John Horgan
À quoi sert la « connaissance de soi » ?

Lors de son procès pour hérésie, ce vieux fanfaron de Socrate déclara : « L’examen de moi-même et des autres est le plus grand des biens ». Socrate veut dire que le fait de réfléchir sérieusement à la vie fait de vous une meilleure personne, c’est-à-dire une personne plus heureuse et plus gentille. J’appelle cette affirmation le principe socratique.

HOBOKEN, 26 AVRIL 2025. La chronique ci-dessous est basée sur la conférence que j’ai donnée à mon école le 17 avril, intitulée «What Good Is Self-Knowledge ?» (À quoi sert la connaissance de soi ?). L’exposé et la chronique développent le thème « La connaissance de soi est-elle surévaluée ? » Le titre de cette chronique met entre guillemets « Connaissance de soi » pour les raisons expliquées ci-dessous. — John Horgan

INTRODUCTION

Lors de son procès pour hérésie, ce vieux fanfaron de Socrate déclara : « L’examen de moi-même et des autres est le plus grand des biens ». Socrate veut dire que le fait de réfléchir sérieusement à la vie fait de vous une meilleure personne, c’est-à-dire une personne plus heureuse et plus gentille. J’appelle cette affirmation le principe socratique.

Tous les modes de recherche — les sciences humaines, les arts, les sciences, le journalisme, etc. — supposent, au moins implicitement, que le principe socratique est vrai. J’ai commencé à douter de ce principe lorsque je travaillais sur les problèmes du corps-esprit, pour lesquels j’ai interrogé des philosophes, des psychologues et d’autres examinateurs professionnels.

Plusieurs experts du problème corps-esprit se sont moqués de l’idée que leur expertise puisse les aider à être de meilleures personnes. Oui, ces héritiers de Socrate rejettent le principe socratique. J’ai trouvé cela amusant et j’ai donc commencé à remettre en question le principe socratique, d’abord comme une sorte de plaisanterie, puis plus sérieusement.

Cela m’arrive de temps en temps : J’ai une idée que je trouve drôle, comme « La science touche à sa fin ! ». Ou encore : «L’ignorance se conserve !  ». Plus je joue avec cette idée, plus elle devient convaincante. Ci-dessous, j’examine quatre modes d’examen — la philosophie, la psychothérapie, la méditation et la littérature — pour voir si le principe socratique tient la route.

PHILOSOPHIE

Réfléchir à la morale, comme le faisait Socrate, rend-il plus moral ? C’est-à-dire plus gentil ? Selon une étude réalisée en 2014 par les philosophes Eric Schwitzgebel et Joshua Rust, ce n’est pas le cas.

Schwitzgebel et Rust ont interrogé des philosophes spécialisés en éthique sur leur comportement personnel. Parlent-ils pendant les cours de leurs collègues ? Rendent-ils les livres de la bibliothèque ? Répondent-ils aux courriels des étudiants ? Restent-ils en contact avec leur mère ? Mangent-ils de la viande ? Font-ils des dons à des associations caritatives ?

Schwitzgebel et Rust concluent : « En moyenne, le comportement des éthiciens professionnels ne se distingue pas du comportement des groupes de comparaison de professeurs dans d’autres domaines ». Ce résultat a été reproduit par des études menées en Chine et en Allemagne.

Socrate est mort pour ses convictions éthiques. Mais de nombreux philosophes modernes font preuve de ce que Schwitzgebel appelle la séparation schelérienne, du nom du philosophe allemand du début du 20e siècle Max Scheler.

Scheler était connu à la fois pour ses « réflexions morales et religieuses inspirantes », dit Schwitzgebel, et pour son « horrible comportement personnel, y compris de multiples relations sexuelles prédatrices avec des étudiantes ». Interrogé sur l’écart entre son enseignement et son comportement, Scheler a répondu : « Le panneau qui indique Boston n’a pas besoin d’y aller ».

PSYCHOTHÉRAPIE

La psychanalyse a été critiquée depuis que Freud a commencé à la présenter à la fin du XIXe siècle, mais elle reste un mode influent d’examen de soi.

Freud était célèbre pour son caractère irritable. Était-il éthique ? Pas selon le critique littéraire Frederick Crews. Il soutient de manière convaincante que Freud était un toxicomane, un escroc, un tyran et un menteur, dont les célèbres études de cas étaient largement fictives.

Peut-être que Freud se contentait d’indiquer Boston. En d’autres termes, la psychanalyse aide peut-être les autres à devenir plus heureux et plus gentils, mais pas Freud lui-même. La psychothérapie est difficile à évaluer. Contrairement à une pilule de Prozac, chaque séance de psychothérapie est différente. Et qu’est-ce qui compte pour un bon résultat ?

Dans une étude de 1975, le psychologue Lester Luborsky et deux coauteurs passent en revue les études portant sur diverses thérapies par la parole, notamment les thérapies comportementales, interpersonnelles et psychanalytiques. Luborsky note que les chercheurs ont tendance à trouver des preuves en faveur de la thérapie qu’ils préfèrent. Les jungiens favorisent la thérapie jungienne, les comportementalistes la thérapie comportementale, etc.

Après avoir écarté cet « effet d’allégeance », Luborsky conclut que toutes les psychothérapies sont également efficaces… ou inefficaces. Parler à un thérapeute n’aide pas tous les patients, mais certains en bénéficient, et c’est mieux que de ne rien faire.

La découverte de Luborsky corrobore l’« hypothèse Dodo », proposée pour la première fois par Saul Rosenzweig en 1936. Cette expression fait référence à une scène d’Alice au pays des merveilles dans laquelle Alice et d’autres font la course autour d’une île habitée par un Dodo. Quand Alice et ses amis s’arrêtent, le Dodo déclare : «Tout le monde a gagné et doit gagner et doit recevoir un prix !».

L’hypothèse Dodo a été corroborée à plusieurs reprises. Elle implique que la psychothérapie exploite l’effet placebo, c’est-à-dire la tendance de notre croyance en un « remède » à devenir une prophétie autoréalisatrice.

Peu importe que vous consultiez un thérapeute cognitivo-comportemental ou un guérisseur de régression dans les vies antérieures. Si vous pensez que cette personne peut vous aider, il y a des chances qu’elle le fasse (et des chances qu’elle ne le fasse pas, les vœux pieux n’étant malheureusement pas une panacée).

Je connais des personnes intelligentes qui suivent encore une psychanalyse freudienne. Pourquoi Freud perdure-t-il ? Parce que la recherche sur les troubles mentaux n’a pas produit un paradigme suffisamment puissant pour rendre Freud obsolète une fois pour toutes.

Ça inclut la psychopharmacologie, qui « explique » les maladies mentales comme des troubles neurochimiques qu’il vaut mieux traiter avec des antidépresseurs et d’autres médicaments. Si ces médicaments étaient réellement efficaces, plus personne ne consulterait les freudiens.

MÉDITATION

L’échec de la psychopharmacologie explique également la popularité persistante du bouddhisme. Des personnes que je respecte croient fermement en la méditation. Robert Wright affirme dans son best-seller Why Buddhism Is True que «le salut du monde peut être assuré par la culture d’esprits calmes et clairs et par la sagesse qu’ils permettent ».

C’est une façon spectaculaire de dire que la méditation peut nous rendre plus heureux et plus gentils. Mais est-ce possible ? Comme la psychothérapie, la méditation est difficile à évaluer et les chercheurs ont tendance à être des méditants, soumis à l’effet d’allégeance.

Mais une méta-analyse réalisée en 2023 a montré que la méditation apportait un soulagement « faible à modéré » de la détresse psychologique, comparable à la psychothérapie et à l’exercice physique. Quant à savoir si la méditation rend plus aimable, une méta-analyse réalisée en 2018 a révélé que la méditation « a probablement un effet positif, mais encore relativement limité, sur le fait de rendre les individus sensiblement plus sociables, ou moins agressifs et moins enclins aux préjugés ».

Ma conclusion : L’hypothèse Dodo est valable pour la méditation comme pour la psychothérapie. Et comme la psychothérapie, la méditation exploite l’effet placebo. Si vous pensez que la méditation vous rendra plus heureux et plus gentil, il y a des chances qu’elle le fasse.

Mais la méditation n’aide pas tout le monde. Et de nombreux gourous de la méditation, loin d’être des saints illuminés, sont des monstres narcissiques. Eux non plus ne vont pas à Boston.

LITTÉRATURE

J’ai étudié l’anglais à l’université. J’ai lu des romans comme Finnegans Wake (oui, en entier) et des poèmes comme Songs of Innocence. Aujourd’hui, je donne des cours de sciences humaines à des étudiants de première année et je leur fais lire des nouvelles de Borges et de Jamaica Kincaid.

Un article de la BBC paru en 2019 fait le point sur les recherches visant à déterminer si la fiction peut « nous rendre meilleurs ». Dans le cadre d’une étude, des sujets ont lu une nouvelle et répondu à des questions à ce sujet, puis un chercheur a fait semblant de laisser tomber une série de stylos. Les sujets qui « se sentaient le plus transportés par l’histoire et exprimaient le plus d’empathie pour les personnages étaient plus susceptibles d’aider à les ramasser ».

Quelques conjectures : Premièrement, les chercheurs qui étudient les effets de la lecture sont des amateurs de littérature, donc sujets à l’effet d’allégeance. Deuxièmement, les amateurs de littérature sont d’emblée plus empathiques.

Les amoureux de la littérature ne sont pas tous aimables. Staline a écrit des poèmes dans sa jeunesse et a qualifié les écrivains d’« ingénieurs de l’âme humaine ». Hitler aimait, paraît-il, citer Shakespeare. Et il va sans dire que de nombreux grands écrivains sont des misérables, dont les recherches profondes sur la condition humaine ne les rendent ni heureux ni bons.

RÉFLEXIONS FINALES

En résumé, l’examen de soi et des autres ne donne pas toujours des résultats positifs. Ce n’est pas surprenant, si l’on en croit les conclusions de certains grands examinateurs :

Bouddha et Socrate disent que nous sommes piégés dans une caverne d’ignorance. Nietzsche dit que Dieu est mort et que la morale est une foutaise. Camus dit que la vie est absurde. Tolstoï affirme que le libre arbitre est une illusion. Thomas Kuhn et James McClellan affirment que la « vérité » absolue est inaccessible. Daniel Dennett et Douglas Hofstadter affirment que la conscience est une illusion, que nous sommes des zombies virtuels. Henry James affirme que nous ne pouvons jamais vraiment nous connaître, ni les uns les autres, ni nous-mêmes, et que nous devrions peut-être mettre entre guillemets « connaissance de soi ». Freud affirme qu’un instinct ou pulsion de mort se cache dans notre inconscient, ce qui est difficilement contestable à l’heure actuelle.

Il n’est pas étonnant que tant de gens s’accrochent à la religion !

Je suis un examinateur compulsif de moi-même et des autres. C’est pourquoi j’ai essayé les psychédéliques et la méditation. C’est pourquoi je lis des romans comme Ulysse et Infinite Jest (même si je lis et regarde aussi des conneries). C’est pourquoi j’étudie les sciences ayant des implications philosophiques, comme les neurosciences et la mécanique quantique. C’est pourquoi j’ai consulté un psychanalyste à plusieurs reprises l’automne dernier (longue histoire). Et c’est pourquoi j’écris. L’écriture est mon principal mode, mon métamode, d’examen.

Personne ne me paie pour faire tout cela, plus maintenant, alors à quoi bon ? J’aimerais dire que je le fais pour lui-même, pas comme un moyen de parvenir à une fin, mais ce n’est pas tout à fait vrai. Je lis, j’écris, etc., pour de nombreuses raisons. Pour me distraire du chaos, pour satisfaire ma curiosité, pour surmonter mes tendances à la déréalisation, au solipsisme et à l’accoutumance, pour me rappeler à quel point la vie est bizarre.

Un dernier point. J’ai été affligé par le doute de moi-même toute ma vie. L’examen de moi-même et des autres m’a amené à conclure que le doute est une bonne chose, qu’il ne s’agit pas d’un défaut, mais d’une caractéristique. C’est pourquoi j’essaie d’instiller le doute à mes lecteurs, mes amis, mes étudiants. Regardez notre monde. Les personnes qui doutent d’elles-mêmes sont-elles le problème ? Le doute peut même produire une sorte de vérité. Savoir que l’on est dans la caverne, c’est en quelque sorte s’en échapper.

Bien sûr, c’est peut-être l’effet de mon allégeance qui parle.

Des questions ?

Post-scriptum : Merci à Lindsey Swindall, ma collègue, amie et professeure de méditation, de m’avoir permis de donner cette conférence.

Réponse de mon ami et collègue de Stevens, Smaran Dayal : Salut John, Dans tous ces exemples, pourquoi l’individu, son comportement, et le bonheur et/ou la bonté qui en résultent sont-ils le centre de ton analyse ? Et qui détient le pouvoir de définir ce que sont le bonheur et la bonté ? Pour la même raison que Freud continue de faire autorité, l’approche historico-intellectuelle des concepts demeure pertinente : nous nous tournons vers certains auteurs et penseurs pour nous aider à comprendre le monde et notre place en son sein, indépendamment de l’exactitude empirique de leurs idées (et la manière dont on prouve cette exactitude est elle-même une question problématique : pourquoi devrions-nous croire qu’une étude quantitative fondée sur des questionnaires peut offrir une quelconque vérité sur le monde ? Qu’est-ce qui nous autorise à généraliser, à partir d’un échantillon limité, des affirmations censées être valables pour l’ensemble de la société ou de l’humanité ?). J’en ai parlé longuement avec [Michael Steinmann, professeur de philosophie à Stevens], mais les sciences sociales n’ont toujours pas résolu le problème du positivisme tel que l’École de Francfort l’a formulé. Mon point de vue est que l’examen de soi-même est utile, dans la mesure où il nous aide à comprendre la matrice des relations sociales, économiques et politiques dans laquelle nous nous trouvons. Et cela peut nous révéler une part de vérité sur le monde. Maggie Nelson en parle dans son mémoire philosophique The Argonauts. Je l’ai enseigné dans mon cours de littérature queer ce semestre. Elle y défend l’examen de soi et la narration de sa propre réalité, mais dans l’optique de comprendre ce que notre position sociale et notre socialisation peuvent nous dire sur le monde plus vaste que nous habitons. Et à un certain niveau, Henry James (et Freud, d’ailleurs) a raison : nous ne pouvons jamais vraiment nous connaître nous-mêmes. Je nuancerais cela en disant : nous ne pouvons jamais nous connaître pleinement, mais en nous examinant honnêtement, nous pouvons peut-être apprendre quelque chose sur notre société, notre histoire partagée, et le monde dans lequel nous vivons.

Amitiés, Smaran

Texte original publié le 26 avril 2025 : https://johnhorgan.org/cross-check/what-good-is-self-knowledge