Roger Sperry
L'hémisphère gauche parle, l'hémisphère droit pense

Du fait de ces nouvelles données, la conscience trouve enfin une raison d’être scientifique. On peut dire que non seulement la neurophysiologie du cerveau détermine les effets mentaux, mais aussi que les opérations mentales contrôlent à leur tour les phénomènes neurophysiologiques par l’intermédiaire de leurs propriétés d’organisation supérieure. Cela est conforme au principe universel suivant lequel c’est le tout qui détermine le destin de ses parties.

Extrait des cahiers sciences du Figaro Magazine « Le cerveau peut-il comprendre le cerveau ? »1982

Lorsque j’ai commencé mes recherches, la neurologie vivait sur l’idée selon laquelle la plasticité du cerveau était quasiment illimitée. On pensait en effet dans les années 30 que les neurochirurgiens pouvaient de toute évidence remplacer un nerf par un autre. Ainsi, n’hésitait-on pas à substituer un nerf abîmé important, tel que celui allant vers les muscles du visage, par un nerf voisin sain et plus sacrifiable, tel que celui servant à soulever l’épaule. On constatait alors l’apparition de mouvements au niveau du visage chaque fois que le sujet essayait de lever son épaule. Cependant, la doctrine du moment disait que le patient n’avait qu’à revenir chez lui et à s’exercer devant un miroir. La plasticité du cerveau était censée lui assurer par rééducation une restauration de l’expression normale du visage alors qu’il se trouvait désormais connecté aux centres cérébraux et aux nerfs servant pour le mouvement d’épaule !

Pour rétablir la fonction des jambes paralysées par des dégâts au niveau de la moelle épinière, on utilisait l’un des nerfs du bras en laissant intactes les connections originales le liant aux centres du cerveau. Le nerf du bras était disséqué sur toute sa longueur, libéré à son extrémité et glissé par un tunnel sous la peau pour être reconnecté aux nerfs de la jambe afin de permettre au membre paralysé de reprendre sa fonction. La première publication scientifique faisant état de cette expérience n’en mentionne pas le résultat final pour des raisons bien compréhensibles. Cependant, une opération semblable effectuée plus tard, a été considérée comme un succès lors de tests expérimentaux sur les rats au cours des années 30. On prétendit avoir réussi à rétablir le mouvement, les sens et même les fonctions du réflexe médullaire d’animaux paralysés des pattes postérieures en leur transplantant les nerfs des pattes antérieures encore  activées par les centres cérébraux correspondant ! L’obtention d’un tel résultat est pourtant aujourd’hui considérée comme impossible. Cela illustre à la fois la théorie neurologique prévalante dans les années 30 et le pouvoir de la pensée magique.

Le cerveau n’est pas plastique

L’opinion courante à l’époque était que le cerveau et le système nerveux possédaient une grande plasticité. « Une capacité d’adaptation colossale presque sans limite » selon les termes d’une sommité. En Russie, les disciples de Pavlov et aux États-Unis ceux de John Watson spéculaient sur la possibilité de former la nature humaine suivant un modèle jugé plus souhaitable et sur la possibilité de créer ainsi une société idéale grâce à des exercices appropriés, commencés suffisamment tôt et avec l’aide de techniques de conditionnement.

Ce type de pensée se trouvait renforcé par d’autres opinions communes dans les années 30. Tout particulièrement, la doctrine selon laquelle la croissance des fibres et la formation de connections nerveuses dans le cerveau fœtal en développement étaient essentiellement diffuses et non sélectives. Le réseau compliqué de connections du cerveau était censé s’expliquer par un réglage planifié par des facteurs mécaniques. A cette époque, on n’imaginait pas que les très complexes circuits nerveux puissent se construirent de façon pré-fonctionnelle par hérédité, sans intervention de l’expérience. On supposait que les connections nerveuses ne dépendaient que de leur fonction, commençaient à se mettre en place lors des premiers mouvements du fœtus dans l’utérus et ne dépendaient guère finalement que du conditionnement, de l’apprentissage et de l’expérience.

Les découvertes expérimentales effectuées au cours des années 40 ont évidemment conduit à une modification complète de ce point de vue. On sait maintenant que les nerfs transplantés ne sont pas interchangeables, que le cerveau n’est pas du tout plastique et que la croissance des nerfs ainsi que la formation de leurs connections, n’ont rien de diffus et de non-sélectif. Le schéma terriblement compliqué des circuits cérébraux intervenant dans le comportement résulte principalement de processus de croissance préfonctionnelle, sous contrôle génétique et exécuté avec la plus grande précision, suivant un système extrêmement complexe d’affinités chimiques préprogrammées de cellule à cellule.

On subit encore le contrecoup de ces doctrines basées sur la plasticité du cerveau dans des disciplines comme la psychiatrie, l’anthropologie, la sociologie et même dans toute la société. La majorité d’entre nous a, en effet, encore tendance à sous-estimer l’importance de l’hérédité et des autres facteurs innés dans la formation de l’organisation du cerveau et dans le comportement. Une nouvelle confirmation importante du rôle puissant de l’hérédité nous a d’ailleurs été récemment apportée par les études en cours portant sur des jumeaux génétiquement identiques élevés séparément.

L’importance de l’hérédité

Cette conclusion ne résulte pas seulement des travaux que nous venons de mentionner. Elle a été confirmée par beaucoup d’autres observations. Par exemple l’étude des différences entre droitiers et gauchers chez l’homme. La dernière théorie enseigne qu’il suffit de deux gènes pour les expliquer : un pour déterminer lequel des deux hémisphères cérébraux en développement servira au langage et un autre pour déterminer si la main la plus habile correspondra ou non au même côté du cerveau. Compte tenu des variations que peuvent revêtir ces gènes, il pourrait, suivant ce modèle, exister neuf types génétiques correspondant à neuf possibilités d’organisation cérébrale ou de comportement gaucher-droitier. Les types les plus fortement gauchers seraient évidemment les plus rebelles à toute éducation visant à inverser leur préférence manuelle.

Les hémisphères gauche et droit du cerveau sont spécialisés dans des tâches intellectuelles propres. Le gauche participe surtout aux tâches verbales et mathématiques. Il agit suivant la logique analytique symbolique, à la manière d’un ordinateur. L’hémisphère droit, par opposition, intervient surtout dans les exercices nécessitant une bonne perception de l’espace. Il est muet et il donne une information synthétique, mécanique et liée à la perception de l’espace que les ordinateurs ne peuvent pas fournir.

Cela se manifeste de façon très impressionnante chez des malades ayant les hémisphères gauche et droit déconnectés chirurgicalement (« les cerveaux fendus »). On peut voir la même personne (certains prétendent qu’il s’agit de deux personnes en une) étudier le même problème, y travailler et arriver à une solution en suivant des stratégies différentes, selon qu’elle se sert de son hémisphère gauche ou du droit.

La théorie de l’individualité innée

Du fait de l’existence de neuf combinaisons génétiques intervenant dans les facteurs mentaux gauche-droite, l’individu peut se réaliser intellectuellement suivant tout un spectre de possibilités. Les gauchers, on l’a constaté, sont statistiquement différents des droitiers dans leur constitution mentale. On le voit en évaluant leur QI (quotient intellectuel) ou en les soumettant à des tests de personnalité. De la même manière, les hommes donnent des réponses différentes des femmes. Et les femmes masculinisées lors de la vie intra-utérine ou celles à qui il manque un chromosome X se distinguent aussi très nettement des autres.

Beaucoup de tests ont montré que l’hémisphère droit présente une grande capacité dans le domaine de la perception visuelle de l’espace. Cette spécialisation de l’hémisphère, que l’on qualifie souvent de mineur, tient à un gène lié au sexe et ne dépend absolument pas de l’environnement de l’enfant ou de son éducation.

Tous ces faits et beaucoup d’autres nous amènent à mieux respecter la théorie de l’individualité innée. A côte de ce haut degré d’individualité innée concernant l’organisation superficielle du cerveau, ses fibres internes, son organisation cellulaire, sa microstructure et sa chimie, les différences génétiques concernant les traits du visage et les empreintes digitales semblent finalement bien grossières et de peu d’importance.

Evoquons maintenant un deuxième enseignement qui émerge des trouvailles en matière de spécialisation hémisphérique. Pendant plusieurs décades, on a supposé que le cerveau humain évoluait de telle sorte que le côté gauche dominait totalement le droit. Associé au langage mais aussi aux facultés cognitives supérieures qui en dépendent, il déterminerait également les capacités abstraites, mathématiques, logiques, et autres pouvoirs de raisonnement. L’hémisphère droit, qui est censé être moins évolué, plus arriéré et illettré, a été considéré comme non seulement incapable de s’exprimer par le langage et l’écriture mais comme « sourd et aveugle aux mots ». On a dit de cet hémisphère qu’il était largement apraxique et agnostique, c’est-à-dire dépourvu de la capacité de reprendre et d’exécuter des tâches liées à des facultés supérieures de connaissance. Ces impressions proviennent historiquement d’une longue série d’études cliniques sur les effets de lésions cérébrales asymétriques. Les lésions de l’hémisphère droit gênaient beaucoup moins les actions supérieures. A l’inverse, même de petites lésions focalisées, s’accompagnaient de manière consistante de beaucoup d’incapacité dans fonctions citées plus haut sitôt qu’elles affectent l’hémisphère gauche et cela malgré la présence d’un hémisphère droit intact. Une lésion gauche, par exemple dans la région dite de Wernickes ou une déconnection des régions auditives primaires de cette partie du cerveau, enlevait la capacité de comprendre le langage parlé.

« L’homme fort et silencieux »

Pourtant, quand nous avons testé des patients aux hémisphères déconnectés chirurgicalement; nous nous sommes aperçus, à notre grande surprise, que l’hémisphère droit n’était pas aveugle ni muet aux mots, et qu’il n’était pas non plus apraxique ou agnostique. L’hémisphère « mineur » déconnecté s’avérait chez ces « cerveaux fendus » tout à fait capable de comprendre de façon modérée des mots dits tout haut par un examinateur. Ces sujets étaient également capables de lire des mots imprimés envoyés au champ visuel gauche. Ils pouvaient aussi, grâce à leur hémisphère droit, choisir correctement les mots écrits ou parlés correspondant aux objets présentés et passer correctement des mots parlés à ceux écrits et vice versa. Lors d’études ultérieures, l’hémisphère mineur s’est même avéré supérieur au gauche dans une grande série de tâches non verbales. Celles-ci sont aussi, bien sûr, non mathématiques et dans une large mesure, spatiales. Il s’agit par exemple de situation dans lesquelles la perception d’une image entière s’avère plus efficace que toute une description verbale et mathématique détaillée. Cela vaut pour la visualisation de figures, de copies de tableaux, pour l’aptitude à situer des formes dans des moules, à se souvenir de formes hétéroclites, tactiles et visuelles, etc.

Il est désormais tout à fait acquis que des fonctions mentales supérieures siègent bel et bien dans l’hémisphère mineur. Tout ce que nous avons observé au cours de longues années d’étude confirme que l’hémisphère muet possède une expérience consciente intérieure du même ordre que celle de l’hémisphère parlant mais qualitativement différente. L’hémisphère droit perçoit, pense, apprend et se souvient, d’une façon très humaine. Il raisonne aussi d’une manière non verbale, prend des décisions réfléchies et détermine des actions volontaires et originales ainsi que des mouvements appris complexes. De surcroît, il fournit des réponses émotionnelles humaines typiques quand il se trouve confronté à des stimulations chargées d’affectivité.

Mais pourquoi l’hémisphère droit réussit-il des tâches après déconnection chirurgicale ou à la suite d’une ablation occasionnelle totale de l’hémisphère gauche, mais pas lorsque ce dernier n’a été que partiellement endommagé ? Cela semble dû au fait que les lésions dans un hémisphère ont tendance à empêcher le fonctionnement, non seulement du coté abîmé, mais aussi de l’autre par l’intermédiaire l’interconnections subsistantes. Il faut songer que les deux hémisphères fonctionnent normalement ensemble comme une unité intégrale. Quand une fonction donnée est dérangée par un dommage relativement petit mais critique — surtout s’il se situe du côte du contrôle le plus spécialisé —, le fonctionnement des deux hémisphères s’en trouve affecté. C’est pourquoi les lésions latérales ou asymétriques qui avaient permis l’élaboration de la doctrine précédente se sont avérées trompeuses quant à ce que l’hémisphère non atteint peut faire.

En tout cas, nous devons désormais réviser complètement notre image de l’hémisphère droit. La doctrine neurologique classique postulant une dominance systématique d’un côté avec un hémisphère majeur et un hémisphère mineur doit être remplacée par celle d’une spécialisation complémentaire bilatérale.

Ce que j’entends souligner ici, c’est que notre système d’éducation et notre société moderne témoignent d’une manière générale d’un favoritisme en faveur d’une moitié seulement de cerveau au détriment de l’autre moitié. Dans notre système scolaire actuel, l’hémisphère mineur du cerveau ne reçoit qu’un strict minimum d’éducation formelle. Rien de comparable avec ce que nous faisons pour former l’hémisphère gauche.

La science contre la pensée matérialiste

Un troisième et dernier enseignement qui nous vient du laboratoire est plus complexe et ne peut se résumer aussi facilement. Il s’agit de la modification de nos concepts relatifs à la nature de l’esprit conscient et à ses relations avec les mécanismes du cerveau. La nouvelle interprétation marque une rupture directe avec la pensée matérialiste établie depuis longtemps et la pensée béhavioriste qui a dominé la science neurologique pendant plusieurs décennies.

L’esprit agit sur le comportement

Ces théories renonçaient à la notion de conscience. A l’inverse, la nouvelle interprétation reconnaît pleinement la conscience intérieure comme une force directive de haut niveau et comme une propriété liée aux mécanismes du cerveau. L’esprit conscient n’est plus mis de côté, mais devient au contraire une partie essentielle de l’activité du cerveau et possède un pouvoir causal. Les phénomènes de l’expérience intérieure sont conçus comme des propriétés émergeantes de l’activité du cerveau et agissent sur le fonctionnement de cet organe. Du fait de ces nouvelles données, la conscience trouve enfin une raison d’être scientifique. On peut dire que non seulement la neurophysiologie du cerveau détermine les effets mentaux, mais aussi que les opérations mentales contrôlent à leur tour les phénomènes neurophysiologiques par l’intermédiaire de leurs propriétés d’organisation supérieure. Cela est conforme au principe universel suivant lequel c’est le tout qui détermine le destin de ses parties.

Cette interprétation révisée donne à l’esprit conscient un pouvoir de décision sur le comportement de l’homme. Il réintègre ainsi le domaine de la science expérimentale dont il avait longtemps été exclu. Par là même, la psychologie et la neurologie s’éloignent du matérialisme réductionniste pur et dur pour aller vers un nouveau type de mentalisme plus acceptable.

Sous le mot de science, j’inclus ici largement le savoir, la compréhension, l’intuition et les perspectives qui nous viennent de la science. Mais je pense surtout aux principes concernant la validité, la fiabilité et la crédibilité de la science en tant qu’approche de la vérité (pour autant que le cerveau humain puisse comprendre la vérité). Dans cette perspective, ce qui a été dans le passé qualifié de manière péjorative de « scientisme » revêt un nouvel intérêt et offre de nouvelles perspectives.

De ce point de vue, les valeurs humaines concernent beaucoup la science. Peut-être sont-elles même en train de devenir le problème le plus important de la science dans sa totalité. Pour ma part, je situe le problème des valeurs humaines comme l’objet prioritaire de la science dans la décennie à venir, avant même les préoccupations plus tangibles comme la pauvreté, la population, l’énergie ou la pollution. Dans cette optique, la science devient un moyen important pour aider à formuler au plus haut niveau des valeurs et des systèmes de croyances et constitue la voie la plus directe d’accéder à une connaissance intime ainsi qu’à de bons rapports avec ces « forces qui font se mouvoir l’Univers et qui ont crée l’homme ».

Roger Sperry

Roger Sperry, le spécialiste des cerveaux fendus (20 août 1913  – 17 avril 1994)

Le Pr Roger Sperry était l’une des grandes figures de la neurophysiologie. Ses recherches lui ont valu d’obtenir la récompense suprême : le prix Nobel de médecine en 1981. On doit surtout au Pr Sperry d’avoir mis en évidence le phénomène de l’asymétrie cérébrale : les deux hémisphères du cerveau remplissent des fonctions différentes. C’est grâce à l’étude des fameux split-brain (les cerveaux fendus, chez lesquels le chirurgien a sectionné la partie réunissant les deux hémisphères) qu’il a pu avec, entre autres, la collaboration de son élève Michael Gazzaniga, en avoir confirmation. En dehors de ses activités proprement scientifiques, le Pr Sperry s’est intéresse aussi à la philosophie. Il publia le livre : Science and moral priority (Science et priorité morale) où il critique les conceptions matérialistes, marxistes ou autres, jugées théories périmées du XIXe siècle. Le Pr Sperry n’en rejette pas moins les conceptions dualistes de son collègue Eccles, faisant valoir qu’il n’existe pas une conscience, mais deux (une dans chaque hémisphère)

Lire aussi dans 3e Millénaire No 13 l’article de Roger W. SPERRY : « Structure et signification de la Révolution de la conscience ».