René Alleau
Les sociétés secrètes du Moyen Age et de la Renaissance: 2 Les gardiens de la Terre sainte

Après le concile de Troyes, en 1128, la règle du Temple, d’inspiration bénédictine, est fixée. L’éloquence de saint Bernard oppose l’humilité de la nouvelle chevalerie, sa pau­vreté volontaire, son esprit de pénitence au « courroux déraisonnable, à la soif de la gloire et à la convoitise des biens temporels » de la noblesse du siècle. Saint Bernard salue avec espoir ce signe de la présence d’un nouvel idéal chrétien « dans la Terre de l’Incarnation ». Avec la deuxième croisade, l’ordre reçoit sa tenue, fixée par le pape : un man­teau blanc et une croix rouge sur le cœur, ainsi que des pri­vilèges importants : droit de percevoir des impôts locaux, indépendance à l’égard du clergé séculier de l’endroit, pos­sibilité d’établir des églises avec des chapelains relevant directement de Rome…

(Extrait de Les Sociétés Secrètes. Encyclopédie Planète. LDP 1969)

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Dix ans avant la fondation, en 1119, à Jérusalem, de l’ordre du Temple par Hugues de Payns, Geoffroy de Saint-Omer et neuf compagnons, la Terre sainte, protégée d’abord par le protectorat de Charlemagne, puis par celui de Byzance, avait été pillée par les musulmans. Depuis le IVe siècle, de nombreux pèlerins s’y rendaient. À cette époque, les moines chrétiens étaient répandus dans toute l’Asie occidentale, jusque dans le royaume des Sassanides ; ceux d’Edesse, en Syrie, étaient célèbres par leur érudition. Ils assurèrent notamment la transmission de certaines œuvres d’Aristote et d’autres philosophes du monde antique à des savants orientaux bien avant qu’à leur tour ceux-ci ne les fissent connaître au Moyen Age.

Ainsi les croisades ne marquèrent-elles pas une découverte des lieux sacrés, de même qu’elles ne furent pas une entreprise économique et politique sans précédent, car dès le temps de Charlemagne de nombreuses transactions commerciales s’effectuaient lors de la célèbre foire d’Alexandrie. D’ailleurs, la première mission de l’ordre du Temple semble avoir été limitée ; il s’agissait simplement d’assurer la police des routes auprès des lieux saints, de veiller sur les citernes et de défendre les pèlerins contre les Sarrasins.

Après le concile de Troyes, en 1128, la règle du Temple, d’inspiration bénédictine, est fixée. L’éloquence de saint Bernard oppose l’humilité de la nouvelle chevalerie, sa pau­vreté volontaire, son esprit de pénitence au « courroux déraisonnable, à la soif de la gloire et à la convoitise des biens temporels » de la noblesse du siècle. Saint Bernard salue avec espoir ce signe de la présence d’un nouvel idéal chrétien « dans la Terre de l’Incarnation ». Avec la deuxième croisade, l’ordre reçoit sa tenue, fixée par le pape : un man­teau blanc et une croix rouge sur le cœur, ainsi que des pri­vilèges importants : droit de percevoir des impôts locaux, indépendance à l’égard du clergé séculier de l’endroit, pos­sibilité d’établir des églises avec des chapelains relevant directement de Rome.

Parallèlement, le Temple deviendra un office des changes pour les pèlerins, puis une banque.En effet, grâce à son implantation internationale, ceux qui partaient pour la Terre sainte, au lieu de courir les risques dangereux d’un transport d’argent, faisaient, en Europe, un dépôt dans une maison d’ordre et touchaient la somme équivalente en Palestine sur la présentation d’un reçu. Très rapidement, l’importance et l’indépendance des Tem­pliers s’affirmèrent dans le jeune royaume de Jérusalem. C’est ainsi qu’après son couronnement le nouveau roi devait se rendre au temple de Salomon, celui qu’occupaient les membres de l’ordre, et il y prenait part à un banquet.

Les fiers chevaliers du Temple

Entre 1140 et 1187, sous le règne d’Amaury 1er, les cheva­liers construisent des forteresses, de nombreux fortins et des postes d’observation à la frontière égyptienne ainsi qu’en Transjordanie. Dans ce pays, en 1166, se produit un incident singulier : douze Templiers livrent aux musulmans un lieu fortifié ; Amaury 1er les fait arrêter et pendre.

Pourtant la valeur militaire des chevaliers du Temple est indéniable. En maints combats, leurs étendards, les « gonfa­nons », se déploient victorieusement. L’enseigne de l’ordre, noire et blanche, marque, dit un de leurs amis, Jacques deVitry, qu’ils « sont francs et bienveillants pour leurs amis, noirs et terribles pour leurs adversaires ». Plus tard figurera sur l’enseigne une « croix de gueules brochant sur le tout ». À côté des chevaliers se trouvaient des troupes auxiliaires composées d’indigènes, d’esclaves affranchis et de musul­mans convertis, qui avaient un chef particulier, le « turcopile » qui dépendait directement du maître et du maréchal du Temple. Ces deux personnages formaient, avec le sénéchal, le triple sommet de la hiérarchie de l’ordre.

Le maître, d’ailleurs, avait un pouvoir limité sur de nombreux points par l’autorité de son chapitre ou de son conseil. En revanche, il semble avoir eu le droit de disposer librement d’une partie des ressources financières du Temple.

Après la défaite de Casal Robert, en 1187, où cent cinquante chevaliers livrèrent une lutte désespérée contre sept mille mu­sulmans, la chute de Jérusalem et les combats qui l’accompagnèrent virent aussi se dérouler un épisode curieux : le grand maître de l’ordre et les Templiers faits prisonniers sur la butte de Hattin furent épargnés par les musulmans.

Plus d’un siècle après cet incident, lors du procès des Templiers, l’un des accusés, Geoffroy de Gonneville, pré­tendra que l’usage de cracher sur la croix aurait été introduit par la promesse faite par un « mauvais maître » de l’ordre qui, prisonnier du sultan, n’aurait obtenu sa libération qu’après avoir juré qu’il imposerait à ses frères ce rite sacri­lège [1]. Ce fait est loin d’être certain, mais beaucoup d’historiens pensent que les Templiers, vers la fin du premier siècle d’existence de leur ordre, commençaient à subir une influence musulmane.

Avec l’empereur Frédéric II, les accusations se précisent. Furieux contre l’ordre, il lui reproche d’entretenir des rela­tions avec le sultan de Damas et d’assister à la célébration de rites islamiques. Frédéric II, d’ailleurs, n’hésita pas à recevoir à sa propre table les ambassadeurs du sultan d’Égypte et ceux du chef des Ismaéliens, Hassan Sabah, le « Vieux de la Montagne ». Albert Olivier dans son ouvrage sur les Templiers signale à ce propos que les accusations de Frédéric II étaient injustifiées. Cela ne nous semble pas évident. En effet, par les relations mêmes qu’il entretenait avec les Ismaéliens, cet empereur pouvait être bien informé de leur diplomatie secrète ou de leurs accords éventuels avec l’ordre du Temple.

En 1245, pour la troisième fois, Frédéric II est excommunié pour le concile de Lyon, qui proclame une nouvelle croisade générale. Joinville rapporte que, durant celle-ci, les Templiers refusèrent d’abord de prêter sans garantie les sommes néces­saires au paiement de la rançon de saint Louis et des Francs qui avaient été faits prisonniers à Damiette. Un peu plus tard, on voit les Templiers rechercher par des négociations secrètes à établir un accord avec Damas.

Tous ces indices, certes, ne suffisent pas à établir avec une entière certitude l’existence de relations intimes entre lesTempliers et les Ismaéliens, mais il est un autre ordre de faits que celui des événements historiques et des preuves textuelles, c’est celui des structures des communautés reli­gieuses, des symboles et des rites qu’elles choisissent afin de lier leur vie spirituelle à une tradition sacrée [2].

L’image d’un centre du monde

Les Ismaéliens de Hassan Sabah et les Druses avaient pris comme les Templiers le nom de « Gardiens de la Terre sainte ». Bien que, dans ce cas, il ne pouvait plus s’agir de la Palestine, on peut se demander ce qu’il faut entendre en réalité par la « Terre sainte » et à quoi correspond exactement ce rôle de « Gardiens » qui semble attaché à un genre d’initiation déterminé, que l’on peut appeler l’initiation « che­valeresque », en donnant à ce terme une extension plus grande qu’on ne le fait d’ordinaire, mais que les analogies existant entre les différentes formes de ce dont il s’agit suffiraient amplement à légitimer.

On retrouve le même symbolisme de la « Terre sainte » chez tous les peuples où était établi un centre spirituel ayant pour eux un rôle comparable à celui du temple de Jérusalem pour les Hébreux. Ce serait là autant d’images d’un même centre suprême et unique, qui seul est vraiment le « centre du monde ». En d’autres termes, cette « Terre sainte » par excellence, « c’est la contrée suprême » suivant le sens du terme sanskrit « Paradêsha » dont les Chaldéens ont fait « Pardesh » et les Occidentaux « Paradis » ; c’est en effet le « Paradis terrestre », qui est bien le point de départ de toute tradition, ayant en son centre la source unique d’où partent les quatre fleuves coulant vers les quatre points cardinaux et qui est aussi le séjour d’immortalité, comme il est facile de s’en rendre compte en se reportant aux premiers chapitres de la Genèse.

Ce symbolisme lui-même se rapporterait ainsi non seulement à un centre, mais à l’enseignement traditionnel qui en émane ou qui y est conservé. Les « Gardiens de la Terre sainte » auraient eu une double fonction ; ils en auraient assuré la « couverture extérieure » ; d’autre part, ils auraient entretenu certaines relations avec le monde profane.

Le caractère proprement « chevaleresque » de cette initiation était essentiellement adapté à la nature propre des hommes qui appartenaient à la caste guerrière, c’est-à-dire des « Kshatriyas ». Le double caractère, militaire et religieux, des Templiers auraient fait d’eux des gardiens « du centre suprême où l’autorité spirituelle et le pouvoir temporel sont réunis dans leur principe commun ».

Dans un monde de tradition judéo-chrétienne, une organisa­tion de ce genre devait naturellement prendre pour symbole le Temple de Salomon, image du « centre suprême ». Les Templiers, tout en demeurant attachés extérieurement à la forme de la tradition chrétienne, auraient eu conscience, en même temps, de la véritable unité doctrinale qui les rendait capables de communiquer avec les représentants des autres traditions.

Cette thèse de R. Guénon présente un incontestable inté­rêt. En effet, quelles que soient les réserves que puissent faire les historiens à son sujet, elle met en valeur un fait important : celui d’une unité doctrinale probable entre des communautés qui vivaient en fonction d’un même idéal chevaleresque, dans un même milieu extérieur, dans une même discipline intérieure, faite de courage, d’humilité et de renoncement aux biens personnels.

Dans leurs forteresses, en Asie, en Perse, dans l’Irak, enSyrie, les chevaliers ismaéliens, vêtus d’une robe blanche, portaient une ceinture rouge. Ils étaient coiffés du bonnet rouge, dit « phrygien », qui désignait dans l’Antiquité les sectateurs de Mithra. On peut remarquer, à ce propos, que cette coiffure singulière orne la tête de la statue de l’« Alchi­miste » qui figure sur l’une des tours de Notre-Dame de Paris et qu’elle orne le chef d’un personnage sculpté au-dessus de la toiture du palais de Jacques Cœur à Bourges [3].

L’unité doctrinale des grands ésotérismes

Nous compléterons les observations précédentes par l’ana­lyse de certaines données symboliques. D’une part, il est bien connu que le sceau de l’ordre du Temple montrait deux cavaliers assis sur un même cheval. C’est là un rappel assez significatif, comme le croient certains historiens, de la pauvreté d’un ordre militaire soumis à un dénuement volontaire, mais aussi d’un thème mythique très ancien : celui des deux cavaliers qui annoncent la présence du Soleil, les « Açwins » védiques, les Dioscures grecs [4].

Par ailleurs, l’un des textes les plus importants de l’histoire de l’ordre du Temple n’a pas été assez précisément examiné. Nous voulons parler du psaume qui était chanté lors de la réception d’un nouveau frère : « Quam bonum et jucun­dum… », etc. Nous l’avons étudié dans la version hébraïque d’un manuscrit du XIVe siècle, probablement de 1340. On peut constater, d’une part, qu’il est alors le treizième du graduel, ce qui confirme l’importance symbolique de ce nombre, déjà constatée lors de l’élection du grand maître.

Il convient de donner de ce texte une traduction précise afin de juger de son contenu exact :

« Cantique des degrés, de David.

1. Voici, combien il est bon et agréable que des frères habitent ensemble.

2. Comme le meilleur des baumes qui descend de la tête dans la barbe, à savoir de la barbe d’Aaron, qui descend dans l’ouverture de son vêtement.

3. Comme la rosée de l’Hermon qui descend sur la mon­tagne de Sion ; car c’est là que Dieu a envoyé la bénédiction et la vie dans les siècles des siècles. »

Ces trois parties correspondent peut-être aux trois « ouver­tures » symboliques qui devaient être pratiquées rituellement sur les frères initiés ; l’une, à la hauteur des lèvres, l’autre à celle de l’épine dorsale, la troisième à celle du nombril. La communication de l’influence spirituelle de l’ordre au nouvel initié le rattachait ainsi aux mystères du Verbe (les lèvres), à ceux du « souffle des ossements » lié à la résurrection (l’épine dorsale) et à ceux du centre spirituel (1’« omphalos », le « nombril »).

Mais le plus certain demeure que l’allusion à la « barbe d’Aaron » se relie exactement à un texte du Zohar et « la rosée de l’Hermon » à un texte du livre d’Énoch qui concerne l’« égrégore » des anges ou des « veilleurs du ciel ».

On remarquera également à quel point le psaume insiste sur le thème de la « descente » de l’influence spirituelle vivi­fiante du « baume » et de la « rosée » mystiques. On comprend ainsi pourquoi l’ordre du Temple avait voué un culte particulier à la Vierge Mère, qui, par sa pureté immaculée, était l’image idéale des conditions de la descente de l’Esprit sur ceux qui « combattent avec une âme pure pour le suprême et vrai Roi ».

Cosmologiquement, ce symbolisme répondait à la « Terre pure », à la « Terre sainte », seule à recevoir les rayons fécon­dants du Soleil, selon les théories alchimiques qui désignent aussi leur mystérieuse matière dans les textes chrétiens par des noms empruntés aux litanies de la Vierge : « Étoile scellée », « Toison de Gédéon », « Puits de Jacob », etc. Les adeptes de l’art hermétique la comparent aussi au monde et, plus exactement, au globe terrestre, dont la forme symbolique la plus simple est celle d’une boule surmontée d’une croix.

Or on peut constater que le sceau même du Temple, qui primitivement représentait, comme nous l’avons vu, deux chevaliers, la lance en arrêt, montés sur un seul coursier, pritpar la suite le nom de « boule ». Il était coulé en argent et en plomb.

L’influence des doctrines hermétiques sur le symbolisme templier est d’autant plus probable qu’elles constituaient, a cette époque, l’essentiel du savoir scientifique de la chré­tienté et de l’Islam. De plus, on doit observer la permanence d’un symbolisme pythagoricien dans le bâton de commande­ment que tenait à la main le maître du Temple. Tout cheva­lier qui marchait à la rencontre du chef de l’ordre devait s’arrêter à trois longueurs de ce bâton, nommé l’« abacus ». Long d’une toise, cet insigne d’origine pythagoricienne était muni à son extrémité d’une plaque ronde, gravée de la croix templière, entourée d’un cercle.

Nous avons signalé précédemment que l’étendard « bau­çéant » était noir et blanc. Ne faut-il pas voir dans cette opposition manifeste des couleurs une expression de la « nuit » et du « jour », des « ténèbres » et de la « lumière », qui, sous une autre forme, correspondrait aux deux cava­liers du sceau de l’ordre, aux dioscures dont l’un était mortel et l’autre immortel ? Pour cette même raison, on peut rappro­cher ce symbole des deux serpents figurés par le caducée d’Hermès, symboles de la puissance qui détruit et qui édifie, c’est-à-dire du double pouvoir des clefs d’un même feu sacré ?

Un symbolisme proche de celui des alchimistes

L’image de la « barbe d’Aaron » est, d’ailleurs, la figure du rayonnement solaire, destructeur et conservateur, stérilisant et fécond, qui descend du ciel, rond comme la « tête » évoquée par le psaume et dont on s’étonne qu’aucun historien n’ait rapproché le symbole des accusations portées lors du procès des templiers contre des membres de l’ordre auxquels on reprochait d’adorer une « tête mystérieuse ».

Les dépositions enregistrées à ce sujet sont confuses et contradictoires. Toutefois, certaines d’entre elles permettent de penser qu’il s’agissait d’un objet rond plutôt que d’un crâne. L’un des témoignages que nous allons citer pose de curieux problèmes, car on peut se demander si cette « boule inconnue » n’était pas capable d’émettre des radiations réelles. Notons d’abord que, lors de nombreux interrogatoires, on relève des allusions à un objet métallique. Enfin, voici ce qu’avoue le frère Hugues de Faure, chevalier du diocèse de Limoges, âgé de cinquante ans environ, et qui a passé quatorze années en Palestine : « Après la prise et le sac d’Acre, alors que je me trouvais en Chypre, j’ai entendu messire Jean de Tanid, chevalier laïc et bailli royal de la cité de Limasso, raconter qu’il y avait une fois un noble qui avait aimé une damoiselle du château de Maraclée, au comté de Tripoli, mais n’avait pu la posséder durant sa vie ; ayant appris sa mort, il la fit exhumer, gésit avec elle et lui trancha la tête ensuite ; aussitôt, une voix résonna à ses oreilles, lui disant de bien garder cette tête : tout ce qui serait vu d’elle serait détruit et réduit en poussière. Il fit donc recouvrir la tête, qu’il mit dans un écrin. « Ce seigneur avait en haine les « Griffons », qui demeuraient en Chypre et aux alentours, il exposa la tête devant leurs cités et leurs châteaux, et tous furent anéantis sur-le-champ. Par la suite, la tête replacée dans son écrin, il lui advint de partir par mer pour Constantinople, qu’on allait assaillir ; sa vieille nourrice, en route, parvint à lui dérober les clés de l’écrin, dont elle désirait connaître le contenu, si cher à son maître. Elle ouvrit l’écrin. La tête apparut. Une tempête s’éleva aussitôt ; le navire fut englouti avec tous ses passa­gers ; seuls quelques matelots purent s’échapper par leurs propres moyens et raconter la chose. Et l’on disait que, depuis lors, il n’y avait plus de poissons à cet endroit de la mer. »

Ce dernier détail nous semble assez important, car, en fait, il n’ajoute rien à la légende elle-même et l’on peut se deman­der s’il n’a pas correspondu à un fait véritable transmis par des témoignages authentiques [5]. De quelle nature était ce fait ? Nous en sommes réduits à de simples hypothèses, mais il n’est pas exclu que les templiers eussent pu connaître des secrets physiques analogues à ceux que décrit, par exemple, Marcus Graecus dans son « Livre des Feux », ou Roger Bacon dans sa « Lettre sur l’admirable pouvoir de l’art et de la nature [6] ».

D’autre part, la « boule » du Temple était incontestablement un attribut destiné à évoquer la puissance de l’ordre, sa « baylie », c’est-à-dire sa souveraineté. Celle-ci était à la fois matérielle et idéale, temporelle et spirituelle. Elle correspon­dait ainsi à la double fonction de la chevalerie gardienne des secrets de la terre et du ciel< [7].

L’idéal de la voie royale

Quant à l’idéal moral et religieux des templiers, nous pensons ne pas pouvoir en donner une idée plus juste qu’en citant cet ancien texte :

« Le chevalier, sitôt qu’il s’est élevé à la haute dignité de l’ordre, doit, exempt de tous vices et de tous défauts, réunir en lui toutes les vertus et toutes les perfections, et honorer toutes les dames.

« Que le chevalier nouvellement créé soit gai, attentif à ne rien faire qui ternisse sa pureté, circonspect dans toutes ses démarches, preux, loyal, gracieux, doux, humble, discret et aussi net au-dedans qu’au dehors.

« Que prenant « le mors aux dents » pour le nouvel honneur qu’il a reçu, il aime la bachelerie (les exercices des armes), suive les armes, sans épargner ni sa vie ni sa fortune.

« Voici désormais quels seront ses devoirs : chercher les combats, fuir la paresse et l’avarice, qui est incompatible avec la prouesse, ne point désirer une vaine gloire ou répu­tation de valeur qui ne serait pas fondée sur des travaux et des exploits continuels.

« Mais il ne suffit pas d’être vainqueur dans les tournois, il faut que, de retour à son hôtel, il y soit aussi poli et généreux qu’il a été brave et intrépide en pleine campagne ; que, s’il est un seigneur puissant, il fasse part de ses trésors aux chevaliers qui sont pauvres et qu’il vide ses malles pour distribuer ses vieilles robes aux ménestriers, car tel est le métier des armes : grand bruit aux champs et grande joie au logis :

« Car d’armes est li mestier tiex.

Bruit es chahs et joie à l’ostel. »

« Telle est la royale voie que j’enseignerai au bachelier qui voudra acquérir ce haut nom. Ce n’est pas voie de rapine, ni de gourmandise, ni d’indolence, mais de vigueur à fermeté, de fermeté a hardiesse, de hardiesse à prouesse, de prouesse à courtoisie.
« Lorsqu’après avoir consumé sa jeunesse aux armes il voit son poil grisonner, il est temps qu’au retour de l’âge il fasse aussi un retour sur lui-même, qu’il rende à Dieu ce qu’il doit, qu’il répare les folies de sa jeunesse pour mériter le haut nom de « preudome ».
« Mais je lui recommande encore auparavant, s’il a l’ambition d’obtenir ce titre de parfait chevalier, qu’abandonnant les tournois il prenne la croix et qu’il s’achemine aux pays d’outre-mer afin d’y donner les dernières preuves de sa bravoure au service de Dieu : il ne serait pas juste qu’il ne fit pas pour Lui deux fois plus qu’il n’a fait pour le monde. »

[1] Les recherches les plus récentes tendent à prouver que les accusa­tions contre les Templiers n’étaient qu’une machiavélique machination montée par Philippe le Bel et ses conseillers. La vérité, c’est que le roi de France voulait anéantir la puissance des Templiers, véritable État dans l’État, qui devenait de plus en plus dangereux pour l’unité nationale. Les très nombreux « aveux » consi­gnés par écrit ne prouvent pas grand-chose : sous la torture (et elle ne fut pas ménagée aux mal­heureux prisonniers), rares sont les hommes qui n’« avoueront » pas tout ce que leur auront dicté les juges. Certes, la cérémonie de réception d’un nouveau chevalier s’accomplis­sait en secret, d’ordinaire avant le jour, dans la salle du chapitre, au­tour de laquelle des gardes étaient placés en sentinelle ; mais le rituel observé n’était depuis longtemps qu’un secret à peine voilé.
Les accusations les plus extraor­dinaires ont été portées contre l’ordre : non seulement on l’accusait d’être en secret adversaire des dogmes chrétiens, d’où l’existence de rites blasphématoires au cours desquels la croix était insultée et le Seigneur renié, mais on l’accusait d’adorer une idole – le fameux Baphomet, dont aucune effigie au­thentique n’a été retrouvée ; on les accusait même d’adorer un diable qui se manifestait, aux réunions secrètes, sous la forme d’un chat ; on les accusait aussi de sacrifier des nouveau-nés à Satan… Même l’accusation, souvent reproduite, de sodomie permise n’est prouvée par rien de certain : inférer du sceau de l’ordre (qui représentait deux chevaliers sur le même cheval) l’existence de ces pratiques homo­sexuelles est un argument absurde. C’était là le souvenir de la pauvreté des premiers chevaliers de l’ordre.
[2] Dans une étude sur la chevalerie templière, René Guénon a posé de façon remarquable un problème qui n’a pas assez retenu l’attention des historiens. C’est à cette étude, « Les Gardiens de la Terre sainte », dans « Le Voile d’Isis » (« Les Tem­pliers », p. 116-117) que nous empruntons les différents extraits.
[3] V.E. Michelet a signalé la cor­respondance de la double hiérarchie des chevaliers, des écuyers, des frères, des prieurs, des grands prieurs et du grand maître du Temple avec celle des « réfiks », des « fédavi », des « lassik », des « daïs », des « daïlkebirs » et du « Sheik et Djébal » des Ismaéliens dont la secte fut fondée une cinquantaine d’années avant l’ordre du Temple – ­et qui, comme lui, dura deux siècles.
[4] Ce symbolisme du binaire che­valeresque était si important dans l’ordre du Temple que, dans le rituel d’élection du grand maître, il était dit textuellement : « Et ces deux frères doivent eslire austres deus frères et seront quatre. Et ces quatre doivent eslire austres deus frères et seront six. Et ces six frères doivent eslire austres deus frères et seront huit. Et ces huit frères doivent eslire austres deus frères et seront dix. Et ces dix frères doivent eslire austres deux frères et seront douze, en l’ennor (l’honneur) des douze apostres. » Les douze frères élisaient ensemble le frère chapelain « pour tenir le leu de Jhesu-Crist ». Ensuite le grand commandeur enjoint aux treize frères d’avoir Dieu devant les yeux et de ne penser à rien d’autre qu’à « l’ennor et au profict de la mason et de la saincte terre ».
[5] Au cours du procès, on produisit bien, en fait de « tête mystérieuse », un « chef » de femme en argent doré contenant des ossements ; ces der­niers étaient vraisemblablement des reliques, et le chef un simple reli­quaire.
[6] « Et il est certain, dit Roger Bacon, l’illustre moine du XIIIe siè­cle, dans « De Mirabili potestate artis et naturae », qu’il existe un instrument pour voler, que je n’ai pas vu, ni ai connu d’homme qui l’eût vu, mais je connais parfaite­ment le sage qui a inventé cette œuvre d’art… » (p. 42), et Roger Bacon ajoute (p. 44) : « Car des sons comme le tonnerre peuvent être faits dans l’air… et cela est fait en plusieurs manières, par lesquelles toute ville et armée soit détruite à la manière de l’artiste Gédéon ».
[7] Il semble qu’en ce début du XIVe siècle, les templiers eux-mêmes ne comprenaient plus le sens de certaines pratiques rituelles et de leurs propres symboles. C’est là un fait significatif de la décadence d’un ordre initiatique.