Archaka
Le mur de la Lumière

S’il n’y a que l’Un, sous tous les visages du monde, à travers le Temps et l’Espace, il ne peut en effet y avoir de Mort. La Mort ne peut être que le processus d’autre chose, que, faute de le connaître, nous ne pouvons nom­mer. Et c’est précisément cela qu’il nous appartient de découvrir : de quoi la Mort est le mécanisme, quelle énigme elle dissimule, beaucoup plus formidable qu’aucun des mystères que nos religions, depuis tant de millénaires, ont inventoriés.

(Extrait de Alexandre Kalda: Le Dieu de Dieu. Flammarion 1989)

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Toutefois, nous ne devons pas nous leurrer. Si, comme l’indiquent tant de présages, nous sommes à la veille d’un nouveau stade de l’évolution, il ne s’ensuit pas auto­matiquement que les choses arriveront demain matin et d’un seul coup.

Cette mutation, en effet, est d’abord celle de notre conscience. Elle doit nous permettre de vivre spontané­ment et constamment l’infinitude et l’éternité de l’univers et de chaque chose en l’univers aussi bien que de notre être. Pour le moment, il n’est que les sages et les savants qui, mentalement, sachent que le Temps est un océan sans cause où tout existe depuis toujours et à jamais. Et encore faut-il que les sages n’aient pas pris le chemin de l’illusion­nisme, ou les savants celui de l’indéterminisme.

Ce n’est donc toujours qu’une idée. Si indubitable qu’elle puisse être, elle ne permet ni aux sages ni aux savants de percevoir différemment le monde. Intellec­tuellement, ils ne sont plus joués par les apparences du monde. Mais ces apparences n’en continuent pas moins de leur apparaître. Ils ne voient pas le monde autrement, même s’ils savent qu’il est autre. Leur pensée peut être affranchie du mirage, ils continuent cependant d’y vivre. Et d’y mourir.

Or, une mutation de la conscience impliquerait que l’univers cesse de se présenter à nous sous l’aspect qu’il revêt actuellement. Et cette mutation, à son tour, pourrait être suivie d’une seconde, physique, celle-là, et qui entraî­nerait ce que personne, à moins de charlatanisme, ne sau­rait prédire. À peine si, en suivant certains schémas de l’évolution dont nous sommes le fruit, on peut entrevoir l’idée de modifications corporelles, et ce n’est pas toujours pour arriver à des résultats très convaincants [1].

À plus forte raison, toute description du changement de notre substance même risque de relever de la supercherie ou des chimères. L’idée en soi est concevable et va bien dans le sens d’une vision évolutive complète : nous pou­vons imaginer que, pour vivre intégralement dans une autre dimension, dont le sens de l’Infini et de l’Éternité serait le principe, il nous faille revêtir une enveloppe matérielle plus subtile qui échappe à tout ce qui entrave et aveugle notre corps actuel, le vieillit peu à peu et finit par le tuer. Nous pouvons rêver à une immortalité physique et l’estimer possible pourvu que nous, ou nos descendants, soyons faits d’un matériau immortel. Mais parler de l’acquérir comme s’il s’agissait d’une chose accessible à nos pouvoirs, fussent-ils thaumaturgiques, n’est probable­ment que s’abuser soi-même et fourvoyer les autres.

Bien des miracles ont eu lieu sur cette Terre, et chaque nouvelle espèce en représente un, plus éclatant que ceux qui l’ont précédé. Il n’est donc pas question de nier celui qui se prépare en ce moment, mais simplement de dire que sa réalisation prendra plus d’un siècle et plus d’un millénaire. Et c’est qu’il faut tout d’abord établir un chan­gement dans les mécanismes de la conscience de façon que les perceptions soient définitivement différentes des nôtres. Et pour cette seule étape, il devrait être évident qu’un considérable espace de temps est nécessaire.

Un exemple nous aidera à mieux comprendre : si nous prenons Einstein comme représentation du génie le plus haut de notre siècle, nous voyons tout de suite en quoi il domine le monde et pressentons qu’il lui manque encore beaucoup pour vivre perpétuellement dans une conscience éclairée par la lumière de son intuition majeure : « Toute chose est reliée à toute autre dans un continuum espace-temps. » Il a pu supputer la courbure de l’Espace et la relativité, appliquer la théorie des quanta à l’analyse de la lumière, et ainsi découvrir les photons, mais le ciel, pour lui, n’a jamais cessé d’être le ciel que nous voyons, ses paysages ont été les mêmes que les nôtres, les visages des gens autour de lui ne différaient pas de ceux qui nous entourent, et de même ses sentiments étaient-ils iden­tiques à ceux que nous éprouvons. Il pouvait concevoir dif­féremment le monde, non le percevoir autrement. Or, cette nouvelle perception, c’est elle qui constituerait la première étape de notre métamorphose.

Posséder le concept scientifique ne suffit pas. Avoir l’expérience mystique, la réalisation yoguique ne saurait suffire davantage. Il faut poser sur le monde des yeux qui, naturellement, l’envisagent selon d’autres lignes et un autre rythme que les nôtres. Idées, sentiments et sensa­tions doivent être changés, non selon un code déjà promul­gué par les gourous de jadis, mais en accord avec l’immense inconnu qui s’étend devant nous.

De plus grands génies qu’Einstein viendront avant que ce ne soit possible, de même qu’Einstein a succédé à des génies moindres que lui, mais qui, à leur époque, parais­saient aussi vastes et révolutionnaient autant le monde. Léonard de Vinci, par exemple, a pu rayonner sur son temps et être l’oracle de certaines inventions du nôtre, mais il n’a pas interrogé l’univers de la façon dont Einstein l’a interrogé et qui a bouleversé toutes nos idées scienti­fiques, influencé nos philosophies et donné un autre sens à la guerre. De même un nouveau génie peut apparaître demain, qui, sans ternir la gloire d’Einstein, nous entraî­nera d’un bond à des distances inouïes du point où nous sommes arrivés et que tous les travaux actuels ne font que préciser.

Dans quel sens ira la prochaine révolution scientifique ? Nul ne saurait le dire. En dépit de quoi nous pourrions annoncer sans erreur un changement plus important encore, la mutation de notre race en une espèce fabu­leuse ? C’est peut-être trop de naïveté. Tout au plus pou­vons-nous considérer qu’elle est possible et même néces­saire, qu’avec nous la création n’est sans doute pas parvenue au sommet de la Réalité.

Vouloir affirmer davantage ne peut que donner lieu à une nouvelle forme de religion — avec son cortège de dog­mes, sa morale, son influence sur le plus grand nombre. Et il n’est pas impossible, en effet, qu’une nouvelle religion voie le jour dans un proche avenir. Les signes sont assez nombreux, en Occident comme en Orient, pour que l’on puisse même parier sur l’éclosion d’une mystique dont, une fois de plus, l’immortalité serait le but.

Mais l’humanité n’est qu’en partie théiste. Si elle doit être complètement transformée, ce n’est donc pas en se convertissant à un culte ou à un autre que ceux d’entre nous qui ne croient pas en Dieu prendront le chemin de cette transformation. C’est en s’ouvrant à ce que nul n’a encore vécu ni même imaginé. On peut être plus près de la vérité de l’univers dans un laboratoire matérialiste ou à la tribune d’un parti populaire que dans un temple ou dans un couvent. Dieu n’est pas la seule explication du monde. Ou plutôt le mot Dieu n’est pas l’unique sésame. Réduire l’homme à un comportement théologique, si sublime qu’il soit, c’est l’amputer d’une partie de ses pouvoirs d’accomplissement de soi.

C’est également réduire l’Infini, l’Éternel à une sorte de mendicité. Être l’origine de l’univers aux myriades de constellations, en être le réceptacle insaisissable, en être aussi l’inconnaissable destination, et se voir relégué dans les tabernacles d’or et des pierres sacrées, n’en pouvoir pas sortir, n’avoir pas le droit d’être dans une centrale ato­mique, un studio de cinéma, un aéroport, ou n’importe quoi d’autre — l’exagération religieuse est peut-être l’une des premières choses que les temps nouveaux vont rendre impossible. Et peut-être une mystique d’un nouveau genre va-t-elle alors faire son apparition.

Peut-être sera-t-il possible de se figurer un Dieu sans religion, un Dieu qui, sans rites ni formules, sera comme une évidence répandue partout au lieu d’être un théorème indémontrable. Mais cela qui, sans doute, prendra beau­coup de temps, ne sera qu’un relais. L’avènement d’une religion de moins en moins religieuse ne sera que le début. Une manière de trouver Dieu sans passer par les églises, de ne plus le craindre ni de l’adorer, mais peut-être de le connaître un peu et de l’aimer, en sera l’expression.

Et ce ne sera là qu’un changement de mentalité, pas encore le passage à une autre conscience du monde, moins encore la transmutation rêvée par certains où nous devons revêtir le corps glorieux des traditions ésotériques, devenir les hommes de lumière dont parlent les soufis, les êtres gnostiques ou les surhommes pour lesquels se passionnent les lecteurs de Sri Aurobindo.

Toutes sortes de légendes courent déjà sur le compte de l’être à venir, tout un folklore se constitue, qui fait couler l’encre et l’argent, comme tant d’autres manifestations qui, aujourd’hui, se veulent spirituelles. Mais il est dou­teux que cette foire aux hommes-dieux donne une idée juste de l’évolution et du temps qu’il faudra pour que se manifeste une autre race. Ni les opaques dissertations des uns ni les slogans des autres n’apporteront beaucoup de lumière. Car il s’agit d’autre chose qui, au fond, ne prend aucun chemin précis, n’épouse aucune pensée particulière, ne se reconnaît aucun maître, aucun messie, aucune déesse, mais se donne entièrement à ce qui est devant nous et que l’esprit humain n’a jamais supposé et donc encore moins défini.

Ainsi parler de Dieu, et prétendre que nous marchons vers lui, ne veut-il pas dire grand-chose. De même vouloir mettre des noms sur les formes futures de la manifestation n’a-t-il guère de valeur. Ce qui doit se produire nous étant totalement inconnu, n’appartenant à aucune de nos caté­gories, comment voudrions-nous en faire le récit des siècles ou des millénaires avant que rien ne se soit effec­tivement passé ? Un australopithèque aurait-il pu prévoir Praxitèle ou Mozart ? Comment pourrions-nous décrire l’apparence et le comportement d’une future race hypo­thétique alors que nous sommes incapables de déterminer ce qui se passera dans dix ans et s’il n’est pas des inven­tions ou des systèmes de philosophie qui, dans un temps aussi court, ne mettront pas en question tout ce que nous tenons aujourd’hui pour normal ou pour essentiel ?

Cependant, il est des lignes que nous pouvons tenter de dégager en considérant la physionomie du passé qui s’étend derrière nous et dont nous sommes l’aboutissement provisoire. Au gré des mutations qui démontrent d’emblée que rien n’est impossible à l’Énergie créatrice (qu’elle soit purement mécanique, comme le veulent certains, ou qu’on l’appelle Dieu, comme d’autres le demandent), la Vie, d’abord absente pendant un milliard d’années, a proliféré lentement, puis de plus en plus vite : pendant plus de deux milliards et demi d’années, des algues unicellulaires et des bactéries ont constitué ses seuls vaisseaux — et aujourd’hui nous régnons, entourés d’un peuple d’animaux divers et environnés de forêts, de jardins et de champs. Tous nés d’une même matrice, et l’oubliant tous. Tous frères — non pas seulement entre nous, les hommes, mais entre les règnes variés, puisque issus d’une même substance ori­ginelle, enfantés par l’unique Magna Mater, et l’ayant oublié. Unité perdue? Ou bien jamais connue encore, seu­lement pressentie et devant appartenir à la psyché de demain?

À chaque pas, s’est accompli un miracle qu’aucun cal­cul des probabilités n’aurait évidemment pu prévoir, car un nouvel élément s’ajoutait, venu, semble-t-il, de nulle part et commandé, peut-être, par un déterminisme omni­scient. En sorte que nous ne pouvons guère déduire ce que demain sera de ce que nous sommes et savons aujourd’hui. Ce qu’il y aura, nous le portons sans doute en nous, mais ce que cela sera nous ne saurions le dire, puisque cela sera différent de tout ce que nous offre le monde et que nous ne pouvons le déduire des apparences actuelles. Et même si nous pouvions d’avance en avoir la vision, nous ne sau­rions l’interpréter, car elle ne correspondrait à aucun de nos archétypes.

Nul langage au monde ne peut évoquer ce qui échappe à sa fonction. Nos mots désignent un ordre de réalité pure­ment humaine. Depuis les sons les plus primitifs de l’homo erectus jusqu’aux équations des scientifiques, un même courant tend à décrire une réalité qui, pour être unique, n’en varie pas moins dans la façon qu’elle a de se proposer aux regards : toujours plus précise, elle devient aussi plus subtile, et il est clair que ce que nous voyons et nommons aujourd’hui aurait échappé à la vision de nos ancêtres génétiques.

D’une certaine manière, les premiers balbutiements des races d’avant l’homo sapiens correspondent, sur le plan de l’espèce, au langage imitatif et non réfléchi du petit enfant. Et de même que l’enfant grandit et devient conscient, de même l’espèce a-t-elle grandi, est-elle deve­nue consciente quand sont apparus les néandertaliens, avec qui, sans que nous puissions savoir comment, le lan­gage a dû se charger d’un sens original, acquérir le pou­voir qu’il revêt chez l’enfant qui s’interroge d’une façon personnelle et commence d’organiser ses souvenirs et ses rêves. Âge qui n’est pas encore de raison, mais où se profile ce que la raison forgera plus tard, âge de l’intuition fulgurante et inexplicable qu’il faut ensuite une vie pour déchiffrer. Un choc, à ce moment-là, se produit, une secousse dans l’être, où est renversée l’enceinte de l’inconscience protectrice. Que ce soit pour l’enfant humain ou pour l’espèce humaine en son enfance, le choc a lieu comme un cataclysme libérateur.

Pour l’homme de Neandertal, on l’a vu, le choc a été la découverte de la Mort qui avait toujours existé autour de lui et dont, brusquement, la signification lui est appa­rue. Et de ce choc imparable, notre race est née peu à peu, comme l’adolescent naît de l’enfant, et l’homme de l’ado­lescent.

La Mort ! La Mort ! Ç’avait été comme un cri jeté au visage de nos ancêtres, qui vivaient sans se douter de rien. Et ce viol de leur conscience — ou cette fracture de leur inconscience —, c’est ce qu’ils nous ont transmis et qu’aveuglément nous tentons d’élucider. C’est ce qui nous aiguillonne à notre tour et que nous voulons à toute force dépasser. Cela qui a donné un sens à leurs grognements obscurs, c’est ce qui, aujourd’hui, illumine nos hymnes, fait parler nos ordinateurs et se volatilise en des abstrac­tions où l’esprit se dépasse lui-même.

Toute notre histoire est en fait l’histoire de la Mort. Est l’histoire de sa découverte et de son dépassement par un être que métamorphosent les rapports qu’il entretient avec elle. L’éveil de l’intelligence entraîne la révélation stupé­fiante de la Mort qui, à son tour, fournit l’aliment dont l’intelligence se nourrira. Parce que les perceptions se sont affinées chez l’homo erectus, un sens nouveau a été donné à ce qu’il n’avait jamais cessé de voir autour de lui, à ce à quoi il avait même participé dans la chasse et les crimes anthropophagiques. La Mort a brutalement pris un autre visage, plus subjectif, plus mystérieux, plus insondable. Jusque-là naturelle et non suspecte, elle n’entraînait aucune interrogation. Les moyens de s’interroger n’exis­taient pas encore. Mais à présent, la question était là, comme une blessure perpétuelle qui ne se refermerait qu’à la fin, sur un silence qui serait la seule réponse.

La question nous ronge à notre tour, ayant traversé les dizaines de millénaires, en dessinant la généalogie de la douleur, homme après homme, dans l’éploiement de l’espace et du temps terrestres. Est-il vrai que moi aussi je vais mourir ? Mais pourquoi ? Pourquoi ? Et pourquoi suis-je seulement né ?

Intolérable question qui nous courbe vers le sol où nous devons nous écrouler demain, ou peut-être aujourd’hui. Intolérable, intolérable question greffée sur notre cœur et qui nous oblige, pour respirer un peu à redresser la tête et à regarder le ciel, à espérer, à croire, à affirmer qu’il y a autre chose. Oui, oui, là-bas, là-haut, plus loin, toujours plus loin — au-delà —, s’étend le pays où l’on ne meurt pas, le soleil y brille toujours, la nuit n’existe pas, le Temps n’existe pas, tout est éternel là-bas.

Et, bravant l’Âge de Glace qui les massacrait et les ensevelissait dans le silence immense de ses neiges et de son gel, les hommes de notre lointain passé, ces cannibales puants, hideux et stupides — Adam et Ève —, devenaient les habitacles du mystère, la matrice sacrée de l’espèce qui, seule d’entre toutes celles qui peuplent la Terre, se définit par son sens et son refus de la Mort et son pressen­timent d’autre chose, là-bas, au fond des âges qui viennent.

Or, c’est « là-bas » que nous sommes. Nous sommes le fond des âges vers lequel avançaient à leur insu les néandertaliens. Et la question que, les premiers, ils se posèrent est demeurée en nous, plus brûlante d’être plus près de la réponse.

Nous en sommes à savoir non seulement que tout meurt autour de nous, sur cette Terre qui nous a enfantés, nous porte, nous sustente et recevra nos restes, mais que tout meurt aussi dans l’Espace aux myriades d’étoiles et que l’univers lui-même peut mourir.

L’univers, autrefois, n’existait pas ainsi, n’était pas un être comme nous qui, né dans le passé irrecensable, doit disparaître un jour de l’avenir indéchiffré. Il était comme une demeure éternelle où nous apparaissions, fugitives sil­houettes bientôt anéanties par son immensité.

Mais à force de nous interroger, nous avons découvert l’unité de la Matière et que les particules dont sont consti­tués les atomes qui constituent les molécules dont nos cel­lules sont constituées sont identiques aux autres particules élémentaires. Et appris que les noyaux se forment dans les étoiles et les molécules dans l’espace interstellaire et que tout se trouvait à l’origine dans l’athanor embrasé où se préparait l’Infini sidéral.

Peu à peu, nous avons compris que nous sommes les enfants de l’univers, que, même organiquement, nous sommes faits de la même substance que ces soleils blancs et bleus et jaunes et rouges qui, par milliers de milliards, peuplent en scintillant le ciel autour de nous. Nous avons cerné l’unité matérielle. Mais ce n’est qu’un premier pas. Ce n’est qu’un avoir intellectuel. Ce n’est pas une sensa­tion. Ce n’est pas une connaissance vécue spontanément.

C’est une vérité scientifique — et un credo spirituel, aussi bien. Mais ce n’est pas la perception immédiate que nous devons pouvoir avoir des choses. C’est le sommet de notre langage, le paroxysme de l’état de conscience autre­fois découvert par les néandertaliens. Cette unité cellu­laire et mystique avec tout le cosmos est ce que la découverte de la Mort a, pour le moment, suscité de plus sublime comme pensée en nous. Mais nous devons aller encore plus loin. Car cette notion d’unité rompt fatale­ment celle de limite — de séparation autant que de fin, d’individualité égoïste autant que de Mort. Et, par là, elle doit déboucher sur l’immortalité.

S’il n’y a que l’Un, sous tous les visages du monde, à travers le Temps et l’Espace, il ne peut en effet y avoir de Mort. La Mort ne peut être que le processus d’autre chose, que, faute de le connaître, nous ne pouvons nom­mer. Et c’est précisément cela qu’il nous appartient de découvrir : de quoi la Mort est le mécanisme, quelle énigme elle dissimule, beaucoup plus formidable qu’aucun des mystères que nos religions, depuis tant de millénaires, ont inventoriés.

Nous l’avons traquée au fond des cavernes et au cœur des forêts. Clans et tribus d’êtres hirsutes, nous avons tenté de la circonvenir et de l’apprivoiser. Qu’elle nous livrât ne fût-ce que l’un de ses secrets. Mais rien à faire. Elle ne se montrait que plus impitoyable. Plus il nous sem­blait pouvoir la contourner, plus elle tranchait le fil de nos jours. Les sorciers nous chuchotaient à l’oreille des for­mules d’effroi, les chamans avaient des convulsions de douleur extatique, les prêtres nous initiaient à une seconde naissance au-delà du trépas, les prophètes nous ensei­gnaient la vie éternelle. Des grottes, nous sommes passés aux temples — pour trouver quoi, au fil des âges ? Toujours moins de merci de son côté à elle, toujours plus de pitié de notre côté à nous, et de désir d’aimer, d’éclairer d’un peu de douceur le bref espace de nos jours.

Ainsi avons-nous trouvé en nous les dieux qui nous ont consolés sans pouvoir vraiment nous ouvrir la porte à laquelle se heurtait notre souffrance. En nous, les dieux, l’un après l’autre, se sont réveillés, et de nous ils sont nés, afin de nous révéler ce que nous pouvions comprendre alors. Issus de notre substance la plus intime, ils nous expliquaient à nous-mêmes.

Et nous grandissions grâce à leur enseignement où se reflétait cela même que nous étions au fond de nous. Et plus nous grandissions grâce à eux, plus eux-mêmes gran­dissaient — plus la divinité qui naissait de nous pouvait être grande et forte de nous illuminer. Plus les dieux qui étaient nous resplendissaient au-dessus de nous afin de nous guider et de nous apaiser.

Mais la Mort, elle, continuait de se soustraire à notre fièvre. Et nous mourions. Tous sans exception. Nous mou­rions, et peut-être allions-nous retrouver les dieux que nous avions découverts en notre tréfonds et qui, croyions-nous, nous attendaient au-delà afin de nous laver des maux endurés ici-bas, afin de nous bercer dans la lumière et l’harmonie de leurs demeures enchantées, eux, que nous avions fait naître de nous et que nous nous imaginions nous attendant comme des mères de l’autre côté pour nous faire oublier.

Tous sans exception, depuis que nous sommes apparus, nous avons disparu. Tous, tous ! Combien de millions? Combien de milliards ? Nous n’osons pas compter. Nous savons simplement que nous sommes tous morts, et non seulement nous, les hommes, mais toutes les autres formes de la vie, sur cette Terre qui, elle-même, mourra un jour, et aussi toutes les formes de la vie cosmique. Tous les êtres et toutes les choses, toute la création — une, là encore, par son destin de mort.

Et non seulement nous mourons, mais nous le savons. Nous sommes les seuls, ici-bas, à savoir que nous mour­rons un jour, que tout est condamné, que rien n’y échap­pera. Si nous ne nous en doutions pas, quelle importance ? Tout mourrait autour de nous, et nous nous acheminerions inconsciemment vers notre fin. Mais la Mort n’existerait pas. Et nous non plus, puisque, pour exister en tant qu’êtres pensants, il nous a fallu découvrir son existence. Elle n’aurait pas la réalité qu’elle a maintenant pour nous et qui est précisément ce qui nous distingue des autres créatures terrestres. Car, encore une fois, ce qui fait que nous sommes des hommes, c’est que nous percevons la Mort. C’est que nous en avons le sens que nous en avons et dont le dépassement ferait de nous des surhommes.

C’est donc ce sens qu’il nous faut, par quelque moyen, dépasser. Et nulle œuvre ne nous est plus urgente, à laquelle, en vérité, nous sommes attelés depuis le commencement. À peine avons-nous enregistré le phéno­mène de la Mort qui, jusque-là, ne dérangeait aucun être terrestre et pourtant les détruisait tous, à peine en avons-nous mesuré l’inéluctable que nous avons tout fait pour nous en évader. Et c’est là notre grandeur. En notre reconnaissance et notre refus de la Mort, se trouvent les insignes de notre royauté, qui sont aussi les stigmates de notre malédiction.

Ce sont eux qui nous ont permis de nous développer, de projeter dans toutes les directions, extérieures et inté­rieures, des antennes par lesquelles découvrir, toujours plus loin devant nous, toujours plus profondément en nous, les impossibles clefs de notre délivrance.

Les sciences, les arts, les religions, nous avons tout essayé. Et toutes les réponses sont justes, que nous avons entendues. Toutes nous ont rapprochés du parvis où doit paraître la Vérité comme un soleil nouveau. Toutes nous ont enseigné la non-Mort, qui est notre condition véritable, mais aucune n’a encore pu nous livrer les moyens d’y atteindre, sinon en un au-delà dont nous n’avons aucune preuve et que nient beaucoup d’entre nous.

Nous descendons, aujourd’hui, au fond des particules élémentaires comme autrefois dans les cryptes et les cavernes souterraines de notre initiation. Un même élan nous y incite, qui ne retombera que nous n’ayons enfin abordé à l’autre rive. C’est le seul but de notre odyssée. Toutes nos civilisations ne se sont édifiées, les unes après les autres, avec ou contre les autres, que dans ce dessein unique. Nous l’oublions, nous n’y pensons même jamais. Et pourtant, rien d’autre ne nous fait avancer dans les ténèbres que le désir de dépasser la Mort, de pénétrer dans une dimension où elle ne compte pas, de posséder une conscience sur laquelle elle n’ait aucune emprise.

Tous les renseignements que nous recueillons en route, infimes comme des grains de pollen et pourtant miri­fiques comme autant de Golcondes, forment un rébus dont nous assemblons les éléments à l’aveuglette. Com­ment saurions-nous ce qu’une fois parachevé nous y lirons demain, et que c’est peut-être notre visage que nous traçons ainsi dans la nuit ?

Le moindre de nos gestes, depuis des dizaines de mil­liers d’années, ne nous conduit que vers cette capture du secret primordial où, immobilisant le Temps, nous arrê­terons la Mort. Depuis soixante mille ans que nous creu­sons des tombes afin d’y enfouir les corps, abattus sans raison, de ceux qui partagent nos jours, c’est en réalité une sape que nous creusons dans l’édifice de la Mort, de façon qu’elle s’écroule demain. Nous rongeons du dedans l’insaisissable et omniprésent pouvoir qui nous dévore.

Nous ne faisons pas autre chose que de creuser et creu­ser encore les flancs qui nous enferment dans cette prison de douleur, que d’en forer chaque recoin, que d’en sonder chaque abîme. Et chaque fois que nous trouvons quelque chose, nous avançons d’un nouveau pas dans le domaine des techniques ou de la pensée, de l’art ou de la science, ou de ce que nous appelons Dieu.

Mais au fond, nous ne faisons que davantage envahir la sphinge colossale qu’est la Mort. Et tant pis si elle semble grandir à mesure que nous nous rapprochons de son cœur. Ce n’est qu’une illusion d’optique. Lorsque nous la touche­rons, en son centre, elle disparaîtra.

C’est comme si nous allions franchir le mur de la Lumière. Et au vrai, si nous ne devions y arriver un jour, notre histoire n’aurait aucun sens. Cela ne voudrait rien dire qu’ayant autrefois basculé dans cette sphère où la Mort règne en idole absolue nous ne passions demain dans un autre plan. Celui où nous nous mouvons actuellement a un début que nous pouvons approximativement fixer dans le Temps. Pour cela même, il doit avoir une fin.

Parce que, à une époque révolue, il y a eu un jour où nous avons pris conscience de la Mort, il est fatal que vienne un jour où nous nous déprendrons de cette conscience et entrerons en possession de celle de l’Éter­nité.

Il ne peut en aller autrement. Ce qui a commencé à un moment ne peut durer toujours. Le sens que, jadis, nous avons acquis de la Mort et de son empire ne peut que dis­paraître à l’avenir. La Mort telle que nous la concevons ne peut être qu’une étape. Elle ne saurait être perpétuelle et ultime. Sans doute renverse-t-elle toutes les formes de la manifestation. Sans doute marque-t-elle la fin de toute chose. Et pourtant, elle n’est pas le dernier stade possible. Il doit y avoir, ici même, quelque chose qui se réalise dans le futur. Et c’est cela que décrit notre histoire. C’est cela que même le plus humble de nos actes quotidiens proclame aussi nettement que nos hauts faits les plus notoires. C’est cela que tout notre être, individuel et col­lectif, exécute avec une minutie d’artisan.

Le fourmillement de nos foules au long des millénaires n’a de but que cela. Notre apparente incohérence est le brassage sans fin recommencé de notre matériau pour qu’il donne forme à cela. Il y aura autre chose, un jour, bientôt, demain. Et nous reprenons espoir au milieu de nos guerres et de nos carnages. Le voile peint de la vanité s’écarte sur une lueur que nous ne comprenons pas, mais qui nous suffit. Autre chose ! Autre chose va se produire. Nous avons parcouru une route si longue. Et nos gestes s’entrecroisent comme pour tresser l’image qui nous hante et, depuis le début du Temps, nous anime et nous fait avancer.

Nul n’en sait plus que nous sur cette image d’immorta­lité, sinon le mystique, qui, toutefois, ne sait pas plus que nous échapper à la Mort. Non, même le mystique le plus radieux, le plus pur illuminé, le messie le plus sublime n’en sait à ce sujet davantage que le plus démuni d’entre nous. Il peut avoir vu ce que nous appelons Dieu, l’avoir vécu, l’être devenu et avoir ainsi partagé son immortalité pendant un instant hors du Temps, il n’est pas plus que nous parvenu à l’immortalité. À la connaissance per­sonnelle de l’immortalité, oui. Mais pas à sa réalisation matérielle. Il n’est pas un seul Dieu vivant au monde qui ne soit mort comme le plus obscur d’entre nous.

Il y a ce dont témoignent les Écritures du monde entier, l’extase éblouissante où se trouve franchi le mur de la Lumière, mais c’est toujours au point que la forme est rejetée et que, seule, l’essence de tout univers se révèle. Victoire suprême de la Mort qui a tout aboli ? Ou vision transcendante de l’être qui abolit la Mort ? Ou abolition de la Mort par elle-même en ce qu’aucune limite ne peut borner?

Quelle est la vérité ? Ce dont l’âme fait alors l’expé­rience, elle sait que cela est vrai. Car cela est la Vérité qui se connaît elle-même. Il n’y a plus d’être humain, per­sonnel, limité dans l’Espace-Temps pour rien demander ni rien savoir. Sois ce qui est, et non celui qui est. La per­sonne est dissoute. Si elle ne l’était pas, il ne pourrait y avoir connaissance de l’Impersonnel. Ce qui la délimite est effacé. Autrement, il ne pourrait y avoir connaissance de l’Illimité. Il n’y a plus que la Lumière, depuis toujours et à jamais.

Or, depuis qu’il existe parmi nous des hommes capables de s’élever jusqu’à ce plan de conscience, les paradoxes s’accumulent, qui ne font que nous enfiévrer davantage. Toutes les possibilités que l’âme a de s’unir à Dieu, il semble que nous les ayons recensées sans pourtant avoir progressé sur le chemin de notre délivrance véritable. Simplement, il y a, dans la race, la confiance irrationnelle qu’il existe, ou existera un jour, ici ou au-delà, un état dif­férent du nôtre, à l’avènement duquel charge nous est de travailler.

De l’intuition primitive de la Mort qui avait toujours existé mais que la créature ne percevait pas, nous sommes passés à l’intuition de la non-Mort qui, elle aussi, a peut-être toujours existé mais que nous ne percevons pas. De la perception de la Mort, nous sommes nés. De la perception de la non-Mort, une race naîtra, qui sera nous, dépouillés de nous-mêmes et rendus infinis.

À l’image du mystique qui, s’unissant à la Conscience suprême, jaillit soudain de lui-même en une explosion silencieuse où s’anéantit tout ce qu’il est personnellement, nous devons nous arracher à cette chrysalide de notre per­sonnalité et nous propulser comme à travers le feu afin que tout soit consumé de ce que nous croyons être exté­rieurement aussi bien qu’intérieurement.

Franchir le mur de la Lumière revient à désagréger notre individualité dans le feu d’une connaissance plus haute. Mais l’éblouissement est si grand, sachons-le, que nombre de mystiques, qui avaient dissous leur individualité dans la Lumière, ont cru, pendant des siècles, qu’il n’y avait rien après — au-delà de l’au-delà lui-même —, et ils ont parlé de la béatitude absolue du Néant, du vide où rien ne peut exister et que rien ne peut transcender.

Or, il y a autre chose. De l’autre côté du Soleil, s’étend un autre monde, s’éploient les continents de l’Éternité, vogue la galaxie-Dieu qui est notre univers perçu et vécu en sa divinité.

Autre image, plus récente et plus riche, qui n’annule pas, mais complète celle du Soleil que le yogi sait devoir traverser : l’horizon cosmologique qui encercle notre univers d’une muraille illuminée. On le situe à quinze mil­liards d’années-lumière, ce qui correspond à l’âge présumé du cosmos. Il marque la frontière entre l’inconnaissable et le connu. À partir de cette ligne de feu et en vertu de la loi qui veut que, dans un univers en expansion (comme le nôtre), la vitesse des objets s’accroisse avec leur éloignement, les mondes, s’il y en a, se déplacent à la vitesse de la lumière et n’ont donc, pour nous, pas de forme. Impossible de dire qu’il n’y a rien. Impossible de penser ce qu’il y a. Or, c’est cela que nous avons entrepris de conquérir : ce dépassement de toute limite spatio-temporelle, cette accession à la lumière de l’Éternité.

Mais dire ce qu’il faudra mettre en œuvre pour y parve­nir, pour traduire en un acte parfait le symbole effarant de notre apothéose relèverait de la supercherie. De l’Age de Feu qui nous attend, nous ne pouvons rien prévoir, pas même sur quel plan il nous reviendra de le vivre, si le Déluge solaire dont certains parlent déjà sera physique, et de quelle manière, ou s’il sera purement spirituel. Simple­ment, à l’Age de Glace qu’affrontèrent nos ancêtres et qui nous enfanta, semble devoir faire pendant cet Âge de Feu qui nous transfigurera.

Pour l’heure, nous ne pouvons finalement, et en toute modestie, que nous interroger — mais sans perdre de vue que toute question porte en soi sa réponse, qu’en tout cas elle peut être l’indice d’une prémonition et nous ouvrir à de nouveaux émerveillements.

Que faut-il faire, alors, pour accomplir cette traversée du Soleil, cette poursuite de l’horizon cosmologique, cette dissolution de nous-mêmes en notre origine, cette résurrection à notre réalité primordiale? Par quelle épreuves — ni seulement physiques ni seulement spirituelles — nous faut-il passer ? À quelle démence sainte, à quelle ivresse de savoir nous faut-il nous abandonner ? En quels termes érémétiques ou hermétiques nous faut-il exprimer notre queste ? Science ou yoga ? Ou les deux à la fois ?

Sur le plan du yoga, les premiers pas ont été faits vers une transmutation de notre corps afin de lui faire vaincre sa temporalité. Sur le plan de la Science également, où l’on s’efforce d’inverser le Temps et de le dépasser. Projet auquel les physiciens d’aujourd’hui consacrent des études de plus en plus nombreuses, dans le domaine subatomique autant que dans les étendues galactiques. Le Temps est-il réversible ? S’écoule-t-il seulement ? D’où à où ? De quoi en quoi ? Dire que l’univers naquit il y a quinze milliards d’années a-t-il le moindre sens ? Avec quoi mesurer ces années, et par rapport à quelle conscience, et constituée comment, fonctionnant de quelle manière?

Savants et chercheurs se penchent sur les graphiques et les équations pour trouver une réponse qui, la majorité profane ne s’en doute guère, doit demain révolutionner la vie humaine. Le comportement des particules élé­mentaires, l’hypothèse des trous blancs, répliques par­faites des trous noirs, tout est passé en revue, de l’infiniment petit à l’infiniment grand, pour capturer les flèches du Temps, pour nous donner la maîtrise de cette dimen­sion découverte jadis par les néandertaliens et qui, rap­pellons-le une fois de plus, entraîne le sens de la causalité, en ce que les événements s’y succèdent et semblent s’y engendrer les uns les autres, et qui est liée, aussi, à la reconnaissance de la Mort et à la révélation de Dieu.

Dans les laboratoires ou dans les bureaux, s’accomplit donc en ce moment le passage — le franchissement du mur de la Lumière — auquel œuvrent les voyants et les sages. Mais ce n’en est qu’un aspect. Il en est d’autres, beaucoup d’autres, et dans d’autres domaines : ceux des arts, des techniques, des sports, des sentiments, en réalité dans toutes les activités de l’homme. Car c’est l’homme tout entier, anonyme et immense, qui s’offre à la méta­morphose et, pour ainsi dire, avançant vers l’avenir, remonte simultanément le Temps jusqu’à pouvoir un jour retrouver, sans se désintégrer, l’époque où tout était Lumière, où le cosmos n’était pas cette sombre trans­parence peuplée d’astres que nous connaissons et où, par une chaleur de plus d’un milliard de degrés rendant impossible même la formation des noyaux d’hélium, la Lumière seule existait.

Traquant ainsi notre origine, nous ne pouvons que frôler constamment notre mort. Et sans doute est-il fatal qu’au moment où nous aurons trouvé ce qui nous a fait naître, la Mort, aussitôt, se retire.

Nous savons maintenant ce que cela signifie sur le plan spirituel : en cherchant, par des calculs qui peuvent paraître fous, à inverser le Temps (à annuler la causalité), en analysant le matériau où nous sommes modelés, nous et l’univers (et le dater revient aussi à remonter le Temps), nous entreprenons l’œuvre sacrée entre toutes, qui est d’effacer le Mal et de voir Dieu face à face.

Qu’importe, si nous ne croyons pas en lui et si nous tenons que la conscience est née de la Matière, et non celle-ci de celle-là, ce que nous faisons en ce moment, lorsque nous jonglons avec les plus subtiles abstractions de la physique théorique, n’a pas d’autre sens. Expliquer l’univers, c’est remonter à sa source. Remonter à sa source, c’est nous réenfanter en cela même qui nous a émanés. C’est nous faire renaître en la Mère ineffable qui a manifesté le monde. Et renaître en Elle, c’est nous placer par-delà la Vie et la Mort. C’est devenir immortels.

Tout ce que nous faisons aujourd’hui va dans cette direction. Mais nous ne voyons que la fin du monde.

Ou plutôt, aveuglés par le nirvâna nucléaire de nos bombes, nous ne savons distinguer, au-delà, le nouvel univers qui nous attend, l’immense déploiement de l’immortalité où il n’y a plus de différence entre le monde et Dieu.

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1 Ainsi le Pr Leroi-Gourhan, paléontologue réputé, imagine-t-il dans Le Geste et la Parole une espèce posthumaine qui n’aurait plus ni dents, ni mains, ni pieds et ramperait sur le ventre. Mais bien des éléments, encore inappré­ciables, doivent entrer en jeu, comme semblent l’indiquer ces modifications observées sur le corps des cosmonautes après un long séjour en apesanteur, rythme cardiaque, pouvoir visuel, ossature (élongation — provisoire — du sque­lette pour lequel la gravitation a cessé d’exister).