(Extrait de Alexandre Kalda: Le Dieu de Dieu. Flammarion 1989)
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Si loin que nous remontions dans la genèse du cosmos, nous n’arrivons jamais à un moment ou à un état où il n’y avait rien, à une parfaite vacuité où, par l’effet d’un mystère inexplicable, la Matière serait apparue et se serait organisée.
Aujourd’hui, nous imaginons un tourbillon de feu, une boule de quarks et d’autres quanta qui serait la souche de tout univers, précéderait toute manifestation. Et nous disons qu’une explosion se produisant pour une raison indéterminée la Matière se serait répandue, créant l’Espace et le Temps. Or, si cette Matière existait avant de donner forme à l’univers, elle échappe en quelque sorte au Temps, elle est éternelle.
Apparaîtrait-elle en même temps que l’univers qui naît d’elle, elle aurait un début, serait promise à une fin, obéirait à la temporalité. Mais les savants parlent de cette Matière informe qui est avant l’univers et à quoi, finalement, l’univers fait retour, avant, peut-être, d’être émis de nouveau selon d’incalculables cycles cosmiques.
Ainsi les anciens voyants de l’Inde se représentaient-ils cette création perpétuelle comme une respiration, la manifestation de l’univers correspondant au souffle exhalé, sa réabsorption au souffle inhalé. De même parlaient-ils d’un embryon d’or, hiranyagarbha, pour désigner ce qui se développe sous forme d’univers.
Or, si les savants ne peuvent fixer de commencement à la Matière, même s’ils pensent pouvoir évaluer l’âge de cet univers, s’ils envisagent une succession de cosmos tirés d’un unique matériau embryonnaire qui, semblable à l’argile du potier, prendrait toutes les formes imaginables, si la Matière est donc éternelle, n’en doivent-ils pas déduire que le Temps est une façon pratique de calculer ce qui échappe au Temps, et qu’il n’y a donc pas de début, mais que tout est une immensité statique et perpétuelle où, en quelque sorte, la conscience se promène, où elle joue éternellement à se scinder et à s’explorer comme en son propre contraire ?
Pourquoi Dieu ne serait-il que Dieu ? Pourquoi ne serait-il pas également non-Dieu ? Pourquoi ne serait-il pas ce qui l’occulte ou ce qui le nie ? Pourquoi ne serait-il que le Transcendant, l’état resplendissant d’autoconnaissance infinie ? Pourquoi ne serait-il pas ? Pourquoi ne serait-il pas les ténèbres, l’ignorance, l’inconscience, la fin des choses ? Et pourquoi, étant blancheur absolue et absolue noirceur, ne serait-il pas les nuances et les variations d’un pôle à l’autre?
Non seulement le Mouvement et l’Immuable, mais toutes les phases du Mouvement jusqu’à l’Immuable, et inversement ; tous les degrés possibles depuis l’apparente inertie jusqu’à l’évidente éternité de la Vie, et inversement ; tout cela il doit l’être — ou bien il n’est pas. L’Être n’est pas s’il n’est pas tout ce qui est.
Cependant, cette simultanéité est, pour nous, insaisissable. Nous ne pouvons concevoir que deux choses se produisent au même endroit et au même moment, que deux états contradictoires de l’Être n’en fassent qu’un, que ceci soit en même temps cela. L’Un ne peut être le Multiple, et inversement. Dieu ne peut être le monde, et inversement. l’Éternité ne peut être le Temps, et inversement.
Sans doute le sens de l’Illusion cosmique professée par l’éléatisme en Occident et, en Orient, par le bouddhisme et par le védânta tient-il à cette incapacité qu’a notre cerveau de concevoir l’existence simultanée de deux choses au même endroit : s’il est une Réalité absolue qui occupe et même dépasse tout l’univers, cet univers ne peut être qu’un faux-semblant dont nous sommes les victimes et dont nous devons nous affranchir en rejoignant ce plan où, la pensée détruite, il n’y a plus que le Silence éblouissant que ceux-ci appellent l’Absolu et ceux-là l’Un sans second et d’autres le Vide ou le Néant. De toute façon, seul l’Invisible est réel.
Pour des raisons tout aussi légitimes, les matérialistes, au contraire, nient cette Réalité, quelle qu’elle puisse être, parce que l’univers la leur cache, occupe à leurs yeux tout le champ qu’elle devrait elle-même occuper.
Ou bien le monde est irréel, ou bien c’est Dieu qui n’existe pas. Ainsi se pose finalement le problème pour notre pensée. Impossible, dans ces conditions, d’aboutir à autre chose qu’à un sentiment d’absurdité radicale. En effet, s’il n’y a pas quelque chose que nous puissions d’une façon ou d’une autre appeler Dieu, nous n’avons pas d’origine, et probablement pas de destination non plus ; notre présence est un accident inexplicable ainsi que celle de toute forme de vie et que de tout cosmos. Et si le monde est lui-même illusoire, si nous ne sommes que les figures d’un rêve qui prendra fin lorsque se réveillera le rêveur, à supposer qu’il y en ait un, l’absurdité est encore plus manifeste, dont, pourtant, comme de la première, se sont nourries et se nourrissent encore des centaines de millions d’hommes.
Les systèmes moins désespérants qui envisagent la réalité de l’univers et la vérité du royaume de Dieu imaginent en fait deux strates distinctes dans l’Être : ici et au-delà, l’ici étant spatio-temporel, l’au-delà étant aspatial et intemporel, étant infini et éternel. Mais comment l’au-delà pourrait-il être infini et éternel s’il n’était également ici et maintenant ? En sorte que, rétabli le sens exact des termes employés, nous nous retrouvons devant la même aberration désolante et sublime : nous n’existons pas, nous sommes les habitants d’un mirage, nous sommes nous-mêmes un mirage — ou nous sommes nous-mêmes le pur Existant.
De toute façon, nous ne sommes pas ce que nous croyons être. Nos sens nous induisent en erreur, notre pensée nous trompe. Quelque chose, en nous, pressent le mystère sans le percevoir vraiment, le voile en s’imaginant le révéler, le limite en voulant en évoquer l’infinitude.
Nous ne sommes pas constitués pour en savoir davantage, dirait-on. Par-delà le dilemme et le paradoxe, notre nature même ne nous est pas accessible. Nous en devinons les éléments contradictoires et cherchons à les réunir, mais c’est leur union qui, pour notre mode d’être, est une impossibilité. Et c’est, depuis toujours, comme si nous n’étions que des contrefaçons de nous-mêmes, ou que les ombres projetées par notre vraie réalité, dont nous ne savons rien.
Les instruments psycho-physiques qui nous ont été concédés ne nous permettent que de flairer un autre état de notre existence, pas de nous en emparer. Que de deviner que nous sommes, au fond, autre chose de plus grand, de plus beau, de plus lumineux, de plus vrai — quelque chose que n’atteignent ni le Mal ni la Mort —, pas d’accéder à cette chose, pas de jouir librement de cette chose que, cependant, nous sommes. En quelque sorte, nous sommes condamnés à demeurer sur le seuil de notre être et à ne pas savoir ce qui se célèbre dans le temple ou dans le palais de nos profondeurs. Jamais il ne nous est permis de seulement effleurer le corps sublime de notre vérité. Nous avons le droit d’y rêver, et le devoir de nous lancer à sa poursuite. Mais aux portes de nous-mêmes, nous serons arrêtés par notre propre conformation.
Et ceux-là qui, d’entre nous, parviendront à en savoir davantage, à s’unir à eux-mêmes en l’embrasement infini de leur âme, ne pourront toutefois pas davantage que nous. De retour à la conscience qui nous est coutumière, sans doute connaîtront-ils la vérité, mais jusqu’où la vivront-ils, enchaînés qu’à nouveau ils seront, comme nous, aux us, aux besoins et aux perceptions de cette nature?
Possédant l’assurance intime de l’infini et de l’éternité, ils n’en sont pas moins possédés par la limite. Les plus grands d’entre eux, les plus divins d’entre nous n’ont jamais franchi cette limite avec tout leur être. Seul, jusqu’à présent, ce que nous appelons âme a été conscient, en eux, de cette dimension suprême que nous appelons Dieu et où tout se situe, se déroule et s’abolit sans jamais cesser d’être. Seule, l’âme en eux a vu Dieu. Mais leur être extérieur, non. Nous ne sommes jamais entrés physiquement dans cette dimension de Dieu. Nous n’avons pas pénétré, les yeux ouverts, dans ce Soleil premier que nous ne voyons nulle part et qui flambe partout. Nul n’a été, parmi nous, immortel en son corps, éternel, infini [1].
Et cela nous semble normal, qui est la raison même, pourtant, de toutes nos souffrances et de la vanité de notre condition.
Comment passer de l’autre côté sans mourir ? Comment, à bord de ce vaisseau qu’est notre forme physique, nous lancer sur l’océan de l’invisible ? Comment pénétrer intégralement dans ce qui, pour nous, est aujourd’hui le royaume de la Mort (ou celui de la Vie éternelle seulement accessible par les portes de la Mort) ? Comment vivre au-delà avec tout notre être, et non plus seulement par l’esprit, dans un corps que nous imaginons immatériel ? Comment, sans nous faire disparaître, fendre l’écorce qui nous enveloppe ?
Toutes nos recherches, depuis un siècle et davantage, convergent dans ce sens : artistes et savants se penchent fiévreusement sur ce que leur alloue leur milieu et rompent les digues les unes après les autres, détruisent les structures, brisent les formes musicales, poétiques, picturales et autres, ou bien décortiquent la Matière et divisent l’atome. Et sous les doigts des uns et des autres, il semble que rien ne doive subsister.
Les politiciens, de même, cassent les moules anciens où nous étions coulés. Deux guerres mondiales — et combien de révolutions ? — ont fait de ce siècle l’ossuaire de tout ce que nous étions, et voici que nous n’avons plus rien, pas même l’espérance. Immensément riches de nouveaux savoirs et de neuves énergies, c’est comme si nous n’avions réellement plus rien. Et nous parlons d’Apocalypse, d’anéantissement final et de punition éternelle.
Mais s’il s’agissait d’autre chose ? S’il s’agissait de l’aveugle mouvement d’une mutation qui, d’ordalie en ordalie, doit nous affranchir de tous les fers qui nous enchaînent encore à une fausse perception du monde ? De combien de symboles nous serions alors entourés à chaque pas ! Le massacre des arts, le reniement de l’individu, la désintégration des particules, tout refléterait à des niveaux variés de notre vie l’action d’un pouvoir dont nous n’avons pas idée et qui nous arrache et, par notre intermédiaire, arrache au monde la tunique de l’erreur où nous avons jusqu’à présent vécu.
Comme s’il nous fallait, sans exception, tout sacrifier de ce que nous possédions, aimions et honorions, afin d’être capables de conquêtes entièrement autres, nous nous sommes lancés — ou quelque chose nous a, de force, lancés — dans un holocauste où, terrorisés, nous crions que nous allons disparaître.
Et en vérité, quelque chose va disparaître — et quelque chose apparaître. Ce qui, peu à peu, va s’évanouir, c’est ce qui ne peut entrer de plain-pied dans l’au-delà, ce qui ne peut vaincre la Mort, ce qui ne peut devenir immortel. Et ce qui va, peu à peu, se manifester, c’est justement ce qui est physiquement capable d’immortalité, ce qui, en demeurant sur cette Terre matérielle, est capable de savourer l’Éternité, ce qui, corporellement, peut être à la fois nous-mêmes et l’infini cosmique. Ce qui va, peu à peu, se révéler, c’est Dieu en sa splendeur ludique et sa jeunesse inaltérable, Dieu s’exprimant de nous, de chacun d’entre nous, et comme s’extirpant patiemment du vêtement obscur de notre forme qui le déguisait, de notre être qui nous le cachait et nous empêchait de voir que nous étions lui et qu’il était nous.
Folie ? Peut-être. Mais si c’était la folie que l’on attend de nous ? Si c’était à la folie de nous sortir des impasses de la raison ? Si, une fois de plus, la folie d’aujourd’hui était la sagesse de demain ?
N’était-ce pas folie, hier, que d’imaginer que l’horizon marin n’était pas le bout du monde, ou qu’en tout cas on pouvait y atteindre, et de construire des bateaux pour le faire ? Quelle prescience a poussé l’homme de Cro-Magnon à voir autrement ce que ses yeux contemplaient peut-être avec effroi ?
L’horizon ? Mais c’était la limite interdite, c’était le seuil impossible, c’était la fin du monde ! Et pourtant, lorsqu’il ne fut pas question de franchir des montagnes jusqu’alors inviolées, les bateaux furent construits et lancés sur les eaux inconnues, non de timides esquifs de pêcheurs, non de chétifs catamarans pour louvoyer d’un lagon à l’autre, mais des nefs assez robustes pour affronter la haute mer et se mesurer aux tempêtes. Et la folie devint l’honneur des hommes.
Poursuivant la frontière de l’au-delà qui ne cessait de reculer sous l’étrave de leurs navires, ils atteignirent l’Amérique, ils atteignirent l’Australie, ils peuplèrent les mondes vierges de la Terre. Ainsi donnèrent-ils son visage actuel au cadre de nos jours. Parce qu’ils voulurent conquérir le fuyant au-delà que figurait l’horizon, ils transformèrent la Terre en planète humaine.
Jusque-là, il n’y avait d’hommes qu’en Europe, en Asie et en Afrique. Dès lors, il y en eut sur les cinq continents. Parce que l’au-delà avait été conquis, la Terre entière devint notre royaume. Plus encore que les arts, les industries et l’astronomie, c’est là le grand héritage que nous tenons de l’homme de Cro-Magnon : il nous a donné la Terre.
Et n’était-ce pas folie plus grande que celle qui, encore avant, habita les néandertaliens et leur fit respecter les morts au lieu d’en abandonner la charogne sur les chemins de leurs errances ?
Folie, folie que ces deux illuminations de la Préhistoire ! L’homme de Neandertal nous a légué l’au-delà.
L’homme de Cro-Magnon nous a donné la Terre. Sans eux, nous n’existerions même pas. Sans leur folie, nous serions seulement au niveau de ce qui les précède, homo erectus hébété dans l’inconscience du monde.
Quelle folie, alors, doit nous être donnée à nous ? Quelle impossibilité nous revient-il de défier ? Quel abîme nous faut-il enjamber ? De quel autre côté des choses nous entraîne en vérité le mouvement de la vie sur la Terre et en nous ? Quel sacrilège est en train de se commettre en chacun de nos gestes et chacune de nos pensées sans même que nous nous en avisions ? Quel meurtre rituel de ce qui a existé jusqu’à présent et que nous devons dépasser ? À quoi sommes-nous en train de nous ouvrir et que nous dissimulent les torrents de feu de nos guerres ? Quelle future vie plus grandiose nous cache la mort toujours plus abominable que répand aujourd’hui ? Quelle beauté, quelle lumière germent en ce moment précis sous notre vêtement de laideur et d’obscurité ? Quelle divinité se forme sous notre masque de démons ?
Quelle espérance, alors, devons-nous avoir en l’avenir ! La plus folle de toutes et la plus naturelle : il nous faut croire que cela même qui nous détruit est ce qui nous enfante. Ce qui, aujourd’hui, prend tous les visages de l’horreur et nous assassine, quoi que nous ayons fait, qui que nous soyons, à quelque camp que nous appartenions, ce qui nous maléficie sous l’aspect de tares ignobles, ce qui nous anéantit sous la forme d’idéologies guerrières, ce qui nous ronge du dedans sous les traits de la honte, de la peur, du désespoir et du sentiment que tout est vain, c’est cela qui, déchirant ainsi la chrysalide où nous sommes prisonniers de l’ignorance, nous affranchit peu à peu et, comme en une passion d’amour inexorable, nous fait naître à une conscience plus entière de notre être.
Encore une fois, regardons en arrière : nul ne sait au juste comment apparut l’homme de Cro-Magnon, s’il naquit peu à peu de l’homme de Neandertal ou s’il appartenait à un autre rameau qui, progressivement, supplanta les autres. Ce que nous savons, en revanche, c’est en quoi nous sommes ses descendants — par les arts et les sciences qu’il nous a transmis, par la Terre qu’il nous a donnée.
En les fusées que nous lançons pour sonder l’Espace, se prolongent ses vaisseaux, eux-mêmes prolongements des tombes de Neandertal. Depuis toujours, en effet, il s’agit de franchir un seuil, de pénétrer dans une autre dimension. Les cadavres néandertaliens dans les entrailles de la Terre, voyageaient vers l’ineffable au-delà. À bord de leurs bateaux, les vivants de Cro-Magnon voguaient vers l’au-delà de l’horizon. Mais le mouvement était le même. Simplement, le symbole était plus matériel. Sur notre planète où l’eau est donneuse de vie, en traverser toute l’étendue revient sans doute à vaincre la Mort. Au-delà de l’horizon, c’est le jardin des Hespérides, c’est le paradis, c’est la vie éternelle.
Or, nous sommes l’au-delà de l’horizon que les anciens hommes voulaient atteindre. Et en nous, le mouvement se poursuit. L’image qui les hantait et qui, se matérialisant, nous a fait apparaître, nous hante à notre tour. Eux, se lançaient à la poursuite du Soleil et de sa demeure secrète, voulaient voir de leurs yeux l’abîme où il sombrait et d’où il remontait chaque jour. Leur voyage, fatalement, était initiation au mystère de leur être et, par là, était sacrilège, car le Dieu de leur queste s’est révélé autre qu’ils ne l’avaient probablement rêvé : au-delà de l’horizon, nul abîme, mais une autre Terre, mais d’autres continents, mais un plus vaste espace où vivre.
De même, notre époque, en son nécessaire sacrilège, proclame-t-elle que le ciel ne contient nulle déité qu’il nous faille adorer. Car nous sommes en train de franchir la ligne de l’horizon céleste, et nous voyons bien qu’il n’y a pas de paradis au firmament, et pas de Seigneur pour y régner, mais toujours plus d’espace où déployer l’ivresse d’exister.
La fission nucléaire, la relativité, la théorie des trous noirs ont remplacé les totems d’autrefois en nous donnant à découvrir une Matière moins obtuse, un Espace et un Temps moins rigides, un cosmos plus transparent. Et ce ne sont là que les signes avant-coureurs de la prochaine sphère où nous allons aborder — et dont, pour notre stupeur, ils annoncent que la dématérialisation est la clef. Mais que devons-nous entendre par dématérialisation ? Lorsque nos ancêtres ont, pour la première fois, traversé les mers, lorsque, pour la première fois, ils ont entrepris d’explorer le royaume interdit du Soleil, ne risquaient-ils pas une sorte de dématérialisation ? Ils ne savaient pas ce qui les attendait de l’autre côté de l’horizon : anéantissement ou bien vie plus grande ? Mort ou bien résurrection ?
Déjà, c’est probablement le périple du Soleil dans le ciel qui avait donné à l’homme de Neandertal l’intuition de l’au-delà, l’idée d’un voyage des morts et d’une vie dans l’invisible. Combien de millions de fois a-t-il d’ailleurs fallu que le Soleil se lève et se couche avant de susciter la moindre réaction psychologique dans la créature ? Combien de millions de cadavres proto-humains avaient été abandonnés avant que ne s’établît une relation entre le mouvement solaire et le cycle de la Vie dans l’être, rendant nécessaire la cérémonie où l’on couche les morts dans la terre à l’image du Soleil qui semble s’y coucher ?
La notion s’est petit à petit emparée du cerveau, et à force de voir le Soleil se lever comme naît un enfant et se coucher comme un homme meurt, une lumière s’est faite : ce qui apparaît doit disparaître, ce qui disparaît réapparaît et ne cesse donc pas de vivre. Autre part, autrement, inconnaissablement, le Soleil continue de briller. Autre part, autrement, inconnaissablement, les morts continuent d’exister.
Au mouvement du Soleil, tout être est lié : il se lève, a son zénith et, à la fin, se couche pour, à l’envers de lui-même, mener une vie analogue dans le royaume de la Mort. C’est ce royaume qu’en explorateur intrépide l’homme de Cro-Magnon a tenté de découvrir, ne réussissant qu’à trouver plus de vie. À notre tour, aujourd’hui, et pour des raisons qui, en notre tréfonds, ne sont guère différentes de l’élan qui animait nos ancêtres, nous sommes projetés vers de plus grands vertiges et tentons de capturer à sa source l’énigme qui nous a engendrés.
De nouveau, pour y parvenir, il nous faut passer par les portes de la Mort. Après avoir découvert, il y a soixante mille ans, qu’elle marquait le terme de nos jours sans mettre fin à notre vie ; après avoir découvert que son royaume, au-delà de l’horizon, était, Amérique ou Australie, la vierge immensité de la vie originelle, que nous reste-t-il à découvrir maintenant, sinon qu’elle n’existe pas ?
La structure de la Matière telle qu’aujourd’hui nous la représentent l’analyse et l’hypothèse est l’indice même que la Mort n’existe pas, que tout est tissu dans une sorte d’abstraction éternelle. Nous voyons, nos yeux voient partout des formes opaques et denses et innombrables là où, semble-t-il aux savants, il n’y a qu’un océan d’atomes eux-mêmes différents de ce que nous croyons, où jouent les hadrons et les leptons et, à un niveau plus mystérieux, plus essentiel, les idées que sont les quarks. Ou plutôt, pour le moment, ce sont des idées, des suppositions scientifiques, les symboles d’une insaisissable nécessité. Sans eux — que nous ne faisons qu’imaginer par inférence —, pas de Matière originelle, pas de boule de feu tournoyant et explosant, pas d’univers se créant dans des torrents d’étoiles. Pour le moment, ils sont à la racine de tout, matière si immatérielle qu’elle précède toute naissance et qu’elle est immortelle.
Or, intangibles et indéfinissables, les constituants fondamentaux de la Matière se retrouvent en nous, en chacune de nos cellules, ainsi qu’un graal d’immortalité. Comment parviendrons-nous à exhumer cette lumière primordiale qui gît en nous et autour de quoi l’univers s’articule ? Comment descellerons-nous les fontaines secrètes de la Matière apparente afin que cette lumière en nous s’unisse — et nous unisse — à la lumière aujourd’hui invisible du cosmos entier ? Comment, quittant la matrice nocturne de notre mère-matière, naîtrons-nous à cette unité sidérale de l’être ? Et sous quelle forme ? Sous quel aspect rayonnant ? Avec quels pouvoirs de splendeur ? Quelles perceptions illuminées ? Que verrons-nous ? Que serons-nous en ce Jour éternel ?
Des flambeaux effrayants s’élèvent sur notre chemin, des colonnes de feu parlent d’une destruction définitive, des fournaises nous menacent, et l’éclat de mille soleils, comme un déluge de mort, s’allume partout sur notre Terre si modeste et si douce. Allons-nous donc disparaître ? Allons-nous donc annuler l’œuvre de nos mains et le labeur des millénaires avant nous ? Allons-nous donc rendre vaine l’évolution patiente qui, au fil des âges, nous a rêvés, appelés, façonnés jusqu’à nous donner cette apparence d’où, aujourd’hui, nous contemplons le monde ?
L’apocalypse dont nous nous menaçons et qui nous terrorise, n’est-elle que le terme infernal de nos souffrances ? Ou n’a-t-elle pas une autre valeur, plus profonde ?
Oui, c’est vrai, les armements se multiplient, et plus irrémédiables. Oui, c’est vrai, les politiques se durcissent, et plus totalitaires. Oui, c’est vrai, nous sommes à chaque instant traqués par des spectres dont le nombre s’accroît, et plus abominable.
Mais n’y a-t-il que cela ? N’y a-t-il que cette mort hideuse prête à tout engloutir si nous n’y prenons garde ? Ne sommes-nous que des apprentis sorciers toujours mal inspirés ? Ou, au contraire, d’inconscients grands-prêtres qui, depuis le début des temps, s’efforcent de dépasser la Mort et, la pistant jusqu’en son dernier repaire, jouent aujourd’hui leur va-tout, guidés par une voix divine ?
Ce qui nous a conduits jusqu’à notre naissance ne peut-il encore nous conduire jusqu’à la mort de la Mort que réclame notre être profond et dont les figures de feu nous épouvantent ? Ne sommes-nous donc plus capables d’espérer ? Au milieu du chaos où tout s’effondre à cette heure, ne sommes-nous pas capables de croire en l’inconnu, en l’impossible, en ce que nul n’a encore jamais vécu, en la géante et protéiforme aventure de vivre ? Ou bien croyons-nous pouvoir entrer ici-bas dans une autre dimension sans que la substance qui nous constitue, nous et le monde, soit effroyablement barattée, répandant, en nous et hors de nous, les miasmes de la guerre ?
Croyons-nous vraiment qu’il suffise que nous nous présentions aux portes de la Mort, un air dévot sur le visage ou un sourire contrit aux lèvres, pour que nous soit donnée la clef de tout le mystère universel ? Croyons-nous que les vertus prônées pour l’édification de notre vie soient le viatique de l’immortalité ? Croyons-nous que l’Éternité doive nous être livrée sans coup férir, ou plus exactement sans que nous soient portés, au besoin par nous-mêmes, les coups qui doivent briser la carapace où nous sommes enfermés et qui nous empêche de voir la Vérité ?
Il y a un effort colossal à fournir pour que tombe ce mur matériel derrière lequel nous sommes retenus captifs, pour qu’il s’évanouisse sans que nous disparaissions, pour qu’il meure sans que nous mourions. Et il n’est pas du tout sûr qu’en l’occurrence il appartienne aux seuls mystiques d’illuminer le monde.
Le combat qui s’est engagé pour arracher à la Matière son secret fondamental ne se livre pas que dans l’âme des voyants. Les étapes, l’une après l’autre, en sont décrites dans les laboratoires. Les hommes de Dieu peuvent, du haut de leur sérénité, énoncer que la Matière est Esprit, que le Verbe s’est fait chair, que l’univers est plus et mieux qu’une expression du Transcendant, qu’il est le Transcendant lui-même qui, par magie, se manifeste à chaque instant. Les hommes de l’Homme, eux, le prouvent et en tirent des faits nouveaux pour notre vie. Et sans doute est-il, au fond, bien des sages qui ne se doutent pas des conséquences de leur vision, auxquelles, humblement, les savants, eux, donnent forme. Mais c’est, ici et là, une seule et même chose, de quelque nom qu’on la nomme.
Ce dont le sage fait l’expérience en sa plus haute extase, c’est l’infini et l’éternel, c’est le fait qu’il n’est jamais né, qu’il ne mourra jamais, qu’il est lui-même l’Être a l’état pur, sans commencement et sans fin, en ce moment précis, depuis toujours et à jamais. Ce que le savant, peu à peu, élabore aujourd’hui, c’est, dans le monde matériel où tout périt, la vision de l’Impérissable qui est à la racine de tout. Rien ne meurt. Tout est fait d’une substance immortelle et qui, toutefois, ne cesse de mourir.
Nous sommes arrivés au moment où, impossiblement, les parallèles vont se joindre. Où ce que, seuls, quelques hommes pouvaient connaître et devenir et où se pulvérisaient toutes les apparences du monde, les règles morales et les lois cosmiques, va pour chacun devenir connaissance spontanée. Où ce qui était la béatitude de quelques-uns pendant quelques instants va devenir l’état constant du monde.
Ni religieux, ni scientifique, ni théiste, ni athée, un nouveau mode de pensée se prépare où vont se fondre les deux tendances actuelles de notre esprit. Jusqu’à présent, elles se sont tenues à distance, se méprisant et s’estimant tour à tour, mais refusant de s’allier : d’un côté, le monde et, de l’autre, Dieu. Même pour ceux qui devinaient que le monde est Dieu sous un visage étranger, le monde n’en était pas moins inférieur, négligeable, ou vaguement maudit. Quant à ceux pour qui le monde était le seul souci, Dieu, s’il existait, leur semblait ne rien avoir à faire avec ce qu’enseignaient les religions : comment parler en termes de Bien et de Mal, de compassion, de rachat, quand il s’agit d’établir que la Terre tourne ou que l’effondrement gravitationnel d’une étoile peut aboutir à un autre univers, ou quand on veut enregistrer la mort d’un proton pour savoir si le monde se désintégrera ?
Cependant, les deux lignes se rapprochent, au point de sembler parfois n’être que le reflet l’une de l’autre. Le point sacré de leur tangente est-il illusion créée par la distance dans un Espace courbe et fermé ? Ou bien l’illusion n’est-elle pas dans ce dédoublement d’une seule ligne que notre pensée ne peut saisir qu’à condition d’en séparer les deux principes — de séparer l’Esprit de la Matière, le Jour de la Nuit, la Vie de la Mort, l’Éternité de l’Espace-Temps, et Dieu de son expression sidérale ?
En ces temps de frayeur où tout nous est arraché, où nos idéaux piétinés, et les moindres de nos pensées avilies, où notre Bien se corrompt et devient le Mal, où notre fortune est viciée et nos arts dégradés, où nos sentiments sont traînés dans la fange et où notre chair est rongée par toujours plus d’ignominies ; en ces temps où nous nous retournons sans fin contre nous-mêmes et transformons nos villes en charniers, où nous capturons et supplicions ceux que nous ne connaissons pas mais qui nous ressemblent et que dévore sans doute une même lèpre intérieure ; en ces temps où il n’est jusqu’au sol qui ne pourrisse et ne produise des fruits mortels tant nous l’étripons sous notre force nucléaire ; en ces temps où rien ne semble nous rester, que toujours plus d’horreur, avant l’ultime envol dans le Néant, il faut croire que se prépare autre chose et que tant de souffrances ne sont que le signe d’un enfantement qui, pour s’accomplir, entraîne la destruction des formes dont nous dépendons.
Ce qui nous épouvante est cela même qui nous annonce l’extase d’une autre façon d’être. Ce qui répand en nous la panique est cela même qui précède la béatitude. Ce qui nous brise et nous renverse, qui nous brûle et nous égorge est cela même qui nous délivre. Ce qu’en ce moment nous sommes en train de perdre dans la houle d’un carnage universel, c’est ce qui nous empêche d’atteindre à une plus haute envergure de notre être.
Car en même temps que, sur les champs de bataille, nous expérimentons des foudres sans cesse plus destructrices et que, sur des graphiques, nous étudions la possibilité d’armes encore plus absolues, les mêmes calculs nous livrent un peu plus du secret primordial, comme si la destruction devait accompagner la création et que la destruction dût être d’autant plus formidable que la création à venir est plus sublime.
Sans doute avons-nous, d’une certaine manière, le choix de croire ou de ne pas croire : ou bien notre mort à tous, demain, sous le feu d’incontrôlables pouvoirs cosmiques, ou bien la mort de la Mort. Et à le formuler ainsi, il nous parait que, des deux, notre mort est la plus probable, quand, en vérité, c’est vers la mort de la Mort que nous avançons en soulevant une tempête nucléaire.
Et comment pourrait-il en être autrement ? Comment notre percée de la muraille spatio-temporelle se ferait-elle sans heurts ? Comment notre traversée du cœur de la Matière ne provoquerait-elle aucun remous ? Certains peuvent, au nom de l’occultisme ou de la morale, parler de résistance, évoquer des entités qui ne veulent pas lâcher si facilement les clefs de notre geôle. Mais ce dont il s’agit est sans doute beaucoup plus simple. Nous sommes en train de devenir autres, et l’œuvre se répercute à tous les niveaux du monde.
Ce qui est au bout, nous ne le savons pas, mais pouvons le prévoir. C’est une autre perception de l’univers, préfigurée par ce que les physiciens et les mystiques s’efforcent de formuler — et cette perception, pour être naturelle, nécessite des instruments physiques qui, peut-être latents dans notre corps, sont loin d’être la possession consciente de la race, car c’est physiquement qu’il nous faut devenir autres.
Et c’est à cela que nous travaillons, à nous forger un autre corps, non à nous anéantir comme nous le fait croire la terreur de ce siècle. Et pour cela, nous devons plonger au plus profond de la Matière et en déchiffrer le code qui, aussi bien, est celui de notre présence ici-bas. Si nous sommes sur le point de nous emparer du secret, il n’est que normal que nous n’ayons jamais été si près de notre disparition, puisque ce secret doit justement nous ouvrir les portes de notre apothéose.
Les heures qui viennent seront sans doute encore plus effroyables, car le mouvement qui nous fait ausculter le cœur intangible du monde et nous rapproche toujours plus fiévreusement du vide éblouissant de la Divinité ne peut, extérieurement, se traduire que par davantage de secousses — politiques et telluriques — qui ébranleront et renverseront bien des choses : nous ne pouvons toucher à un atome, que tous les atomes n’en soient atteints et ne réagissent.
Mais nous voudrions, pour la plupart, entraver la force qui semble nous lancer à notre perte, demeurer les hommes que nous sommes, menant une petite vie étroite et confortable dans la torpeur ensoleillée d’un « jardin » où se réfléchirait l’image de l’Éden culturel qui nous obsède sans avoir jamais existé. Nous nous contenterions de ces plaisirs fragiles et de cette tendresse fugace qui, parfois, nous enchantent le cœur. Puis, nous accepterions de mourir, ayant joui de ce bonheur où rien, pourtant, ne nous aurait été consenti qui nous ait fait comprendre le pourquoi de notre être.
Après avoir aimé les enfants, les oiseaux et les fleurs, nous fermerions les yeux et partirions doucement. Nous abandonnerions tous nos privilèges, croyons-nous, et nous nous satisferions de ce qui nous est donné, ne demanderions pas davantage, ne chercherions pas à savoir. Surtout cela : nous ne chercherions pas à savoir — car, depuis le jardin d’Éden, le savoir est œuvre du diable. Et il semble que ce soit un mot d’ordre pour beaucoup et que, désespérément, par la révolution culturelle ou l’indigence intellectuelle, nous tentions de refréner l’élan qui nous emporte vers l’horizon en feu de notre avenir… « Mais tous, nous serons transformés [2]. »
Que nous le voulions ou non, parce qu’il ne peut en être autrement, les pauvres emblèmes de notre bonheur actuel nous seront un à un arrachés, notre façon de vouloir, dispenser, de sentir se modifiera. Notre regard sera autre. Et ce qui, aujourd’hui, fait notre orgueil, ou à quoi nous tenons comme à la marque de notre intégrité ou au signe de notre liberté n’aura, demain, plus aucun prix à nos yeux. Ce qui fait le bonheur intense et véritable d’un animal ne saurait faire le nôtre. Ce qui fait le nôtre à présent comment satisferait-il le maître de l’énigme cosmique que nous serons demain ?
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1 D’où l’aspiration judéo-chrétienne, telle que l’a exprimée Job : « Je sais que mon Défenseur est vivant, que, lui, le dernier, se lèvera sur la poussière. Après mon éveil, il me dressera près de lui et, de ma chair, je verrai Dieu » (XIX, 2526).
2 Paul, Épître aux Corinthiens, 15, 51-55.