swami Satyananda Sarasvati
Le rôle de la femme dans le tantrisme

Pour la tradition tantrique, la femme est supérieure à l’homme en ce qui concerne l’initiation tantrique (ceci n’a rien à voir avec la vie sociale). Il s’agit uniquement d’une attitude spirituelle liée à l’évolution de la conscience supérieure. Structure, émotions, évolution et son psychisme sont nettement plus développés chez la femme que chez l’homme. L’éveil de la force spirituelle, c’est-à-dire de Kundalini, se produit plus facilement dans le corps de la femme.

(Revue Énergie Vitale. No 10. Mars-Avril 1982)

La pensée de l’Inde est assez vaste pour offrir des points de vue très variés et même opposés comme le Védanta et le Samkya.

La vision tantrique est l’un de ces points de vue. Elle est loin d’être partagée par tout le monde, mais il faut reconnaître qu’elle présente des affinités exceptionnelles avec les aspirations de l’Occident contemporain.

Swami Satyananda, considéré comme le chef de file de l’école tantrique actuelle, nous présente ici l’un des aspects les plus impressionnants de cette philosophie.

Le tantrisme est basé sur deux pôles d’énergie : Shiva et Shakti. Shiva et Shakti opèrent dans différentes sphères d’existence et d’action, tant sur le plan cosmique qu’individuel.

Au niveau humain, Shiva et Shakti représentent l’homme et la femme. Dans le mental universel, le temps et l’espace deviennent des aspects de Shiva et Shakti. Dans la vie spirituelle, mental et prana représentent Shiva et Shakti. Pour le Hatha Yoga, ces deux énergies sont Ida et Pingala : Ida représente la conscience et Pingala la force de vie ou Prana.

Ces deux forces sont des pôles opposés d’énergie. Normalement, elles ne sont jamais ensemble. Mais au moment de la création, elles s’unissent sur tous les plans. Lorsque, dans le mental universel, le temps et l’espace se rejoignent dans le noyau et fusionnent, l’explosion a lieu dans la matière.

Ici, le temps est une énergie positive et l’espace une énergie négative.

Les différents aspects de l’éveil

Dans la société humaine, l’homme et la femme sont les deux pôles différents de l’énergie.

L’ancienne tradition tantrique l’explicite avec force détails. Vous avez peut-être vu une représentation de Kali, debout, pratiquement nue, un pied posé sur Shiva qui, lui, est couché au sol. Elle a une expression féroce sur le visage, une langue tachée de sang, et porte un mala fait de 108 crânes humains. C’est Kali dans son état d’« éveillée ». Peut-être avez-vous vu également — bien que ce soit rare — Shiva en posture de lotus, avec la moitié du corps en Shiva et l’autre en Shakti. On trouve aussi Shiva et Parvati — le Guru et la disciple — Shiva en posture de lotus, et Parvati assise en contrebas : Shiva lui révèle les secrets du Tantra. Il existe en Inde un centre Tantrique, Tarapeetha, à quelque 180 km de Monghyr. On peut y découvrir Shiva tétant le sein de Shakti.

Ce sont des représentations de Shiva et Shakti et de leur relation à différents niveaux d’évolution et d’éveil. Tantôt Shakti est la disciple et Shiva le Guru (c’est-à-dire que la femme est la disciple de l’homme) tantôt il n’y a plus de différence, Shiva et Shakti sont confondus en un seul corps, une seule structure, une seule pensée. Et pourtant à un autre niveau d’évolution, Shakti est souveraine et Shiva lui est soumis…

C’est l’interprétation philosophique des différentes étapes de l’éveil de la Shakti qui demeure en chacun de nous.

La conscience spirituelle chez la femme

Pour la tradition tantrique, la femme est supérieure à l’homme en ce qui concerne l’initiation tantrique (ceci n’a rien à voir avec la vie sociale). Il s’agit uniquement d’une attitude spirituelle liée à l’évolution de la conscience supérieure. Structure, émotions, évolution et son psychisme sont nettement plus développés chez la femme que chez l’homme. L’éveil de la force spirituelle, c’est-à-dire de Kundalini, se produit plus facilement dans le corps de la femme.

De plus, et il faut bien comprendre ceci, lorsqu’un homme s’enfonce dans les plans profonds de la conscience, il ne peut, lorsqu’il en émerge, relater son expérience. Une femme le peut.

Il semble que chez la femme il n’y ait qu’une différence minime entre la perception intérieure et extérieure. Lorsqu’un homme descend très profondément en lui, il éprouve certains états de conscience. Mais lorsqu’il revient de cette incursion, un rideau tombe entre ces expériences et le mental conscient. Chez la femme ce voile ne tombe pas.

En outre, l’être psychique de la femme est très riche de spiritualité. Ce qui extérieurement se traduit par l’amour de la beauté, la tendresse, la sympathie, la compréhension qui sont des expressions de son état intérieur.

Il m’arrive de plaisanter en disant que si toutes les femmes quittaient ce monde, celui-ci deviendrait un désert. Il n’y aurait plus ni couleurs, ni parfums, ni sourire, ni beauté. Cela signifie que la conscience profonde chez la femme est très réceptive et prête à se manifester.

Autre point important : la femme a toujours été le principal vecteur d’énergie, l’homme en étant l’intermédiaire. La femme n’est pas obligatoirement l’épouse. Elle peut être la mère, la fille, la disciple. Marie était la Mère du Christ. La Mère de l’Ashram d’Aurobindo était une disciple.

Dans la tradition tantrique, on trouve l’histoire de 64 yoginis qui font toujours l’objet d’un culte fervent dans l’Inde entière. Il existe ainsi 64 temples dédiés aux 64 aspects de l’énergie féminine.

Vama Marga

Lorsqu’on étudie les textes tantriques, on s’aperçoit que le thème central reste toujours le même : Shakti est la créatrice, Shiva l’instrument.

Shiva n’a jamais été considéré comme un créateur. L’un des plus grands penseurs indiens, Adi Shankaracharya, énonce dans les premières lignes de son fameux ouvrage tantrique : « Sans Shakti, comment Shiva peut-il créer ? »

Ainsi les Hindous, à travers le tantrisme, considèrent-ils l’union de l’homme et de la femme comme un moyen qui facilite le processus d’évolution.

Bien que, de loin en loin, les relations homme-femme aient eu des intentions différentes — liées aux influences culturelles extérieures — l’hindouisme a fermement continué à donner à la relation homme-femme une portée spirituelle.

Dans le tantrisme, la place de la femme est à gauche de l’homme. Avant le mariage, elle est assise à sa droite. Mais après la cérémonie, elle prend place à sa gauche. On l’appelle alors Vama. En sanskrit Vama signifie : ce qui est à gauche. Vama se rapporte également à Ida.

Actuellement en Occident, le sens de Vama Marga est totalement faussé. On parle de « Yoga de la main gauche », ce qui est une traduction erronée.

Si dans la traduction d’un livre tantrique vous trouvez ces mots : « Yoga de la main gauche », prenez un crayon rouge et rayez-les. Dans le Tantra, Vama Marga signifie en réalité : « Voie de l’évolution spirituelle ». Marga, c’est la Voie, et Vama, la femme, l’épouse, la partenaire quelle qu’elle soit.

La relation tantrique

Pour Vama Marga, seule Shakti a de l’importance, non seulement en ce qui concerne les relations sexuelles, mais aussi pour les pratiques spirituelles. C’est elle qui retrace le processus de création et dirige la plupart des rites spirituels.

Chez les Hindous, ce sont en effet les femmes qui, presque toujours, conduisent les rituels, religieux ou non. Les hommes n’ont rien à faire. Qu’il s’agisse d’une fête sociale ordinaire, d’une cérémonie religieuse, du culte de quelque déité ou d’un jour de jeûne, c’est toujours la femme qui prend l’initiative, l’homme devant juste suivre ses instructions.

Cette tradition est admise en Inde, et elle fait de la femme l’initiatrice de l’homme. Vama Marga est donc la voie spirituelle sur laquelle vous cheminez avec votre partenaire.

Une forme particulière d’initiation est appelée Kala Chakra. Elle implique l’initiation du fils par sa mère. Elle est très connue et pratiquée, encore de nos jours, au nord du Bihar, dans une zone d’influence délimitée par la frontière du Népal au nord, l’Assam à l’est, l’Uttar Pradesh à l’ouest.

Traditionnellement, le fils doit considérer sa mère comme une déesse et l’honorer comme telle. A l’instar des chrétiens qui vont à l’église ou des Hindous qui se rendent au temple pour se prosterner devant leur Dieu, le fils doit, chaque matin, s’incliner devant sa mère. Ce n’est pas seulement une marque de respect envers l’aînée de la famille. C’est un culte spirituel rendu à la mère en tant que Guru.

Ce rituel est le même dans Vama Marga, mais c’est le partenaire qui se prosterne devant la femme. La marque spirituelle, le geste de bénédiction doivent alors lui être donnés.

Donc, pour le Tantra, la femme joue deux rôles capitaux. Et c’est une erreur affligeante de considérer la femme comme un simple partenaire du jeu sexuel. La vie sexuelle est certes importante, mais ce n’est pas la seule relation qui existe entre un homme et une femme. Une mère, une fille, une épouse sont des femmes. Faut-il, pour autant, avoir des relations sexuelles ou des relations tantriques avec toutes ?

Malentendus sur le Tantra

L’Occident aujourd’hui, réagit contre ses propres religions. C’est pourquoi il y a confusion et méprise dans l’interprétation du tantrisme. Ce qui conduit à l’anarchie sexuelle au niveau humain.

Nombre de professeurs en Inde font la même erreur. Le Tantrisme ne vous oblige pas à renier votre religion ou votre tradition. Mais il ne considère pas la vie sexuelle comme un péché, et affirme que les relations sexuelles sont une nécessité naturelle. Cédez-y si vous voulez… Le Christianisme affirme que c’est un péché. Pour cette religion, un seul homme est né sans péché et tous les autres sont nés pécheurs ! Naturellement, il faut dépasser cette idée de culpabilité. Alors, comme on veut trouver quelque explication à la vie sexuelle, on prend le Tantra pour se justifier…

La pensée tantrique est très claire à ce sujet. Un verset des anciens textes spécifie qu’il n’y a aucun préjudice à boire du vin, à manger de la viande, à s’adonner à l’acte sexuel. Ce sont des besoins communs à tous les humains. Mais si vous les transcendez, vos progrès spirituels seront accélérés. Le tantrisme ne doit pas devenir un prétexte à tous les désordres de la vie.

La femme d’abord

Dans le Tantra, l’initiation est confiée à la femme. Ramakrishna a toujours considéré son épouse Sarada comme une déesse (Dévi). En sanskrit Dévi signifie « illuminé » ou « illustre ». Lorsque Ramakrishna fut marié, il était très jeune et son épouse une enfant. Cependant, elle représentait pour lui la Mère Divine, et c’est toujours dans cet esprit qu’il se comporta vis-à-vis d’elle.

Le tantrisme exige que la femme soit traitée avec ménagement car elle est la ligne de haute tension où circule Kundalini. Il ne faut pas la craindre, mais être avec elle très prudent : en elle se dissimule en effet le potentiel d’une énorme explosion.

Si vous êtes marié, et si votre épouse doit devenir votre partenaire tantrique pour une vie spirituelle, le but de votre union est différent et le processus tout autre.

En Inde, cette tradition existe depuis la nuit des temps. Lorsqu’on parle d’un homme et d’une femme, c’est toujours la femme qu’on cite en premier. On ne dit jamais Rama et Sita, mais Sita et Rama, ni Krishna et Rada, mais Rada et Krishna. C’est parce que, dans le processus d’évolution, Shakti s’est manifestée la première. Puis vint Shiva.

Si vous abordez la voie spirituelle avec cette attitude, vous constaterez que la femme est énergie (que ce soit votre épouse, votre fille, votre sœur) et que l’homme est l’instrument, dans tous les domaines.

Même lorsqu’un homme a réalisé la plus haute conscience, il aura toujours une difficulté à la communiquer aux autres tant qu’il n’y aura pas une femme pour l’épauler.

La conception du Hatha Yoga

Il faut noter que dans le tantrisme il existe une autre voie, dite « voie Védique » : Dakshina Marga. Ici, la femme est inutile, que ce soit la mère, la sœur, l’épouse, car on considère que l’aspirant réunit en lui les deux forces complémentaires : Ida, force féminine et Pingala force masculine. C’est l’union entre la conscience et l’énergie, identifiée à l’union de l’homme et de la femme.

Pour le Hatha Yoga, Ida est Shakti, Pingala est Shiva. Leur union a lieu au niveau de Ajna Chakra. Le siège de Shakti est Muladhara Chakra. Celui de Shiva est dans Sahasrara. Shiva y demeure en éternel Yoga nidra, inactif, non concerné, sans nom, sans forme. Il ne s’occupe ni de destruction, ni de création. Sa conscience est totale et homogène. Il n’existe aucune vibration en Sahasrara.

Shakti est en Muladhara Chakra. Les pratiques du Hatha Yoga l’éveillent, elle est stimulée et file vers Ajna à travers Shushumna. Lorsqu’elle atteint Ajna, la fusion a lieu.

Danse de Shiva

Cette fusion se produit lorsque les deux pôles d’énergie entrent en contact. Si vous tournez un commutateur, la lumière jaillit car les fils électriques du commutateur viennent en contact. De la même manière, la fusion des énergies dans Ajna provoque l’explosion.

L’énergie ainsi créée en Ajna monte en Sahasrara où demeure Shiva. Shiva et Shakti s’unissent alors l’un à l’autre et Shiva se met à danser. Vous avez certainement vu une représentation de Shiva dansant. C’est le symbole de l’Éveil de Shiva.

Lorsque Shiva sort de son profond Yoga nidra, il commence à danser. Il ne s’agit pas ici d’un homme, mais d’une force. L’éveil de cette force est symbolisé, chez l’être humain par la danse de Shiva (qui prend alors le nom de Nataraja : Seigneur de la Danse).

Shakti et Shiva redescendent alors ensemble par la même voie jusqu’à Muladhara Chakra. Ensemble ils retournent dans le monde de la matière, le plan humain.

C’est le chemin suivi par tous les saints qui reviennent vivre avec nous de temps en temps dans l’histoire.

Si vous lisez les textes philosophiques d’Aurobindo, vous comprendrez ce que représente l’éveil de l’énergie et son union avec Shiva, leur danse, et leur retour sur notre plan terrestre. (Ceci est symbolisé, dans la Bible, par l’échelle de Jacob, où les anges montent et descendent.)

Le rôle de la femme dans la tradition est nettement défini. Mais la situation des femmes dans les civilisations modernes est loin de l’être…

Si l’on souhaite que la femme retrouve sa vocation première, il faudra changer totalement d’attitude.

En fait, nos structures sociales devront se baser sur un autre concept religieux, dans lequel le rôle de la femme dans l’évolution spirituelle de l’humanité sera pleinement compris et accepté. C’est absolument nécessaire pour qu’une société nouvelle apparaisse.

Et il vous faudra prendre conscience de ceci avec une grande clarté en veillant bien à ce que votre pratique et votre enseignement ne soit pas l’expression des conflits religieux qui vous habitent.

Traduit de la revue Yoga (Bihar School of Yoga)

Note : Tantra : est une combinaison de deux mots : Tanoti et Trayati, c’est-à-dire Expansion et Libération. C’est donc la science du développement de la conscience et de sa libération.