Robert Linssen
Hommage à Carlo Suarès

Carlo Suarès est né à Alexandrie (Egypte) en 1892. Il suivit les cours d’architecture à l’Ecole des Beaux-Arts de Paris et obtint son diplôme d’architecte après la guerre de 1914-1918. Dès 1921 il prit contact avec Krishnamurti dont il fut longtemps l’un des amis et collaborateurs les plus proches. L’activité littéraire de Carlo Suarès débuta vers 1927. Il publia dès lors plusieurs ouvrages parmi lesquels : « La Nouvelle Création », « La comédie psychologique » et « Quoi Israël ». La « Comédie psychologique », œuvre monumentale publiée vers 1930 aux éditions Corti à Paris doit être considérée comme l’un des écrits les plus fondamentaux de l’auteur. Carlo Suarès y montre le carac­tère provisoire et conflictuel de la conscience de l’égo. Il y expose les trois phases de l’histoire de l’évolution psychologique du « moi ». Pre­mière phase : naissance. Seconde phase : maturité. Enfin et surtout, troisième phase : éclatement ou libération.

(Revue Être Libre, Numéro 268, Juillet-Septembre 1976)

Au moment de publier notre revue, nous apprenons avec une pro­fonde émotion la mort de notre grand ami et fidèle collaborateur, l’écri­vain Carlo Suarès. Nous adressons à Nadine, son épouse nos condoléan­ces et nos pensées affectueuses.

Carlo Suarès est né à Alexandrie (Egypte) en 1892. Il suivit les cours d’architecture à l’Ecole des Beaux-Arts de Paris et obtint son diplôme d’architecte après la guerre de 1914-1918. Dès 1921 il prit contact avec Krishnamurti dont il fut longtemps l’un des amis et collaborateurs les plus proches.

L’activité littéraire de Carlo Suarès débuta vers 1927. Il publia dès lors plusieurs ouvrages parmi lesquels : « La Nouvelle Création », « La comédie psychologique » et « Quoi Israël ».

La « Comédie psychologique », œuvre monumentale publiée vers 1930 aux éditions Corti à Paris doit être considérée comme l’un des écrits les plus fondamentaux de l’auteur. Carlo Suarès y montre le carac­tère provisoire et conflictuel de la conscience de l’égo. Il y expose les trois phases de l’histoire de l’évolution psychologique du « moi ». Pre­mière phase : naissance. Seconde phase : maturité. Enfin et surtout, troisième phase : éclatement ou libération.

Voici les passages très significatifs de la « Comédie Psychologique » (p. 308) :

« La première phase est la phase de l’enfance où le moi se forme. »

« La deuxième est la période où le moi s’étant constitué se déve­loppe jusqu’à son complet épanouissement. »

« La troisième est la période où le moi cède enfin devant l’individu parvenu à sa maturité (la maturité n’étant précisément pas autre chose que la possibilité pour l’individu de briser son moi). »

« La première phase est celle où le Temps se construit, la deuxième est celle au cours de laquelle le Temps se détruit, la troisième est celle où l’homme a retrouvé le Présent. »

Pour Carlo Suarès, il ne s’agissait pas là d’une défaite ou d’une faillite mais au contraire du triomphe bien heureux de la « Vie sur l’en­tité ».

Nous lisons p. 297 (« Comédie Psychologique ») :

« Lorsque le moi a disparu, la vie psychologique devient beaucoup plus simple. Il n’a aucun besoin de culbuter à chaque instant dans des sensations nouvelles dans le but d’obtenir l’opposé de ce qu’il cherche. »

Toute l’œuvre de Suarès est imprégnée du sens le plus profond de la création constante d’une Vie universelle qu’il désignera plus tard par « le quelque chose de fondamental. »

A cet égard, il écrit (« Comédie psychologique », p. 115) :

« L’homme complètement conscient se modifie sans cesse, car au lieu de s’identifier à un objet — son entité — il s’identifie à la raison d’être de cet objet : la vie.

Si à un moment donné il doit choisir entre la vie et lui, il optera pour la vie, sans qu’il lui en coûte. Cette identification constante avec la vie ne comporte pas et ne peut pas comporter la souffrance. »

Critiquant avec un certain humour les cartésiens, il écrivait (« Comé­die psychologique », p. 285) :

« Chez Descartes, le tour de passe est beaucoup plus beau :  ‘ Qui suis-je ‘ ? demande-t-il. Il ne répond que par une série de négations, je ne suis pas mon corps ni mes passions, etc. D’autre part, il prétend penser et même se penser. Or, il conclut bizarrement: ‘ je pense, donc je suis ‘. Logiquement, il aurait dû dire : ‘ je pense, donc je me détruis ‘. »

Plus tard, il devait écrire un ouvrage intitulé « Critique de la raison impure ». Le titre est lui-même tout un programme.

* * *

Carlo Suarès s’est également consacré à la peinture. Il s’intéres­sait à la peinture figurative et recherchait la synthèse de la lumière. Il la réalisait en se servant du bleu turquoise et du rose mauve comme cou­leurs de base. Ce n’est qu’au bout d’une quinzaine d’années qu’il estime avoir maîtrisé sa nouvelle technique. C’est à cette époque qu’il écrivit « L’Hyperbole chromatique » pour s’orienter définitivement dans une technique de peinture non figurative.

* * *

Dès 1945, Carlo Suarès se remit à écrire divers ouvrages dont les plus remarquables sont « Krishnamurti et l’Unité humaine », « Critique de la Raison Impure », « La Kabbale des Kabbales », « De quelques appren­tis sorciers », etc., etc.

Son ouvrage « Krishnamurti et l’Unité humaine » est le résultat de plus de vingt-cinq années de collaboration et de contacts suivis avec Krishnamurti.

Nous y lisons ces lignes (« Krishnamurti et l’Unité humaine » P. )

« Il s’agit, tout de suite, de briser les conditionnements dont nous étouffe un monde où les valeurs dites de civilisation se sont retournées contre elles-mêmes. »

« Nous verrons avec Krishnamurti, que briser ces barrières est très difficile car notre pensée est habituée à fonctionner de telle façon qu’elle se conditionne elle-même.

Notre raison, telle qu’elle se perçoit identifiée à un ‘ moi ‘ appa­remment permanent à travers la durée de notre existence, est le produit d’un automatisme. Ce fonctionnement, usurpant une identité, a cherché par tous les moyens, en particulier par des théologies, à se justifier.

Or, comme ce vice dure depuis que l’homme accumule les archives de ses soliloques, il nous faudra déblayer notre esprit à un point inima­ginable, si nous voulons nous voir tels que nous sommes. C’est cela pour Krishnamurti la vérité. N’allons pas plus loin.

Se rendre compte de ce qu’il y a, en notre conscience, sous le coup d’une quelconque provocation de la vie, c’est cela la connaissance, totale, infinie, intemporelle. »

Carlo Suarès concluait ainsi son livre sur Krishnamurti (p. 230) :

« L’humain est au-delà de la pensée, au-delà des mots : en vérité avec Krishnamurti, l’amour est entrée dans ‘ l’ultra-son ‘. »

* * *

Après avoir travaillé aux côtés de Krishnamurti et traduit en français la plupart de ses ouvrages pendant près de 40 années, Carlo Suarès qui, depuis toujours était cabaliste, s’est consacré à l’étude des aspects ésotériques inconnus de la Kabbale dont il possédait certaines clés du plus haut intérêt.

C’est à ce moment qu’il publie la « Kabbale des Kabbales » et la « Bible restituée » (éditions du Mont-Blanc, Genève).

Les mythes les plus anciens, les symboles les plus obscurs reçoivent dans cet ouvrage une lumière qui s’est perdue au cours des siècles. D’où ce titre « La Bible restituée ».

Le fragment suivant nous révèle le climat très profond de l’ouvrage. Nous lisons (« Bible restituée », p. 256) :

« Dans la vérité du Mythe, les Noces sont un perpétuel renouveau, car l’Epouse n’est autre que notre psyché, et l’Epoux est l’énergie cosmique qui la féconde lorsqu’elle meurt par intermittence à elle-même et redevient vierge et neuve, toujours présente à l’instant qui surgit. »

Nous retrouvons ici, toute une phase de l’enseignement de Krish­namurti ou du vrai Zen-Ch’an dans cette devise « Etre présent au Présent », « Etre neuf dans l’instant neuf » c’est pour les chrétiens la signi­fication véritable du dépouillement du « Vieil homme », ce Vieil homme évoquant la constellation énorme des mémoires accumulées depuis un long passé.

Le résultat de cette « mort à soi-même » (il faut mourir pour renaî­tre) est ensuite commenté par Carlo Suarès dans le paragraphe sui­vant (p. 256):

« L’étincelle qui la traverse alors (notre psyché), peut ou non porter son fruit : ce ‘fils’ n’a aucun attachement pour la psyché, et elle n’est jamais mère, elle est toujours épouse et ne connaît pas ses propres œuvres. »

Cette connaissance en tant que mythe a eu son rôle dans le passé. Aujourd’hui le mythe doit mourir et se classer dans les mythologies. Rien ne peut nous justifier d’aborder le problème de la Connaissance par le mauvais bout de ses symboles, de ses archétypes, de l’inconscient individuel ou collectif, d’un retour au passé, car la Connaissance (vérita­ble) est immédiate : elle est notre propre maturité. »

Dans son « Mythe Judéo-chrétien », Carlo Suarès nous préparait déjà à la libération de l’emprise des mythes, non par rejet mais par compréhension.

En 1974 et 1975 Carlo Suarès publie « Le Vrai mystère de Juda » et les « Abris mensongers » (Ed. Laffont).

Son dernier ouvrage « Mémoire sur le retour du Rabbi qu’on appelle Jésus » était considéré par lui comme son testament philosophique. Sa dédicace est ainsi rédigée : « En toute amitié, à mon cher Linssen, je n’ai guère besoin d’attirer votre attention sur ce livre qui pourrait être mon testament ».

Commentant cet ouvrage fondamental, Marc Tivolet déclarait :

« Transperçant les symboles qui, depuis près de 2000 ans hantent les consciences, Carlo Suarès se fait l’interprète d’une révélation prodi­gieuse : notre univers spatio-temporel n’est pas le seul univers; notre conscience limitée a son origine dans un monde multidimensionnel qui ne connaît pas le cloisonnement. »

« Ce livre explosif recoupe les recherches de certains physiciens qui, s’appuyant sur les équations relativistes, constatent l’existence de trois mondes : un double monde temporel — celui de la matière et de l’antimatière — et un monde spatial où les particules sont animées de vitesses supérieures à celles de la lumière.

* * *

Nous ne pouvons nous empêcher, avant de terminer de rappeler ce fait combien émouvant.

Au mois de février 1975, une grosse encyclopédie nous a sollicité pour une importante collaboration aux diverses recherches de science, de symbolisme, de parapsychologie. Nous avions exprimé à Carlo Suarès notre désir d’être honoré de sa collaboration à cette encyclopédie.

Malheureusement, les délais étaient très courts. Quatre semaines après notre demande, nous recevions une étude admirable, rédigée sous la forme de plus de 40 pages de textes très soigneusement dacty­lographiés par son épouse toujours si dévouée Nadine. Ce texte est maintenant publié dans l’Encyclopédie éditée par Martinsart (Romorantin­France).

Merveilleux exemple de collaboration et de travail fécond de deux êtres qui, dépassant les 80 printemps, conservent la plénitude de leurs capacités de travail, de leurs activités intellectuelles et surtout, de leur rayonnement spirituel.

A Nadine et Carlo Suarès, à leur œuvre immense, nous exprimons nos sentiments de gratitude, d’admiration et de profonde affection.

Robert LINSSEN.

Bruxelles, 20 septembre 1976.

Testament Philosophique de Carlo Suarès par Robert Linssen

(Revue Être Libre, Numéro 269, Octobre-Décembre 1976)

Ainsi que nous vous l’avions communiqué dans notre hommage à notre grand ami et collaborateur Carlo Suarès récemment décédé, l’auteur nous écrivait que son ouvrage intitulé « Mémoire sur le retour du Rabbi que l’on appelle Jésus » devait être considéré comme son testament philosophique (éditions Robert Laffont – Paris).

La compréhension complète de cette œuvre monumentale nécessite cependant la lecture préalable d’autres livres de Carlo Suarès et parmi ceux-ci « La Bible restituée » (éd. du Mont-Blanc – Genève) ou « La Kabale des Kabbales » (éd. Adyar).

Parmi les passages les plus essentiels du « Mémoire sur le retour du Rabbi que l’on appelle Jésus », figure un énoncé des huit proposi­tions fondamentales que nous nous permettrons de reproduire ci-après (pp. 132, 133, éd. Robert Laffont – Paris 1975).

Ces propositions seront entrecoupées de nos commentaires mettant en évidence les rapprochements ou similitudes par rapport aux ensei­gnements de la « Voie Abrupte », ou du « Ch’an » ou du Sentier Direct ou encore de la pensée de Krishnamurti dont la plupart des écrits de notre revue « Etre Libre » s’inspirent.

Première proposition :

« Cherchez votre individualité totale, ne l’inscrivez nulle part. Ne la qualifiez pas. Toute définition de vous même est un abri mensonger ».

Commentaire :

L’individualité totale n’est évidemment pas ce que l’homme moyen considère comme étant « lui-même », c.-à-d. son « moi » physique et psychique qui n’est que la cristallisation d’une somme de mémoires considérables dont les origines remontent à plusieurs milliards d’an­nées. L’individualité totale n’a rien de commun avec le réseau d’avidi­tés, de réactions violentes et possessives. Elle est étrangère à cet énorme amas de conditionnements mémoriels et égoïstes sur lequel s’est basée toute la civilisation judéo-chrétienne. L’individualité totale est « intemporelle, libre, inconditionnée ». Elle est ce que Krishnamurti appelle « L’Intemporel, l’Inconnu, l’Incommensurable, le Suprême ».

Il ne faut donc pas la qualifier. Pourquoi ? Parce que les qualifi­catifs utilisés seraient empruntés aux réseaux de mémoires passées, aux conditionnements dans lesquels nous sommes tous empêtrés, sans nous en rendre compte, même si nous avons été en Inde, même si nous avons écouté Krishnamurti ou un maitre Zen. L’individualité totale ne se révèle que dans un état de nudité psychologique total, lorsque tout ce que nous avons lu ou entendu à son sujet ne constitue plus un cliché mental dans lequel le « moi » se reconstruit. Ainsi que nous le confiait souvent Carlo Suarès, les ruses du « moi » sont innombra­bles et comme il l’écrivait déjà dans « La Comédie psychologique » en 1932 … sur les ruines du « moi » qui s’écroule, un autre se reconstruit.

Telles sont les raisons pour lesquelles, Suarès nous dit « Toute définition de vous-même est un abri mensonger ».

La « définition de soi-même » peut être l’image que l’on a de soi, (image qui est le résultat de mémoires accumulées, donc cristallisation du passé), cela peut être un symbole, un nom, l’identification à l’image d’une personne à laquelle l’égo s’est attaché etc.

Deuxième proposition :

« Vous ne trouverez pas votre individualité totale : c’est elle qui peut vous constater. Elle agit dans notre continuum spatio-temporel mais n’est pas contenue en lui ».

Commentaire :

Nous pouvons évoquer ici la pensée de Krishnamurti qui dit en anglais « You cannot choose reality, reality must choose you ». C’est-à-dire qu’aucune tentative émanant du mental ne peut résoudre le pro­blème. Le proverbe connu « cherchez et vous trouverez » n’est pas exact. Tout dépend de l’attitude mentale présidant à la recherche. Si la motivation ou attitude mentale part du centre de l’égo, c.-à-d. du paquet de mémoires et des tensions conflictuelles, aucune solu­tion n’est donnée au problème. La solution n’est donnée que lorsque cessent les tensions conflictuelles entre les différents éléments op­posés formant le « moi ». Le véritable « lâcher prise » du Ch’an ou du Zen n’est rien d’autre. Il n’y a rien « à faire », à construire, à obtenir. La Réalité suprême n’est pas une chose, un objet à acquérir, ce n’est pas un feu qui se construit par le « moi » en accumulant de petites étincelles ou en réunissant les petites flammes du savoir mental. Non ! Elle EST. Elle a toujours été là. Seul, un mirage mental masque à nos yeux sa présence. Il nous faut comprendre une fois pour toutes que toutes les démarches, toutes les initiatives qui éma­nent du mirage de l’ego, ne résoudront pas le problème, car dès le départ, elles partent d’un centre qui est faux, conflictuel.

En fait, cela paraît très compliqué mais c’est très simple. Dans le Tao il est dit « Laissez l’Empire du Réel être Sa propre loi en vous ». C’est ce que veut dire Suarès lorsqu’il écrit : « c’est Elle qui peut vous constater », Le suprême et unique sujet de l’Univers n’est pas l’ego mais CELA qui ne peut être dit.

Telle est la raison pour laquelle Sri Aurobindo écrivait : « Celui qui choisit l’Infini a en réalité été choisi par l’Infini ». Ceci correspon­dant au Wei Wu Wei du Ch’an et du Taoïsme et signifie « agir sans faire ». Cela correspond également à ce que Krishnamurti appelle « la passivité créatrice ». La passivité s’adresse au « moi », le mirage de l’ego étant dissout, les tensions étant disparues, l’Action du su­prême peut librement se manifester en nous et par nous.

Troisième proposition :

« Votre individualité totale est votre âme. Elle réside dans la pluralité indéfinie des univers. Parce qu’elle est vivante elle est en évolution ».

Commentaire :

Carlo Suarès évoque ici le caractère d’universalité, d’omnipéné­trabilité de l’essence profonde de notre être qui est également l’es­sence profonde de tous les êtres et de toutes les choses.

Il insiste sur son caractère vivant (elle est vivante). Elle est l’essence même de la vie, d’une vie avec un grand V, qui englobe et dépasse la vie et la mort biologiques qui nous sont familières.

La troisième proposition se continue par un texte qui tente de donner au terme évolution le sens particulier envisagé par Suarès : « Parce qu’elle est en dehors du temps, son évolution n’est que le temps qu’il vous faut pour lui permettre de vous trouver. Parce qu’elle est multidimensionnelle, elle comporte une ecclésia, elle est UNE et innombrable ».

Quatrième proposition :

« Votre âme ne vous trouvera pas tant que votre conscience sera faite des fausses évidences du continuum spatio-tem­porel, tant qu’elle n’y étouffera pas ».

Commentaire :

Les fausses évidences concernent évidemment l’erreur, hélas gé­néralisée commise par chacun de nous, quotidiennement : se prendre pour une entité, pour un ego permanent, s’identifier à l’aspect exté­rieur des choses tel qu’il résulte de l’échelle d’observation senso­rielle, tout mettre en œuvre pour renforcer cet ego, etc. etc.

L’évolution récente de l’attitude philosophique des physiciens les plus éminents à l’égard de la nature spirituelle de l’essence de la ma­tière, à l’égard aussi de la parapsychologie et de la psychotronique tend à montrer au monde quelles sont les fausses évidences auxquelles Carlo Suarès fait allusion.

Parmi elles, se trouvent la continuité de la conscience, l’empreinte énorme des énergies accumulées du temps, empreinte qui est respon­sable de la « pesanteur de la mémoire ».

Aussi longtemps que l’ego n’a pas pris conscience du fait qu’il est prisonnier du temps, de la durée et qu’il étouffe littéralement sous la pression de l’énorme étau de la continuité, … l’homme véritable, l’âme ne vous trouvera pas ainsi que l’exprime Carlo Suarès. « Ce qui est continu emprisonne », déclare souvent Krishnamurti.

Cinquième proposition :

« La mort des fausses évidences est une mort psychologique, annonciatrice de résurrection. Chaque fausse évidence dénon­cée ouvre une fenêtre sur l’espace intérieur où meurt le mesu­rable ».

Commentaire :

Nous retrouvons ici le sens perdu d’une pensée énoncée par les chrétiens : « Il faut mourir à soi-même pour renaître ».

L’allusion au dépassement du « mesurable » est fréquente dans l’œuvre de Krishnamurti. La devise du Ch’an ou du Zen évoque une même nécessité : « Etre présent au Présent » ou « être neuf dans l’instant neuf ». Il est évident que ces termes évoquent une libération complète de l’emprise du passé, des mémoires sur le présent.

Sixième proposition :

« Cette mort du mesurable dans l’espace intérieur est une expé­rience personnelle. Tout ce qu’on vous en dira l’empêchera de se produire. N’écoutez les professionnels d’aucune religion ».

Commentaire :

Cette proposition sévère et courageuse de Carlo Suarès se trouve également confirmée par l’intransigeance de Krishnamurti à l’égard de toute formulation verbale ou toute systématisation de la Vérité. Krishna­murti recommande à ses auditeurs ou lecteurs une vigilance parfaite et constante au cours de laquelle ceux-ci ne peuvent se laisser influencer ou conditionner par ses paroles ou ses écrits.

« Ne mets pas de tète au dessus de la tienne » nous recommande le Zen.

L’expérience authentique nécessite un affranchissement de toute création mentale, de tout symbole, de toute préfiguration. Ceci se trouve impliqué dans la mort à soi-même qui est une mort psychologique.

Telles sont d’ailleurs les raisons évidentes de l’apparente négativité des enseignements dits « de la Voie Abrupte ». A première vue, ils apparaissent toujours négatifs. Les spécialistes de la Voie Abrupte du Ch’an et du Taoïsme l’appellent d’ailleurs intentionnellement la « Voie négative ». Aucune affirmation, aucun modèle à imiter, aucune recette de méditation facile.

La Voie négative, ainsi que nous l’avons répété de nombreuses fois dans tous nos ouvrages, se borne à dénoncer les obstacles qui mas­quent à nos yeux la Réalité profonde de ce que nous sommes réelle­ment. Elle se borne à tenter de nous aider à laver notre écran mental. Ce sont les diverses mémoires, les nombreuses fixations mentales qui colorent notre écran intérieur. De ce fait, tout ce que nous voyons est faussé, déformé. La « Voie négative » se borne à dire NON à tout ce qui est faux, tout ce qui est cristallisation du passé. C’est en cela que réside sa difficulté et surtout la mauvaise réputation que lui donnent les partisans de la voie dite « positive ».

Là, se trouvent réunis tous les « professionnels des religions » évoqués par Carlo Suarès. Tous nous donnent des méthodes à suivre, des consolations, des modèles à imiter, des syllabes sacrées ou mantras à réciter, des images mentales, des techniques de méditation. Ces diverses pratiques peuvent, à titre provisoire apporter un certain apai­sement, une quiétude aux âmes tourmentées. Mais du point de vue très sévère des maîtres de la Voie Abrupte, ces diverses expériences ne résolvent en rien le problème fondamental de l’Eveil intérieur ou de la dissolution de l’ego. Bien au contraire, ces techniques le renforcent. Telle est en tous cas l’attitude des Maîtres de la Voie Abrupte, qu’ils s’appellent Yogui Vashishta, Yogui Dattatraya, Sam Tchen Khâm Pâ, Krishnamurti ou Wei Wu Wei.

Leur attitude est très ingrate. Pourquoi ? Parce qu’ils savent qu’ils ne peuvent rien dire, rien décrire de la Réalité suprême et intemporelle. Ce n’est que lorsque nous nous serons libérés de l’emprise des mémoires et clichés mentaux que se révèle l’élément suprêmement positif.

Septième proposition :

« Au-delà de cette mort, l’individualité infiniment multiple montre à la personne présente que celle-ci n’est qu’une de ses nom­breuses émanations ; elle retrouve ces émanations échelonnées au cours de l’histoire, vivantes et actuelles ».

Commentaire :

Chacun de nous peut être considéré comme une fenêtre, ici en surface, où s’exprime la Réalité suprême des profondeurs. Dès cet ins­tant, il n’y a plus de dualité, plus d’opposition entre « surface » et « pro­fondeur » et le terme même de « Réalité suprême » se révèle inadéquat.

Seul, reste le sens d’un Jeu cosmique, Intemporel, spontané, gratuit, dont toute la richesse n’est révélée que dans la béatitude lucide d’un amour infini. Mais à ce niveau, chaque mot est un piège.

Huitième proposition :

« Cette conscience intègre alors son passé terrestre ; et aussi son futur, elle se sait continue, sans limites, elle est toute conscience, elle pénètre toute conscience, elle comprend toute conscience, cette compréhension est l’Amour ».

Commentaire :

Il est important de ne pas se méprendre sur la signification exacte du terme « continuité » utilisé par Carlo Suarès dans la huitième propo­sition.

Ainsi que l’exprimait Hermès « Dieu se meut infiniment dans Sa stabilité ». Inversement nous pourrions dire qu’Il est continu dans Sa discontinuité. Mais tous ces termes sont des pièges.

Nous rappellerons ici la déclaration d’un maitre Zen : « ô merveille, le pont sur lequel je suis est en mouvement, c’est la rivière qui est immobile »…

Seule l’expérience intérieure peut conférer la signification exacte des termes que l’on tente d’utiliser à ce niveau. Le lecteur désireux d’en savoir plus long pourrait méditer aux lignes que nous avons écrites sur les trois mouvements.

1) mouvement de translation : c’est le mouvement qui nous est familier. Au cours de ce mouvement, un « mobile » se déplace d’un point à un autre sans subir de modification importante.

2) mouvement de transformation de nature : il s’agit d’une catégorie de mouvement que l’on peut observer au cœur de la matière à l’inté­rieur même des noyaux atomiques (entre protons et neutrons par l’échan­ge de « pions »), et au cœur même des protons (entre les constituants sub-protoniques).

3) un mouvement de création : il est intemporel, a-causal, spontané, libre, impensable, informulable.

Signalons enfin que le terme « Amour » utilisé à la fin de la huitième proposition doit être dégagé de toutes les valeurs qui nous sont fami­lières et de tout anthropomorphisme. Il s’agit d’un « état d’être » qui, selon Krishnamurti « est sa propre éternité », dégagé des tensions inhé­rentes aux avidités réciproques du « moi » et du « toi ».

Robert Linssen, janvier 1977.