Archaka
Les lendemains du Silence

Tout est Dieu, et Dieu n’est rien. Depuis toujours, pour lui, il en sera ainsi. À jamais, il en sera ainsi. Le plus énorme nombre ne suffirait pas à définir sa durée, que la plus infime fraction contient aussi bien tout entière : n’importe quel instant, pour « cela », contient non seule­ment l’histoire de notre univers depuis sa naissance, il y a quinze milliards d’années, jusqu’à sa dissolution éven­tuelle, mais aussi la manifestation de tous les autres uni­vers qui, pour une conscience temporelle, ont précédé le nôtre ou doivent lui succéder. Tout existe d’avance et à jamais. En Cela et pour Cela, toute vie, immesurablement grande ou incommensurablement petite, est une, est infi­nie, est éternelle, est à la fois radicalement illusoire et réelle. Rien n’existe vraiment. Et tout a toujours existé.

(Extrait de Alexandre Kalda: Le Dieu de Dieu. Flammarion 1989)

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Nous sommes nombreux à penser qu’en cas de guerre nucléaire, et à supposer que nous ne soyons pas tous détruits soit par les explosions soit par 1’« hiver » qui leur succéderait, les survivants régresseraient jusqu’à la Pré­histoire.

Cependant, quoi qu’il nous puisse arriver demain, et en plaçant les choses sous le jour le plus sombre, en imagi­nant non seulement la faillite de notre humanité, mais la disparition de ce qui, aujourd’hui, constitue sa gloire la plus certaine et la plus haute, de ses livres de science et de sagesse, de tout son savoir matériel et spirituel, les survi­vants n’en posséderaient pas moins en eux l’expérience multimillénaire de la race que, nécessairement, ne pou­vaient posséder les hommes de la Préhistoire : le plus démuni ou le moins cultivé d’entre nous en sait à présent davantage que les néandertaliens ou que l’homme de Cro-Magnon, vit dans un monde où même les plus grands hommes de notre récent passé seraient perdus. Platon, Shakespeare ou Napoléon ne comprendraient rien à ce qu’un illettré peut voir tous les jours : un écran de télé­vision, par exemple, et, sur cet écran, les images envoyées par un satellite ou le film d’une bombe explosant dans le Pacifique.

Et justement, si nous devions jamais nous anéantir dans de telles explosions, les survivants qu’il pourrait y avoir, à quelque milieu que nous imaginions de les faire apparte­nir, même les plus déshérités, seraient en contact, même imparfaitement, avec ce à quoi le monde serait alors par­venu et que, bien sûr, aucun homme préhistorique n’a jamais connu. En sorte que, même si les conditions de la survie devaient plus ou moins reproduire celle de la vie d’autrefois, le résultat ne pourrait en aucun cas être le même.

On ne retourne pas à la Préhistoire. Nous pouvons un jour nous retrouver dans un état de sauvagerie précaire, nous n’en serons pas moins les rescapés d’un cataclysme où aura péri un monde qui savait ce que nous savons et ce que nous avons encore à apprendre.

Peut-être ce savoir se dégraderait-il extérieurement, faute d’hommes qui puissent en être les véhicules appro­priés. Mais intérieurement, il demeurerait. Il passerait dans le subconscient. Il se muerait en un nouvel archéo­conscient. Il serait aveuglément transmis par l’atavisme pour resurgir une fois les conditions favorables à nouveau réunies.

Certaines techniques pourraient être perdues, et leur produit devenir un objet de légende, d’horreur ou de culte. Mais ce ne seraient que les expressions de notre progrès qui seraient effacées. La courbe que nous aurions parcou­rue demeurerait — abstraite, sans doute, et sans plus d’illustrations pour l’élucider, mais puissante en notre architecture intérieure.

Pour pouvoir ce que nous pouvons, il faut en effet possé­der une certaine lumière et une certaine énergie. Même si les images extérieures en étaient annulées, cette lumière et cette énergie ne s’évanouiraient pas, nous ne retourne­rions pas à l’état primitif qui, situé avant nous, a de quoi nous émerveiller, mais ne peut que nous horrifier s’il se profile dans notre avenir.

Non, nous ne serons plus jamais des hommes des cavernes. Même si nous utilisons un jour l’armement que les Puissances politiques ne cessent de perfectionner et grâce auquel il est dit qu’en se dissuadant mutuellement d’y recourir elles protègent la paix ; même si nous rasons les cités et les nations ; même si, mû par nos propres mains, pleut sur nous un déluge de feu dont aucune arche ne saurait nous sauver tous ; même si la Terre, notre Terre dont chaque saison nous raconte une histoire, dont chaque jour nous chante une chanson, même si notre Terre si douce et bonne et qui, sans un mot, pourvoit à nos désirs, se retrouve brûlée et couverte d’ulcères, empoisonnée jusque dans ses entrailles, cancéreuse jusqu’au fond de ses eaux, enveloppée des voiles de l’hiver nucléaire ainsi que d’un suaire, sous un ciel obscur dont, sans fin, tomberait une neige de mort ; même si tout était détruit et que, pen­dant des mois, les survivants dussent ne pas quitter leurs abris, nous ne reviendrions pas encore en arrière, nous ne retournerions pas encore à l’hébétude de la Préhistoire, il y aurait encore un avenir pour nous, c’est encore devant nous que nous marcherions pour découvrir ce qui n’a encore jamais été vécu.

Notre fascination de la Mort et le goût qui nous est donné des génocides, les faims sorcières de dévastation qui, par­fois, déferlent en nous, le plaisir que nous semblons prendre à faire retentir notre glas sur la Terre, la démence dont nous ne savons même pas qui ou quoi la suscite si facilement dans notre cœur, les pauvres slogans que nous scandons jusqu’à l’ivresse et pour lesquels nous sommes prêts à nous annuler les uns les autres, tout cela, il est vrai, peut un jour nous conduire à ce dont, pourtant, nous ne voulons à aucun prix, à cette fin du monde qui nous fana­tise et nous terrifie et dont la prophétie est si ancienne, déjà, que, d’avance vaincus, nous croyons devoir courber le front et préparer nous-mêmes les armes de notre exé­cution.

La prophétie ? Quelle prophétie ? Et savons-nous la lire ? Il n’y est pas question d’anéantissement, ou pas seulement, mais de métamorphose, mais d’immortalité sur la Terre : « De mort, il n’y en aura plus ; de pleur, de cri et de peine, il n’y en aura plus, car l’ancien monde s’en est allé. […] De malédiction, il n’y en aura plus. […] De nuit, il n’y en aura plus ; ils se passeront de lampe ou de soleil pour s’éclai­rer. » Et ces phrases de l’Apocalypse semblent bien évoquer un pouvoir de considérer différemment le monde, le passage (probablement très douloureux, ainsi que l’indiquent maints autres versets) à un nouveau stade de l’évolution terrestre, à un état de conscience où resplendit la gloire de Dieu.

Jusqu’à la Mort qui en est stupéfaite. Mors stupebit et nature, proclame le Dies Irae, évoquant la fin des temps, le moment où, toute mort s’annulant, nous devons ressus­citer. Jusqu’à la Mort qui doit mourir. Cela est dans les Écritures de l’Occident, mais nous préférons nous attarder sur les images d’effroi et, notre morale étant fondée sur le sens du péché, imaginer un Jugement qui nous transit de crainte.

Dies Irae : Jour de Colère — nous croyons, depuis le début, que nos actes ne peuvent encourir que la colère divine et notre châtiment. Avant même de savoir ce que les siècles nous donneraient à vivre, nous nous étions accusés nous-mêmes de fautes si terribles que Dieu, en les voyant, ne pourrait qu’abolir sa création.

Et ce sens de notre indignité dont nous sommes lestés, et qui est le plus grand obstacle à notre réalisation de nous-mêmes, sans doute a-t-il en effet son aboutissement dans la fièvre où, aujourd’hui, nous délirons et faisons fleurir les grands bûchers d’Hiroshima. Comme si nous nous efforcions de fidèlement mettre en images les versets écrits jadis, la Bête, les faux prophètes ou le tonnerre du Jugement dernier, tout peut ainsi magiquement prendre forme aujourd’hui, être en quelque sorte vérifié par l’expé­rience. Mais cela ferait-il réellement partie de la prédic­tion originelle, cela ne serait pas toute la prédiction. La fin du monde, la fin des temps, la douleur et la désolation, peut-être — et c’est très exactement ce que nous vivons à cette heure —, mais aussi, et surtout, un autre monde et d’autres temps, ou plutôt l’Éternité, le Jour éternel, sans nuit, sans mal, sans ignorance et sans souffrance.

Et si nous tenons à illustrer une part de la prophétie, nous devons savoir que l’autre aussi peut se réaliser. Les forces les plus obscures, les plus secrètes, les plus souter­raines peuvent nous faire accomplir le labeur de destruc­tion. Il n’empêche, d’autres forces, simultanément, nous aident tout aussi secrètement dans notre œuvre de créa­tion.

De cette prophétie, les Occidentaux sont les dépositaires ; elle fait partie de leurs traditions les plus indiscutées, elle façonne leurs gestes, leurs sentiments, leurs idées. Elle leur a, au Moyen Âge, inspiré le rêve du Millénium égali­taire en même temps que les cauchemars eschatologiques, et nous en retrouvons aujourd’hui le prolongement dans les idéologies communautaires et les programmes ato­miques.

D’autres cultures peuvent envisager un terme à la créa­tion — l’Inde, par exemple, considérer sereinement que la manifestation universelle se résorbe régulièrement au cours d’un pralaya —, c’est néanmoins à l’Occident qu’appartient, pour ainsi dire, la dynamique de la fin du monde. Dès lors, il peut paraître normal qu’il lui soit revenu de concrétiser la vision de l’Apocalypse, de donner un visage aux symboles religieux qui lui ont, dès l’origine, été inculqués et sur quoi repose tout l’édifice de sa civili­sation.

D’un côté, le péché originel. De l’autre, à l’autre extré­mité de l’histoire humaine, la fin du monde dans le hour­vari infernal de l’effondrement du Ciel et de l’éventrement de la Terre. Notre histoire, ou plutôt l’histoire de l’Occident et de ses réalisations, suit la courbe implacable des tragédies. Condamnés à pécher, punis pour l’avoir fait, poussés à le faire encore et de plus en plus d’une façon de plus en plus criminelle, nous sommes d’avance promis à un Jugement sans pitié. Sans pitié, puisque, de toute façon, tout doit disparaître dans des cyclones de feu avant qu’au son de trompettes formidables Dieu ne puisse se manifester.

Que nous soyons bons ou mauvais, selon les termes d’une Loi qui ne saurait être celle de tous et qu’en d’autres pays ou à d’autres époques d’autres Lois peuvent même contredire, tout doit être anéanti. Le bien des uns ne compensera pas le mal des autres. Le monde entier périra — et l’on peut bien dire que c’est pour ressusciter à une Vie plus haute, il n’en est pas moins vrai que tout sera brusquement pétrifié devant l’effrayante splendeur de Dieu, Soleil étranger se levant devant nous et dévorant tout.

C’est après, seulement, qu’aura lieu le Jugement, lorsque tous seront passés de l’autre côté du monde, dans la sphère où les vivants ne se distinguent pas des morts. Du moins parlons-nous, à la suite des Écritures, d’un Juge­ment dernier où Dieu, ayant tout détruit, nous demandera des comptes sur ce qu’il aura lui-même accompli par notre intermédiaire.

Ou bien, si nous voulons nous tenir pour responsables de la fin du monde, alors il nous faut accepter de voir que c’est après, et comme pour la ratifier, que Dieu se mani­feste, comme si elle représentait le moyen de le rendre visible — et en effet, pour notre mentalité incapable d’enregistrer deux phénomènes au même endroit et au même moment, il peut sembler que le seul moyen de faire apparaître Dieu est encore de faire disparaître le monde qui le cache.

Quelle plus haute et plus aberrante marque d’espé­rance, alors, quelle foi plus haute et plus téméraire que celles au nom desquelles nous préparerions l’holocauste et, en ce moment précis, sous couvert de contradictions eth­niques, nous nous apprêterions pour l’ultime odyssée dans inconnu?

Plus encore qu’une folie dévastatrice, ce qui nous possède est donc comme le désir d’offrir un sacrifice dont le dérou­lement suive la liturgie visionnaire d’autrefois. Et la vision étant d’annulation finale, nous obéissons, nous avançons docilement vers ce qui a été décrété par l’ange extermina­teur et dont les brasiers crépitent déjà au bout de notre histoire.

Mais si tout disparaît demain, ce ne sera pas par notre faute, ni pour effacer jusqu’au souvenir de nos fautes, parce que Dieu aura été pris de dégoût devant notre abo­mination. Ce sera de la même façon qu’avant nous tant d’espèces ont déjà disparu, pour des raisons qui n’ont rien à voir avec la morale, qui ne concernent que le mouve­ment de la vie universelle vers un but dont nous ne savons rien encore, sinon qu’il est toujours plus élevé.

Car un but, sans doute, se poursuit à travers nous, à tra­vers toutes les espèces terrestres, à travers toute la créa­tion cosmique. Nous ne sommes peut-être qu’une étape sur le chemin qui y mène. Libre à nous de le penser. Et de nous offrir à l’avenir mystérieux en espérant qu’un être y vivra, qui sera libre de toutes les entraves qui nous font aujourd’hui trébucher.

Il faut y insister, en effet : la prédiction n’est pas que de fin du monde. Et ce à quoi œuvrent aujourd’hui les savants, ce que pressentent les penseurs n’est pas non plus que de fin du monde. Une immense aurore se tisse à notre insu dans le ventre de la nuit. Et il leur est impossible de ne pas la sentir palpiter en eux tandis qu’ils se penchent sur leurs diagrammes et leurs équations, ou que l’intuition leur fait frôler l’idée d’un avenir qui ressemble assez peu à celui que nous offre un présent habitué à trembler.

Peu à peu, nous devons apprendre la confiance et, pour cela, d’abord et surtout perdre ce sens du péché qui nous obsède depuis des millénaires et, selon les cultures, a revêtu un aspect ou un autre sans être ici ou là plus justi­fiable. Ils nous faut peu à peu accepter de nous voir avec des yeux innocents, cesser de nous accuser nous-mêmes ou d’accuser les autres. Il nous faut peu à peu reconquérir l’état d’innocence où tout ce qui est fait échappe aux notions de Bien et de Mal. Telle est pour nous la plus grande urgence : nous défaire de cette manie de croire que nous sommes mauvais et que, mauvais, nous devons être punis et même que, notre mal étant irrémédiable et empi­rant sans cesse, nous devons être punis pour l’Éternité en disparaissant dans le raz de marée de la géhenne.

Nous devons accepter notre état d’innocence, d’absolue et naturelle et inaliénable innocence si nous voulons entrer dans le royaume de Dieu. Nous devons à tout prix rejeter cette tunique du péché que nous portons depuis des âges et consentir à nous présenter nus, innocents et parfaits, devant la Lumière dont nous sommes issus.

Nous n’avons jamais rien fait de mal, mais nous avons beaucoup souffert. Même en ce moment où nous nous entre-dévorons, nous ne faisons rien de mal, mais une tor­ture nous est imposée où, amnésiques, nous vivons et tuons et mourons sans savoir qui nous sommes. Cependant, quel­que chose, en nous, semble parfois recouvrer la mémoire et s’éveiller. Quelque chose semble repousser les images du rêve oppressant où nous nous débattons. Quelque chose semble émerger et nous haler vers la Lumière. Encore un peu de temps, semble-t-il. Encore un peu de temps…

Pour écarter les oracles trembleurs, il n’est donc, peut-être, que d’avoir, pour les êtres que nous sommes per­sonnellement et pour l’être collectif que nous formons au gré des siècles, la tendresse et la compassion que nous n’avons cessé de vouloir et de mériter. Il est essentiel que nous ayons foi en notre innocence et que nous consentions à oublier même ce qui nous paraît le plus impardonnable et dont le souvenir envenime nos rancunes et nous fait entonner des hymnes vengeurs alors même que nous vou­drions enfin profiter de la douceur des jours.

Mais c’est justement le plus difficile. Et ce qui rend le pardon si difficile, ce n’est pas tant la faute sur laquelle nous devrions fermer les yeux que les mille éléments qui, en nous, refusent d’oublier. Nous déclarons que « ceci » ou cela », du moins, il ne faudra jamais en perdre le souve­nir, que ce serait une lâcheté de tourner la page, que cela reviendrait à ouvrir la porte à des actes bien pires — et nous ouvrons la porte dans l’autre sens aux calamités annoncées, mais en nous estimant justifiés, et vengés.

Et ainsi d’âge en âge. Ainsi depuis toujours. Ainsi depuis que nous appartient la faculté de penser et que, fascinés par l’écoulement du Temps, nous relions les évé­nements les uns aux autres en attribuant à chacun une valeur qu’il ne possède pas en soi, qui est simplement un jugement que nous rendons au hasard, une appréciation terriblement variable et que nous croyons définitive.

Des voix sublimes ont essayé de nous faire entendre rai­son, de nous enseigner ce pardon impossible et cet amour de l’ennemi comme de l’ami. Mais un gouffre sépare à jamais notre intelligence de la vision des illuminés. Les moyens ne nous sont pas fournis d’accomplir ce qu’ils nous proposent. Cela n’est en rien notre faute. Nous ne sommes pas construits pour mettre en pratique ce qu’ils voudraient partager avec nous et qui soulève en nous des échos émer­veillés.

Et ils le savent. Ils savent que nous ne pouvons pas réel­lement les suivre, quand bien même nous dirions les aimer plus que nous-mêmes. Ils n’attendent rien de nous. Ils savent qu’en vérité, serions-nous couverts d’abjection, nous sommes innocents, car il n’est qu’une vie et qu’un être dans tout l’univers. Ils ont l’expérience que tout est un, qu’il n’y a, essentiellement, que Cela, éternel, infini, que l’on peut appeler Dieu, et qu’en conséquence il est impossible qu’existent le Bien et le Mal : quel Bien ou quel Mal pourrait-il y avoir pour l’Être unique, et accompli par qui ?

D’avoir plongé les regards dans cette conscience suprême de l’Éternité, ils connaissent la vérité et, la connaissant, ils savent aussi que nous ne pouvons la comprendre, qu’il y a, en quelque sorte, et bien que tout soit un, une différence de nature entre elle et nous. Eux, se proposent comme les intermédiaires, les ponts devant nous permettre d’enjamber l’abîme qui sépare les deux plans. Et toutefois, ils savent que l’abîme ne s’enjambe pas comme ça — que ce qu’ils disent sera fatalement déformé, capté par le prisme de notre pensée, adapté à la sphère de nos jours que gouvernent, au contraire de la leur, les notions de Temps et d’Espace fini.

Comment ferions-nous fonctionner l’infini dans le fini et l’éternel dans le Temps ? Ils savent bien qu’il n’en est pas question. Mais du moins leurs paroles peuvent-elles nous aider à prendre confiance. Même si, à leur suite, nous bâtissons des légendes sur des paradis où se trouve contre-faite leur vision de l’absolu, même si nous édifions des codes où se caricature l’amour qu’à travers les siècles ils étendent à tous et à chacun, même si nous nous four­voyons en leur nom, quelque chose d’eux reste en nous pour nous réconforter.

Le seul fait qu’ils existent, ou aient existé, suffit parfois à nous rassurer sur notre destinée. À moins que nous ne les ayons à ce point divinisés que nous croyons qu’ils séviront si nous ne faisons pas ce qu’attendent nos prêtres et qui ne ressemble guère à ce qu’ils ont voulu nous donner.

Or, leur expérience a toujours été de l’Éternité, et de rien d’autre. Du moins cette expérience-là, de la conscience suprême en laquelle, par-delà l’Espace et le Temps, s’immerge le voyant et à laquelle il s’identifie, est-elle seu­lement de l’Éternité. Il n’y est pas question de ce que, sans savoir, nous appelons Dieu. Il ne s’agit que de la transcendance de notre condition, que de l’abstraite contemplation par elle-même de la Lumière originelle. C’est tout. Il n’y a rien d’autre à dire. Aucun Dieu ne nous jugera jamais, ne nous récompensera ni ne nous punira. Nous n’avons rien à craindre et rien à adorer.

Il n’y a que cette Lumière immuable. Mais justement, peut-on demander, pourquoi toujours parler de Lumière, d’illumination, d’illuminés, lorsqu’il est question de la connaissance absolue, de l’Infini et de l’Éternité ? Fait-on donc réellement l’expérience d’une lumière qui, éternelle et infinie, serait toute connaissance ?

En ce plan de l’Être pur, nul objet n’apparaît. La moindre forme imposerait quelque part une limite, en sorte que, morcelé, l’Infini ne pourrait plus être. De même une durée, quelle qu’elle soit, bornerait le sens de l’Éternité. Pourtant, il ne s’agit en rien d’un évanouissement de l’âme. Le voyant ne sombre pas dans un coma où rien ne serait plus perceptible. Il n’atteint pas à un Néant où tout serait englouti dans la Ténèbre de l’Inconscient, à commencer par lui-même. Au contraire, il parvient à une Conscience qui, sans objet qu’elle-même, n’est recouverte par le voile d’aucune forme et se révèle donc lumineuse en soi. Éternelle, infinie, cette Conscience est fatalement la sienne propre, car s’il y avait encore dualité — d’un côté, son immensité à elle et, de l’autre, sa petitesse à lui —, elle serait limitée, ne serait pas éternelle et infinie.

Or, cette conscience suprême et unique du Rien qui est Tout, cette connaissance sans mots de l’Être informel qui rend invisibles ses myriades de formes alors même qu’elles le cachent, c’est cela qu’en sa splendeur écrasante et abs­traite on appelle Dieu et à qui l’on prête tant d’attributs.

Pour le définir, des systèmes ont été édifiés, dont l’imposante architecture doit nous donner le sens d’un ail­leurs, d’un être à l’état pur, d’un état suprême auxquels puisse aller notre révérence afin que nous espérions y accéder un jour.

Nous en avons fait le but de notre marche millénaire. Et cela est sans doute la vérité. Mais là où, sans doute aussi, nous nous trompons, c’est quand nous croyons que, seuls, certains d’entre nous y seront admis, que les autres, qui ne se conduisent pas comme nous voudrions, seront rejetés. Cela est en contradiction avec l’état même que, d’une façon ou d’une autre, toutes les religions du monde proposent à nos efforts.

Dans notre ignorance forcée, nous rabaissons Dieu à notre niveau lorsque nous le représentons comme un Juge. Nous nous méprenons sur l’état divin lorsque nous faisons campagne pour son paradis, lieu de délices à la portée de toutes les âmes de bonne volonté. Mais ce n’est pas notre faute. Ainsi nous conduit l’inconscience de notre nature. En sommes-nous affranchis, pour un instant ou davantage, qu’aussitôt cette obscure construction de notre esprit vole en éclats. L’expérience, qui dépasse tout langage, est irré­cusable : Dieu ne juge pas, il ne récompense ni ne punit, car tout, sans nulle omission d’aucune sorte, est lui depuis toujours et à jamais.

Ainsi notre plus grand ennemi est-il Dieu, comme l’est notre ami le plus cher, et l’indifférent, et tous ceux que nous ne connaîtrons jamais, tous ceux qui ont vécu avant nous et tous ceux qui viendront après. Et tout ce qui se passe dans l’univers est Dieu. Tous les événements du monde sont Dieu. Aussi bien la révolution des astres, l’éploiement des galaxies innombrables, que le mouve­ment des photons ou que le rire d’un enfant et l’étreinte d’un amant, ou que la mise à mort d’un peuple par un autre, que l’abjection des camps, que le sida dont les ten­tacules nous étouffent, que le napalm dont nous brûlons la face de nos soi-disant ennemis et que les bombes thermo­nucléaires que nous engrangeons en tremblant.

Tout est Dieu, et Dieu n’est rien. Depuis toujours, pour lui, il en sera ainsi. À jamais, il en sera ainsi. Le plus énorme nombre ne suffirait pas à définir sa durée, que la plus infime fraction contient aussi bien tout entière : n’importe quel instant, pour « cela », contient non seule­ment l’histoire de notre univers depuis sa naissance, il y a quinze milliards d’années, jusqu’à sa dissolution éven­tuelle, mais aussi la manifestation de tous les autres uni­vers qui, pour une conscience temporelle, ont précédé le nôtre ou doivent lui succéder. Tout existe d’avance et à jamais. En Cela et pour Cela, toute vie, immesurablement grande ou incommensurablement petite, est une, est infi­nie, est éternelle, est à la fois radicalement illusoire et réelle. Rien n’existe vraiment. Et tout a toujours existé.

Comment, dès lors, parler de Bien, ou de Mal ? Com­ment, même, parler de Dieu? Nous nous figurons une Per­sonne qu’il nous faut prier pour nous la rendre propice et qui attendrait quelque chose de nous, qui voudrait quel­que chose. Mais, nous l’avons déjà vu, cette volonté suppo­sée est en contradiction avec le sens même de l’Éternité. Il ne peut y avoir de volonté dans ce qui est éternel, cela est en soi satisfait depuis toujours et à jamais. Cela ne peut être rendu propice, cela n’a pas besoin d’être prié, cela ne peut juger ni louer ni sévir. Cela est éternellement ce que cela doit être — et il n’y a que cela, ici et au-delà, en sorte que tout est d’avance accompli dans l’Éternité, que tout est immuable et parfait.

De cette vision unique et toujours semblable, nous avons noté que sont issues des religions si variées qu’elles semblent contradictoires. Un enseignement a d’abord été donné par le voyant primordial ou, comme dans le cas des rishis de l’Inde ou des prophètes d’Israël, par un collège d’illuminés. Et pour être plus facilement assimilable, l’expérience a été coulée dans le moule de formules répu­tées conduire à l’état divin, alors qu’au maximum elles ne pouvaient en être qu’un compte rendu.

La silhouette du maître s’est parée, aux yeux des foules, d’un prestige supérieur, alors que lui, sachant ce que Dieu est en vérité, pénétrait leur erreur tout en voyant qu’il était vain de vouloir les détromper.

L’exemple le plus manifeste est celui du Bouddha pour qui la perception de la Transcendance absolue aboutit à la négation de Dieu au sens où nous entendons le mot et à l’affirmation du Vide, mais dont on fit une divinité. Pour lui, tout se désintégra dans l’illumination : le monde devint une illusion et, dans ce monde, lui-même ne pouvait être qu’illusoire, et de même tout homme. Plus subtilement, l’expérience de l’Être suprême qu’il avait eue ne pouvait dès lors être qu’illusoire, puisqu’il n’y avait, en réalité, personne pour rien éprouver : rien n’est réel, pas même le Rien.

De sa vision, est issue la vertu essentielle du boud­dhisme : la compassion étendue à toutes les créatures, toutes étant victimes de cette illusion que nous prenons pour la réalité.

Vécue et interprétée différemment, la même vision a donné le taoïsme en Chine pour la sagesse duquel le Tao pénètre, imprègne, soutient toutes les formes du monde. A donné les différents courants de la pensée indienne où, tantôt, tout est Dieu, comme dans les Oupanishads et, tan­tôt, rien n’existe vraiment, sauf Dieu, comme dans le védânta médiéval de Shankara.

C’est la même vision, encore, qui est à la racine des reli­gions sémitiques : du monothéisme mosaïque où se réflé­chit l’expérience de l’Un, de l’universalité chrétienne où cette unicité divine se mue en unité humaine, de l’islam et de son ivresse d’abstraction ineffable où se reproduit l’informel de la Transcendance.

C’est elle, enfin, qui inspire la prophétie de l’Apoca­lypse et annonce que cette splendeur divine qui enfante infiniment le monde et en est le support doit en être aussi le terme et se révéler aux yeux des hommes une fois fran­chies les portes de la Mort universelle et conquise l’immortalité non au-delà, mais ici-bas, sur cette Terre elle-même transfigurée par la descente de son archétype sacré, la Jérusalem céleste qui est, pour ainsi dire, l’âme de la planète ou sa divinité tutélaire.

Et il n’est sans doute pas de prophétie qui soit allée plus loin que celle-là, dont le déchiffrement est malaisé, car, suivant le canevas des apocalypses précédentes, Jean de Patmos s’y est servi d’un langage qui se reporte constamment aux codes et à l’iconographie judaïques. L’idée du Royaume appartient en propre à la pensée juive, et Jésus lui-même, en sa mission, ne fait pas autre chose qu’annoncer la victoire sur la Mort — thème que sou­lignent les diverses résurrections qu’il opère et que rap­portent les Évangiles et que, pour finir, exalte la sienne. Il n’est donc pas étonnant que l’Apocalypse, sur quoi se clôt le Livre, promette sans ambiguïté l’immortalité terrestre.

Mais le langage a de quoi nous égarer. Tout comme les anciens Juifs, en lisant Isaïe ou Osée, pouvaient voir des races ennemies qu’il fallait abattre, nous voyons des images infernales quand il s’agit de la Bête. Nous imagi­nons le diable — sans savoir au juste ce qu’il est — là où, en réalité, il s’agit de nature inférieure, du règne animal auquel, par tant de traits, nous appartenons encore, mam­mifères que nous sommes en tenant de notre espèce vieille de deux cents millions d’années jusqu’à la façon de nous reproduire et de prendre soin les uns des autres — de nous aimer.

De cette espèce et de ses lois, nous ne cessons de perce­voir les limites et de vouloir nous affranchir. Mais elle a mis sur nous son empreinte, et c’est elle la Bête qui est à l’origine de tant de nos faims et de nos impulsions, de nos violences et de nos hideurs, comme aussi de ces gestes où nous attirons à nous le corps auquel nous unir pour nous prolonger en un être dont nous entourerons la naissance de notre émerveillement d’âge en âge renouvelé.

Le diable que cette ombre atavique qui nous hante et dont rien ne nous débarrasse, même si les messies, au fil des millénaires, viennent nous apporter un peu de lumière pour nous éclairer sur notre vraie condition ? Le diable que tout ce passé préhumain dont nous sommes consti­tués ? Le diable que cette Bête dont nous sommes nés, qui est en quelque sorte notre mère et qu’il nous faut tuer? Peut-être. Mais il y a plus, car ce diable, cette hérédité animale de l’homme, cet atavisme de la Nature en nous, cet archéoconscient, cela résiste, cela nous entrave à chaque pas, malgré que nous en ayons. Cela, depuis tou­jours, obscurcit la création, voile la conscience, empêche de connaître la vraie réalité du monde.

Cependant, cela, depuis toujours, ne cesse de se dis­siper. L’obscurité est, au fil des âges, moins épaisse. La conscience est de plus en plus grande. Elle est plus grande en nous qu’en l’animal. Plus grande en l’animal qu’en la plante. Plus grande en la plante qu’en la pierre. Depuis toujours, la victoire ne cesse d’être remportée. À quoi bon évoquer le diable et dire que de ténébreux pou­voirs veulent nous prendre à leurs rets ? Parlons-nous du diable qui, ayant interdit la Vie sur Terre pendant un mil­liard d’années, la retint encore captive des eaux primordiales pendant trois autres milliards d’années ? Parlons-nous du diable qui empêcha les fleurs et les oiseaux d’apparaître pendant d’incalculables millions d’années ?

Parlons-nous du diable qui, pendant des âges, obtura la matrice où nous devions nous former et ne nous permit d’apparaître que lorsque la Terre eut quatre milliards et demi d’années ? Alors, pourquoi, devant un aussi clair pro­cessus de la manifestation tellurique, devrions-nous aujourd’hui nous servir d’un vocabulaire aussi peu adé­quat ?

Bien plutôt, nous devrions parler d’une mue. Nous reje­tons en ce moment une peau très ancienne. Nous nous dépouillons d’une façon d’être qu’ont cimentée bien des cycles de la création, et un grand déchirement se fait qui, à la fois, nous libère et nous horrifie, mais dont l’issue est certaine.

Au lieu de nous accuser les uns les autres des plaies qui nous dévorent, nous devrions apprendre à y voir autre chose pour les accueillir différemment et ne plus mêler tant de haine à nos souffrances déjà si grandes. Si seule­ment nous pouvions reconnaître la pure innocence de notre condition. Si seulement nous pouvions cesser de penser en termes de Bien et de Mal, de péché, de jugement et de pénitence, et savourer la candeur inaltérable de notre âme. Si seulement nous pouvions comprendre que rien de ce que nous faisons n’est en vérité notre fait, que tout est depuis toujours accompli dès lors que nul Juge n’apparaîtra sur des nuées en feu pour nous ouvrir à jamais son royaume ou nous l’interdire à jamais.

Ou bien la vision des voyants doit-elle être reléguée au musée des anomalies de la Nature ? Ne sont-ils pas les hérauts qui nous annoncent comment, à notre tour, demain nous pouvons voir les choses ? L’Éternité ! L’Éter­nité ! Pourquoi serait-elle une récompense accordée à quel­ques êtres stupéfiés dans leur dévotion ou anesthésiés par leur catharsis et à ceux qui auraient obéi à des commande­ments qui n’ont rien à voir avec l’Infini ? Pourquoi le reste des hommes en serait-il privé ?

Dans un cas de guerre nucléaire où, en quelques ins­tants, deux ou trois Puissances détruiraient toute la Terre, de quel côté croyons-nous donc que serait ce Dieu que nous sommes censés craindre et adorer ? À qui accorde­rait-il la palme de la vie éternelle ? Qui rejetterait-il dans l’océan de soufre ? Sommes-nous si sûrs d’appartenir au bon camp selon les termes de cette Loi que nous disons divine ? Évidemment : parce que nous sommes chrétiens, disent les chrétiens. Mais les communistes disent la même chose. Et les hindous aussi. Et les musulmans. Et tout le monde. Car tout le monde s’imagine détenir la Vérité. Nous le savons, et nous savons aussi que nous nous abu­sons tous. Alors ?

Alors, la Bête en son dernier repaire n’est probablement que notre perception du Temps et le sens de la causalité qu’elle entraîne, le concept de Bien et de Mal qui en est issu. Nous la représentons volontiers par un serpent, qui est aussi le symbole de l’Infini. De fait, c’est notre infini spatio-temporel qu’en ce moment même nous nous ingé­nions à dépasser sans savoir au juste comment nous y prendre. C’est ce serpent de l’infini cosmique que nous cherchons à vaincre en ce moment où nous fouillons la Matière et la désintégrons, rêvant de nous retrouver alors « de l’autre côté ». C’est ce Mal-là dont nous voulons enfin triompher et qui est simplement notre ignorance ori­ginelle, notre native incapacité de savoir vraiment qui nous sommes et ce qu’est l’univers.

Ce n’est pas de petits péchés ni même d’atrocités immenses que nous devons être victorieux, mais de la Nuit matérielle qui les engendre et où nous sommes modelés. Sans doute nous faut-il aussi l’emporter sur ce que nous nommons le Mal, mais non pas de la façon que nous croyons, sur la colonne des stylites ou dans les pénitenciers monastiques — simplement en en dépassant à jamais la notion, en nous ouvrant à notre propre innocence, à notre lumière, en épousant, en quelque sorte, cette forme solaire qui est au fond de nous. Et le jour où, vraiment, nous ne croirons plus au Mal, où notre pensée ne verra plus la Nuit en nous, nous ne la verrons plus hors de nous : alors, poindra le Jour éternel annoncé par l’Apocalypse.

« Les gens comme nous qui croient en la physique savent que la distinction entre passé, présent et avenir n’est qu’une illusion tenace », écrivait Einstein à la fin de sa vie. Acte de foi où il réitérait implicitement son refus de croire à l’Indéterminisme de la physique quantique et, plus encore, de la mécanique ondulatoire. Pour lui, Dieu ne jouait pas aux dés. Et si le principe d’incertitude était, depuis Planck, l’un des mots d’ordre de la Science, si même on ne pouvait qu’évaluer la probabilité d’un événe­ment, il n’en continuait pas moins, pour sa part, à envi­sager un rigoureux déterminisme de la Nature.

Non le Hasard mais la Nécessité. Non un Dieu joueur et désinvolte, une Divinité inconsciente et irresponsable, mais un Être en qui et par qui tout était harmonieusement
ordonné depuis toujours et à jamais. Non le Dieu auquel sa création échappait depuis le tout début — ce qui, ontolo­giquement, rejoint la notion d’une créature rompant l’équilibre originel et se confond avec l’idée de péché —, mais la Personne suprême qui existait en soi et qui était de toute éternité cela même qui se reflétait dans le miroir du Temps — ce qui, ontologiquement, renvoie au sens d’une pureté inaliénable, d’une impossibilité de jamais commettre aucun mal.

Hasard ou Nécessité — Einstein pensait qu’avec la mécanique quantique on n’avait pas encore frappé à la bonne porte, qu’il y avait encore autre chose à découvrir [1]. Cette chose, l’avons-nous à présent découverte ? Toujours pas, semble-t-il. Et c’est peut-être qu’il nous faut concilier, pour les dépasser, les deux pôles de la contradiction où nous nous trouvons lorsque nous voulons expliquer le monde.

D’une certaine manière, on pourrait dire que, s’il y a quelque chose que l’on peut appeler Hasard, cette chose se situe dans la totalité : elle n’en est pas une définition, mais un aspect. Elle est valable à une certaine échelle — au niveau atomique —, mais pas à tous les degrés de l’étude. Elle est connaissance d’une partie, et non du tout. Le tout, lui, continue, de nous échapper. Nous ne parvenons pas encore à le saisir, et pour cette raison, sans doute, qu’il nous faudrait d’abord nous en extraire, en quelque sorte, afin de le regarder comme un objet.

En d’autres termes, il nous faut nous élever jusqu’à une conscience d’où l’univers puisse nous apparaître différemment — en nous, au lieu que nous soyons en lui. Et c’est en effet ce que signifierait sortir de l’univers. Cela voudrait dire en franchir psychologiquement les limites et, en nous retrouvant de l’autre côté, le contempler en nous-mêmes en sa réalité multidimensionnelle qui dépasse toutes nos notions d’Espace et de Temps.

L’histoire scientifique de ce siècle est justement celle d’un tel dépassement, dont la courbure de l’Espace fut la première grande étape. Peu à peu, au-delà de ce que nos sens perçoivent et de ce que déduit notre raison, notre esprit capture et conçoit une forme d’univers qui est plutôt une idée d’univers et découvre ainsi des lois qui gou­vernent la Matière sans pouvoir être définies par rien de matériel.

De plus en plus, l’univers devient magique, se charge de pouvoirs immenses en ses moindres atomes, se crée et se décrée sans cesse en un chatoiement de galaxies dont l’étendue ne saurait se mesurer et qui, dans les spires du Temps, ne sont pas encore apparues ou ont déjà cessé d’être.

Les anciennes lois s’effondrent les unes après les autres. Copernic, Galilée et Newton nous semblent loin, à nous qui, si peu de siècles après leurs calculs, étudions les trous noirs. Et que sera demain ? Encore plus étonnantes, sans doute, seront nos investigations, encore plus vertigineuses nos conclusions où, toujours davantage, notre pensée dis­soudra la substance de l’univers afin de trouver, au cœur éblouissant des choses, les clefs de notre propre énigme.

Car ce n’est pas extérieurement que nous désintégre­rons forcément la monde. Cela n’a rien de sûr, ni de fatal. Nous pouvons en incendier l’apparence autrement qu’en y déchaînant une tempête thermonucléaire. Nous pouvons en toucher le secret fondamental par la puissance de notre pensée se dépassant elle-même. Nous pouvons fort bien cesser de poser demain un regard mental sur le monde, de vivre dans un monde mental, orchestré mentalement, tel que nos yeux d’êtres mentaux sont seuls à le contempler.

Nous pouvons fort bien le voir autrement, le vivre différemment et être nous-mêmes des êtres entière­ment nouveaux. La recherche scientifique nous y entraîne aujourd’hui tout autant que l’ascèse yoguique. Nous apprenons méthodiquement, rationnellement à voir ce que nous ne pouvons pas voir normalement. Nous sommes tou­jours dans l’obscurité, mais nos yeux s’y étant faits nous scrutons le paysage encore indécis que, demain, la lumière nous révélera, et qui est incomparablement plus vaste et plus bouleversant que tout ce que nous pouvons augurer à cette heure.

Théorèmes et prophéties, tout porte à croire que c’est donc notre perception du Temps qui est en jeu, et que son altération s’accompagnera d’un changement de notre constitution même et d’une modification de l’univers perçu. Car l’univers ne peut que se transformer si nous nous transformons nous-mêmes. Ou, inversement, il ne peut nous livrer ses secrets les plus fondamentaux que si nous nous découvrons en notre essence la plus profonde — laquelle est la sienne aussi bien et, pour être vécue, doit se traduire par une mutation de notre nature physique.

Autrement dit, si notre corps et ses pouvoirs d’appré­hender le monde sont transmués, nécessairement le monde sera, pour nous, de ce fait même, éclairé différemment, révélera ce qu’il est déjà de toute éternité, mais qui n’existe encore pour personne sur la Terre, personne n’ayant encore les moyens de contempler son visage supra-temporel : de même que l’animal ne sait pas qu’il est en vie, l’homme ne sait pas qu’il est immortel.

Pour l’heure, nous sommes ainsi constitués, physique­ment, qu’il y a ce qui se trouve devant nous et ce qui se trouve derrière nous. Et de même, en notre psychologie des événements, y a-t-il ce qui se trouve avant et ce qui se trouve après. Mais tout comme, en réalité, il n’y a pas de « devant nous » et de « derrière nous » dans l’Espace, il n’y a, dans le Temps, ni d’avant ni d’après.

L’Espace est une impossible et fluide simultanéité de tous les lieux. Le Temps, une impossible et fluide simulta­néité de tous les instants, et même de toutes les façons particulières de percevoir et de vivre chaque instant — et aussi de le vivre sans le percevoir, comme dans le cas d’une énorme partie de la manifestation universelle, que ce soit au degré atomique ou sidéral, qui ne le perçoit pas, mais le subit.

Tout est comme sphériquement donné, qui, pour nous, se présente d’une façon linéaire. Ce qui nous semble pas­ser d’un état à un autre contient en réalité tous les états et les dépasse donc. Nous croyons glisser au fil d’un fleuve d’images dont la persistance même assure la forme phy­sique, et il se peut que nous soyons l’océan immuable où se jette le fleuve, émanation de notre âme magicienne. Une fois de plus, nous devons donc nous demander quel aspect définitif possède l’univers, et si même il y en a un qui soit l’ultime et le parfait, ou s’il n’y a pas, à la suite, une myriade de dimensions où nous plongeons depuis toujours et à jamais.

Penchés que nous sommes aujourd’hui sur l’infiniment grand et l’infiniment petit, regardant au ciel exploser des astres que séparent de nous des dizaines de milliers d’années-lumière et faisant de la même manière exploser, sous forme de bombes, les astres atomiques qu’ont su apprivoiser nos savants, nous approchons du seuil fati­dique.

Les supernovæ du firmament et l’armement thermonucléaire des nations vont ensemble. Il n’est pas possible d’observer les uns sans qu’apparaissent les autres. C’est un même mouvement du génie humain qui, ici et là, se tra­duit — et qui exprime encore autre chose, de plus inat­tendu.

L’astrophysique et la balistique contemporaine ne sont que les symboles d’une réalité dont nous sommes le centre et l’objectif. Ce que nous étudions au télescope et au microscope, c’est le langage de notre propre substance. Ce que nous déchiffrons, c’est ce qui nous concerne le plus intimement. Ces astres du bout du monde qui se désin­tègrent dans un incendie sidéral nous renseignent sur nous-mêmes. Ces champignons atomiques qui érigent leur silhouette incandescente et destructrice à l’horizon de nos jours ne font pas qu’annoncer une possible fin du monde. Eux aussi nous renseignent sur nous-mêmes.

Si, en effet, nous avons pu capturer de tels secrets, c’est que quelque chose en nous avait suffisamment grandi pour y accéder — quelque chose qui était de la même famille, quelque chose qui, mystérieusement, leur ressem­blait et pouvait d’instinct les reconnaître.

Cette explosion qui nous émerveille lorsqu’elle se pro­duit dans le ciel et que, pour notre terreur, nous savons reproduire sur la Terre, c’est en réalité en nous que, d’une certaine manière, elle doit finalement avoir lieu. Des replis de notre être, nous devons apprendre à libérer l’énergie qui nous a jadis enfantés afin qu’à nouveau elle nous enfante et pour qu’elle nous éveille à tout ce qui nous échappe encore à l’heure actuelle, qu’elle nous délivre des limitations de cette enveloppe matérielle et nous en donne une neuve, lumineuse et plastique — vieux rêve caressé par les mystiques et les alchimistes et qui, bien sûr, est aujourd’hui parfaitement irréalisable. Mais le sera-t-il encore demain ?

Le barattage planétaire auquel notre espèce est constamment soumise et qui nous fait passer des affres de la plus grande horreur aux exaltations du génie le plus pur, ce brassage sans cesse plus intense de ce qui nous constitue sur tous les plans, ce déchirement de plus en plus irrémédiable de l’étoffe où nous sommes tissés, cet arrachement forcé à tout ce que nous croyons être, il semble que tout, en effet, nous propulse à une vitesse incontrôlable vers une mutation que l’histoire de la Terre aurait prévue depuis toujours.

Évolution — le mot est assez neuf pour nous séduire encore. Et nous sommes nombreux à imaginer sans plus nous troubler qu’une race plus qu’humaine nous sup­plantera dans l’avenir. Simplement, nous n’avons aucune idée du prix qu’il nous faudra payer pour assurer le pas­sage.

En même temps, nous berçons dans nos cœurs la menace de fin du monde qui, pensons-nous, achèverait notre aventure et empêcherait que personne ne nous suc­cède. À la veille du nouveau jour, les deux images se superposent, et ce n’est sans doute pas par hasard : la des­truction de la race, l’apparition d’une autre. Mais les deux termes ne sont pas nécessairement synonymes. Ils ne font qu’indiquer le degré où nous sommes parvenus — celui du plus grand mystère, où naissance et mort se confondent.

Plus profondément, il se peut qu’ils suggèrent par quoi il nous faudra passer pour atteindre le but que la Nature vise à travers nous. Il n’est pas du tout sûr qu’il y ait jamais d’affrontement thermonucléaire réduisant à néant tous les efforts réalisés depuis l’époque des cavernes et nous renvoyant, comme on l’a dit, à un nouvel Âge de Pierre. Si la Nature poursuit un but, si elle cherche à atteindre une nouvelle étape de son évolution et si nous sommes les acteurs de son dessein, les découvertes que nous faisons peuvent nous paraître mortelles, elles n’entraîneront cependant pas notre mort, mais nous dirige­ront peu à peu vers une autre intelligence de nous-mêmes et du monde.

Il se peut même que ce qui nous terrifie le plus soit ce qui doit nous sauver, c’est-à-dire nous transporter dans la dimension où, autrement, nous ne saurions pénétrer. Mais sans doute, pour cela, nous faut-il d’abord comprendre que nos pouvoirs de connaissance du monde ne font que réfléchir le pouvoir de nous connaître au-delà de notre apparence. Nous ne pourrions aujourd’hui commencer de sonder l’Espace, ni libérer l’énergie enfermée dans les atomes si nous n’étions capables de mouvements voisins au-dedans de notre être.

Nos œuvres ne font que traduire ce que nous sommes. Derrière le formidable embrasement de nos explosions, c’est nous qui nous dressons. Derrière l’exploration du cos­mos, c’est nous que nous allons trouver. Nous ne devons rien craindre, ni le silence de ces espaces infinis, ni les len­demains du silence qui se répand après que le tonnerre atomique a retenti : c’est nous, encore et toujours, qui sommes et devons être selon la grandiose beauté que préfi­gurent aujourd’hui nos découvertes et nos conquêtes.

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1 « La mécanique quantique en impose certainement, mais une voix inté­rieure me dit que ce n’est pas encore ça. La théorie nous apprend beaucoup, mais sans vraiment nous rapprocher du secret », Lettre à Max Born, 1926.