Rémy Chauvin
Costa de Beauregard : physique et parapsychologie

L’objection qui saute aux yeux consiste à demander au physicien des quanta ce qui se passait alors avant l’ap­parition de l’homme ? Mais on ne les arrête pas ainsi. Ils y ont pensé. Leur réponse dépasse en audace intellectuelle toutes les assertions les plus bizarres des vieilles philosophies. Avant l’homme, disent-ils, il ne saurait exister de phénomènes ni d’univers, à moins qu’on n’y trouve une conscience cosmique diffuse. Faut-il l’appeler Dieu ? Pas encore ou pas tout de suite, répondent les physiciens ; ils songeraient plutôt à des monades possédant à l’état larvaire, si j’ose dire, une ombre de conscience et de volonté et qui apportent ainsi l’ingrédient indispensable à la confection des phé­nomènes et de l’univers. Comme ces monades sont, la plupart du temps tout au moins, indifférentes, le calcul statistique n’en est pas troublé et on ne se doute pas de leur présence.

(Revue Question De. No 56. Mars-Avril 1984)

Olivier Costa de BeauregardLa parapsychologie et la physique, après une longue excom­munication réciproque, commencent à entamer un dialogue grâce aux recherches de certains physiciens, dont le professeur Olivier Costa de Beauregard.

De nombreuses conférences et réunions ont eu lieu au cours desquelles Costa de Beauregard et Rémy Chauvin ont largement ouvert le débat entre ces deux disciplines. Mais qu’est-ce qu’un profane peut comprendre aux idées d’un physicien théoricien ? Rémy Chauvin, qui est biologiste, avoue lui-même que les rapports entre la physique quantique (et ses hypothèses) et les phéno­mènes parapsychologiques (qu’il a longuement étudiés) lui ont longtemps parus difficiles à comprendre. Comme il est permis de supposer qu’il en est de même pour de nombreux lecteurs, Rémy Chauvin tente ici un « essai de compréhension de la pensée de Costa de Beauregard ».

La révolution essentielle de la mécanique quantique consiste dans une mise entre parenthèses de l’ancien concept de causalité.

En mécanique classique, lorsqu’on dispose d’une des­cription complète des particules d’un système et de leurs mouvements à l’état initial ?0, on peut déterminer exactement quel sera le stade suivant ?1. Si je chauffe un liquide, je peux prédire qu’il va entrer en ébullition à condition que je connaisse tous les éléments de la situation, tous les paramètres, comme on dit dans les laboratoires.

En mécanique quantique, il n’en est pas de même : un état initial ?0 donne toujours lieu à une gerbe d’états possibles ?1, ?2, ?3?n, etc. On appelle cette gerbe le « vecteur d’état psi ». Cependant, nonobstant les physi­ciens des quanta, le monde continue à tourner et il faut bien qu’un phénomène se produise. En pratique, n’im­porte quoi ne donne pas lieu à n’importe quoi ; il existe une physique et une technologie pratiques, ce qui signi­fie que la gerbe des psi a donné lieu à un psi unique (les physiciens des quanta parlent alors du collapsus du psi). Qu’est-ce qui provoque ce collapsus ?

Il n’y aurait pas d’univers si l’homme n’existait pas

Quand j’ai fini par le comprendre après de multiples tentatives de mon ami Costa de Beauregard pour me l’expliquer, j’ai eu l’impression d’un tremblement de terre mental. Expression absurde, mais je n’en ai pas d’autre pour l’instant : c’est l’observateur lui-même qui déclenche le collapsus du psi ; c’est le phénomène de l’observation qui réalise un seul de tous les psi possibles.

Sans doute, me répondra-t-on… On sait depuis bien longtemps que la science est une œuvre de l’homme et que sans observateur il n’y aurait pas de science, seule­ment des phénomènes. Ne vous effrayez donc pas d’une banalité.

Or, il ne s’agit pas du tout de cela : ce n’est point l’ob­servateur et donc l’homme qui fait la science, c’est l’homme qui fait l’univers… C’est-à-dire que sans l’ob­servateur il n’y aurait pas de phénomènes du tout.

Cependant l’univers existait avant l’apparition de l’homme…

L’objection qui saute aux yeux consiste à demander au physicien des quanta ce qui se passait alors avant l’ap­parition de l’homme ? Mais on ne les arrête pas ainsi. Ils y ont pensé. Leur réponse dépasse en audace intellectuelle toutes les assertions les plus bizarres des vieilles philosophies. Avant l’homme, disent-ils, il ne saurait exister de phénomènes ni d’univers, à moins qu’on n’y trouve une conscience cosmique diffuse.

Faut-il l’appeler Dieu ? Pas encore ou pas tout de suite, répondent les physiciens ; ils songeraient plutôt à des monades possédant à l’état larvaire, si j’ose dire, une ombre de conscience et de volonté et qui apportent ainsi l’ingrédient indispensable à la confection des phé­nomènes et de l’univers. Comme ces monades sont, la plupart du temps tout au moins, indifférentes, le calcul statistique n’en est pas troublé et on ne se doute pas de leur présence.

Il n’y a point de temps au sens vulgaire, sauf pour les êtres vivants

C’est une autre face de la révolution relativiste et quan­tique. Car, pour ces diables qui mettent si allègrement à l’envers toutes les notions du sens commun, le passé, le présent et l’avenir sont là, bien que le verbe « être » et la préposition « là » ne signifient pas tout à fait ce que nous croyons d’habitude. Pour être plus précis, la machine à remonter le temps de Wells n’est nullement impensable (quoiqu’elle ne soit pas encore tout à fait au point…). Le temps serait, pour les êtres vivants du moins, une dimension comme une autre le long de laquelle on peut voyager. D’ailleurs, dans les calculs courants, on suppose sans sourciller qu’une particule se déplace dans le futur, et personne n’y prête plus atten­tion, sauf évidemment le vulgum pecus qui n’est point physicien et qui se relâche jusqu’à sursauter en enten­dant chose pareille !

Supposons, dit Feinberg, une lampe qu’on allume à l’instant t0. Elle va émettre des ondes lumineuses ou des photons, comme on voudra. Un observateur situé un peu plus tard dans le temps à l’instant t1 va percevoir alors des ondes lumineuses qu’on appelle ondes retardées, pour plusieurs raisons dont l’une est qu’elles sur­viennent plus tard que le début du phénomène. Nous sommes dans l’univers classique. Soyons donc moins classiques : et si elles survenaient plus tôt, avant que la lampe ne soit allumée ? Non, je ne suis pas fou, et les physiciens des quanta non plus, mais beaucoup d’entre nous sont liés à une certaine conception du temps à laquelle il nous faut renoncer. Il n’y a rien de bien précis qu’on puisse appeler « avant » ou « après » en physique de la relativité et des quanta ; tout dépend de votre système de référence, de votre position dans l’espace-temps relativement au phénomène.

L’hypothèse des « ondes avancées »

L’idée qu’il puisse se passer quelque chose « avant » est à rapporter à l’hypothèse des « ondes avancées », ainsi appelées entre autres parce qu’elles se produi­raient avant un phénomène, en convenant qu’avant et après sont des expressions du langage courant, peut-être moins claires qu’on ne se l’imagine.

Il reste à savoir si quoi que ce soit d’analogue aux ondes avancées existe dans l’univers. La plupart des physiciens ont considéré la probabilité des ondes avancées comme identique à zéro. Non point qu’ils les trouvent impos­sibles théoriquement (voir plus haut), mais parce qu’à première vue on n’en voit pas trace dans l’univers. Si elles existaient, en effet, beaucoup de phénomènes nous apparaîtraient en double dans le cosmos : par exemple, on verrait deux éruptions solaires identiques : la pre­mière correspondant à l’arrivée des ondes avancées et la seconde à celle des ondes retardées, ce qui n’est pas. Mais on n’est pas forcé d’en conclure que les ondes avancées n’existent pas : seulement le rapport des ondes avancées aux retardées est peut-être très petit, sans être égal à zéro.

Il existe même des physiciens qui se livrent présente­ment à des expériences pour rechercher les ondes avan­cées : ils allument une source lumineuse à un moment très bien défini dans le temps avec un détecteur situé à dix mètres. Il indiquera alors l’arrivée de l’onde lumi­neuse à 3 x 10-8 secondes après l’allumage (ce temps correspond à la durée du trajet de la lumière sur 10 mètres). L’onde avancée devrait alors être détectée avant ce laps de temps et nous disposons de moyens de mesure assez raffinés pour le savoir.

Les grands paradoxes de la physique quantique

Ces nouveaux points de vue de la physique quantique ont amené l’émergence de paradoxes des plus curieux, sur lesquels les physiciens des quanta discutent avec beaucoup de chaleur. J’en citerai deux, le paradoxe du chat, de Schrödinger, et le paradoxe d’Einstein, Podolsky et Rosen (EPR en abréviation).

Le chat de Schrödinger. Supposons, dit Schrödinger, que j’enferme mon chat dans une boîte où il pourra être tué si un électron issu d’un générateur de hasard emprunte une certaine voie, alors qu’il restera en vie si l’électron emprunte la voie opposée. En mécanique classique, il n’y a aucun problème : l’observateur consta­tera que le chat est mort ou vivant et il avait une chance sur deux d’être dans l’un ou l’autre état. En mécanique des quanta, par contre, les choses ne sont pas aussi simples ; n’oublions pas que c’est l’observa­teur qui constitue le phénomène en introduisant le « collapsus du psi ». S’il ouvre la boîte, c’est à ce moment-là que le chat sera mort ou vivant, ou s’il regarde un électrocardiogramme du chat, par exemple, qui l’avertira à l’extérieur de l’état du chat. Et s’il n’ouvre pas la boîte ou s’il ne regarde pas l’électro­cardiogramme ? Comment sera le chat ? Mort ou vivant ? puisqu’il ne peut être dans un état intermé­diaire, ce qui serait absurde. On ne peut s’en sortir sans le secours d’une observation des plus curieuses due au parapsychologue Schmidt dont je vais parler dans un instant.

Le paradoxe EPR. On considère une molécule formée de deux atomes, chacun de ces atomes possédant notam­ment une propriété qu’on appelle le « spin » et qu’il est trop compliqué et inutile de définir ; qu’il vous suffise de savoir que les spins des deux atomes sont égaux et de sens contraire, si bien que leur somme est égale à zéro et doit le rester. Cassons en deux la molé­cule et envoyons chacun de ces atomes sur un chemin différent. On démontre que la somme des spins des deux atomes doit rester égale à zéro : si bien que la mesure du spin d’un des atomes nous donne par diffé­rence le spin de l’autre.

Mais cela nous amène à des conséquences positivement incroyables : en effet, chaque atome se trouve dans un système isolé et indépendant par rapport à l’autre, sans aucune interaction entre les deux. Le spin peut être mesuré suivant trois « directions » x, y et z. Si nous mesurons le spin dans la direction z, par exemple, sur un atome, c’est dans la direction z de l’autre atome que la valeur sera égale et de sens contraire ; mais si, en cours de mesure, nous changeons d’avis pour décider de le mesurer suivant la direction y, c’est alors dans la direction y et non suivant z que le spin sera égal et de sens contraire. Ce qui peut paraître au mécani­cien classique un problème tout à fait absurde : comment s’étonner, dira-t-il, puisque de toute façon la somme des spins est égale à zéro ? Mais pour le méca­nicien des quanta, il ne faut pas oublier que c’est la mesure qui constitue le phénomène ; en mesurant le spin, nous le créons, pourrait-on dire ; alors comment expliquer que l’acte de mesure dans un système isolé ait des conséquences dans un autre système non moins isolé ? Comment échapper à la conclusion qu’en chan­geant tout à l’heure d’intention (en mesurant le spin suivant y au lieu de le mesurer suivant z) nous avons changé le phénomène ? Et comment l’un des atomes s’y prend-il pour « télégraphier » à l’autre qu’il doit changer de spin suivant x, y ou z ? Sans compter que la distance entre les deux atomes ne semble pas inter­venir ; et d’après les calculs, elle n’a rien à voir avec le résultat : si bien que nous aurions un phénomène qui transcende l’espace-temps (mais il faut attendre le résultat des expériences pour vérifier ce dernier point).

La physique des quanta et la parapsychologie

Il y a bien des années, Costa de Beauregard me dit : « Je souhaite vivement que la parapsychologie soit une science véritable afin d’expliquer les résultats de la physique des quanta. » Je lui répondis, abasourdi : « Naturellement, c’est le contraire que vous voulez dire. — Je dis ce que je dis », me répliqua-t-il sans broncher… L’ami Costa, qui ne peut se résoudre à ce que tout le monde ne soit point physicien théoricien, n’avait pas l’air de plaisanter, mais il me fallut toutes ces années non pour parvenir à sa hauteur (je ne saurais, hélas !), mais pour transcrire ses équations dans mon langage ; surtout, entretemps, était paru un livre extraordinaire : Quantum physics in Parapsychology, édité à propos d’un symposium tenu à Genève avec la plus grande discrétion, sous la présidence d’Arthur Koestler. Il groupait des physiciens théoriciens (dont Costa) et des parapsychologues, dans le but précisément de faire se rejoindre les deux disciplines, si cela se pouvait. Or la lecture des actes de ce symposium fut pour moi comme une révélation, soit que les « quanto-­logistes » aient été plus clairs que d’habitude, soit que j’aie acquis enfin la maturité suffisante.

Je comprenais donc pourquoi ils avaient besoin de la parapsychologie. Par exemple, prenons les ondes avan­cées : certains physiciens les postulent, nous l’avons dit, mais surtout pour des raisons de symétrie ou de beauté mathématique. Cela peut paraître bizarre, mais la recherche des symétries a été très payante en physique. Je n’en veux pour preuve que la découverte du positron par Anderson en 1932. L’existence du positron était postulée par l’équation de Dirac, comme un symétrique exact de l’électron. Qu’il eût été beau qu’il existât ! Et on a fini par le trouver quoiqu’il soit extrêmement rare : c’est un membre de la grande famille des anti­particules.

Toutefois, les raisons de symétrie les plus belles du monde ne remplacent pas une bonne preuve expéri­mentale. Or les ondes avancées ne correspondraient-elles pas tout simplement à la précognition, genre de phéno­mène qui n’est pas spécialement rare suivant les parapsychologues et qu’on peut même étudier expérimen­talement ?

L’expérience de Schmidt ou l’influence mystérieuse de la volition

Quant au paradoxe du chat de Schrödinger, je me souviens encore de l’étonnement de Beauregard lorsqu’il s’aperçut que l’expérience avait été faite, plus précisé­ment par Schmidt, qui devait bien avoir des arrière-pensées puisqu’il est physicien lui aussi. C’est même ainsi qu’il découvrit le phénomène si curieux qui porte son nom, « l’effet Schmidt ». Il y a bien un chat et il est bien dans une boîte, mais on ne le tue pas ici, parce que sans doute le personnel féminin du laboratoire aurait élevé un veto formel. On se contente de l’intro­duire dans une boîte réfrigérée où se trouve une lampe qui peut s’allumer de temps en temps grâce à un géné­rateur aléatoire. Lorsque le chat n’est pas dans la boite, le générateur distribue équitablement les commutations du courant entre la lampe de la boite réfrigérée et une lampe témoin placée à l’extérieur. Mais si le chat s’y trouve, rien ne va plus, en ce sens que la lampe du côté du chat lui fournit plus de chaleur qu’elle ne devrait, parce qu’elle s’allume plus souvent de ce côté-là. Naturellement, les chercheurs du laboratoire pen­sèrent aussitôt que l’appareil devait être détraqué : mais pourquoi alors recommençait-il à fonctionner norma­lement lorsqu’on enlevait le chat ? Si bien que, bon gré mal gré, il fallut bien reconnaître que le chat (l’« obser­vateur ») procédait non seulement au collapsus du psi, mais encore agissait sur le phénomène dans un sens conforme à ses intérêts. C’est l’influence mystérieuse de la volition, sur laquelle Beauregard a écrit de fort belles choses dont nous parlerons tout à l’heure. Ainsi le paradoxe du chat de Schrödinger cesse d’être tout à fait un paradoxe, pour entrer dans la phase expéri­mentale.

Le paradoxe d’EPR se comprendrait à peu près de la même façon par la psychocinèse. S’il existe deux obser­vateurs ou plus de ce phénomène, ils ne sauraient être indépendants, sans quoi une description cohérente des phénomènes ne serait pas possible : il faut qu’ils soient reliés de telle manière qu’ils tombent d’accord sur l’état final du système ; mais ils ne sont pas reliés qu’en ce qui regarde le collapsus du psi et non pas quant au contenu total de leur conscience.

Les physiciens et la précognition

Entraînés sans doute par la chaleur d’une réunion scientifique exceptionnellement réussie, certains parti­cipants du colloque de Genève — qui risque bien de devenir historique — sont allés plus loin en ce qui concerne la structure de la précognition.

La précognition, disent Walker et Feinberg, est évi­demment un processus qui se passe dans le cerveau, organe sans cesse occupé à « collapser le psi », si j’ose me servir de cette expression peu euphonique… Il tient registre des événements du passé, il collapse le psi dans le présent, il est donc le siège d’intenses processus quantiques, pour lesquels notre temps n’a pas d’impor­tance, si bien que la précognition serait, suivant la belle expression de Feinberg, la « mémoire du futur ». Ce serait la perception par le cerveau des événements qui l’impressionneront dans le futur. Ce qui soulagerait beaucoup les parapsychologues et ferait rentrer leur science dans le giron de la physique que d’aucuns vou­laient lui faire quitter. Je m’explique.

Dès le début, le père de la parapsychologie, Rhine, a adopté une position très dangereuse dont il n’a jamais voulu démordre : puisque aucune barrière ne pouvait arrêter la perception extra-sensorielle, pas plus qu’au­cune distance, c’est donc que psi transcendait l’espace et le temps, en bref que c’était une faculté non phy­sique, immatérielle, tenant à l’« esprit » qui, comme on le sait, est à mille lieues au-dessus de la vile « matière ». Outre les résistances furieuses que suscite obligatoire­ment cette position d’un spiritualisme désuet, elle a l’inconvénient d’oublier tout simplement la physique des quanta… Mais si la précognition est seulement la mémoire du futur, relative à des états du cerveau et non a des objets, on comprend aisément pourquoi aucun obstacle ni aucune distance ne l’arrêtent. Il ne s’agit que d’un cerveau en observation sur lui-même et sur ses états. Si donc un événement a été perçu et enre­gistré dans notre futur grossier, c’est que l’observateur a pu le percevoir… Qu’importent alors distance et obstacles qu’on voudrait interposer avant le temps de la précognition entre lui et l’objet « préconnu » ?

La clairvoyance serait une perception par ondes avancées

Cela va même beaucoup plus loin. Considérons une expérience classique de clairvoyance, où le sujet devine les symboles inscrits sur des cartes cachées dans des enveloppes de papier noir tout à fait opaques. Là aussi on sait que ni la distance ni les obstacles ne font rien à la perception extra-sensorielle. Mais s’il n’y en avait pas, tout au moins pas de perception du type qu’on imagine ? Par exemple, il survient toujours un moment où l’expérimentateur révèle au sujet les résultats de ses divinations. Donc, le cerveau du sujet les enregis­trera. S’il existe une mémoire du futur, la clairvoyance n’est autre qu’une perception par ondes avancées et l’on comprend très bien pourquoi les obstacles n’y font rien, parce qu’ils n’y ont rien à y faire… Cette hypothèse avait d’ailleurs été agitée par les parapsychologues qui cherchent depuis longtemps à ramener à un seul phénomène précognition, télépathie, clairvoyance et psychocinèse. Il n’est que plus curieux de la retrouver sous la plume d’un physicien. S’il en est ainsi, il ne serait pas possible d’obtenir une précognition d’un événement qui se réaliserait après la mort du « pro­phète » puisque après la mort il n’y a plus d’états céré­braux… Malheureusement, ici l’observation n’est pas tout à fait d’accord avec la théorie.

Où la théorie ne rejoint pas tout à fait l’observation…

Il faut dire que Feinberg tient beaucoup à comparer la précognition avec la mémoire à court terme qui, d’après les théories en vogue, repose sur des oscillations électriques à base quantique et qui pourraient donc donner naissance à des ondes retardées et avancées. Mais il existe aussi une mémoire à long terme qui ne parait pas justiciable du même mécanisme : elle dépen­drait plutôt de l’enregistrement sur des molécules qui joueraient le rôle de cartes perforées. Alors la préco­gnition ne s’exercerait qu’à court terme ; elle ne serait sans doute qu’une question d’heures. Là non plus les parapsychologues ne sont pas tellement d’accord, car ils connaissent des précognitions s’exerçant à travers un grand nombre de jours ou de semaines.

Quoi qu’il en soit, la théorie de Feinberg suggère d’inté­ressantes vérifications : par exemple, on pourrait recher­cher dans la bibliographie s’il existe des précognitions à propos d’événements que le sujet n’a pu connaître à aucun moment après la prédiction. Mais il serait bien délicat de trancher quant à l’ignorance réelle du sujet. On pourrait aussi comparer des précognitions où les résultats ne sont jamais révélés au sujet avec d’autres où on les révèle. Si les réussites sont du même ordre, cela peut vouloir dire seulement que le sujet a exercé la télépathie pour les deviner ; dans le cas contraire, on aurait d’intéressantes possibilités expérimentales. Feinberg suggère lui-même de rechercher s’il existe une différence entre les précognitions au bout d’un temps très court, moyen et long ; il ne le semble pas, d’après les parapsychologues. Mais il oublie qu’il pourrait y avoir deux types de précognitions comme deux types de mémoires : une précognition à court terme et une à long terme, ce qui repose le problème.

La position de Costa de Beauregard

L’idée fondamentale de Costa de Beauregard est que la néguentropie (diminution de l’entropie, c’est-à-dire augmentation de l’ordre, par opposition à la fatale augmentation de l’entropie, c’est-à-dire du désordre) correspond à de l’information. Or l’entropie est le loga­rithme de la probabilité et donc la probabilité n’est ni objective ni subjective : suivant la belle expression de Beauregard, c’est « la frange autour de laquelle l’esprit et la matière sont en interaction ». Le gain d’une connaissance ne peut se faire qu’en dépensant de l’entropie, autrement dit en en augmentant le taux dans le monde ; c’est aussi l’émission d’ondes retardées. La volition, par contre, détruit de l’entropie (autrement dit elle « met de l’ordre ») avec, sans doute, absorption d’ondes avancées. C’est ici que Beauregard retrouve Aristote. Pour ce grand philosophe, en effet, l’informa­tion aurait deux sens au point de vue conceptuel : le premier qui nous est familier et qui correspond à l’acquisition de connaissances ; et le second, beaucoup moins connu et utilisé et qui serait une « information », autrement dit une mise en forme de type volitionnel, une action exercée par l’esprit sur la matière. Je ne puis résumer ici la pensée si riche de Beauregard, qu’il a développée dans son maître livre le Deuxième Prin­cipe de la science du temps [1], qui constitue un monu­ment de science et de philosophie.

L’adieu aux Grecs

Mais je ne sais s’il a réalisé que sa référence à Aristote est en forme d’adieu. D’adieu aux Grecs et à leur philo­sophie qui nous a bercés si longtemps. Les travaux des physiciens des quanta jettent à bas, il ne faut pas se le dissimuler, le rassurant univers des atomistes grecs qui gouvernait notre pensée — j’allais dire nos réflexes scientifiques — depuis si longtemps. Dans l’étrange univers quantique où nous pénétrons maintenant, la considération des « sources » de causalité cède peu à peu le pas à la découverte des « puits » de finalité, suivant l’expression de Costa de Beauregard ; qui sait, d’ailleurs, si les puits ne se révéleront pas comme plus nombreux que les sources ? Une très ancienne pensée de type magique, il faut l’avouer, réapparaît tout à coup, débarrassée des alluvions de la science et des brumes du temps. Il va falloir nous habituer ou nous réhabituer à ce monde nouveau et dire pour toujours sans doute, et pour la première fois dans l’histoire de l’Occident, adieu aux Grecs.

Note de l’auteur. — Les idées qui précèdent sont celles de Costa de Beauregard et non de tous les physiciens ; nous noterons cependant qu’il est loin d’être seul à les professer et que le nombre de ses partisans semble s’accroître tous les jours.

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1 Costa de Beauregard, le Deuxième Principe de la science et du temps (Paris, Le Seuil, 1963).