Krishnamurti
Être libre, c’est ne pas s’identifier

Nous nous demandons s’il y a une chose telle que la liberté. Et, aussi longtemps que l’esprit, la pensée, la sensation, les émotions, s’identifient à un objet particulier, un meuble, un être humain ou une croyance, y a-t-il liberté ? Évidemment non ! Du moment que vous vous identifiez à quelque chose, vous niez la liberté. Si — parce que j’aime l’idée de quelque être suprême, avec tout ce qui s’en suit — je m’identifie avec cette chose, et je prie cette chose et je l’adore, y a-t-il liberté si peu que ce soit ? Donc, nous découvrons qu’il n’y a pas de liberté aussi longtemps qu’un processus d’identification se poursuit. D’accord ? S’il vous plaît, les mots sont dangereux ; si je puis le suggérer, ne traduisez pas ce qui est dit avec vos propres mots, dans votre propre langage, selon votre propre opinion, mais écoutez réellement les mots dont nous nous servons, parce que nous sommes alors en communication directe.

Troisième conférence publique de Krishnamurti à Saanen (jeudi 13 juillet 1978), traduite par René Fouéré dans un style respectant l’oralité. Fouéré effectuait la traduction des enregistrements sur place et les lisait au public francophone le lendemain. Le titre est de 3e Millénaire.

Je suis heureux que ce soit un si beau jour. Nous devrions être dans les bois. Nous disions, n’est-ce pas, les quelques dernières fois que nous nous sommes rencontrés ici que cette identification avec nos corps, avec nos expériences, avec notre domicile, avec la famille, avec la nation, avec une idéologie ou une croyance particulières, a amené l’emphase sur le soi, sur le « moi », l’égo. Et cela a entretenu cette idée — et je me sers du mot « idée » dans son sens propre —, l’idée d’un individu, l’idée que les êtres humains sont séparés, des individus, dont chacun est à part de tous les autres. Cette emphase sur l’individualité a créé beaucoup de mal. Elle a détruit les familles — je ne sais pas si vous avez pris conscience de cela —, elle a amené l’excellence dans la réalisation, en technologie, un sentiment de la plus haute tentative de la part d’un être humain particulier, l’individu. L’entreprise individuelle.

Opposé à cela, il y a toute cette idéologie du totalitarisme. Ainsi, nous avons ces deux opposés. D’un côté, la liberté, la prétendue liberté ; de l’autre, pas de liberté du tout, excepté pour le petit nombre.

Et, lorsqu’on observe à travers le monde, l’excellence de l’individu a amené certains résultats favorables, non seulement dans le monde technique, mais aussi dans le monde artistique. Et bien que l’individu pense qu’il est libre, est-il réellement libre ? Et de l’autre côté de la médaille, il y a le totalitarisme où il n’y a pas de liberté du tout, excepté pour le petit nombre.

Or, quelle est la vérité de cela ? Il est évident qu’il doit y avoir liberté. Qu’entendons-nous par ce mot « liberté » ? De nouveau, qu’il soit bien clair que c’est nous-mêmes qui posons cette question. Que l’orateur ne pose pas la question : vous la posez ! Comme nous l’avons dit, il n’y a pas d’orateur ici. Vous et moi, sommes les orateurs. Vous et moi — moi, cette personne qui parle — nous recherchons ensemble, nous étudions ensemble cette question : « d’un côté l’énorme importance attribuée à l’individualité, avec toutes ses identifications, la nation, la maison, la famille, le capitalisme, le socialisme, ou quoi que ce soit; et, de l’autre côté, l’identification avec la société idéologique. La société, là, prend toute l’importance, selon le petit nombre.

Et; en étudiant cette question, nous devons d’abord nous demander, si je puis le suggérer, ce que nous, les êtres humains, essayons de faire ? Qu’est-ce que nous, les êtres humains, non pas en tant que Monsieur Un tel ou Madame Une telle, Mais en tant qu’êtres humains, sans étiquette, sans nationalité, sans toutes les balivernes qu’on nous a fait ingurgiter, aussi bien que celles que nous avons fait avaler à d’autres gens, qu’est-ce que nous, êtres humains, essayons de faire en ce monde ? Qu’est-ce que nous poursuivons, qu’est-ce que nous recherchons, qu’est-ce que nous désirons passionnément ? Et une des questions impliquées dans notre recherche est celle-ci : qu’est-ce que la liberté ?

Nous pensons que nous sommes libres parce que nous pouvons voyager, aller en Amérique, aller en n’importe quel lieu où nous désirons aller, si nous avons l’argent nécessaire et si nous en avons le goût: Et de l’autre côté, vous ne pouvez pas voyager, vous ne pouvez pas passer les frontières, elles sont surveillées.

Donc, qu’est-ce que la liberté ? Peut-être, la plupart d’entre nous, à tout le moins ceux qui sont sérieux et réfléchis, ceux qui sont conscients doivent inévitablement se poser cette question : qu’est-ce que la liberté ? La liberté est-ce de faire ce que vous aimez, en tant qu’individu ? La liberté, est-ce une activité permissive ? C’est-à-dire, chacun veut faire ce qu’il a envie de faire. S’il désire croire en Dieu, il croit en Dieu. S’il désire s’adonner à quelque chose et prendre des drogues, se servir du sexe et tout ce qui s’en suit, il est libre, s’il a l’argent et le goût, et tout ce qui s’en suit, d’aller dans cette voie. Et nous avons considéré comme liberté ce genre d’activité : faire ce qu’on aime, ce qu’on désire faire, ce qu’on veut accomplir. Ou essayer de trouver, dans la liberté, une identité. Vous savez tout cela. Donc, est-ce que la liberté est cela ? Ou est-ce que la liberté est quelque chose d’entièrement différent ? Nous concevons aussi la liberté comme le fait d’être libre de quelque chose, de la pauvreté, d’une femme que vous avez épousée et dont vous ne voulez plus, et vous êtes libre de divorcer, etc. Libre de choisir votre activité dans le monde des affaires ou dans le monde psychologique. Ou libre de croire ce que vous voulez croire, etc., etc., etc. On est libre, pense-t-on, dans son choix, de devenir un catholique, ou un protestant; de croire, ou de ne croire à rien du tout. Vous connaissez tout cela. Donc, est-ce la liberté ? Je vous en prie, posez-vous, cette question, ne me la posez pas. Vous êtes devant le miroir, vous vous regardez, étudiant en profondeur toute votre structure psychologique. Et notre conditionnement a été de faire ce que nous voulions. Et, nous ne nous sommes jamais demandé ce qui nous pousse à le faire, que ce soit aller vers la Gauche, vers la Droite, ou vers n’importe quoi. Et aussi longtemps qu’il y ait identification avec une nation, avec une famille, avec un mari, avec une fille, avec cette croyance, avec ce dogme, ce rituel, cette tradition, y a-t-il liberté ? Vous suivez tout cela ? Vous vous posez ces questions, je ne fais qu’exprimer votre recherche. Comme je puis le souligner à nouveau, nous ne sommes pas autoritaires ; et tant que l’orateur est concerné, il n’y a personne ayant un sens quelconque d’autorité ni aucun sens de supériorité. Il n’y a pas de dogmatisme, il n’y a pas de croyance. Et, si l’orateur est plutôt emphatique, ce n’est pas qu’il s’exprime de façon affirmative et agressive, c’est sa façon d’être naturelle.

Donc, nous recherchons s’il y a liberté, au sens total du terme, non d’aller de quelque chose à quelque chose d’autre, ou de quelque chose d’autre à quelque chose d’autre encore. Nous étudions tout ce sentiment de liberté. Nous nous demandons s’il y a une chose telle que la liberté. Et, aussi longtemps que l’esprit, la pensée, la sensation, les émotions, s’identifient à un objet particulier, un meuble, un être humain ou une croyance, y a-t-il liberté ? Évidemment non ! Du moment que vous vous identifiez à quelque chose, vous niez la liberté. Si — parce que j’aime l’idée de quelque être suprême, avec tout ce qui s’en suit — je m’identifie avec cette chose, et je prie cette chose et je l’adore, y a-t-il liberté si peu que ce soit ? Donc, nous découvrons qu’il n’y a pas de liberté aussi longtemps qu’un processus d’identification se poursuit. D’accord ? S’il vous plaît, les mots sont dangereux ; si je puis le suggérer, ne traduisez pas ce qui est dit avec vos propres mots, dans votre propre langage, selon votre propre opinion, mais écoutez réellement les mots dont nous nous servons, parce que nous sommes alors en communication directe.

Entendu ! Laissez-moi exprimer la chose de cette manière : le langage, c’est-à-dire l’usage des mots, la signification des mots, la syntaxe, le langage entraîne la plupart d’entre nous. D’accord ? Quand vous dites : « Je suis un Français ! », le mot « Français » est actif et nous fait entrer de force dans un cadre. Ainsi, Le langage se sert de nous. D’accord ? Je ne sais pas si vous ne l’avez pas remarqué. Quand vous utilisez les mots « « communisme », « socialisme » ou « capitalisme » — ou « un catholique », « un protestant », « un hindou », « un juif », etc., ce sont là des mots qui agissent sur nous et nous forcent à penser d’une certaine manière. D’accord ? Donc, le langage nous entraîne, se sert de nous. Je ne sais pas si vous avez conscience de cela. Et, si vous vous servez du langage, et non pas que le langage vous entraîne, vous contraigne, alors nous faisons usage de, mots qui sont dénués de tout contenu émotionnel. Alors, il y a une possibilité de communication exacte.

Est-ce que nous arrivons ensemble quelque part ? Je vous en prie, comprenez cela, parce que nous allons en arriver à quelque chose qui, je pense, je n’en suis pas encore sûr, quelque chose qui va sortir de tout cela, dans notre recherche sur la liberté, dans notre prise de conscience que l’identification, l’identité détruisent la liberté, la réduisent, la limitent. Si vous êtes satisfait avec cette limitation de liberté, alors, vous devez aussi prendre conscience de ses conséquences, c’est-à-dire, la séparation, le manque continuel de rapports, l’effort, la guerre, la violence et tout ce qui s’en suit.

Et, dans notre recherche à l’intérieur de nous-mêmes, nous devons aussi être très clairement attentifs à ce que le langage ne nous entraîne pas. Que, lorsque nous nous servons du mot « communisme », nous ne ressentions pas une sorte de retrait émotionnel à son égard. Ou, si vous avez un penchant pour le socialisme, à l’égard du monde capitaliste américain, etc., etc. … Donc, vous devez être très sérieusement conscient, si vous désirez, si peu que ce soit, approfondir tout cela — ce que je ne vous pousse pas à faire ! — Alors, étant attentifs à ce que le langage ne nous entraîne pas, nous pouvons nous servir des mots dans leur simplicité, avec leur signification, sans leur donner aucun contenu émotionnel. Alors, vous et moi, nous sommes en communication constante. D’accord ? Pouvez-vous faire cela ? Non pas demain, mais maintenant ? Alors, nous pouvons aller de l’avant ensemble. Non à pas lents, mais au galop.

Donc, si la liberté n’est pas tout cela, c’est-à-dire, s’il y a liberté seulement lorsqu’il y a une non-identification absolue avec quoi que ce soit, avec l’Église, avec les dieux, avec les croyances, avec une statue — vous suivez ? — avec quoi que ce soit, alors, que sommes-nous, en tant qu’êtres humains ? Suivez-vous ma question ? Je vais l’approfondir.

Si nous ne sommes pas du tout attachés à quoi que ce soit, et que, par conséquent, nous ne sommes sous aucune influence — D’accord ? Et sous aucune pression, alors qu’est-ce que la signification totale de l’existence ? Je me demande si vous suivez tout cela ? Comprenez-vous ? Quelqu’un comprend-il ce dont je parle ? Si vous êtes Espagnol, Italien ou Français, je regrette que vous ne puissiez pas comprendre ce qui est dit en anglais. Mais, peut-être cette après-midi ou demain, ce sera traduit dans votre propre langue. Donc, s’il vous plaît, soyez patients !

Nous avons rempli nos esprits avec toute sorte d’idées au sujet de ce que nous sommes — vous êtes noble, ignoble, vous êtes divin, vous êtes experts — vous savez — nos esprits ont été remplis de tout cela. Et cette acceptation de ce que nous sommes est le résultat du mouvement de la pensée. D’accord ? Nous aurons à approfondir cela de nouveau.

Si vous l’avez observé, quoi que nous fassions, de quelque manière que nous agissions, émotionnellement ou non, toutes nos activités sont basées sur la pensée. Or, la pensée est limitée. Je ne sais pas si vous acceptez cela, ou si vous êtes conscients de cela. Pourquoi est-elle limitée ?

Nous pensons que nous pouvons faire n’importe quoi, escalader l’Everest, aller jusqu’à la Lune, descendre dans les profondeurs de la mer — la pensée est la chose la plus active, la plus importante, la plus vitale dans notre existence. Toute notre éducation consiste à cultiver le savoir, à nous encourager à penser clairement si nous le pouvons, et à agir à partir de la pensée ! Et la pensée a créé, non seulement l’univers technologique, mais aussi les guerres ; non seulement une merveilleuse chirurgie, mais elle a fait naître le conflit entre deux êtres humains.

Ce sont des faits. La pensée a créé les transports rapides. La pensée a aussi engendré la destruction de tous les rapports humains. Et on doit, si l’on est, si peu que ce soit sérieux, approfondir cette question : Pourquoi la pensée est-elle devenue d’une importance si pressante ?

Pendant que nous parlons ensemble, vous pensez ! D’accord ? Vous suivez verbalement. Ainsi, votre activité — l’activité de la pensée — se poursuit. En essayant de comprendre ce qui est dit, en essayant de juger si c’est correct ou faux, de savoir quelle valeur cela peut avoir dans la vie quotidienne — vous ne cessez de rechercher avec l’instrument de la pensée ! Et la pensée a créé le ciel et l’enfer, pas seulement l’univers chrétien de l’Enfer et du Ciel, mais aussi l’enfer et le ciel réels. L’énorme pauvreté, la souffrance, la confusion, l’incertitude de l’existence.

Comment se fait-il que la pensée ait créé ces problèmes, et comment peut-elle s’imaginer qu’elle est capable de les résoudre ? D’accord ? Et tous les politiciens essaient de résoudre nos problèmes humains au moyen de la pensée. Qu’elle soit habile, stupide, tortueuse ou malhonnête, c’est encore la pensée. Est-ce que la pensée peut résoudre ces problèmes qu’elle a créés ? D’accord ? Vous comprenez ma question ?

Donc, on doit se demander : quelle est la signification de la pensée ? Quelle est la source de toute pensée, non seulement la vôtre, la mienne ou celle de quelqu’un d’autre ? Quelle est l’origine de la pensée ? Si sa source est limitée, le produit de cette source sera également limité. D’accord ? Vous ne pouvez pas admettre que la pensée fera quelque chose d’extraordinaire. Si sa source est limitée, toutes ses activités seront obligatoirement limitées. D’accord ?

Donc, quelle est l’origine, la source même de la pensée ? Découvrez-les, Messieurs ! J’ai posé la question. Ne vous attendez pas à ce que j’y réponde. Alors, vous accepteriez ce que je dirais et ce serait désastreux.

Tandis que s’il y a en vous une exigence réelle, passionnée, ardente de découvertes, vous trouverez quelle est l’essence, l’origine de la pensée. Je vais l’indiquer, ne l’acceptez pas !

Le commencement de la pensée, c’est l’enregistrement par le cerveau du danger ou de l’absence de danger, du plaisir et de la peur. D’accord ? Quelle qu’ait pu être l’origine de l’homme — le singe, dont il a pu descendre ou la source dont il est sorti —, son cerveau est très, très vieux, ancien au-delà des mots, et ce cerveau a dû enregistrer le danger, la peur, la sécurité. D’accord ? Donc, la pensée commence avec le processus d’enregistrement, qui est la mémoire. D’accord ? Nous ne disons rien d’extraordinaire, ce sont des faits. Et ce qui a été enregistré est le savoir, la connaissance; la connaissance du danger, la connaissance du plaisir, et, entre les deux, la connaissance de la peur.

Ce processus accumulatif du savoir, qui se poursuit jour après jour, siècle après siècle, s’accompagne d’un enregistrement constant. Cet enregistrement est l’accumulation du savoir et ce savoir est dans le cerveau. Un tel savoir est mémoire, et la pensée est née de cette mémoire. D’accord ?

Un auditeur : Balivernes !

Krishnamurti : Un moment. Monsieur, si vous êtes en désaccord avec moi, c’est très bien. N’approuvez pas ou ne désapprouvez pas. Nous ne sommes pas en train d’argumenter avec l’intention de montrer qui est intelligent et qui l’est moins. Nous ne faisons que rechercher, sans rien affirmer.

Donc, la mémoire, le savoir sont les produits du passé. D’accord ? Donc, le passé étant limité, le savoir est limité. Vous pouvez l’accroître encore et encore, mais il est toujours limité. Et il y a eu des gens qui ont dit que l’homme ne pouvait s’élever que par le savoir, s’élever plus haut, toujours plus haut. Les philosophes, les spéculatifs intellectuels romantiques disent que le savoir est l’essence du bien. C’est-à-dire que le passé restera toujours et que, par accumulation, il est la source de l’évolution. De même qu’un gland, une petite chose, donne naissance à un merveilleux chêne géant, cette même attitude, ce même exemple sont reportés sur cette idée, sur ce savoir accumulé qui va croissant, encore et encore. Nous ne nous sommes jamais demandé si le savoir est limité et, par conséquent, avoir une fin, cette fin marquant le commencement de quelque chose d’autre ? Vous comprenez ma question ?

Donc, la pensée, née de la mémoire, du savoir, est toujours, est éternellement limitée. Et nos activités, basées sur la pensée, sont, en conséquence, toujours limitées. D’accord ?

Ce n’est pas ma thèse. Ce n’est pas quelque chose que je pose et d’où je pars. Approfondissez vous-mêmes la question, non pas selon quelque professeur, selon quelque théoricien, quelque psychologue, car, si vous le faisiez, vous deviendriez des êtres humains d’occasion, ce que vous êtes. Tandis que, si vous regardez en vous-mêmes, et y allez chirurgicalement, non émotionnellement, vous découvrirez alors que c’est la pensée qui, en raison de sa limitation même, a créé tous les problèmes. D’accord ? Est-ce que c’est clair entre nous ? Est-ce clair pour vous-même, non entre vous et moi ? Toutes les Écritures, tous les poèmes, toute la littérature, tous les rituels, les dieux, toutes les images, tout est le produit de la pensée. Horrible idée, n’est-ce pas, quand vous vous en rendez compte ?

Donc, quand il y a identification avec quelque chose — la pensée est un processus d’identification, —, cette identification limite, limite l’énergie, cette énergie qui se manifeste en tant qu’individu. Par conséquent, l’individu devient de plus en plus limité, et, dès lors, son action sera limitée, évidemment.

C’est ce qui arrive. L’Angleterre d’un côté, l’Europe de l’autre, l’Amérique, la Russie, racialement, politiquement, religieusement, de toute manière — tout cela est basé sur la pensée.

Et, y a-t-il une action — je vous en prie, nous recherchons — y a-t-il une action qui n’est pas basée sut la pensée ? Par conséquent, une action qui n’est pas limitée, confinée ; en d’autres termes, y a-t-il une action qui ne soit pas basée sur le savoir, sur la mémoire, sur le souvenir ?

Ne dites pas : « C’est impossible » ou « C’est possible » — nous ne savons pas, nous recherchons, nous nous posons la question.

Parce que, dans l’action limitée, il y a regret, méchanceté, douleur, anxiété — que vous ayez fait la chose juste ou la chose fausse — tout cela découle de cette activité limitée qui est appelée l’individu. Et, l’individu, qui est limité, est à la recherche de l’infini. Théoriquement, ils peuvent affirmer que l’infini existe, mais, pour le découvrir, pour tomber sur cet infini, cette chose, qui n’est pas mesurable, on doit pénétrer dans les profondeurs mêmes de la pensée. Et y a-t-il une possibilité d’action sans enregistrement ? Vous avez saisi !

Vous comprenez ? Vous me dites quelque chose, vous vous servez de mots cruels à mon égard et vous m’insultez. Je suis blessé. Et la plupart des êtres humains, dans le monde, sont blessés, non seulement physiologiquement, mais, plus encore, psychologiquement. Vous êtes blessé, n’est-ce pas ? Et, à partir de cette blessure, vous faites toute sorte de choses — résister, vous éloigner, prendre peur, vous abandonner à la violence, à l’amertume, etc., etc., etc. Cette blessure, si vous l’examinez de très près, est le mouvement de la pensée dans la formation de l’image. D’accord ? La pensée a créé une image au sujet d’elle-même, une image selon laquelle vous êtes beau, vous êtes intellectuellement merveilleux, vous êtes, etc., etc.

Et quand on fait usage d’un vilain mot, souligné de façon agressive, cette image est blessée. C’est-à-dire, que la pensée — je vous en prie, suivez tout cela ! — cette pensée qui a créé une image au sujet d’elle-même est elle-même blessée quand cette image est blessée.

En d’autres termes : peut-on vivre toute une vie, de bout en bout, sans recevoir une seule blessure ? Alors, seulement, il y a liberté; alors, seulement, il y a équilibre de l’esprit.

Un auditeur : (inaudible)

Krishnamurti : Laissez-moi finir d’abord et vous aurez la semaine suivante, ou celle d’après, pour discuter avec moi. Pendant ces causeries — et il y en en aura quatre autres, — si vous n’y voyez pas d’inconvénient, laissez l’orateur parler, parlons ensemble, mais, quand les causeries auront pris fin, il y aura des discussions ou dialogues, et alors vous pourrez vous bombarder les uns les autres !

Donc, est-il possible de ne pas enregistrer l’offense ? Vous comprenez ma question ? Tout notre cerveau est en état d’enregistrement constant et, quand vous dites quelque chose de désagréable à un autre, c’est enregistré et cela s’appelle une blessure. Et, y a-t-il une possibilité de ne pas enregistrer du tout ? Vous suivez ma question ? Par conséquent, il nous faut étudier cette question : pourquoi le cerveau enregistre certaines choses, évite d’en enregistrer certaines autres et n’évite jamais d’enregistrer les concepts individuels, les images, les structures, les idées ?

On doit, évidemment, enregistrer quand on veut conduire une voiture, et, pour exercer certaines sortes de métiers, on doit également enregistrer. Si vous voulez être un bon technicien, vous devez avoir beaucoup de connaissances techniques emmagasinées dans le cerveau — ce qui est un processus d’enregistrement. D’accord ? Ainsi, le savoir, en tant que processus d’enregistrement, est, dans certains domaines, absolument nécessaire. D’accord ? C’est clair.

Alors, pourquoi devrait-il y, avoir quelque autre forme d’enregistrement ? Vous comprenez ma question ? Je me suis identifié avec moi-même, avec mon image. Cette image est formée par la pensée, la pensée d’un autre, des parents, l’éducation ou quoi que ce soit, la société, la culture. Cette image a été forgée par la pensée, qui est un processus continu d’enregistrement. Est-ce nécessaire ? Vous suivez ma question ? C’est votre question. Pourquoi y a-t-il psychologiquement, intérieurement, cette constante activité d’accumulation autour de ce centre, qui est le « soi » ? D’accord ? Qui est évidemment limitée, parce qu’elle a été entretenue par la pensée, et, par conséquent, elle est essentiellement limitée. Quand je pense à ce qui me concerne : combien je dois être heureux, à quel point je dois réussir, être ceci, être cela — ce n’est rien d’autre que le mouvement de la pensée, qui crée une constante limitation, un étranglement, un rétrécissement que nous appelons l’individu ! Et cet individu a des activités, naturellement, lesquelles activités sont essentiellement maléfiques parce qu’elles sont limitées.

Maintenant, nous demandons, sachant logiquement, de façon conséquente, raisonnablement, que toute forme d’enregistrement — si l’on excepte l’enregistrement des choses nécessaires, des connaissances techniques, etc. — tout autre forme d’enregistrement limite l’action, et que, de cette action limitée, vient toute notre souffrance, nous demandons s’il ne serait pas possible de ne pas enregistrer lorsque ce n’est pas nécessaire.

La pensée limitée dit que je vais méditer, que je vais m’entraîner, que je vais trouver Dieu ou quelque nom qu’il vous plaît de lui donner. Vous pourriez tout aussi bien l’appeler « Chien », ce serait aussi valable.

Ainsi, la pensée est l’enregistrement d’un incident, d’un accident et toute chose qui est enregistrée doit être inévitablement limitée, et cette limitation, dans son action, créera beaucoup de mal.

Donc, nous nous demandons s’il est possible de ne pas enregistrer, excepté dans certains domaines, de ne pas enregistrer du tout ? C’est la méditation réelle, vous comprenez ? Rien d’autre n’est méditation.

Parce que, lorsqu’il n’y a pas enregistrement, la totalité des cellules du cerveau se sont transformées, sont devenues autres. Ce ne sont plus les cellules du même vieux cerveau, de nouvelles choses sont en train de prendre place, parce qu’il n’y a pas besoin d’enregistrement. Vous comprenez ? En d’autres termes, la pensée est mesure. D’accord ? La pensée est le résultat du temps, c’est-à-dire la mémoire accumulée, de cinq, de dix millions d’années, de siècles, quel que soit leur nombre. Elle est le résultat du temps. D’accord ? Ainsi, la pensée est le temps. Le temps est limité, évidemment. C’est-à-dire, il y a eu hier, il y a aujourd’hui, et il y aura demain. Mais, la pensée peut dire que le temps est encore au-delà, mais c’est encore le mouvement de la pensée dans le temps. D’accord ?

Donc, nous demandons : y a-t-il une possibilité qu’aucun enregistrement n’ait lieu, excepté là ? Quelle est votre réponse à cette question ? Vous comprenez ? C’est une question immensément importante. N’essayez pas de l’écarter de façon sommaire comme si c’était un quelque chose intellectuel ou ceci ou cela. Parce que, jusqu’à présent, nous avons vécu dans une action qui crée toujours la douleur, la souffrance, la confusion, l’incertitude et la peur, les regrets. D’accord ? Nous avons vécu de cette manière. C’est notre hérédité, c’est dans nos gènes, c’est notre conditionnement. Or, est-il possible de ne jamais enregistrer du tout et, par conséquent, de s’identifier avec rien ? Vous comprenez ? Du moment, que la pensée s’identifie avec quelque chose, avec un meuble, avec une chemise, avec une blouse, avec une maison, avec une épouse, avec un mari, avec une fille ou n’importe quoi, cela limite la pensée et, par conséquent, cette limitation est née de l’enregistrement. En d’autres termes, aussi longtemps que vous restez un catholique, vous êtes limité. Aussi longtemps que vous dites « Je suis un Indien », ou je suis ceci ou cela, vous êtes limité. Et n’importe quelle action, l’action de l’amour, n’importe quelle action est inévitablement limitée.

Donc, si vous êtes sérieux, vous vous posez cette question basique, cette question fondamentale à laquelle vous devez répondre, y a-t-il une possibilité de ne pas enregistrer du tout ?

Cela revient à dire : y a-t-il une action qui ne soit pas née de la pensée ? Comprenez-vous ma question ? Toute notre action, avec toutes ses conséquences, est basée sur la pensée. Maintenant, nous demandons : y a-t-il une action, une manière de vivre dans la vie quotidienne dans laquelle il n’y a pas d’opération de la pensée ? Vous comprenez, c’est très sérieux, ce n’est pas une question avec laquelle vous puissiez jouer, dont vous puissiez discuter et tout ce qui s’en suit. Il vous faut découvrir ce qu’il en est. Cela signifie que vous devez y mettre de la passion, de la vitalité, de l’énergie, si vous voulez découvrir ce qu’il en est. Ceux qui font de la recherche, recherche scientifique ou recherche technologique, aiment cette recherche, c’est leur vie, leur sang, leur gagne-pain. Tout ce qui concerne cette recherche vient en premier lieu, leur femme, leur famille viennent en second lieu. De la même manière, nous demandons, de la passion.

Est-ce possible ? Je dis que c’est possible. Je vais vous le montrer. Je vous en prie, ne l’acceptez pas, parce que vous ne savez pas ce que cela veut dire, donc, ne vous laissez pas aller à quelques conclusions, ne traduisez pas ce qui va être dit, selon votre propre terminologie, ou alors, vous êtes perdu ! Alors, vous êtes entraîné par le langage que vous connaissez. Alors, vous devenez un esclave du langage. Mais, nous nous servons du langage, non de votre conclusion, de la mienne ou de la sienne, nous nous servons simplement des mots, sans aucun cirque autour. Alors, nous pouvons communiquer heureusement et aisément.

Il y a une action, une action totale, complète, entière, holistique, dans laquelle la pensée n’intervient pas du tout. Attendez-vous de moi que je vous le dise ? Hé ? C’est la solution facile ! Je fais tout le travail, l’orateur fait tout le travail, et vous vous bornez à écouter et à dire : « Oui, je suis d’accord ». À quoi cela rime-t-il ? Tandis que, vous savez, si vous désirez réellement, désespérément découvrir ce qu’il en est, comme un homme malheureux, un homme qui se noie ! Vous savez, qui est au désespoir de découvrir quelque espèce de chose à laquelle se raccrocher. De la sorte, il peut être sauvé. Là, il met en œuvre toute son énergie. C’est ce que nous sommes en train de faire.

Tout d’abord, voyons-nous clairement, chacun de nous, où que nous soyons, quelque soit notre situation, notre conditionnement, quelque névrotique que nous puissions être — et la plupart d’entre nous le sont —, voyons-nous clairement que la pensée, en toutes circonstances, est limitée. Et que ce ne soit pas pour vous une acceptation verbale, mais un fait réel que vous voyez dans votre peau, irrévocablement ! Que vous voyiez cela, non comme une idée, une conclusion, une chose raisonnée — si c’était le cas, ce serait encore la pensée !

Donc, quand vous vous rendez compte que la pensée est complètement, totalement, entièrement limitée et, qu’en raison de cette limitation, toute notre activité, de quelque type qu’elle soit, doit être limitée et, qu’en conséquence, cela crée dans les relations humaines des ravages, de la souffrance — alors, à partir de là, vous posez la question. Vous comprenez ? Mais, vous ne la posez pas si vous n’avez pas fait tout cela. Et cela, vous pouvez le faire instantanément, sans prendre de temps, sans avoir à attendre des années, des mois.

Alors, vous pouvez vous demander : y a-t-il une perception exempte de mémoire, exempte de souvenir, exempte de — totalement divorcée du passé ? Y a-t-il une telle observation, et, par conséquent, à partir de cette observation, une action ? Suivez-vous ce que je dis ? Vous paraissez tous perplexes. Entendu ! Je vais reprendre cela.

Vous comprenez, notre action est basée sur la mémoire, qu’il s’agisse d’une mémoire idéologique, d’une mémoire utopique ou des souvenirs d’actions passées qui ont laissé certaines marques sur le cerveau, et toute activité de cette espèce doit être continuellement destructrice dans les rapports humains.

Si je vous aime, c’est parce que vous m’avez été agréable, c’est-à-dire que vous m’avez donné quelque chose, sexuellement, ou de cette manière, ou de cette autre. Alors, à partir de ce souvenir et du plaisir que j’en ai, je dis : « je vous aime ».

Mais, existe-t-il un amour qui n’est pas né de la mémoire ? Qui n’est pas le résultat de concessions mutuelles ? Qui n’est pas sensation ? Évidemment, il doit exister, il devrait être.

Or, cet amour est-il celui que nous connaissons ?

Exprimons cela de cette manière :

Dans cette chose que nous appelons amour, on trouve tout ce qu’exclut un tel amour. Et l’amour que nous connaissons engendre la jalousie, l’anxiété, le sens possessif, l’attachement, vous suivez ? Et de tout cela naît une grande souffrance. Et cette souffrance est-elle l’amour ? Ne dites ni « non » ni « oui ».

Si ce n’est pas l’amour, et si vous avez totalement abandonné la jalousie, la colère, tout cela, ce qui reste, complètement, c’est l’amour.

Ainsi, de la même manière, si on comprend le mouvement total de la pensée, comme mesure et temps, si on comprend qu’elle est née du passé et, par conséquent, qu’elle est interminablement réduite, limitée, étroite, si l’on voit cela très clairement et que, par conséquent, on l’abandonne, on a ce qu’on peut appeler une prise de conscience immédiate et pénétrante. Je vais approfondir cela, très lentement.

Pénétration. Pénétration de l’esprit, nous entendons par ce mot, d’après le dictionnaire, avoir un aperçu de quelque chose, une vision à l’intérieur de quelque chose, une perception immédiate de la vérité de ce qui est dit. Par exemple, vous m’avez parlé de la limitation de la pensée. Vous m’avez parlé. Je vous ai écouté avec toute mon énergie, car peut-être y a-t-il là une nouvelle manière de vivre, un nouveau mode d’action, et je me suis rendu compte que mes actions avaient toujours amené tant de tristesse, de confusion et de souffrance. Je vous ai écouté. Et vous me dites : « Avez-vous vu cette vérité que la pensée est limitée ? » —, la vérité de cela et non pas l’idée de cela. Voir la vérité de cela, c’est avoir une perception pénétrante et immédiate (Insight) de cela. Avez-vous saisi ? Cette perception ou pénétration n’est pas mémoire, n’est pas idée, ni quelque chose procédant du passé. Vous voyez directement la vérité de la chose et de cette perception surgit l’action, une action qui est complète.

Dès lors, si vous, en tant qu’être humain — vous êtes le représentant de toute l’humanité, en sorte que vous êtes le monde — si vous voyez la vérité de cela, alors cette vérité agira dans le monde. Ce n’est pas vous qui agirez.

Donc, vous avez vu le méfait de la pensée qui est limitée, qui a créé l’individu, et son opposé, la non-individualité, qui est le totalitarisme et tout de qui s’en suit. Nous avons vu aussi que la pensée est emmagasinée dans le cerveau en tant que mémoire, connaissance. De ce fait, les cellules mêmes du cerveau sont devenues limitées ou ont subi des limitations — pour l’amour de Dieu, voyez cela ! —, naturellement, évidemment. Mais, quand vous avez une perception pénétrante de tout cela, les cellules mêmes du cerveau cessent d’être limitées, perdent leurs limitations. Les cellules du cerveau fonctionnent tout à fait différemment. Faites cela, s’il vous plaît ! Faites-le ! Ne dites pas : « Oui, combien c’est merveilleux ». « Quel admirable orateur ce fut » — ce qui n’est que de la sottise romantique, de l’émotivité ! Cela n’a rien à voir avec la réalité.

Pouvez-vous voir cette vérité que le savoir a sa place, technologiquement, qui est d’enregistrer et n’a, psychologiquement, aucune autre place. Donc, si vous voyez la vérité du fait que l’enregistrement, comme celui d’une offense, provoque une action étroite, une action limitée, de laquelle la haine, la violence et tout ce qui s’en suit procèdent, si vous voyez la vérité de cela, alors, vous avez une perception pénétrante et immédiate de tout le mouvement de la pensée. Dès lors, la pensée se limite naturellement et reste là. Vous n’avez pas à dire : « Je dois m’arrêter de penser » — ce serait trop naïf. Quand vous comprenez la pensée en tant que mesure, la mesure étant comparaison avec le tout… — Oh ! Maintenant, il n’y a plus de temps. Je dois m’arrêter. Donc, si cela est clair, alors nous parlerons dimanche d’autres choses.