Michèle Reboul
La conception chrétienne du temps

La notion de la fin du monde a son origine dans la perspective eschatologique du christianisme, d’un temps qui a commencé avec le monde et finira avec lui, d’un temps lié au dessein de Dieu sur l’homme et, partant, d’une évolution créatrice de l’histoire. Le temps n’a de sens que dans la mesure où il s’abolit lui-même en permettant à l’œuvre de la création de s’accomplir, il est le signe et l’épreuve de la liberté. Par suite, des philosophes qui n’admettent ni la création, ni la liberté, ni la transcendance de Dieu sur l’homme sont amenés à nier le temps, à séparer le temps de l’éternité, comme l’imaginaire du réel, alors que l’eschatologie chrétienne est fondée sur l’union paradoxale du temps et de l’éternité.

(Revue Question De. No 16 : La fin du monde. Janvier-Février 1977)

Le sens étymologique de la fin du monde — Quand la théorie stoïcienne rejoint la physique quantique — le « temps circulaire des hindous — Satan, « prince du monde » pour les gnostiques — Avènement du christianisme — « Le grand tournant » — L’éternité, cœur du temps — Le monde vu comme la terre de Dieu — Une morale à vivre : mourir à notre égocentrisme — L’amour, solution de toutes les énigmes.

Il est intéressant de constater que « fin », en hébreu, comme en grec (telos), signifie finalité, but, et ce n’est que plus tard qu’on a réduit la visée du but à son résultat. Originellement, la fin du monde signifie donc la finalité du monde, et la question qui se pose est alors de savoir si le dessein de ce monde, une fois réalisé, rendrait inutile ce monde même, autrement dit si le monde n’existe que pour réaliser un certain but, le monde que nous connaissons devant disparaître une fois ce but atteint. Le monde et l’homme sont liés dans une même étreinte, chacun recevant son sens de l’autre, la fin du monde étant celle de l’humanité et de chaque homme à sa mort. Si, comme nous l’a indiqué l’étymologie, la fin ne signifie pas l’arrêt mais l’accomplissement d’une finalité, alors la fin du monde pourrait être réalisation du sens du monde, transfiguration de ce monde, c’est-à-dire révélation de sa vraie figure transcendante, de ce qu’il figure, de ce dont il est le symbole, et par là même transfiguration du temps et du corps.

La notion de la fin du monde a son origine dans la perspective eschatologique du christianisme, d’un temps qui a commencé avec le monde et finira avec lui, d’un temps lié au dessein de Dieu sur l’homme et, partant, d’une évolution créatrice de l’histoire. Le temps n’a de sens que dans la mesure où il s’abolit lui-même en permettant à l’œuvre de la création de s’accomplir, il est le signe et l’épreuve de la liberté. Par suite, des philosophes qui n’admettent ni la création, ni la liberté, ni la transcendance de Dieu sur l’homme sont amenés à nier le temps, à séparer le temps de l’éternité, comme l’imaginaire du réel, alors que l’eschatologie chrétienne est fondée sur l’union paradoxale du temps et de l’éternité.

Si le monde revient éternellement, si la fin du monde inclut en elle son propre commencement, le monde est-il une répétition continue, qui nierait toute naissance, comme toute mort, toute liberté, toute imprévisibilité, les hommes n’étant jamais jeunes, jamais nouveaux, puisque le bébé qui naît est un vieillard séculaire qui ne cessera de renaître indéfiniment ? Le monde paraît alors l’enfer ; lieu du désespoir le plus absolu puisque, la nécessité du monde m’incluant en elle, je ne peux jamais en sortir, toujours à moi-même recommencé.

Pour les stoïciens, le temps n’a qu’un mode : le présent

Cette idée d’un retour éternel non seulement du monde, mais de l’homme a été adoptée par les stoïciens en toute logique puisque, pour eux, l’homme est un microcosme dans le macrocosme (petit monde dans le grand monde) et que le présent, de l’individu comme de l’univers, se confond avec l’éternité. Marc-Aurèle écrit : « Qui a vu le présent a tout vu, le passé immémorial et le futur à l’infini » (Pensées, VI, 37)[1]. « C’est pourquoi tout ce que tu souhaites d’atteindre dans une longue période, tu peux l’avoir dès maintenant si tu ne te le refuses à toi même » (Pensées XII)[2]. La liberté consiste dans l’acceptation de cette nécessité. Volonté du cosmos divin — mais non dans la responsabilité, le choix d’un événement, car « l’événement » futur ne surgit pas brusquement, l’écoulement du temps d’un moment à l’autre ressemble au déroulement d’un câble qui ne produit rien de nouveau[3], mais qui déploie, à chaque fois, ce qui était auparavant » (Cicéron, De divinatione, I-LVI, 127). Très curieusement, cette idée stoïcienne du temps où passé et futur sont inclus dans le présent, où le temps n’a qu’un mode : le présent, rejoint les conceptions de la physique quantique actuelle[4].

Cependant, ce oui est tout à fait propre à l’école du Portique, c’est, comme l’avait dit Platon antérieurement, « la nécessité d’admettre que les âmes des morts sont quelque part, et que c’est justement à partir de là qu’elles naissent à nouveau » (Phédon, 72 a – Pléiade I, p. 786).

Cette nécessité incluait un espace qui, étant limité, ne pourrait contenir qu’un nombre déterminé d’âmes. Par suite, il fallait admettre la réincarnation des âmes et que chaque être revienne à sa place précédente. Face à cette situation qui fait de chacun de nous un éternel esclave de la noria du monde, il y a soit la réponse nietzschéenne d’aimer la nécessité de telle sorte qu’on en veuille le retour éternel, soit la réponse platonicienne par la réminiscence ou le postulat hindouiste de « sortie du temps »[5].

La position des gnostiques

Tandis que pour les hindous la réalité est la conjoncture du temps et de l’éternité, l’erreur consistant à croire que le temps est la seule réalité (ce qui est faire du temps une illusion), pour les gnostiques, le temps est une réalité, mais mauvaise. Alors que pour toutes les philosophies, grecque et hindoue, la fin du monde n’est jamais définitive mais seulement, comme nous l’avons vu, la fin d’un monde prêt à un autre recommencement dans une répétition « ad indefinitum », pour les gnostiques comme pour les chrétiens (mais dans un autre sens, comme il sera montré plus loin), la fin du monde est réelle et nous devons la hâter, car elle signifiera la fin du mal. Les gnostiques expliquent la constatation du mal dans le monde en disant que non seulement le mal est dans le monde, mais que le monde est le mal, Satan, le malin, étant le « prince de ce monde ». Les gnostiques se heurtent à cette contradiction fréquemment énoncée[6] : ou Dieu est tout-puissant et mauvais, car alors, s’il l’avait voulu, il n’y aurait pas eu de mal dans l’univers ; ou Dieu est bon mais impuissant vis-à-vis du mal.

Pour « déculpabiliser » Dieu du mal de la création, les gnostiques ont résolu ce dilemme en croyant en un Dieu transcendant et bon, mais qui est en dehors de la création, et un Dieu créateur et inférieur, à l’opposé du Dieu transcendant. La création est tout entière une prison où l’homme est jeté dans la solitude, la douleur et la servitude.

Les sphères planétaires sont des postes de douane ou des geôles où des gardiens s’efforcent de retenir les âmes qui tentent d’échapper aux chaînes du devenir. La seule possibilité de libération consiste à vaincre le monde en se dépouillant du monde, à annihiler la matière en devenant esprit éternel, à retrouver sa vraie patrie. La gnôsis — connaissance — est aussi epignôsis — reconnaissance —, ressouvenir de mon état d’exil et de ma nature originelle, divine, intemporelle. Le salut est déjà là. Il suffit de me libérer de l’oubli que donne le corps, de vaincre la mort du cosmos. Valentin dit à ses initiés : « Vous êtes immortels dès le principe, vous êtes les fils de la Vie éternelle, et vous vouliez vous partager la mort afin de la dépenser et de l’épuiser, et que meure la mort en vous et par vous. Car, lorsque vous désagrégez le monde sans être vous-même dissous, vous êtes maîtres de la création et de la corruption entière[7]. » Ainsi la fin du monde pour les gnostiques est-elle intérieure. Il n’y a pas chez eux, au contraire des chrétiens, de résurrection des corps mais rejet du corps comme d’une illusion et éveil à l’esprit. Le parfait, le gnostique, celui qui sait, est dès maintenant tel que tous doivent être à la fin des temps.

En ce qui concerne la fin du monde, nous pouvons dire qu’avant le christianisme le monde était considéré comme divin et éternel et que la fin du monde n’était que la fin d’un monde, c’est-à-dire d’un cycle qui reviendra indéfiniment. Le temps (et par conséquent l’histoire) n’existe donc pas en tant que réalité, il est, comme le disait Platon, l’image de l’éternité[8], image plus ou moins proche de son modèle, le temps étant à la fois ce qui permet à l’homme de retrouver, par la purification progressive du corps, de l’intellect, son origine divine et éternelle (on peut voir à ce sujet la notion de « dialectique » chez Platon, dans le Banquet par exemple), mais aussi ce qui est d’une certaine façon au principe du mal puisqu’il participe à l’« audace ». Comme dit Plotin, de l’individuation, du désir de séparation, de distinction d’avec l’unité éternelle et que, par là même, il contribue à l’attirance que l’âme a pour le corps.

En revanche, à partir du christianisme, la fin du monde est bien réelle et signifie la fin du temps dans les deux sens du mot : achèvement du temps comme n’ayant plus de raison d’être et finalité du temps, le temps ayant pour but la fin des temps.

Pour le christianisme, le temps a un début et une fin

Pour le christianisme, le monde a commencé dans le temps, il a été créé librement (contrairement à la croyance panthéiste d’un monde éternel et nécessaire) et il finira dans le temps. La création est centrée sur le Christ : la Genèse et les prophéties préparent son avènement et, à partir de son incarnation, l’histoire prend comme sens la fin des temps, l’Apocalypse, l’eschatologie ou venue du règne de Dieu dans le monde. L’histoire de l’homme devient celle de Dieu, de l’incarnation progressive de Dieu dans l’homme, de Dieu se faisant « Fils de l’homme[9] » et de l’Homme se faisant « Fils de Dieu ». « Dieu écrit sa propre révélation dans l’apparence des événements du monde », nous dit Léon Bloy dans son récit Dans les ténèbres[10].

Alors que le temps pour l’hellénisme ou l’hindouisme est circulaire, reproduisant la sphère du monde, la sphère étant le symbole de la perfection mais aussi de la nécessité enfermée en elle-même, le temps du christianisme est rectiligne, il est « via recta », la voie droite. L’histoire est histoire sainte, l’histoire a pour but le salut de chaque homme, c’est-à-dire la sanctification de chaque homme puisque le Christ ne viendra parachever l’œuvre de la Création que lorsque « Dieu sera tout en tous ». Le temps est la distance de nous-mêmes à nous-mêmes, de nous-mêmes à notre réalité, Dieu. Si le temps est la prise de conscience progressive de notre éternité, c’est parce que l’éternité est la vie de l’amour. C’est parce que l’amour est infini que nous ne cesserons jamais de nous unir à lui. Amour qui est à la fois présence et absence puisque l’union est toujours déjà là et toujours à venir, l’éternité étant la présence de l’Être et notre présence à l’Être, tandis que le temps est le mouvement de l’amour. C’est parce que je ne suis pas Dieu mais que Dieu est en moi que je m’unis à l’Eternel dans et par le temps, le temps étant la respiration de l’amour, l’espace où l’amour se vit. Si l’éternité est non pas ce qui était avant le temps ou ce qui sera après le temps mais la plénitude du temps — elle est la réalité de l’amour —, le cœur du temps — car elle est le souffle de la vie —, nous comprendrons que, pour les chrétiens, nous sommes éternels dans la totalité de notre être, sans distinction Entre corps et esprit, puisque tous deux ne font qu’un, comme nous le verrons. La fin du monde signifie donc non seulement la fin du temps, mais la fin du corps comme transfiguration du corps en esprit.

La fin du monde est la transformation de notre corps charnel en corps spirituel. Les Anciens avaient déjà vu la double nature de notre corps : le corps passionnel, siège de l’intempérance des désirs, de la volonté de possession, le corps voulant toujours tout assimiler à soi, et le corps siège de l’âme, lieu de la beauté. Nous avons en nous deux principes, nous dit Platon dans le Phèdre : « L’un est inné, qui est désir de jouissances ; l’autre est une croyance acquise, qui est aspiration au plus parfait[11]. » Notre condition charnelle est due à un « appesantissement » de l’âme qui a fait tomber les plumes de ses ailes[12], mais c’est par la contemplation de la beauté dont le corps est le reflet que l’âme pourra à nouveau retrouver ses plumes et s’envoler légère vers la Beauté, « à l’âme seule visible[13] ». Pour la philosophie hellénique, le corps est une image de la beauté de l’esprit universel, aussi la transformation du corps est passage au corps illusoirement individuel en un corps cosmique, alors que pour les taoïstes ou les chrétiens le corps est moyen de personnalisation de soi-même dans un dépouillement du « moi » qui permet de vaincre la mort, le renoncement à soi étant la manifestation la plus parfaite de l’existence comme personne, c’est-à-dire comme amour.

La mort ne tue que ce qui est mortel, c’est-à-dire les possessions extérieures à la personne. On lit dans le Livre de la Voie et de la Vertu, ou Tao (chap. L) : « J’ai entendu dire que celui qui a une bonne prise sur la vie, quand il voyage par terre, ne rencontre ni rhinocéros ni tigres ; quand il s’en va au combat, ne porte ni cuirasse ni armes. Le rhinocéros ne trouve en lui aucun endroit où enfoncer sa corne ; le tigre ne trouve en lui aucun endroit où faire entrer ses griffes ; les armes ne trouvent en lui aucun endroit où le percer de leurs lames. » « C’est par l’ascèse, la libération du corps charnel (en hébreu, basâr) qu’on atteint au corps spirituel (nephesh en hébreu), qu’on transmue les sens dans ce qu’ils sont originellement, des organes de lumière ; et, la lumière divine étant à jamais inépuisable, nous ne cesserons de la reconnaître, plus pur et plus beau est le ciel qui t’apparaît, jusqu’à ce que finalement tu chemines dans la pureté divine. Mais la pureté divine est elle aussi sans limite. Ne crois donc jamais qu’au-delà de ce que tu as atteint il n’y ait plus rien d’autre, quelque chose de toujours plus élevé. »

Quel corps ressuscitera ?

Le corps est désir, mais son vrai désir n’est pas jouissance de soi par l’autre, jouissance qui, toujours inassouvie, ne lui prouve qu’amertume et tristesse, mais désir de l’autre, amour de l’autre, don de soi à l’autre, de telle sorte que le corps n’est plus cette opacité masquée par ses désirs, mais le lieu de rencontre de l’autre, le lieu où jaillit la lumière cachée.

« D’une caresse, je te fais briller de tout ton éclat », dit un amant sous la plume d’Éluard. Ainsi que le dit Ibn Arabi : « L’Amant divin est Esprit sans corps ; l’amant physique pur et simple est un corps sans esprit ; l’amant spirituel (c’est-à-dire l’amant mystique) possède esprit et corps[14]. »

Si le christianisme croit à la résurrection des corps, c’est, bien sûr, non au sens du corps-cadavre charnel, mais au sens du corps-esprit, qui est le temple de l’Esprit saint, la forme visible de l’âme, l’incarnation en notre chair du corps mystique.

La fin du monde arrivera avec la fin du corps, toutes deux étant liées. Si la fin du corps est dans le dépouillement de ce qui est impersonnel en lui, de ce qui n’est qu’impulsion de la nature possessive, dévoratrice en lui pour atteindre sa réalité lumineuse, sa vie d’amour dans un échange continuel avec l’autre, l’homme vit une vie spirituelle dont la durée est tout autre que celle d’un temps mû par l’insatisfaction et le désir. Dans tout désir, nous désirons la plénitude que nous n’atteignons qu’en nous libérant de tout désir, dans le Désir du Tout.

Si la fin du monde est la fin du temps comme vie dans l’éternité et la fin du corps comme vie dans l’esprit, nous voyons que la fin du monde a pour finalité son propre achèvement, c’est-à-dire la venue d’un monde spirituel et éternel dont ce monde-ci temporel et corporel est la matrice.

La fin du monde arrivera lorsque le monde aura réalisé sa raison d’être, lorsqu’il sera devenu la terre de Dieu, la terre céleste, mais pour chacun de nous la fin du monde arrive à notre mort, non seulement à notre mort ultime, mais à notre mort continue chaque fois que nous mourons à nous-mêmes en nous détachant de notre passé — qui ne reviendra plus — en acceptant qu’il soit « dépassé » et en nous détachant non seulement de tout avoir mais surtout de notre propre être. Rainer Maria Rilke écrit dans la première des Élégies de Duino : « Certes, il est étrange de ne plus habiter la terre, de ne plus exercer des usages à peine appris, de ne plus accorder aux roses et à tant d’autres  choses pleines de leurs propres promesses le sens d’un avenir humain ; de ne plus être ce que l’on fut dans des mains infiniment craintives et de délaisser son nom même comme un jouet cassé. Il est étrange de ne plus désirer ses désirs, étrange de voir voleter, dispersées dans l’espace, toutes ces choses qui étaient jointes. Il est difficile de vivre dans la mort. Il faut retrouver beaucoup de choses perdues avant de sentir, peu à peu, quelque éternité. »

La fin du monde, expérience de notre propre éternité

La fin du monde est l’expérience de notre propre éternité et du sens de notre vie comme amour. Si le monde n’avait pas de fin, c’est comme si l’homme n’avait pas de mort. Pourquoi vivre si nous devions vivre indéfiniment ? Il n’y a de but, de sens que s’il y a possibilité de l’atteindre en un achèvement final. Si la mort est la fin de notre vie, le sens de notre vie, c’est qu’elle est tout au long de la vie par notre mort organique (transformation et usure du corps), notre mort psychologique (transformation et détachement du moi passé, dont, à chaque seconde, je suis arrachée par un mouvement irréversible), préparation à la mort du « moi ». La mort volontaire, le don de la vie, est résurrection de notre être, tandis que l’engloutissement dans notre moi est proprement notre mort puisque vivre, c’est aimer.

Teilhard de Chardin écrit dans le Milieu divin : « Chaque homme se fait son âme tout au long de ses jours terrestres ; et, en même temps, il collabore à une autre œuvre, à un autre « opus », qui déborde infiniment, tout en les commandant étroitement, les perspectives de sa réussite individuelle ; l’achèvement du monde. »

« La fin du monde, renversement d’équilibre, détachant l’Esprit, enfin achevé, de sa matrice matérielle, pour le faire reposer de tout son poids sur le Dieu Oméga. La fin du monde, point critique tout à la fois d’émergence et d’émersion, de saturation et d’évasion[15]. »

La fin du monde, transformation et restauration de l’homme

La fin du monde est transformation du monde en un cosmos animé et signifiant, « où le loup paîtra en paix avec la brebis » (Ézéchiel), et transformation des hommes l’un par l’autre. La fin du monde est à la fois celle de la mort de tout homme et de la mort de tous les hommes : l’homme ne se sauve ou ne se perd pas seul. C’est parce que chaque être est unique qu’il est solidaire d’autrui et l’apokatastasis, la restauration de toutes choses, ne se fait que dans l’union de tous les êtres. La vie éternelle ne s’atteint que par l’amour, et le jugement final est le jugement sur l’amour. « Vous serez jugés sur l’amour » (Jean). En se sauvant soi-même, c’est-à-dire en s’accomplissant, on sauve le monde, car le dépouillement de soi permet d’être l’autre. Je vaincs la mort chez tout être si je vaincs ma propre mort, mes multiples attachements qui me retiennent à ce qui est mortel parce que vain (étymologiquement : vide).

Confucius et le bon ordre

Confucius nous dit dans la « Grande Étude » : « Les anciens princes, pour faire briller les vertus naturelles dans le cœur de tous les hommes, s’appliquaient auparavant à bien gouverner chacun sa principauté. Pour bien gouverner leurs principautés, ils mettaient auparavant le bon ordre dans leur famille. Pour mettre le bon ordre dans leur famille, ils travaillaient auparavant à se perfectionner eux-mêmes. Pour se perfectionner eux-mêmes, ils réglaient auparavant les mouvements de leur cœur. Pour régler les mouvements de leur cœur, ils rendaient auparavant leur volonté parfaite. Pour rendre leur volonté parfaite, ils développaient leurs connaissances le plus possible. On développe ses connaissances en scrutant la nature des choses. La nature des choses une fois scrutée, les connaissances atteignent leur plus haut degré. Les connaissances étant arrivées à leur plus haut degré, la volonté devient parfaite. La volonté étant parfaite, les mouvements de leur cœur sont réglés. Les mouvements du cœur étant réglés, tout l’homme est exempt de défauts. Après s’être corrigé soi-même, on établit de l’ordre dans la famille. L’ordre régnant dans la famille, la principauté est bien gouvernée. La principauté étant bien gouvernée, bientôt tout l’empire jouit de la paix[16]. »

Confucius parle ici des princes, mais tout sage, s’unissant au Tao, laisse le Tao agir à travers lui, à travers sa propre immobilité, sa propre quiétude. Le mot « éternité », en hébreu, provient du verbe alam qui signifie « caché », et l’apokalypsis, en grec, signifie dévoilement. L’apocalypse ou fin du monde temporel dans l’accès au monde éternel est dévoilement de ce qui est caché, dévoilement de l’amour qui meut toute vie, caché par la haine et l’orgueil des hommes de ce monde. Tout acte de désintéressement, d’amour est déjà fin de ce monde d’entredévorement des créatures, commencement de ce monde de la Jérusalem céleste, dont parle l’Apocalypse, où « Dieu essuiera » toute larme… de mort, il n’y en aura plus ; de pleur, de cri et de peine, il n’y en aura plus, car l’ancien monde s’en est allé[17] ». Seul l’Amour est éternel, et c’est pourquoi l’enfer, qui est la peur de l’amour, ne peut être qu’un état d’âme transitoire. Berdiaeff, dans son Essai d’autobiographie spirituelle, fait remarquer que « l’existence de l’enfer éternel impliquerait la négation de l’existence de Dieu et représenterait l’argument le plus fort de l’athéisme[18] ». « La victoire définitive de Dieu sur les puissances infernales ne saurait être un partage entre deux royaumes, l’un divin et l’autre diabolique, celui des élus et celui des damnés. Elle ne peut être qu’un royaume unique[19]. » Kant se demande également dans la Fin de toutes choses : « N’y aurait-il qu’un seul damné, à quoi bon l’avoir créé si c’était pour lui réserver un sort pire que le néant[20] ? »

L’amour ne serait pas, car la joie ne serait pas s’il y avait un seul être qui le refuse. Le Christ a, par sa mort, sauvé tous les hommes. Tout homme est déjà sauvé, tout homme est déjà dans le royaume de Dieu puisque le royaume de Dieu est en lui « comme un grain de sénevé », mais chaque homme est libre de construire ou non ce royaume où l’Amant divin et l’aimé ne font plus qu’un. Royaume qui existe dès maintenant puisque l’éternité s’offre à nous en éternel présent (quelle magnifique richesse de la langue française qui fait du présent le don de la présence puisque « présent » signifie aussi bien ce qui est que ce qui s’offre, ce qui est pour s’offrir, ce qui s’offre pour être !). Seul l’amour meut le monde et c’est pourquoi ce n’est qu’à une âme dont le temps vit du mouvement consumant de l’Amour que l’Éternel révélera son visage. Plus nous aimons, plus le temps devient dense et nous découvre sa dimension intemporelle. Immergés dans l’amour, nous en naissons à chaque instant, nous nous désaltérons à la source toujours jaillissante de vie. Dans la mort du temps, dans la fin du monde ou accession à l’éternité, la mort se meurt. Si nous mourons à tout ce qui est forme de mort en nous, c’est-à-dire à notre égocentrisme qui nous empêche de devenir une personne libre par le refus du don de l’amour, nous naissons à la vie éternelle, cette vie en qui nous sommes depuis toujours mais que nous avons à reconnaître, à choisir. Le monde se révèle alors comme le lieu de l’incarnation, de l’enfantement de Dieu en l’homme et de l’homme en Dieu et le temps comme la flamme de l’amour dont l’éternité est la lumière.

La fin du monde sera-t-elle semblable à la vision qu’en eut Djelaleddîn Rumî ?

Michèle Reboul

Vision d’un soufi :

la fin du monde selon Djelaleddin Rumi

Je levai les veux et je vis dans tous les espaces un seul être,

j’abaissai les yeux et dans toutes les vagues écumantes,

je vis un seul Être.

Je regarde au cœur. C’était une mer, un espace rempli de

mondes, plein de milliers de songes, et je vis dans tous

ces songes l’Unique.

… Je te dirai comment l’homme fut fait d’argile;

C’est que Dieu dans l’argile insuffle l’haleine de l’amour.

Je te dirai la raison de la rotation continue des cieux

C’est que le trône de Dieu les remplit du reflet de l’amour.

Je te dirai pourquoi les vents du matin soufflent,

C’est pour toujours feuilleter de nouveau la roseraie de l’amour.

Je te dirai pourquoi la nuit prend son voile,

C’est pour convier le monde au tabernacle nuptial de l’amour.

Je puis t’expliquer toutes les énigmes de la création,

Car la solution de toutes les énigmes, c’est l’amour.

(Traduction Ruckert)

Michèle Reboul, après 12 ans d’enseignement de la philosophie, a choisi le journalisme pour exercer un apostolat, exprimer son amour de Dieu par le verbe (elle est conférencière) et par la plume : chroniques au Figaro depuis 1977 et articles sur l’actualité religieuse dans la revue Monde et Vie. Elle fut la collaboratrice de Jean Guitton (qui lui accorda son premier livre d’entretiens) et de Louis Pauwels fondateur du Figaro Magazine. Poète appréciée par Philippe Soupault et Henri Michaux, philosophe, journaliste, théologienne, mystique, Michèle Reboul est, surtout, une aventurière de l’âme, une amante de l’Absolu, de l’Invisible Infini.


[1] Les Stoïciens (Paris, La Pléiade, 1964, trad. E. Bréhier, p. 1185).

[2] Id., p. 1241.

[3] Souligné par nous.

[4] C. de Beauregard : le Second Principe de la Science du temps (Paris, Le Seuil, 1973), et P. Philippe : le Royaume des cieux, préface de Costa de Beauregard (Paris, Fayard, 1976).

[5] Voir M. Eliade : Images et Symboles (Paris, Gallimard, 1952, p. 112 et suiv.).

[6] Qui est le fond de toute « théodicée » comme l’a vu Leibniz (Fragment de Toufon), cité par H.-C. Puech : « la Gnose et le Temps », in Uranos Jahrbuch t. xx, 1951, p. 94.

[7] Cité par H. C Puech : « la Gnose et le Temps », in Uranos Jahrbuch, t. xx, 1951, p. 96-97.

[8] Timée. 37, d, e, 38 a (Paris, La Pléiade, p. 452-453, t. II)

[9] On trouve cette expression la première fois chez Ézéchiel.

[10] Cité par Pierre Emmanuel dans Le monde est intérieur (Paris, Le Seuil, 1967, p. 262).

[11] Platon : Phèdre (Paris, La Pléiade, t. II, p. 23, 237 e).

[12] Id., p. 38, 248 c.

[13] Id.,  p. 36, 247 c.

[14] Ibn Arabi : Fotûhat-II, 347, cité par H. Corbin : l’Imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn Arabi (Paris, Flammarion, coll. « Homo sapiens », 1958, p. 119)

[15] P. Teilhard de Chardin : le Milieu divin (Paris, Le Seuil, p. 48).

[16] Confucius : la Grande Étude (Paris, t. II, 3 ; trad. franç. : Couvreur).

[17] Apocalypse, iv, 21-4.

[18] N. Berdiaeff : Essai d’autobiographie spirituelle (Paris, Buchet-Chastel, coll. « la Barque du soleil », p. 375).

[19] Id., p. 383.

[20] E. Kant : la Fin de toutes choses (Paris, Vrin, p. 220).