Maitre Taisen Deshimaru
Le temps selon maître Dogen

Ne pensez pas au temps comme s’envolant simplement au loin, il y aurait séparation entre le temps et vous-mêmes. Si vous pensez que le temps est juste un phéno­mène qui passe, vous ne comprendrez jamais l’Être-­temps. La signification centrale de l’Être-temps est que chaque être dans le monde entier est relié aux autres et ne peut jamais se séparer du temps. L’être est le temps et par conséquent mon propre temps véritable. Cepen­dant, il y a un mouvement du temps dans le sens de se mouvoir d’aujourd’hui à demain, d’aujourd’hui à hier, d’hier à aujourd’hui, d’aujourd’hui à aujourd’hui, de demain à demain. Ce mouvement est caractéristique du temps. Passé et présent ne peuvent se recouper, ils sont indépendants et ne chevauchent pas. La tâche difficile des professeurs est de nouveau l’Être-temps. La plupart des gens pensent que le temps passe et ne réalisent pas, qu’il y a un aspect qui ne passe pas. Réaliser cela est compren­dre l’Être. Ne pas le réaliser est aussi l’Être… Car la réalisation et l’ignorance sont l’une et l’autre contenues dans l’Être-temps. Rappelez-vous cependant que l’Être-­temps est indépendant des idées. Il est l’actualisation de l’Être.

(Revue Question De. No 41. Mars 1981)

Au début de mon séjour en Europe, j’eus le privilège de rencontrer à l’Université d’Hei­delberg le grand philosophe allemand Karl Jaspers. Il me confia qu’il considérait toute la philosophie européenne comme parvenue à son terme et d’aucune influence sur la vie actuelle. Une seule étude l’intéressait alors profondément, celle du Zen, qu’il regrettait d’avoir entreprise trop tardivement, après une lecture d’Herrigel. Il avait écrit sur le Bouddhisme un livre qu’il me donna. « Le Zen, me dit-il, est la philosophie la plus haute, celle qui guidera la civilisation future. »

Il admirait énormément Dogen et comme je lui demandais quelle était l’œuvre de Dogen qu’il pré­férait et considérait comme la plus importante, il répondit « le Shobogenzo, et dans le Shobogenzo particulièrement le chapitre sur le temps, Uji, l’ETRE-TEMPS.

On m’a rapporté que Jaspers aurait dit également : « Si je recommençais ma vie, je n’écrirais plus de livres, je me contenterais de m’asseoir en silence. » On sait qu’Einstein également méditait dans son labora­toire.

Il y a deux ans au Japon, j’ai publié un ouvrage intitulé Zen & Civilisation. Dans ce livre, l’un des chapitres traite du temps. J’y ai comparé les théories sur le temps en Europe et dans le Zen, spécialement chez Dogen.

Maintenant éternel

Je ne veux pas m’étendre sur les conceptions émises dans les diverses branches scientifiques et philosophiques euro­péennes. Si on compare on peut remarquer que Kierke­gaard expliquait le temps comme principe de base phéno­ménologique soutenant l’existence de tout être sensible et trouvant dans l’éternité sa racine. Dogen lui, considère le temps à la manière de Platon qui y voyait une suite d’événements et non l’apparence de l’éternité. Comme Kant, il voit dans chaque instant l’expression d’une entité indépendante, mais il ne se limite pas à l’affirmation kan­tienne selon laquelle le temps est l’existence. Il établit aussi à l’inverse que l’existence est le temps, proposition qui dépasse le dualisme occidental et il ajoute que l’exis­tence en dehors du temps n’existe pas. Bergson a consi­déré le temps subjectif et analysé la durée vitale inté­rieure, trouvant une continuation dans le présent qui porte son passé et contient son avenir, et donnant à la mémoire une place fondamentale mais ne réussissant pas à édifier une théorie unifiée du passé, du présent et du futur. Husserl, dans sa Phénoménologie, établit une conscience pure qu’il propose au temps et différencie du temps cosmique en tant que durée intérieure. Heidegger conçoit le temps comme principal déterminant de l’exis­tence, catégorie fondamentale de la vie. Pour Leibnitz, le temps n’est pas l’existence. Et pour Newton, c’est le juste milieu. Il y a un temps relatif et un temps absolu. C’est plus près de Dogen.

Les points de vue occidentaux, pour intéressants qu’ils soient, n’atteindront jamais une compréhension de la créativité fondamentale du temps s’ils omettent certains facteurs cosmiques.

Pour moi, la quadridimensionalité du temps et de l’es­pace dans la Physique de la relativité ainsi que le pro­blème de la vitesse du temps posé en tant que critère absolu contient en soi également celui de la Vitesse de la lumière. Il en découle que les données de l’Électromagnétisme et de la gravitation s’appliquant à nos théo­ries modernes de l’espace, sont des phénomènes liés à la nature de la lumière.

Ils indiquent d’autre part, à partir d’investigations sur l’énergie qui est une manifestation ultime de la matière, l’unité, la synthèse fondamentale fournie par la nature de la lumière. La substance créatrice de la lumière ainsi que la substance du temps sont deux problèmes qu’il faut envi­sager synthétiquement.

Une substance pure qui touche à son extrême, en unifiant esprit et matière, sujet et objet, possède la créativité fondamentale qui deviendra objectivement l’espace et subjectivement le temps. L’instant présent, en tant que maintenant éternel embrasse l’éternité dans le présent et devient le temps absolu.

Cette existence pure est la réalisation de l’ordre cos­mique, de la vitalité créatrice, l’instant étant dans l’infini, l’infini se réalisant dans l’instant. Dans cette conception, le temps absolu et cosmique ne s’écoule pas historiquement et linéairement, mais plutôt en tant que passé, présent et futur ayant l’apparence d’une sphère cosmique unie à l’espace ; de plus, symboli­quement, il progresse selon le mouvement de rotation d’une spirale.

L’instant du cosmos

Le temps cosmique, un avec le cosmos, est universel. D’autre part, le passé, le présent et le futur, parties d’un Tout infini et cosmique, font du passé un moment non révolu, et du futur un moment non à venir, la réalité s’accomplissant ici et maintenant en une synthèse sans début, ni fin.

En outre, le cosmos temporel est contenu dans l’éter­nité cosmique. Le temps devenant un temps totalement pur, la créativité fondamentale de la conscience humaine, de la vie et de la lumière, s’y manifestent en unité imagi­native et créatrice comprenant le passé, le présent et le futur.

Dogen s’est exprimé sur ce sujet de façon plus analytique et plus complète que tous les philosophes modernes. Pour lui : « L’ensemble des choses qui se reflètent dans la subjectivité du moi peut être qualifié comme univer­sel, cosmique. Chaque individu dans le cosmos ainsi que chaque chose ont leur place dans le temps. Aucune chose ne constitue un obstacle pour les autres de même que les durées ne se gênent pas mutuellement.

D’autre part, ce temps ne pouvant être pratiquement rien en dehors de l’instant, le temps présent est toujours lié à l’infini. Seul l’instant est important. Chaque être sensible et chaque phénomène étant subor­donné au temps, chaque instant contient tout le cosmos et toute l’existence. Il nous faut réfléchir sur la question de savoir si l’univers, le cosmos et l’existence non contenus dans l’instant présent existent ou n’existent pas réelle­ment.

Être-temps

Tous les êtres sensibles de l’univers, bien que vivant en succession continuelle, subissent également une extinc­tion perpétuelle.

D’autre part, le temps présent est lié au moi subjectif. Le temps présent possède une « histoire légère »… En d’autres mots, tout se manifeste à la fois dans l’existence et le temps. Tout temps est identique à toute existence, ne laissant la place à rien d’autre en dehors. Et les appa­rences ainsi que les étapes qui semblent provisoires ne sont rien d’autre que l’existence.

Sans intention vis-à-vis de l’existence, le moment des phé­nomènes éphémères et le temps présent n’ont qu’une place parmi d’autres dans l’univers, dans le cosmos. Cet état même de sécurité d’élan et de santé dans l’ordre cosmique constitue le temps présent. Certitude dont il faut essayer de convaincre les sceptiques. On ne peut comprendre le temps comme simplement passager. La compréhension n’a rien d’aussi objectif qu’une attraction par un objet extérieur. Ceux qui réussissent à en perce­voir la vérité ne ressentent pas le Nirvana, le Satori comme des réalisations simplement passagères et exté­rieures mais plutôt savent que rien n’existe en dehors de l’instant présent.

Il est donc important de sélectionner ce qui doit rester dans la mémoire. Il reste toujours un peu quelque chose. Il y a à oublier et à ne conserver que l’essentiel qui ensuite pourra créer.

Tous les arts issus du Zen donnent la primauté absolue à la spontanéité. La peinture comme la calligraphie Zen doivent jaillir d’un coup et ne sauraient être reprises ou retouchées. Mais cette spontanéité prend sa source dans la conscience profonde, et dans un long entraînement. De même les gestes lents et patients de la cérémonie du thé, de l’art des bouquets, le théâtre No, la danse, etc., évoquent l’éternité dans l’instant. Dans le Budo, Zen et Arts Martiaux, le secret est : intuition et action jaillissant en même temps de la concentration du corps et de l’es­prit, sans-penser. Cela se fait automatiquement, inconsciemment. Le Vide infini, Ku, est la source de la Sagesse dans le Zen. Mais la plupart des gens ont un cerveau plein de savoir, d’anxiété, de doutes, d’appréhensions, d’opinions, de projections, de peur… Ainsi le cer­veau est empli et ne peut mettre d’ordre en lui-même. Ce que la mémoire doit recevoir est différent avec l’âge, le plan de vie, l’actuel… Le Zen éduque par association d’images et par le corps. Éducation dans la vie quotidienne. Ici et maintenant est important. Presque tous les éducateurs au contraire enseignent par le passé, par un temps mort.

Pendant zazen se greffent des graines puissantes. La vie quotidienne est complètement aménagée par zazen, par la conscience de zazen, par un cerveau clair. C’est le plus haut Karma.

Je voudrais maintenant citer directement Maître Dogen par quelques phrases essentielles et combien poétiques et profondes de son chapitre Uji dont le kanji signifie à la fois, ETRE-TEMPS et LE TEMPS et L’EXISTENCE.

L’Être-temps se tient sur le plus haut des pics et gît au plus profond des océans. L’être-temps est la silhouette des démons et celle des Bouddhas, l’Être-temps est un bâton de moine, l’Être-temps est un hossu, l’Être-temps est une colonne, l’Être-temps est une lanterne de pierre, l’Être-temps est Taro, l’Être-temps est Jiro, l’Être-temps est la terre ; l’Être-temps est le ciel.

L’éveil

Le temps est l’existence. L’existence est le temps. Il est la nature radieuse de chaque moment. Il est le temps momentané de chaque jour dans le présent. Toutes choses existent en nous-mêmes. Chaque chose, chaque être dans ce monde tout entier est le temps. Si nous avons la réso­lution d’atteindre l’Éveil suprême, le monde entier sera vu comme possédant cette résolution en même temps que nous. Il n’y a aucune différence entre votre esprit et le temps. Vous êtes relié par cette résolution d’atteindre l’Éveil. Il en est de même pour la pratique et l’atteinte de la voie. Le monde entier est inclus en nous-mêmes. Nous, nous-mêmes, sommes le temps. Chaque instant recouvre le monde entier. Si nous pouvons comprendre cela, ce sera le commencement de la pratique et de l’Éveil. Quand nous aurons atteint ce niveau, nous aurons une compré­hension claire de la signification de chaque chose et de toute pratique. Un brin d’herbe, un seul, et chaque objet et toute chose vivante est inséparable du temps. Le temps englobe tous les êtres et tous les mondes.

Il n’y a ni allée ni venue dans le temps. Que nous escala­dions la montagne ou traversions la rivière, nous existons dans le présent éternel du temps. Ce temps inclut tout le passé et tout le présent. Escalader la montagne, traver­ser la rivière ou vivre dans le palais existent ensemble et en interrelation dans l’Être-temps.

Le vide de la semence

Le pin est le temps. Le Bambou est aussi le temps.

Ne pensez pas au temps comme s’envolant simplement au loin, il y aurait séparation entre le temps et vous-mêmes. Si vous pensez que le temps est juste un phéno­mène qui passe, vous ne comprendrez jamais l’Être-­temps. La signification centrale de l’Être-temps est que chaque être dans le monde entier est relié aux autres et ne peut jamais se séparer du temps. L’être est le temps et par conséquent mon propre temps véritable. Cepen­dant, il y a un mouvement du temps dans le sens de se mouvoir d’aujourd’hui à demain, d’aujourd’hui à hier, d’hier à aujourd’hui, d’aujourd’hui à aujourd’hui, de demain à demain. Ce mouvement est caractéristique du temps. Passé et présent ne peuvent se recouper, ils sont indépendants et ne chevauchent pas. La tâche difficile des professeurs est de nouveau l’Être-temps. La plupart des gens pensent que le temps passe et ne réalisent pas, qu’il y a un aspect qui ne passe pas. Réaliser cela est compren­dre l’Être. Ne pas le réaliser est aussi l’Être… Car la réalisation et l’ignorance sont l’une et l’autre contenues dans l’Être-temps. Rappelez-vous cependant que l’Être-­temps est indépendant des idées. Il est l’actualisation de l’Être. Le monde de la vie et de la mort et toutes choses en lui est l’Être-temps. Tout existe dans le présent à l’in­térieur de vous-mêmes. La totale pénétration de l’Être-­temps est la complète activité. La totale pénétration de l’Être-temps ne peut être accomplie qu’en vous-mêmes. En conclusion, je veux dire : Ce Être-temps de Dogen est le Temps spirituel, le Temps religieux.

Dogen ici insiste longuement sur le fait qu’il faut se don­ner corps et âme à l’instant présent. Il est contre toute attitude mollement hédonique dans laquelle le corps en vient à vivre paresseusement ; contre également le fata­lisme qui prend le passé pour appui. Dogen dit : « N’abandonnez pas l’effort ici et maintenant. »

Son enseignement crucial est le moment présent dans lequel doivent se situer l’action et la conscience. La nature de ce mode de pensée conscient durant l’ins­tant présent ayant une influence sur l’univers est le pro­blème particulier considéré par Dogen qui trouve pour cet état de conscience suprême et infini le qualitatif de Hishiryo, pensée au-delà de la pensée, pensée du tréfonds de la non-pensée, pensée sans penser (Absolue pensée). Abandon de l’ego.

Le point le plus important dans l’enseignement de Dogen est celui-ci : Quelle doit être notre état, notre qualité de conscience ici et maintenant ? C’est là la pensée centrale de son œuvre. Car cette pensée, cette conscience devient graine, semence éternelle, infinie, semence de Karma, et elle influence 1e futur. Ainsi la qualité de notre pensée ici et maintenant est le problème le plus important. Nous devons atteindre la conscience infinie, à ce point du temps, celle qui est la plus haute conscience, la meil­leure : c’est Hishiryo. Ici je dois donner un petit commen­taire.

Si nous avons une pensée, ici et maintenant, cette pensée s’imprime dans les neurones du cerveau. Et ainsi elle devient semence de karma. Elle devient mémoire, il en reste de toutes façons quelque chose. Par exemple une forte anxiété laisse une trace, influence les neurones et la conscience. Et donc influence l’avenir. Devient rêve ou subconscient. Il est donc important de se demander : ici et maintenant, quel doit être mon état de conscience ? C’est important pour le futur. De ce point de vue, Hishi­ryo est la plus haute conscience, la plus élevée et elle exerce la meilleure et la plus haute influence. Elle est conscience pendant zazen.

Par zazen, les neurones deviennent purs, leur fatigue s’efface. Les graines s’épuisent. Il ne reste que la conscience Hishiryo. Ainsi le cerveau est toujours en liberté, toujours au-delà de la pensée, toujours frais et cet état devient subconscient (ou inclut le subconscient). La nature de cette conscience signifie Ku, en japonais, le vide infini, la vacuité ou la conscience totale, absolue. Ce Vide inclut toute chose, est le point de départ de toute chose, contient le Zéro, mais n’est pas égal au zéro, il n’est pas que vide.