Mais l’Idée de Hegel, dernier terme de l’évolution, ne révélait-elle pas par là qu’elle pouvait être saisie comme la fixité, le pôle d’or sans l’existence duquel le mouvement ne serait pas ?

SUARÈS

Cher Joë, te voilà, chien de chasse, poursuivant la pénurie de mes mots dans leurs derniers retranchements. Ta question est cruciale, définitive. Elle m’oblige à rechercher dans l’évé­nement qui fut, et est toujours, l’indicible choc de… comment dire… du temps et de la durée, la continuelle, la graduelle, l’inexorable destruction de celle-ci par la vision de ce qu’elle contient – non pas dans l’Univers – dans moi, qui, participant au quelque chose et étant ce quelque chose ne puis me concevoir ni comme Principe ni comme Fin. En d’autres termes (si je parviens à me comprendre) il s’agit bel et bien de décla­rer nulle cette fin, ce finis coronat opus que Hegel voulait orgueilleusement offrir en cadeau à l’Univers. Je vois la fin de l’Idée comme maturation de l’homme, ces mots fin, aboutis­sement, n’ayant de sens que par rapport au contenu de l’idée dans sa représentation, qui est l’idée. Car si l’idée n’est pas représentation et celle-ci son propre contenu dont il appartient à la raison de se révéler à elle-même les éléments, elle n’est que projection imaginative, inconsciente, mythique, de ce con­tenu privé de sa substance. Je ne démordrai pas de cela. Et comment ce contenu pourrait-il soudain devenir autre chose que son corps de durée ? Et celui-ci, en vertu de quels exor­cismes pourrait-il soudain se rajeunir au point de n’être plus, condition essentielle pour que l’incréé du temps révolutionne la durée, ses représentations et ses œuvres ? Et par quels subterfuges espère-t-on être révolutionnaire si l’on ne se laisse d’abord ainsi révolutionner ? En cette fin de l’Idée permanente et la découverte de l’intermittence de l’idée réside à la foi l’intemporel et le temporel sans cesse brisé, épuisé par sa propre création non préméditée mais certaine, de ce fait, d’être la résultante réelle de ce qu’il y a, sous son signe positif.

Je crois discerner dans l’expérience philosophique un pro­cessus semblable à celui de l’expérience mystique. L’expérience philosophique étant plus mentale qu’émotionnelle recompose le moi autour d’un pseudo-absolu spatial ; la mystique, étant centrée sur le pôle émotionnel éternise la durée. Ces deux projections du moi, je ne suis pas qualifié pour les juger : essentiellement elles tombent à côté de ce que j’ai à dire. Tu vois ? Cela nous ramène à la poésie. Dans le sens que tu m’as appris à l’envisager, le plus large, le moins littéraire, le plus prés de l’amour qui soit. Celui où l’on rêve le réel, peut-être ?…

BOUSQUET

Quel beau chapitre sur la dissolution du moi dans l’amour : la présence de la femme aimée est la réalité du rêve : non pas la réalité s’opposant au rêve mais la négation de la réalité qui s’opposait au rêve dans l’apparition de ce rêve. Et résultat : toute la réalité environnante se nie, s’efface.

Nous verrons comment un être à travers toute sa vie sub­jective tend à objectiver ses données dans l’impersonnel ; que penser le monde ce soit le pousser vers sa vérité, afin qu’à la limite la connaissance totale se poursuive à travers une disso­lution du moi. Si bien que comprendre le monde, c’est abolir en lui, à travers la connaissance qu’on a puisée et qu’on lui a fait prendre de sa vérité, abolir, dis-je, toute différence entre le subjectif et l’objectif.

Il y a des confirmations terribles dans le domaine de la sensualité. Comme si nos entrailles et notre sexe savaient que la fin du moi est le commencement de l’être. J’ai hâte que tu saches comment je parviens moi-même au même point… par l’enseignement de la sensation. Tout reviendrait à créer une méthode de se dépersonnaliser dans l’exercice de la pensée la plus haute, comme nous dépersonnalise la sensation la plus organique : jouir de la vision de l’être féminin particulier qui nous précipite dans la ténèbre frémissante du non-moi apporte un surcroît au délire dionysiaque d’anéantissement du moi. Le moi se nie jusqu’à ne reconnaître l’existence que dans un moi extérieur, refusé ; le moi n’est plus que ce qui règne sur le non-moi que nous devenons et l’exclut. Toutes les aberra­tions sexuelles ne sont que des enseignes sur ce chemin. Retour à l’enfance, à l’utérus.

SUARÈS

Le moi physiologique ?… En fin de compte et comme l’origine de toute idée est sensorielle, le lieu où le moi peut valablement se percevoir, est-ce le corps ?… Contrairement à l’enseignement traditionnel de l’Inde, doit-il dire, non pas : je ne suis pas ceci, je ne suis pas cela… mais : je suis ceci, je suis cela ?… Je suis corps, je suis sensation ?… La volupté laisse-t-elle un résidu ou au contraire le moi est-il un résidu ?… S’attarde-t-elle à un souvenir, ou au contraire dépasse-t-elle l’expérience ?… Cherche-t-elle à se répéter ou le désir cherche-t-il à s’anéantir dans un absolu de non-jouissance ?… Le plaisir ne serait-il qu’une sensation favorable se transformant instan­tanément en son propre souvenir ?… Et jusqu’à quel point le moi n’est-il qu’une non-coïncidence entre sensation et percep­tion ?… Et pourquoi est-on heureux, à la première coïncidence que l’on peut inventer, de se sentir convié par l’événement à partager son évidence?…

BOUSQUET

Tous mes livres à moi sont une trans-objectivation du subjectif – et c’est ainsi que j’ai dépassé les coïncidences qui ne sont que de la pensée extériorisée. Tu te rappelles la cou­leuvre, quand tu venais à la ville. Madeleine se demande si c’est bon ou mauvais signe. Voilà l’irruption du subjectif. Elle n’était que la vie d’un lieu, ce dont notre pensée ne pouvait constituer qu’un reflet.

Tu vas comprendre maintenant pourquoi j’insiste pour une action collective, distribuée selon ce que chacun repré­sente. Si géniale que soit ta démonstration elle convaincra peut-être l’homme mais ne le changera pas : Reconnaître la puissance formidable du désir intérieur à la chasteté n’a jamais obligé un homme à rester chaste : tu te souviens du temps où les coïncidences m’obsédaient : je comprends depuis peu qu’elles revenaient à un phénomène très simple qui consistait en ceci : tout d’un coup, ma pensée, la domination de ma vie intérieure, se perdait dans le coup d’état d’un objet dont je devenais tout entier la pensée : la présence, devant moi d’une roche verte, pleine du souvenir d’un manteau aimé, faisait échouer toutes les prévisions, et contre toute vraisemblance, jurait à ma place, par exemple, que la personne à qui appar­tenait le manteau vert n’allait pas tarder à venir. L’important n’était pas la valeur de pronostic applicable à la vie d’un homme, moi, et pouvant être tourné au bénéfice de son bon­heur : c’était le phénomène lui-même qui importait par la découverte qu’il faisait en mon nom de l’univers inconnu où il pouvait se donner comme tel. Combien de temps m’a-t-il fallu pour m’emplir de cette certitude, jusqu’à ce que la tenant pour indiscutable, j’aie pu progresser à mon tour.

Or cette donnée mystique était communicable par la poésie. Sans généralisation prématurée, sans édification d’un système : des hommes gagnés à cette constatation élémen­taire s’enveloppaient dans mon devenir.

Car c’est en ceci que tout cela a sa cohérence : il faut, avant tout, envelopper les hommes dans ton devenir. Tu sais combien c’est difficile… Mais pour cela tous les moyens sont bons. Magie poétique, ruse. Vois au verso de la page suivante une bonne idée qui me vient.

(SUARÈS 1953)

Je tairai cette idée que je n’ai pas suivie. À vingt années de distance, je vois bien que je n’en avais pas le choix. Déjà je savais ne posséder ni moyens ni fins, ni devenir. Et que « cela » n’enveloppera jamais personne.

ÉPILOGUE

Lettre de BOUSQUET à SUARÈS – Juin 1938

Carcassonne, lundi.

Mon cher Joë,

Laisse-moi d’abord t’embrasser au sortir de cette frénésie hideuse. Il y a de tout dans mon élan d’affection : de la délivrance (la partie la plus importante de mon travail est finie) ; du soulagement (j’ai failli mourir) ; de la reconnaissance. Mon manuscrit n° 1 est achevé ; et j’espère que « L’ombre aux mains roses » verra le jour en octobre. On en pensera ce qu’on voudra, jamais je ne me suis aussi éperdument moqué de l’opinion des indifférents. Ce livre contient pour moi, sous une forme cohérente, la vérité — ma vérité. Je pourrai toujours y revenir. Il me guidera. Il n’y aura plus dans ma vie une heure perdue maintenant que je pourrai, avec des hommes comme toi, me rapporter à cette expérience.

La première partie de mon deuxième livre « Le passeur s’est endormi » est tapée. Je corrige les derniers chapitres pendant que l’on tape la seconde. Des fragments de ce livre paraîtront dans les revues qui m’ont demandé de l’encre pendant que je ferai les services de l’Ombre aux mains roses. Enfin, après ces deux jours de répit que je me donne. j’achèverai Iris et Petite-fumée qui attendait justement que mes certitudes aient mûri dans l’élaboration des deux écrits que je t’ai cités.

Le 12 juillet, je vais reprendre mon activité créatrice. Il faut que j’aille vite, car — entre nous — mes réactions dans les crises de fièvre deviennent molles, il faut que je me prépare à partir, je ne compte pas sur une durée supérieure — en admettant que j’aie de la chance à deux ou trois ans : c’est plus qu’il n’en faut pour mon livre de critique et pour le volume poétique qui doit couronner mon œuvre. J’espère fermement ne pas mourir avant. Si la mort me surprend, tout le travail antérieur sera perdu. Car de même que l’Ombre aux mains roses éclaire le rendez-vous d’un soir d’hiver, mon livre de critique jettera de la lumière sur les écrits que j’achève.

C’est cet été que je vais jeter les bases de mon livre d’essais. Il tracera les limites du monde moral où j’aurai vécu : Portrait d’Estève, Toi, notre rencontre : un long essai sur ton œuvre, le rôle des peintres dans ma vie. La poésie de Paul Eluard. Enfin, notre époque : Paulhan, dont les fleurs de Tarbes contiennent, après sérieux examen, des sources cachées. Michaux : ceux qui ont compris. J’ai compris. Et je sais que comprendre, c’est, avant tout, reconnaître ce qu’on doit se défendre d’interroger; et, en ce qui me concerne, m’enfermer dans les limites de cette affirmation. L’homme n’est que l’ombre de ses actions. La vie n’est pas en nous : elle nous blesse pour nous diriger et nous la con­naissons avec une douleur dont nous n’avons que les ans pour nous guérir… Tu es peut-être le seul dans ce monde à tout à fait me com­prendre ; le seul avec qui je serais heureux d’entamer un long et profond échange d’idées : il faudra bien, en effet, et parce que ce qui nous a rapprochés se servait de nous, entamer une longue correspondance de questions et de réponses, soigneusement relue, discutée dans un milieu d’amis vrais et purs ; et que nous publierons en volume, sans nom d’auteur, avec une préface d’un homme très bien. Penses-y. Cela pour­rait former la substance de notre vie intellectuelle toute l’année 1938-39 ; qu’en dis-tu ? Et tu pourrais, dès maintenant, penser aux sujets que nous avons à débattre. De chaque lettre, le destinataire bifferait impitoyable­ment ce qui paraîtrait impur ou suspect de redite.

Il serait inutile de supprimer le moi si le but de cette opération était de le retrouver sous une autre forme. Il faut consacrer toutes ses forces à dissoudre le lien tressé entre les faits par l’occasion que nous leur étions de se rapprocher. J’ai compris que ma vie était la vie de ma blessure avant d’être la mienne et que la route à suivre pour m’éloigner du moi était dans une conscience profonde de cette catastrophe dont mon instinct de conservation édifiait lentement l’oubli. Il y a, vois-tu, un parti immense à tirer du hasard, une hygiène morale à dresser avec lui puisque c’est lorsqu’il apparaît que la vie garde son caractère en évi­tant de porter les traits dont l’a revêtue notre façon habituelle de la connaître.

Je ne t’écris pas plus longuement aujourd’hui. Je veux, avant de m’endormir, corriger quelques pages de mon dernier cahier. Je ne suis pas entièrement libéré, et n’ai voulu que pousser devant toi, et, dans une grande embrassade affectueuse, mon premier soupir de délivrance. J’allais oublier de te dire que, depuis ma dernière lettre, avec l’envie folle d’en finir avec mes livres, j’ai eu deux crises de fièvre, dont une terrible et une gingivite suppurée qui a failli m’emporter, l’infection ayant gagné le voile du palais, ce qui entraîne dans tous les cas un pronostic mortel. Dis-toi que l’on m’a veillé, avec discrétion d’ailleurs, la femme qui sur­veillait mon sommeil de fiévreux s’étant installée dans le corridor. Et, comme ma pendule s’était arrêtée, personne n’ayant pensé à la remonter, sais-tu qu’elle est entrée à pas de loup, ouvrant la porte qu’elle avait laissée entrebâillée, parce qu’un bruit l’avait intriguée ; et qu’elle m’a trouvé à quatre heures du matin, un cahier aux doigts, essayant de mettre sur pied « L’ombre aux mains roses » parce que, sentant venir la fin, je voulais que ce livre paraisse.

À bientôt, Joë, embrasse pour moi Nadine. Pense à moi,

Ton ami Joë.

Lettre de C. SUARÈS – 6 Août 1938

Bien cher Joë,

L’excès de désir de te répondre m’a empêché jusqu’ici de le faire. J’étais trop certain de ne disposer d’aucun moyen d’expression et de te décevoir [1]. L’idée de ta mort possible, ta hâte à jeter sur cette planète le plus que tu peux de toi avant de t’en aller, m’ont mis dans une espèce de langueur aride, car l’échange de vues que tu me proposes est, de tout ce qu’il me serait possible d’écrire, ce à quoi je tiendrais le plus, et je ne pourrais cependant m’y résoudre sans un certain apaisement au sujet de ta santé, dont j’ai moralement besoin, et ensuite l’assurance d’une certaine régularité dans nos échanges à laquelle tu m’as si peu habitué jusqu’ici que je n’y crois pas encore. Si ton intention est sérieuse, je voudrais que ta lettre et celle-ci soient déjà le début de cette corres­pondance destinée à « un échange d’idées » (j’emploie tes mots pour le moment, mais je déteste les « idées », et toi aussi). Je suis si vidé en ce moment que je ne sais si je sais écrire. Il me faudra du temps et une détente pour retrouver un minimum de spontanéité. Cependant, j’ai toujours pensé que nous avions quelque chose à faire en collaboration et tes notes non signées qui figurent dans ma « Comédie Psychologique », dans lesquelles ta recherche et ta vision viennent se joindre aux miennes, en témoignent. Nous fûmes ensuite bouleversés et stupéfaits par la mort d’Estève qui nous retirait bêtement l’épine dorsale qui devait nous sou­tenir. Tu devais venir à Paris, nous devions entreprendre tous ensemble une œuvre qui aurait porté ce qu’en jargon on appelle la « conscience philosophique » au delà des limites hégéliennes ou marxistes qu’on veut encore lui fixer. Livrés à nous-mêmes, nous avons toi et moi une fâcheuse tendance à laisser croire que nous délirons. Ériger en architecture une philosophie n’est pas notre métier, n’étant pas notre désir. Il ne nous reste donc, en effet, qu’à échanger nos pensées et je sais bien, en apprenant à la fois que tu as failli mourir et que tu voudrais entreprendre cette correspondance, que je ne suis en aucune façon préparé à subir la douleur de ta disparition et qu’à cette angoisse affective s’ajoute la crainte d’un désespoir possible si Bousquet et Suarès se quittaient pour toujours en laissant incréée leur œuvre commune.

Je ne suis pas de ton avis quant au tour impersonnel que tu proposes de donner à cette correspondance. Tout d’abord, il n’est pas certain que le résultat en soit bon et publiable : ne sacrifions donc pas le naturel de cet échange à une intention quelle qu’elle soit. D’ailleurs l’intention d’être impersonnel ne supprimerait pas le moi, c’est tout juste si elle le recouvrirait d’une feuille de vigne. Laissons plutôt cette partie honteuse se comporter à sa façon. Nommons ceux que nous avons à nommer, y compris nous-mêmes. Remarque que cela nous épargnerait éventuellement la préface obligatoire, l’embarras de l’ami qui l’aurait à faire et la position un peu ridicule de ceux qui se cachent en le disant. Quant à trouver des sujets, des questions, ou des réponses à des ques­tions non posées, ta lettre m’en fournit déjà tant que j’en suis presque embarrassé. Je ne puis imaginer de meilleur point de départ à ce que nous avons à dire, et, en général, à la connaissance de soi et de l’homme, que la réalité de l’actuel. L’essentiel est dit dans ta lettre peut-être mieux que tu ne l’eusses fait en l’y voulant mettre. À mon tour, en y relevant ce qui ME touche le plus, j’irai à l’essentiel, plus vite que je ne le mettrais dans une série de questions. « Quelle est la fonction de la conscience, du cœur, du cerveau, de la main, dans ce monde invivable de fous homicides ? » Voilà ce que je te demanderais, en termes étudiés et ingénieux. Mais, du fait de se trouver posée, cette question sur les rapports de l’agir et du penser rebondirait dans une abstraction où l’illu­sion de penser n’aurait pour effet, pendant ce temps, que de nous dispenser d’agir. L’abstraction proviendrait de ce que poser une question c’est déjà s’en abstraire. « Je » pose la question et ceci même m’autorise à n’aller pas plus loin dans les raisons que j’ai de me la poser et que je suis censé rechercher. Pour te rendre concret ce que j’entends, je te dirai que Descartes (qui m’attendrit à la manière dont me touche la première locomotive) ne s’est certainement pas douté du désir intense qu’il avait de se prouver sa pérennité en tant que moi ni du conditionnement de sa pensée par ce désir. « Je pense, donc la pensée est distincte du corps » n’est que le prétexte d’un moi qui, redoutant de n’être point immortel, trouve dans cette peur fondamentale la faculté de tenir pour évidente et objective une constatation purement subjective dont, jusqu’à sa mort, il ne devinera jamais le contenu. Cette constatation est la matérialisation d’un rêve fait de peur et d’avidité (peur de n’être point l’être, avidité de durer). L’épouvante primordiale de la conscience du moi, désemparée, nue, isolée, a la faculté de s’enrober dans l’apparence d’un fait naturel qu’elle se donne l’illusion de constater, l’instrument de la duperie étant l’intellect. Dans cette comédie que se jouent nos secrets désirs, je place en bloc, en vrac et sans vouloir y trouver de nuances ni d’atténuantes, les religions, métaphysiques, éthiques, philosophies, psychologies et idéologies. Ceci pour commencer par mettre tout le monde d’accord sur le fait que nous parlons d’autre chose.

Qu’on lève les bras au ciel sur l’impossibilité d’une telle table rase ! Je sais bien, lorsque tu m’écris : « j’ai compris que ma vie était la vie même de ma blessure avant d’être la mienne et que la route à suivre pour m’éloigner du moi était une conscience profonde de cette catastrophe dont mon instinct de conservation édifiait lentement l’oubli », je sais que tu tiens là un langage de vérité et de connaissance, et que ta pensée, à ce moment-là, engendrée par tout ce qui conditionne une vie mais deve­nant l’auto-révélation de ce conditionnement, se trouve libre d’être limitée, universelle d’être individuelle. Je sais que cette auto-perception, non du moi (attention à l’embûche), mais du processus vital qui, selon les cas, devient le moi ou sa propre connaissance, je sais qu’elle ne peut jamais se produire avec le secours des religions, métaphysiques, éthiques, philo­sophies, psychologies ou idéologies, ni avec rien. Et c’est bien cela qui en rend si difficile l’élucidation. Aux yeux de la plupart des personnes, nous pouvons passer pour des rêveurs dès l’instant que nous ne faisons qu’ouvrir les yeux sur la réalité la plus objective qui soit.

Ne nous laissons donc pas tenter par le plaisir de présenter avec méthode cette… comment l’appellerai-je ?… cette connaissance, mais laissons-la se dégager de notre correspondance, de même que le matérialisme dialectique résulte de l’œuvre de Marx plutôt qu’il n’y est défini.

L’extrême difficulté de nous faire entendre, je la mets à l’épreuve tout instant avec ceux de nos amis qui nous aiment le mieux et qui nous témoignent cette affection avec le plus de constance. Je pense à Cassou en ce moment et à plusieurs longues conversations que j’ai eues avec lui au cours de ces derniers dix-huit mois. Je commençai par lui pré­senter, pour « Europe », un essai qui s’intitulait « L’État c’est eux », dans lequel je m’efforçais de montrer l’impudeur avec laquelle les puis­sances d’argent, qui sont l’État réel mais non apparent, agissant mais occulte, veulent nous donner à entendre qu’elles sont la Nation. Cette usurpation, fruit de leur expérience de Valmy où l’État émigré fut battu aux cris de Vive la Nation est bien une des farces les plus scandaleuses de notre temps. Bien que Cassou parût assez goûter mon exposé, je le retirai presque aussitôt, par un scrupule qu’il me fût impossible de justifier sans me ranger à ses yeux parmi ceux qui refusent les combats. Mais je m’étais aperçu que si cet essai pouvait, à ma satisfaction, trouver sa place dans un ensemble où j’aurais au préalable bien montré mon point de départ, isolé, il avait tout l’air de se prêter à des combats que je trouve imaginaires. Ce point de départ consiste à vérifier ma propre intelligence : est-elle partisane ou lucide, le simple prétexte de désirs inconscients ou une vision du réel ? Cette question paraît fondamentale ceux qui voient à quel point sont subjectives les pensées qui se sont cru le plus objectives (je t’ai donné l’exemple de Descartes). Mais la per­ception peut-elle se porter sur la matière même dont elle est faite ?

« Il faut, m’écris-tu, consacrer toutes ses forces à dissoudre le lien tressé entre les faits par l’occasion que nous leur étions de se rapprocher ». Tel est le point de départ dont je parle. Je ne te chicanerai pas, pour le moment, le mot dissoudre bien qu’il ouvre les portes à toutes les triche­ries. (Qui se donne comme but de dissoudre ce lien, si ce n’est ce lien sous un nouveau masque et ce nouveau moi, que veut-il sauver ? Cette remarque, tu la formules toi-même à chaque instant et n’est-ce pas là que nous nous retrouvons ?) Or, sans me permettre d’interpréter la pensée de Cassou, je crois que si, pour lui, nous ne sommes, en effet, que l’occasion qu’ont des faits de se rapprocher, il nierait que cette occasion pût se dissoudre par un phénomène d’auto-révélation. Il nous donnerait le choix entre l’action conditionnée partisane et la tour d’ivoire, et c’est bien ce qui arriva à la suite de cet essai retiré, lorsqu’à sa place je lui présentai je ne sais plus quel texte que j’intitulai, je crois, « Intro­duction à une éthique », où j’eus la naïveté d’employer le mot « objectivité ». Cette tentative donna lieu à une discussion de deux heures au cours d’un déjeuner tête à tête à Montparnasse, il y a plus d’un an de cela (et qui me donne aujourd’hui l’occasion de maudire mon inca­pacité de noter une conversation sérieuse, faute de mémoire).

« Tu prétends te pencher sur le monde objectivement, me disait-il à peu près, comme si tu étais autre chose qu’un des éléments du conflit. » « Et toi, disais-je, dans ce combat que tu livres tous les jours, tu aban­donnes à chaque tournant du chemin un peu de l’essentiel et tu finis dans une guerre civile où personne ne sait plus pourquoi il se bat. » C’était encore à l’époque où le front populaire se donnait l’illusion de pouvoir réformer l’État. Pour ma part, je n’attendais déjà plus rien d’une lutte politique qui s’épuisait dans des escarmouches quotidiennes faute de miser sur la seule réalité. La vérité à double visage des valeurs éthiques et des faits économiques était constamment trahie sous le prétexte de barricades urgentes à élever contre la poussée du fascisme. En vue d’un succès tactique tout allié provisoire était bon, même l’ennemi de la veille et du lendemain. Luttant pour des fins discordantes, les éléments de cette nouvelle armée n’étaient plus, tels que je les voyais, que les réactions de leurs propres ennemis. Je ne voyais plus ni communistes ni fascistes mais des anti-fascistes et des anti-communistes, ces « anti » n’étant que les opposés des images que chacun se faisait de l’autre, c’est-à-dire des négatifs d’idées abstraites de clichés, d’images immobiles maladroitement composées de mots d’ordre qu’aucune absurdité ne par­venait à démonter. Nous pataugions à un tel point dans le bourbier des « faux patriotiques » que, lorsque je fis remarquer à Cassou l’ingéniosité de l’inconscience qui fit choisir comme mots d’ordre par le fascisme les trois mots les plus propres à assommer l’humain d’un coup : Croire, Obéir, Combattre, il me répondit que tout dépendait de ce que l’on croyait, de à qui l’on obéissait et de pourquoi l’on combattait. J’en fus extrêmement affligé et le lui dis. Je me souviens d’avoir employé les mots « valeurs mortes ». Il me dit que ces valeurs étaient brandies par des hommes bien vivants, armés de mitrailleuses et de bombes et que je pouvais bien les déclarer mortes mais que c’est moi qui le serais le jour où des nazis me tortureraient. Je ne pus en disconvenir. Il me dit qu’il fallait donc, par n’importe quel moyen, empêcher la main-mise matérielle de ces gens — et de ceux des leurs qui sont parmi nous — sur tout ce à quoi nous tenons, ces moyens fussent-ils les compromis les plus hasardeux, et qu’il n’y aurait point de risque à cela car le but historique atteint transformerait à son tour ceux qui nous auraient aidés à l’atteindre, en faisant tomber celles de leurs limitations qui les séparaient de nous. Ce point de vue me sembla trop théorique. Même la peur des tortures physiques est incapable de me persuader de l’efficacité dune action au cours de laquelle on abandonne ce pour quoi on lutte afin de le sauver. Je suis tout à fait certain que le seul moyen à employer en vue d’une fin est cette fin elle-même, et quelque reconnaissance que j’aie pour ceux qui combattent avec d’autres méthodes, je ne croirai jamais à leur victoire, dût-elle apparemment se produire et m’épargner des tortures. La vie qui résulte du lieu géométrique appelé Suarès n’a de sens que si elle cesse de s’identifier à son conditionnement, non point que le conditionnement puisse cesser, mais l’identification, car c’est l’iden­tification, non le conditionnement qui crée la dualité, ce combat des contraires, dont l’un engendre l’autre et que je trouve stérile. Il me sembla, au cours de cette conversation, que Cassou et moi, conditionnés à peu près d’une même manière, n’étions séparés que de l’image qu’il se faisait de tout ce qui était pour nous unir. Ainsi notre camaraderie se trou­vait déchirée par deux réalités différentes ; moi jugeant que son action, faute de s’appuyer sur les valeurs essentielles mais utilisant au jour le jour celles que lui offraient les vicissitudes des combats, ne pouvait, en aucun cas, instaurer finalement ce pour quoi il combattait, mais dont la vertu lui semblait si peu efficace qu’il ne cessait de la secourir par des compromis et des trahisons quotidiennes ; lui considérant mon entêtement comme une matière d’évasion dans une abstraction sans contact avec les contingences. « je veux, disais-je, centrer toutes mes facultés sur une vérité que je n’ai pas assez dite. » « Tu l’as déjà dite, me répondit-il, et cela suffit ; tu es un Rabbi, voilà ce que tu es ; lorsque tu as dit ce que tu voulais dire, tu le recommences ; à la parabole du palmier tu ajoutes celle du chameau et puis tu en chercheras une autre. » Il avait raison quant au Rabbi et tort quant à l’abstraction. Je ne suis jamais plus accroché à l’actuel que dans l’apparence de l’abstrait et c’est ce point que je tiens encore et encore à montrer, parce qu’il n’y a que cela que je trouve, en fin de compte, utile, et ceci intéresse, mon cher Joë, ta position autant que la mienne. Trop de métaphysiciens et de mystiques ont jeté des malentendus mortels sur le langage de la réalisation humaine pour nous permettre de relâcher notre obstination à demander justice pour elle.

Peut-être, aujourd’hui, les conditions historiques, nous permettent-elles d’éclaircir nos idées. Plusieurs mois s’écoulèrent sur cette conversa­tion avec Cassou, et nous ne la reprîmes que cette année aux vacances de Pâques qui nous réunirent fortuitement à Saint-Raphaël. Je ne veux pas te donner la liste des désillusions et des amertumes, des incertitudes et des hésitations qui l’envahissaient. Elles ne m’appartiennent pas et d’ailleurs sont faites de nuances au cours d’une action qui continue, au jour le jour, à s’associer au « moindre mal » faute de ne franchement s’armer que du « plus grand bien ». « Mais que faire ? » me dit-il. Le Rabbi lui répondit que de même que Joseph chez Pharaon interprétait les rêves et transformait l’économie du pays, nous devons mettre à nu les causes psychologiques du chaos humain et ses causes économiques. Lucidité double, et obstinée dans sa précision : le monde change mais chacun trouve prétexte à ne se point modifier. Soit qu’on refuse de bouger ou qu’on n’accepte de bouger que dans une direction particulière, chacun est un centre de résistance dans le flux mouvant de la vie, chacun n’est qu’une personnification d’idées et d’intérêts, alors qu’en réalité, chacun, Joë, n’est que la vie d’une blessure et l’ignore. Et cet aveugle­ment psychologique quant à la nature de ce qu’on est, aveugle absolu­ment quant à la nature de ce qu’on voit.

Mais je m’en vais terminer mon petit récit afin de te montrer la curieuse contradiction où tombent les combattants des meilleures causes. Je cherchais l’occasion d’illustrer mon point de vue, lorsqu’elle se pré­senta sous la forme d’un livre intitulé « Le Sort du Capitalisme », par Louis Marlio, que tu as certainement entendu nommer comme un des hommes les plus représentatifs du capitalisme français. J’ai le plaisir de le connaître personnellement et de l’estimer. C’est un homme débon­naire et de bonne volonté, mais qui semble loin de se douter que ses idées sont celles d’une blessure (ou d’un pansement ou d’un calmant), avant d’être les siennes. Il prend la perception dont est susceptible cette personnification pour une vue objective des choses, le rêve d’une plaie qui s’ignore pour la réalité concrète, la protection pour l’expression de la raison. Cette démarche de la pensée et de l’émotion étant celle de chacun (exploiteur ou exploité, puissant ou faible), je me laissai aller — dans une chronique que je proposai à Cassou pour « Europe » à employer le « nous » dans l’expression de mon désir de lucidité. Cassou objecta à cette forme, estimant, lui, voir clair, et nous avec lui, faisant en somme profession d’objectivité, et en même temps de foi en l’absolue vérité de sa cause. Ainsi, d’une part, il se sait et se dit conditionné, d’autre part, il a la certitude que ce conditionnement-là, de ce côté-là de la barricade, entraîne comme conséquence, le privilège d’une lucidité objective ! Cette contradiction est si forte qu’en lisant ceci tu pourrais croire, à un renversement de positions si tu ne savais que cette cristallisation de l’Idée est, depuis que l’homme cherche à prendre contact avec lui-même, la barrière qu’oppose à la vérité la perception de la vérité. En effet, il ne semble pas qu’on ait encore proposé à la pensée de se fondre à la perception sans la représenter. Au lieu d’être le mouvement même de la perception, la pensée s’imagine fonctionner lorsqu’elle manipule des idées à la manière dont un maçon manipule des briques. Mais hélas, aussitôt qu’apparaît l’idée que je m’en fais, la perception s’arrête en admettant même qu’elle ait été authentique. Car chaque idée ou chaque représentation vient se greffer à la blessure-qui-s’ignore, à ce moi qui ne peut s’empêcher de faire que cette perception devienne « ma » perception et l’idée que je m’en fais le déguisement de sa Terreur ou de son avidité. Cet envoûtement n’est jamais en défaut, il nous définit et nous n’en sommes que le jeu, un jeu qui ne consiste qu’à tricher.

Je refis ma chronique pour « Europe » en évitant tout ce qui pou­vait distraire le lecteur du sujet que je traitais. Et à propos de cette chronique, je te dirai qu’il ne m’est pas difficile de me rendre compte qu’en mettant le doigt sur la cause de nos conflits économiques et sociaux je m’éloigne des groupements et des partis. J’assistai tout récemment à une réunion pour la défense de la culture présidée par Théodore Dreiser et au cours de laquelle je dus entendre sans broncher que l’U.R.S.S. est une démocratie et Staline un philosophe. Peut-être est-ce vrai, mais peut-être aussi ne l’est-ce point. Ce que j’en puis dire est que des témoi­gnages très dignes d’attention portent à des conclusions contraires et qu’autour des procès de Moscou la voix qui trouva le plus d’accents de vérité fut, à mon avis, celle de Trotsky. Mais sommes-nous des dispen­sateurs de diplômes ? Aragon qui parlait disait « nous », ce « nous » étant accepté ou subi par des partisans qui n’eussent pas accepté un « nous » qui doutât de la clarté de leur jugement et de l’excellence de leur cause, ou des moyens qu’ils employaient pour la faire triompher. J’éprouvai la gêne d’un imposteur involontaire et appliquai à cette assem­blée, le jugement bouffon que Julien Green portait l’autre jour sur quelqu’un qu’il trouvait « profondément frivole ». Alors que j’estimais voir clairement les rouages secrets du capitalisme fonctionner sous les masques des démocraties, alors que je savais leurs chefs les plus paci­fistes responsables des guerres et des cruautés que chacun était là pour stigmatiser, chacun, désireux d’avoir, dans la prochaine guerre le plus d’alliés possibles, M. Roosevelt, le roi d’Angleterre ou le Grand Turc, et n’ayant d’autre souci que batailles à livrer, évitait d’entrer dans un examen des causes qui l’eût obligé à condamner ceux dont ils espéraient l’appui. Il n’eût pas été de bon ton, dans cette assemblée, de rendre « les trois grandes démocraties » responsables des crimes des États totalitaires, par leur politique de restriction de la production, et de profit. Je me serais précipité hors de la salle si Cassou ne devait parler. Son allocu­tion fut très belle. Encore une fois j’admirai la vivacité de son esprit et le rayonnement de son amour. Mais le Rabbi sortit en bougonnant : Cassou, comme les autres, avait évité la zone dangereuse de la vérité.

Telle est la fin de mon histoire, Joë, que j’ai voulu te rapporter aussi fidèlement que j’ai pu car elle éclaire le centre même de mes préoccu­pations. De même qu’avec Cassou, je ne cesse avec obstination d’insister sur la nécessité de mettre au point tous les jours, à chaque heure, avec minutie et constance, l’instrument de perception (nous), sans quoi l’action de cet instrument (qui par son adhésion à une idée, à une foi, à un point de vue, à un objet quelconque qui fixe son esprit s’imagine s’être assez mis au point pour agir utilement), est stérile et cruellement frivole, de même, et avec le même entêtement, insisté-je auprès de toi, ainsi que je l’ai toujours fait sur la nécessité de projeter cette vision sur tout ce qui la conditionne. Ce ne sont point là des querelles mais des échanges, destinés dans mon esprit à nous aider à établir entre nous une coopération aussi féconde que possible.

Je t’embrasse bien affectueusement,

Jo

(1953)

Les semaines passaient. La réponse de Bousquet ne venait toujours pas. « As-tu renoncé à notre projet ? », lui écrivit Suarès. « Non, non, Joë (de Carcassonne, le 3 déc. 38) : Une longue réponse est commencée que tu recevras dans peu de jours. Ta lettre m’a fait plaisir parce qu’elle devance la mienne, et me dit à quel point j’étais attendu : j’en suis au point que je t’avais promis d’atteindre : libéré après trois livres écrits, pris par l’éditeur, distribués en revues, après une nouvelle distribution de mon travail critique et un rythme de travail quotidien imposé enfin à ma vie — appuyé sur l’expulsion violente des 2/3 des habitués de ma chambre.

Cela n’a pas été sans mal. J’ai failli mourir en juillet. Et cette menace m’a obligé de mettre de l’ordre dans ma vie : Cette année appartient à l’exploration morale, à la mise au point de tout ce qui nous intéresse. Si le temps n’existe pas pour moi, c’est qu’il est ma chair. Et tu verras ce que j’ai pu soulever. »

Mais Suarès dut entreprendre un long voyage. Puis ce fut la guerre et la séparation… l’œuvre qui devait se faire ne se trouve, en fin de compte, faite que de ce qui l’avait amorcée.

Quant à Cassou, son point de vue est aujourd’hui profondément modifié ; il en sera question dans la « Critique de la Raison Impure ».

_____________________________________________________

1 Je ne sais plus si je continuerai à écrire pour mon plaisir. Ainsi, à 46 ans, j’en suis à me demander si je serai écrivain !