Martin Ratte
La juste place de la pensée

Nos actions ne se font pas toujours toutes seules. Qu’arrive-t-il si notre action n’est pas habituelle, par exemple, s’il est question de nous rendre en auto à un endroit où nous ne sommes jamais allés. À ce moment, il faut se documenter au préalable sur le trajet. L’Éveillé, tout comme nous, fait évidemment cela. Ensuite, en cours de route, il tire de sa mémoire (ou pense à) chaque information pertinente au moment approprié, disons un nom de rue, et il est à l’affût de cette rue. Donc, ici, l’Éveillé et nous ne sommes pas vraiment différents. En fait, non, il y a une différence : parce que l’Éveillé s’observe, il n’est pas assailli de pensées stupides lorsqu’il cherche sa destination, alors que nous, de notre côté, nous sommes assiégés par des pensées plus sottes les unes que les autres.

Beaucoup de questions nous résistent. Dans mon cas, la question de savoir quelle est la place de la pensée chez celui qui vit au présent est l’une de celles-là. Certains pourraient croire qu’il est facile de répondre à cette question : la pensée repose sur la mémoire, si bien que penser nous inscrit dans le passé ; donc, la personne vivant au présent ne pense pas. Voilà comment on pourrait me répondre. Cependant, cet argument pèche sûrement quelque part. À mon avis, celui qu’on nomme « Éveillé » en spiritualité vit au présent. Or, celui-ci pense certainement. Lorsqu’il se rend chez quelqu’un, par exemple, il a forcément besoin de penser à l’adresse de cette personne. Ainsi, dans ce texte, j’exclus d’emblée l’hypothèse d’un Éveillé qui ne pense pas du tout. En revanche, si l’Éveillé pense, il ne le fait sûrement pas comme nous. Notre pensée nous entraîne dans des abîmes sans fond, ce qui n’est certainement pas le cas chez l’Éveillé. Contrairement à nous, il pense adéquatement et sainement. Autrement dit, comme la pensée n’est qu’un outil du cerveau, l’Éveillé utilise bien cet outil, tandis que, pour nous, force est de constater qu’il n’en est rien. Dans ce texte, je m’interroge précisément sur une utilisation juste et adéquate de la pensée. Je tente d’expliquer ce phénomène chez l’Éveillé. Mon explication n’est certainement pas parfaite, mais j’espère sincèrement qu’elle pourra apporter un petit éclairage, aussi petit soit-il. Dans la première partie du texte, j’essaie d’identifier les caractéristiques d’une pensée en errance — la nôtre ! Dans la seconde partie, je me penche sur la pensée de l’Éveillé et propose mon explication de sa capacité à penser adéquatement. Avant de commencer, toutefois, une mise en garde qui va de soi : je ne suis pas un Éveillé ; une part importante de ce qui suit relève donc de la spéculation.

Notre pensée

La pensée repose sur la mémoire. Plus précisément, la pensée est une réaction de la mémoire face à un stimulus. Soyons plus précis. Supposons qu’une personne s’avance vers moi. Cette perception est pour mon esprit un stimulus. Cette perception est immédiatement mise en relation avec ma mémoire, où peut être enregistrée une connaissance à propos de cet individu, par exemple, qu’il s’agit de Julie, et c’est à partir de cette mémoire (ou connaissance) que je réagirai à ma perception en pensant « Ah, voici la belle Julie ! ». Jusqu’ici, notre pensée n’est pas trop malsaine. À partir de quand déraille-t-elle ? Fondamentalement, elle déraille à partir du moment où je veux me protéger ou lorsque je cherche à gagner de la puissance. Ayant ces désirs de protection, de puissance, ou leurs différentes déclinaisons, je cherche évidemment à les réaliser. Comment les réaliser ? En cherchant dans ma mémoire des connaissances qui vont me permettre de les atteindre. Ainsi, si je me juge faible et que je sais que Julie est très forte, alors, en raison de mon désir de protection, je penserai que Julie est une menace, qu’il faut que je fasse attention à elle, etc. Ou, au contraire, si je me juge puissant et que je crois savoir que Julie est faible, j’aurai des pensées de supériorité à son égard. Dans ces conditions, à mon avis, notre pensée déraille. Pourquoi cela ? Parce que cette pensée est fausse, et donc porteuse de danger. Ne pas tenir compte de la réalité est effectivement dangereux tôt ou tard. Mais ai-je vraiment raison d’avancer que cette pensée est fausse ? Quand, habité d’un désir de protection, je juge Julie comme un danger, n’est-ce pas là plutôt une pensée juste et véridique ? Il se pourrait bien que je Julie soit effectivement dangereuse. En fait, non, j’insiste, cette pensée est fausse. Pour l’affirmer avec tant d’assurance, je m’appuie sur un fait reconnu en psychologie : nos désirs nous biaisent. Donc, en pensant à partir de mon désir de protection (ou de puissance), je suis biaisé dans ma pensée.

Voici un autre argument à l’appui de l’idée que notre pensée, si elle sert un désir, ne peut qu’être fausse.

Mon désir de me protéger est très fortement incrusté en moi. Pourquoi est-ce le cas ? On peut comprendre cela en considérant que, à chaque fois que j’ai réussi à me protéger, j’ai ressenti beaucoup de plaisir. Ce plaisir a renforcé en moi ce désir, de sorte qu’il s’est enraciné en moi. On peut résumer cela en disant que ce désir est conditionné en moi. De manière générale, nos désirs sont conditionnés ! Considérez maintenant ceci : les moyens qui ont permis de réaliser ces désirs ont aussi été conditionnés. C’est que ces moyens ont débouché sur du plaisir, lors de la satisfaction de ces désirs, et tout ce qui est accompagné de plaisir est renforcé ou conditionné. D’accord, mais quels sont alors ces moyens par lesquels nos désirs sont renforcés ou conditionnés ? Évidemment, c’est au moyen de nos pensées qu’on réalise nos désirs. Par conséquent, les pensées mobilisées pour réaliser un désir sont, elles aussi, conditionnées. Mais elles sont alors rigides et inadaptées à nos situations de vie au présent. Notre conditionnement repose sur du vieux, sur nos expériences passées, alors que nos situations de vie au présent sont toujours neuves et inédites. Notre pensée est donc effectivement fausse, elle est inadaptée au caractère neuf et unique de notre vie ici et maintenant.

Voilà, nous en savons maintenant plus sur notre pensée : celle-ci est trop souvent inadaptée. Penchons-nous maintenant sur la pensée de ces trop rares individus qui ont connu l’Éveil.

La pensée éveillée

Une action souvent répétée et devenue habituelle est intériorisée et automatisée. Ainsi, le matin, en vous levant, votre action d’aller vous faire un café, parce que vous l’avez répété plusieurs fois, se fait tout seule. Vous n’avez pas besoin de vous rappeler comment faire pour utiliser votre machine à café. De même, si vous allez rencontrer votre ami que vous visitez souvent, vous n’avez pas besoin de vous rappeler les noms de rue sur le chemin et d’y faire attention alors que vous vous rendez chez lui. Tout se fait quasiment tout seul. Tout comme nous, l’Éveillé n’a pas besoin de penser dans ces situations. En fait, il ne pense pas du tout pour aller visiter son bon ami. Il est complètement présent aux rues, aux arbres et aux oiseaux qu’il croise durant son trajet. Comme vous le savez, ce n’est pas le cas pour vous et moi. En nous rendant chez notre ami, bien que tout se fasse tout seul, nous pensons à nos problèmes, au dernier film à sortir sur les écrans, ou au plaisir de revoir notre ami. Bref, nous ne sommes pas du tout présents à ce qui nous entoure ; nous sommes dans nos pensées. Ainsi, dans ce type de contexte où nos actions s’exécutent toutes seules — dans des contextes où prévaut l’habitude —, l’Éveillé, contrairement à nous, vit au présent.

Maintenant, changeons de contexte d’action. Nos actions ne se font pas toujours toutes seules. Qu’arrive-t-il si notre action n’est pas habituelle, par exemple, s’il est question de nous rendre en auto à un endroit où nous ne sommes jamais allés. À ce moment, il faut se documenter au préalable sur le trajet. L’Éveillé, tout comme nous, fait évidemment cela. Ensuite, en cours de route, il tire de sa mémoire (ou pense à) chaque information pertinente au moment approprié, disons un nom de rue, et il est à l’affût de cette rue. Donc, ici, l’Éveillé et nous ne sommes pas vraiment différents. En fait, non, il y a une différence : parce que l’Éveillé s’observe, il n’est pas assailli de pensées stupides lorsqu’il cherche sa destination, alors que nous, de notre côté, nous sommes assiégés par des pensées plus sottes les unes que les autres. Je m’explique.

En cherchant sans succès immédiat cette rue, nous pouvons nous sentir un peu inquiets. Cette inquiétude fait en sorte que nous pensons encore plus à cette rue et que nous nous tracassons souvent de manière idiote — vais-je trouver la rue, arriverai-je en retard, etc. ! L’Éveillé n’est pas pris par ce genre de pensées. Il a pensé une fois à cette rue, s’est donné une procédure de recherche, et à partir de ce moment, il ne fait qu’exécuter cette procédure et son regard n’est qu’attentif à l’apparition de ce nom de rue. Pourquoi l’Éveillé ne pense-t-il pas continuellement à la rue ? Parce qu’il s’observe. Soyons plus explicites. Dans son observation de lui-même, alors même qu’il cherche la rue, l’Éveillé laisse être et venir ses états émotionnels et ses pensées. Par exemple, il se pourrait que, après avoir pensé au nom de rue et l’avoir cherché un peu, une inquiétude monte en lui. Comme je le disais quelques lignes plus haut, lorsque cette inquiétude apparaît en nous, nous redoublons de pensées, souvent les plus stupides. L’Éveillé ne fait pas cela, car il ne fait qu’observer cette émotion et la pensée qui jaillit spontanément en réaction à celle-ci. L’observation de cette pensée qui naît en réaction à cette émotion a un effet extraordinaire : on se déconditionne en s’observant de la sorte ! On n’est donc plus du tout porté à penser. Pourquoi l’observation nous déconditionne-t-elle ? Dans cette observation, on regarde son émotion et cette pensée qui y réagit sans être impliqué émotionnellement. On les observe de manière neutre. Cette observation débranche donc la charge émotionnelle associée à la pensée. Or, le conditionnement d’une pensée dépend de l’existence d’une charge émotionnelle. C’est pourquoi l’observation nous déconditionne [1]. Il s’ensuit que les pensées, étant conditionnées, seront presque inexistantes à la suite d’une pareille observation. Voilà pourquoi l’Éveillé ne pense pas, ou en tout cas, pas de manière conditionnée.

Ainsi, si vous êtes d’accord avec nos dernières réflexions, l’Éveillé ne penserait pas. Ou plutôt, il pense très peu, et certainement pas de manière conditionnée. Dans notre exemple, il n’a pensé qu’à un plan pour rechercher sa rue, et il ne fait qu’exécuter ce plan, sans pensées qui interfèrent. Ses pensées, contrairement aux nôtres, sont adéquates. Qu’est-ce qui me fait dire cela ? Comment l’Éveillé peut-il avoir des pensées adéquates ? Cette question nous occupera jusqu’à la fin de ce texte.

À l’exception de ses pensées pertinentes et adéquates, l’Éveillé perçoit le monde sans lui appliquer des pensées ou des jugements. Dans ce silence du mental, c’est-à-dire sans ce voile de pensées et d’images qui vient s’interposer entre l’esprit et le monde, l’Éveillé fait place au monde. Plus précisément, il va au cœur même du monde, il atteint son essence. En fait, ce monde dont l’Éveillé saisit l’essence n’est pas seulement le monde en face de lui ; ce monde l’inclut lui aussi en tant qu’agent en son sein. L’Éveillé saisit donc l’essence du couple formé du monde et de lui-même. Soyons encore plus précis : lorsque l’Éveillé perçoit l’unité formée du monde et de lui-même, il perçoit en fait l’essence du rapport qu’il entretient avec le monde. Or, lorsque l’Éveillé, en tant qu’agent, perçoit l’essence de son rapport au monde, le monde lui dit quoi faire. Cette dernière affirmation peut sembler extraordinaire, n’est-ce pas ? Essayons de la justifier à l’aide de deux arguments. J’espère qu’au moins un des deux saura vous convaincre.

Imaginez-vous en face d’un lieu qui vous est très intime et très cher, disons votre chalet. Il fait nuit, de gros flocons tombent, et à l’intérieur, le foyer éclaire la pièce d’une belle lumière et réchauffe votre fauteuil tout près de l’âtre. En sentant une si grande intimité avec cette pièce, vous savez exactement quoi faire. Votre salon vous invite à vous asseoir dans votre fauteuil. La situation de l’Éveillé, lorsqu’il saisit l’essence de son rapport au monde, pourrait bien être comparable à la vôtre. En saisissant cette essence, il se sent au plus proche de son monde. L’essence d’une chose correspond en effet à ce qui est au plus profond de cette chose. Donc, en ressentant l’essence de son rapport au monde, l’Éveillé se sent intimement relié à ce monde. Devant cette intimité, le monde l’invite à poser telle ou telle action, un peu comme votre chaumière vous invite à vous asseoir lors de cette soirée d’hiver.

L’explication tout juste donnée de la capacité du monde à nous inviter à faire ceci ou cela ne vous a peut-être pas convaincu. Laissez-moi réessayer avec un second argument.

Nous l’avons dit, l’Éveillé ressent et comprend intimement son rapport au monde. En comprenant si fortement son rapport au monde, cette relation avec le monde n’a plus de secret pour lui. Il sait tout, ou l’essentiel, de ce rapport existentiel. Or, son rapport au monde actuel contient implicitement l’information à propos de son rapport au monde à l’instant suivant. On pourrait en quelque sorte parler ici d’une forme de déterminisme. Comme vous le savez, dans une conception déterministe de l’univers, il suffit de connaître l’état actuel du monde pour connaître l’état du monde à l’instant suivant. Par suite, l’Éveillé, par sa compréhension intime de l’instant présent, connaît également ce qui doit suivre. Il en est informé. Comment en est-il informé ? Probablement pas par une vision du futur, mais par une compréhension de ce que le monde lui demande pour faire advenir ce qui suit. Le monde, parce que l’Éveillé a percé ses secrets, lui dit quoi faire.

Voilà pour mes deux arguments. J’espère que vous ne les avez pas trouvés trop mauvais. Maintenant, considérez ceci : ces actions que le monde nous invite à poser ne sont pas que des actions physiques. Entre autres actions que le monde invite l’agent à faire, il peut y avoir celle de poser un acte de rappel, de remémoration, bref, un acte cognitif. C’est ainsi que, en cherchant son chemin et en face d’une rue donnée, le monde — la rue perçue — fait en sorte que l’Éveillé pense « Ah, voilà la rue où je dois me rendre ». Cette pensée n’est pas le résultat d’un conditionnement, mais est bien plutôt le fruit d’une invitation du monde à penser cela.

Vous pourriez essayer de mettre en défaut ce que je viens de dire en avançant ce qui suit. Selon ce que j’ai dit, les pensées de l’Éveillé apparaissent lorsqu’il est impliqué comme agent dans le monde. C’est dans son rapport d’agentivité avec le monde que le monde lui dit quoi faire. Or, vous pourriez me faire remarquer qu’en étant impliqué dans une action, l’Éveillé est sûrement habité d’un désir. Poser une action sans avoir un désir, me diriez-vous, est impossible. Mais, ajouteriez-vous alors, si l’Éveillé a des désirs, ce n’est pas le monde qui va lui suggérer des pensées et des actions, mais surtout ce désir et le conditionnement que celui-ci suppose. À cette objection, je réponds que, oui, en un certain sens, il est vrai que l’Éveillé a un objectif. Dans notre exemple, il s’est donné comme objectif de se rendre en auto dans ce lieu où il n’est jamais allé. Certes, mais cet objectif ne l’habite pas au présent, il n’est pas là, conscient dans son esprit. Il est entreposé quelque part dans sa mémoire, sous une forme non remémorée. Ainsi, au présent, l’Éveillé n’est pas habité de désirs lorsqu’il agit ; il ne fait qu’agir. Il n’est pas comme nous. Lorsque nous sommes en train d’agir, nous sommes à la remorque d’un désir. Nous pensons constamment à cet objectif. C’est notre désir qui nous fait agir. Il n’en est rien pour l’Éveillé : il agit, c’est tout. Donc, sa pensée ne vise pas la satisfaction d’un désir et n’est pas conditionnée. Nous pouvons garder confiance en notre hypothèse : la pensée « éveillée » est le fruit d’une invitation du monde à penser ceci ou cela.

Cette dernière description de l’Éveillé pourrait vous navrer. Vous me diriez qu’agir pour agir fait de l’action une expérience ennuyante et morne. N’est-ce pas dans l’optique de satisfaire un désir que l’action est excitante ? À cela, je réponds qu’il n’en est rien. La « finalité » de l’Éveillé est l’action ici et maintenant, peu importe qu’elle échoue ou réussisse. En fait, même cette notion de réussite et d’échec est fonction d’un désir, car on échoue ou réussit seulement si nos désirs sont insatisfaits ou satisfaits. Étant sans désir, l’Éveillé ne réussit jamais et n’échoue jamais. Ainsi, je le répète, l’Éveillé agit pour agir. De plus, quand je dis qu’il agit pour agir, je ne dis évidemment pas qu’il agit parce qu’il a le désir de cette action. Non ! Il ne vit pas dans sa tête à travers un désir. Il est complètement dans son corps, dans son action. Et c’est précisément parce que son action elle-même est sa propre « finalité » qu’il est passionné par ce qu’il fait. En effet, c’est en ayant un objectif qu’on dévalue notre action. Si on a un objectif en tête, ce qui est important est l’objectif et non pas l’action elle-même. L’Éveillé ne vit pas dans des objectifs dans sa tête, il vit dans son action elle-même, passionnément. Ainsi, n’ayez crainte, l’action de l’Éveillé n’est ni ennuyante ni morne.

Revenons maintenant à la pensée. Tant l’Éveillé que nous-mêmes pensons en réaction au monde. Le monde est le stimulus qui nous fait penser. Cependant, nous qui ne sommes pas éveillés, nous répondons au monde en pensant à partir d’un conditionnement, alors que l’Éveillé réagit au monde en pensant à partir de l’unité (et de l’intimité) qu’il forme avec le monde. La pensée de l’Éveillé ne jaillit pas pour répondre à un besoin conditionné de protection ou de grandeur, mais pour répondre à l’essence de son rapport d’agentivité avec le monde. Lorsqu’on se saisit ainsi dans le monde, formant une unité d’action avec lui, le monde nous dit quoi penser. Vous comprendrez alors que les pensées de l’Éveillé sont parfaitement adaptées au monde. L’Éveillé pense avec justesse. Ah, mais n’est-ce pas précisément cette affirmation que je voulais justifier en entreprenant tout ce développement !

Conclusion.

Ainsi, l’Éveillé fait un avec le monde. Son action dans le monde et le monde lui-même se trouvent si intimement liés que ce monde lui suggère non seulement quoi faire, mais aussi quoi penser, dans le but évidemment d’agir adéquatement. C’était probablement là la thèse centrale de ce texte. Une autre thèse importante a été avancée, à savoir que l’Éveillé ne pense pas de manière conditionnée. Cette thèse a été soutenue en montrant que l’Éveillé observe ses pensées et que cette observation le déconditionne et donc le libère de ses pensées — de celles qui sont conditionnées. L’idée intéressante de cet argument est évidemment l’idée que l’observation déconditionne. Cette idée n’est pas si extraordinaire et elle est même plutôt commune dans les cercles de spiritualité. Par ailleurs, en y pensant bien, la thèse précédente, que j’ai qualifiée de centrale à cet article, et selon laquelle les pensées de l’Éveillé viennent du fait qu’il est extraordinairement intime avec le monde, au point qu’il sait exactement comment lui répondre et quoi penser pour bien lui répondre, n’est pas une thèse si extraordinaire non plus. Il me semble l’avoir déjà vue, par exemple en psychologie avec la théorie du « flow ». Le « flow », cependant, semble émerger de la répétition et d’une pratique très assidue chez l’agent. Ce « flow » s’apparente donc à une intériorisation de la mémoire, ce qui en fait un phénomène psychologique à la base. L’unité dynamique dont nous avons discuté dans ce texte, celle entre l’Éveillé et le monde, se distingue donc du « flow », car l’Éveillé n’agit pas à la suite d’un très grand nombre de répétitions de son action, mais, au contraire, en se libérant de tout ce qu’il a connu et en portant un regard neuf sur le monde, un regard qui lui permet de plonger jusqu’à l’essence même de son rapport avec ce monde, d’où émerge une action et une pensée naturellement intelligentes.

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1 Malheureusement, je m’écarterais trop loin de la ligne directrice du présent texte s’il faillait justifier encore davantage l’idée selon laquelle l’observation nous déconditionne. Cependant, pour le lecteur intéressé par cette idée, je l’invite à lire Trois façons de se comprendre, un article publié sur le blog du 3e millénaire.