Extrait des cahiers sciences du Figaro Magazine « Le cerveau peut-il comprendre le cerveau? »1982
Nous considérons comme allant de soi le fait que notre esprit agisse sur notre cerveau pour lui commander un mouvement voulu. La plupart des philosophes, des psychologues, et des neurophysiologistes rejettent pourtant cette évidence de bon sens. Ils affirment de manière dogmatique que ne faisant pas partie du monde matériel les événements mentaux comme la pensée et la préparation d’une action ne peuvent causer de changements nulle part dans le monde.
L’esprit, un « fantôme » dans le cerveau ?
Ceux qui disent cela croient que toutes nos actions dépendent complètement du cerveau bien que nous ayons le sentiment que c’est la pensée ou le désir qui contrôle nos actions volontaires. Ces matérialistes affirment que les événements neurologiques qui ont lieu lors de tous les mouvements volontaires concourent à cette impression fausse. Ils expliquent ce phénomène par une relation d’identité : au mouvement extérieur que nous pouvons voir est associé un fait mental. Il n est pas question que l’un cause à l’autre mais il s’agit du même événement observé depuis des perspectives différentes. De l’intérieur et de l’extérieur. Résultat : chaque fois que les cellules nerveuses se mettent en marche, nous avons l’impression que nous sommes la cause de ce phénomène. En fait, tout cela ne serait qu’illusion. Ces mêmes théoriciens prétendent que les neurophysiologistes parviendront à identifier avec de plus en plus de précision les zones du système nerveux en rapport avec toute la gamme d’expériences conscientes — l’excitation due à la créativité, la gaieté et même l’amour. Ils vont jusqu’à dire que tout sera finalement expliqué par les activités des cellules nerveuses, soit de notre vivant, soit dans les générations à venir. A ce programme réductionniste qui promet essentiellement de tout expliquer un jour, Karl Popper donne le nom de « matérialisme prometteur ».
La réalité de l’action du cerveau apparaît de façon cruellement manifeste chez les individus atteints de la maladie de Parkinson, une maladie nerveuse qui afflige le patient de tremblements musculaires involontaires ainsi que d’un ralentissement et d’un affaiblissement général des mouvements corporels. Dans ce cas-là, il n’y a pas de relation d’identité. Les individus malades ont la plus grande difficulté à réaliser une action qu’ils projettent malgré tout leur désir d’y parvenir. Si les philosophes qui parlent si légèrement de la simplicité du problème cerveau/corps étaient affligés de cette maladie, ils se rendraient bien vite compte qu’un système de nerfs extrêmement complexe s’interpose au niveau du cerveau entre l’intention d’agir et l’action réalisée.
Pour illustrer cela, observons ce qui se passe quand on prépare une action, par exemple porter élégamment un verre de vin jusqu’a ses lèvres ou réussir un mouvement de golf. Bien que ces actions semblent très simples, elles sont le résultat d’événements qui se produisent au niveau du système nerveux et mettent en œuvre des centaines de millions de cellules nerveuses (neurones). Pensez à tous les muscles dont on doit commander la contraction avec une force précise et au bon moment ! Un coup de golf par exemple fait travailler presque tous les muscles des membres, du torse, du cou et de la tête. Il faut des années d’entraînement pour apprendre ce mouvement même si un joueur expérimenté ne sait pas comment chacun de ses muscles travaille, il sait par la manière dont il bouge et la précision avec laquelle il frappe la balle si son équipement de neurones fonctionne bien ou non.
Nous disposons d’une certaine connaissance de la complexité de l’action du muscle grâce aux études de champions de golf et de gymnastique faisant des exercices simples. Mais on ne peut qu’imaginer les subtilités des contractions musculaires qui se produisent pendant les représentations de musiciens, de danseurs, d’acteurs, d’athlètes et de techniciens manipulant des instruments délicats.
J’ai critiqué à plusieurs reprises les théories des « matérialistes prometteurs ». Comme alternative à leur théorie, je propose la croyance du bon sens formulé à 1’origine par René Descartes au XVIIe siècle et réactualisé par Karl Popper et moi-même. Cette théorie a pour nom l’« interactionnisme dualiste ». Elle affirme que nous vivons dans deux mondes distincts, le monde de l’esprit et le monde matériel qui inclut le cerveau (le dualisme) et qu’il y a une interaction intense à travers cette frontière entre l’esprit et le cerveau (d’où l’« interactionnisme »).
Jusqu’à une date récente, cette idée se confondait avec celle selon laquelle l’action de l’esprit se trouve diffusée à travers le cerveau. C’était un fantôme dans la machine. Mais au cours des quatre dernières années, ce concept a été transformé à la suite de travaux scientifiques qui ont aboutit à l’identification d’une zone spéciale dans l’écorce cérébrale (ou cortex) où des événements mentaux causent des modifications au niveau des neurones. Cela a été découvert pour la première fois en 1943 par le neurologue Wilder Penfield qui qualifia cette zone d’ « aire motrice supplémentaire » (S.M.A.) La S.M.A. se trouve sur la demi-surface supérieure de chaque hémisphère cérébral juste en dessous du crâne. Mais après l’avoir découverte, il a été difficile de lui attribuer une importance dans la réalisation de mouvements corporels. Cela tient au fait que son rôle semblait faible par rapport à celui de la principale zone du cortex responsable des mouvements et où l’on peut tracer une carte précise des différentes régions contrôlant spécifiquement toutes les zones du corps. Désormais, la S.M.A. semble destinée à occuper un rôle central dans le contrôle de tous les mouvements volontaires.
Les études les plus remarquables à ce sujet ont été faites par le Dr Nils Lassen et ses collègues à l’institut neurologique de Copenhague. Ces chercheurs ont construit une merveilleuse machine qui mesure les modifications de la circulation du sang dans de petites régions du cortex cérébral. En même temps, ils peuvent évaluer l’intensité de l’activité interne des cellules nerveuses. Pour cela, ils injectent d’abord une petite quantité d’un traceur radioactif en solution, le Xénon 133, dans l’artère carotide interne d’un patient. Par ailleurs, un tube placé auparavant permet de faire une angiographie (une radio des vaisseaux sanguins). Les radiations de l’hémisphère cérébral injecté sont mesurées par 254 compteurs Geiger placés dans un casque entourant la tête du patient. Au cours de l’injection, ce dernier accomplit pendant 60 secondes une tâche répétitive qu’on lui a enseignée. On note aussi la radioactivité au niveau des 254 points exécutés. Ces résultats montrent dés lors que si quelqu’un a seulement l’intention d’accomplir un acte volontaire, ses pensées activent les événements neuraux dans la SMA et nulle part ailleurs.
Rien ne dépasse l’action d’un être humain
A côté d’une zone de cerveau responsable de la réalisation d’un mouvement s’en trouverait une autre en rapport avec l’intention de le faire. Deux neurologistes allemands, les Drs Hans Kornhuber et Luder Deecke ont confirmé ce fait en captant des signaux sur le crâne de sujets au cours d’une activité volontaire. Le premier signe électrique d’activité nerveuse, appelé potentiel de préparation, apparaît sur le cuir chevelu au-dessus de la SMA. Plus significatif encore, ces chercheurs ont trouvé que ce potentiel de préparation est aussi important dans la SMA des sujets parkinsoniens atteints d’akinésie sévère (ou faiblesse des mouvements). Cela malgré la faiblesse extrême de l’acte moteur et du potentiel de préparation sur le cortex moteur. Ces expériences ont montré que l’esprit agit sur le cerveau et que cette action a lieu en un point précis du cortex cérébral. Devant nous s’étend un immense champ d’études scientifiques à mener avant de pouvoir rendre compte, même dans le principe, de notre façon d’accomplir un mouvement perfectionné. Nous devons comprendre comment une pensée instruit, sans doute de manière codée, la machinerie neurale de la SMA pour que le mouvement volontaire voulu en résulte. On pense aussi qu’il y a dans la SMA un inventaire de tous les programmes moteurs appris et leurs adresses qui permet de les appeler.
Bien que nous ne comprenions encore que faiblement le mystère qui se cache derrière le mécanisme présidant au mouvement, ce que nous savons déjà suffit à nous faire considérer le robot le plus sophistiqué comme un échec comparé à l’action d’un être humain. Voilà déjà une chose merveilleuse et excitante.
Sir John Eccles
Sir John Eccles le savant philosophe (27 January 1903 – 2 May 1997)
J. Eccles est né à Melbourne en Australie, où il fit ses études secondaires et universitaires. Ayant obtenu son diplôme en 1925, il se voit décerner une prestigieuse bourse d’études, la bourse Rhodes et quitte l’Australie pour compléter sa formation à l’Université d’Oxford auprès du célèbre neurophysiologiste Sherrington. Il obtient le titre de Ph.D de l’Université d’Oxford en 1929. En 1937, Eccles regagne l’Australie, où il travaille dans la recherche militaire pendant la Seconde Guerre mondiale. Après la guerre, il est nommé professeur à l’Université d’Otago en Nouvelle-Zélande. De 1952 à 1962 il est professeur à l’Université nationale australienne. En 1963, il est nommé « Australien de l’année » et reçoit cette même année le Prix Nobel de médecine. En 1966, il part aux États-Unis pour travailler d’abord à l’Institut de recherches biomédicales de Chicago, puis à l’Université de Buffalo de 1968 jusqu’à sa retraite en 1975, qu’il décide de passer en Suisse, se consacrant à des travaux philosophiques. Il est devenu membre de la Royal Society le 20 mars 1941 et a été fait chevalier le 12 juin 1958. John Carew Eccles meurt en 1997 dans la ville tessinoise de Locarno.
Le Pr Eccles est l’auteur de plusieurs ouvrages parus en français (Evolution du cerveau et création de la conscience, le Mystère humain, Comment la conscience contrôle le cerveau) mais aussi de plusieurs autres The Neurophysiological basis of mind, Facing reality, The Understanding of the brain, The Human Psyche, etc.. Ses recherches sur le cervelet font autorité et l’ensemble de ses travaux le désigne comme l’un des successeurs de son prestigieux maître Sherrington qui fait figure de fondateur de la neurophysiologie. Avec l’aide du plus prestigieux des philosophes des sciences, Karl Popper, il a publié un livre remarqué : The self and its brain qui définit un nouvel humanisme que le Pr Eccles définit en ces termes : « Je n’ignore pas les grands mystères dans lesquels nous sommes plongés. Et au centre de ces mystères, le fait de notre existence personnelle, comme êtres créant et éprouvant nos propres expériences, notre émergence à la vie et de notre apparente disparition dans la mort. Je récuse les philosophies et les systèmes politiques qui ne voient dans les êtres humains que de simples objets à l’existence matérielle, n’ayant de valeur que celle que leur assigne les grandes machines bureaucratiques de l’État, qui se fait ainsi État d’esclaves ».
Lire aussi l’article de J. Eccles dans le No 12 de 3e Millénaire : « Le miracle de l’existence humaine. »